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Date : 20141215


Dossier : A-174-14

Référence : 2014 CAF 298

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

appelante

et

NEIL ALLARD, TANYA BEEMISH, DAVID HEBERT et SHAWN DAVEY

intimés

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 24 novembre 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 15 décembre 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE WEBB

 


Date : 20141215


Dossier : A-174-14

Référence : 2014 CAF 298

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE WEBB

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

appelante

et

NEIL ALLARD, TANYA BEEMISH, DAVID HEBERT ET SHAWN DAVEY

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

[1]               La Cour est saisie de l’appel d’une décision rendue le 21 mars 2014 par le juge Manson de la Cour fédérale (le juge de première instance).

[2]               Le juge de première instance a exercé son pouvoir discrétionnaire d’accorder aux intimés une injonction interlocutoire en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c. 11 (la Charte), ainsi qu’en vertu de la règle 373(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

[3]               La décision du juge a pour effet de maintenir certains des droits conférés par le Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales, DORS/2001‑227 (le RAMFM), ce qui a pour effet de limiter l’applicabilité de certaines des dispositions du Règlement sur la marihuana à des fins médicales, DORS/2013‑119 (le RMFM) dans le cas des personnes et des catégories de personnes visées par l’ordonnance jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue sur le fond à l’issue du procès. Le procès est censé commencer le 23 février 2015.

[4]               Il est allégué dans l’action sous‑jacente que le RMFM porte atteinte aux droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne que les intimés tirent de l’article 7 de la Charte d’une manière qui n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. En particulier, les intimés contestent l’interdiction prévue au RMFM portant sur la production personnelle de marihuana à des fins médicales, ainsi que sur la quantité maximale de marihuana séchée qu’une personne est autorisée à posséder, fixée à 150 grammes dans ledit règlement.

[5]               Avant l’entrée en vigueur du RMFM, le RAMFM prévoyait un régime de licences dans le cadre duquel les personnes admissibles ayant obtenu une déclaration écrite signée par un médecin se voyaient délivrer une autorisation de possession (AP) de marihuana. Le titulaire d’une AP valide pouvait avoir accès à de la marihuana de trois manières : (i) en vertu d’une licence de production à des fins personnelles, qui lui permettait de produire une quantité déterminée de marihuana pour son usage personnel; (ii) en vertu d’une licence de production à titre de personne désignée aux termes de laquelle il pouvait désigner une autre personne pour produire la marihuana à sa place; (iii) en achetant de la marihuana séchée directement de Santé Canada, qui confiait par contrat à une entreprise privée la tâche de produire et de distribuer de la marihuana.

[6]               La Couronne (l’appelante) interjette appel de l’ordonnance interlocutoire au motif que les intimés n’ont pas réussi à démontrer de façon concluante l’existence d’un préjudice irréparable. Elle fait valoir que les éléments de preuve présentés à ce sujet étaient tout au plus conjecturaux et que le juge de première instance a par conséquent commis une erreur de droit en concluant que la preuve au dossier était suffisante pour établir l’existence d’un tel préjudice. L’appelante affirme également que le juge de première instance a commis une erreur en concluant qu’il s’agissait d’un « cas manifeste » où les intérêts des intimés l’emportaient sur l’intérêt public et, par conséquent, que la balance des inconvénients penchait en faveur des intimés.

[7]               Les intimés ont formé un appel incident au sujet de la réparation qui a été accordée, et ils soutiennent que le juge de première instance a commis une erreur en limitant la réparation à un groupe trop restreint d’usagers de marihuana à des fins médicales. Les intimés affirment également que le juge de première instance aurait dû reconnaître que le fait que le RMFM limite à 150 grammes la quantité de marihuana qu’une personne est autorisée à avoir en sa possession constitue un préjudice irréparable, étant donné que les intimés sont visés par cette limite. Enfin, ils ont affirmé au cours de l’audience devant la Cour que cette limite nuisait à leur mobilité. Par conséquent, les intimés soutiennent que l’ordonnance du juge de première instance a une portée trop restreinte et qu’elle devrait être élargie.

I.                   L’appel

[8]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le juge de première instance n’a pas mal interprété les faits, ne s’est pas fondé sur un principe de droit erroné et n’a pas accordé une importance insuffisante à un facteur pertinent, ce qui, le cas échéant, aurait permis à notre Cour d’intervenir pour modifier l’ordonnance interlocutoire discrétionnaire (Canada (Procureur général) c. Simon, 2012 CAF 312, [2012] A.C.F. no 1538 [Elsipogtog CAF], au paragraphe 22, citant Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, aux pages 154 à 156).

[9]               Le juge de première instance a examiné les régimes législatifs en cause ainsi que la jurisprudence à l’origine de l’obligation pour le gouvernement d’offrir un accès légal à la marihuana aux personnes qui en ont besoin pour des raisons d’ordre médical. Il s’est également référé aux trois règlements régissant l’accès à la marihuana à des fins médicales au Canada et il a décrit la situation des demandeurs individuels. Il a ensuite résumé les affidavits présentés tant par les demandeurs que par les défendeurs, le redressement demandé dans l’action, l’ordonnance interlocutoire sollicitée, et les questions dont il était saisi.

[10]           Dans la partie de ses motifs consacrée à son analyse, le juge de première instance a convenu avec les parties que le critère applicable pour déterminer s’il y avait lieu d’accorder une injonction est le critère en trois étapes établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110, confirmé par l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, consistant à se demander :

  1. s’il y a une question sérieuse à juger;

2.      si les demandeurs sont susceptibles de subir un préjudice irréparable en cas de refus d’accorder le redressement interlocutoire;

  1. si la prépondérance des inconvénients favorise le prononcé du redressement interlocutoire demandé.

[11]           Devant le juge de première instance, les parties n’ont pas contesté qu’il existait une question sérieuse à juger. L’essentiel de l’analyse du juge de première instance porte donc sur les volets du critère relatifs au préjudice irréparable et à la prépondérance des inconvénients.

[12]           Sur la question du préjudice irréparable, le juge de première instance a accepté le principe que des difficultés financières pouvaient permettre de conclure à l’existence d’un préjudice irréparable en combinaison avec d’autres facteurs, et sur le fondement de la jurisprudence de notre Cour suivant laquelle les difficultés économiques graves subies par des personnes constituent un facteur pertinent dont on peut tenir compte dans le contexte d’un redressement interlocutoire. Le juge de première instance a conclu, suivant la preuve dont il disposait, que l’augmentation des prix attribuables à la production personnelle sous le régime du RAMFM par rapport au coût d’achat sous le régime du RMFM appauvrirait sensiblement les demandeurs. Il lui était permis de tirer cette conclusion, qui trouvait d’ailleurs appui dans la jurisprudence (Elsipogtog CAF, aux paragraphes 37 et 38).

[13]           Le juge de première instance a par conséquent conclu que la preuve démontrait que le fait que les demandeurs n’auraient pas les moyens de se payer de la marihuana aurait probablement une incidence sur leur santé, compromettrait leur liberté ou les appauvrirait grandement. Par conséquent, les demandeurs subiraient un préjudice irréparable si l’injonction interlocutoire n’était pas accordée (motifs du juge de première instance, aux paragraphes 92 et 96).

[14]           Je ne décèle aucune erreur de droit ou mauvaise appréciation des faits ou appréciation incorrecte d’un facteur de la part du juge de première instance, et je ne crois pas que son ordonnance crée une injustice flagrante.

[15]           Pour ce qui est du volet relatif à la prépondérance des inconvénients, l’appelante fait valoir que le juge de première instance a commis une erreur fondamentale dans son appréciation des faits lorsqu’il a examiné la mesure dans laquelle le RMFM sert l’« intérêt public ». Si je tiens compte, sans la trancher, de la question de savoir si l’on avait affaire à un « cas manifeste » qui l’emportait sur l’intérêt public (motifs du juge de première instance, au paragraphe 119), je suis d’avis que le juge de première instance a correctement appliqué les principes juridiques découlant de l’arrêt Elsipogtog CAF aux faits de la présente affaire, et qu’il n’y a aucune raison justifiant de modifier sa conclusion au sujet de la prépondérance des inconvénients. Le juge de première instance a soupesé et examiné les éléments de preuve présentés par les deux parties, et je ne puis déceler aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour en ce qui concerne son analyse juridique. L’appelante demande essentiellement à notre Cour de réévaluer la preuve, ce qui n’est pas notre rôle.

II.                L’appel incident

[16]           Pour ce qui est de l’appel incident, les intimés font valoir que le juge de première instance a accordé une réparation aux intimés Neil Allard et Shawn Davey, mais aucune aux deux autres intimés, Mme Tanya Beemish et M. David Hebert. Ils demandent donc à notre Cour d’élargir la portée de l’ordonnance pour englober Mme Beemish et M. Hebert.

[17]           Nulle part dans son analyse, le juge de première instance n’établit de distinction entre les quatre intimés, qu’il appelle « les demandeurs ». Dans la partie de ses motifs consacrée à la question du préjudice irréparable, le juge de première instance emploie le terme « les demandeurs » (motifs du juge de première instance, aux paragraphes 77 et 96), sans faire de distinction. Lorsqu’il traite de la question de la prépondérance des inconvénients, il parle à nouveau des « demandeurs » en disant d’eux qu’ils « représentent un groupe identifiable », et il conclut que la prépondérance des inconvénients joue en faveur des « demandeurs » (motifs du juge de première instance, aux paragraphes 117 et 120).

[18]           Bien que le juge de première instance ait soigneusement conçu son ordonnance de la manière qu’il considérait être la moins susceptible d’empiéter dans la sphère législative (motifs du juge de première instance, au paragraphe 121), il n’a accordé aucune réparation aux patients titulaires de licences de production valides en date du 30 septembre 2013, mais dont les autorisations de possession expiraient entre le 30 septembre 2013 et le 21 mars 2014 (date de son ordonnance). Le choix du 21 mars 2014 comme « date butoir » par le juge de première instance a eu pour effet d’exclure Mme Beemish et M. Hebert de son ordonnance.

[19]           Je suis d’avis que la conclusion tirée par le juge de première instance pose problème du fait qu’il reconnaît un droit (l’injonction interlocutoire) aux quatre intimés – M. Allard, M. Davey, Mme Beemish et M. Hebert –, mais que par ailleurs il n’explique pas pourquoi il a privé de toute réparation deux des intimés, Mme Beemish et M. Hebert. Après avoir lu attentivement ses motifs, j’en suis réduit à me livrer à des conjectures quant à ses intentions.

[20]           Dans ces conditions, je ne saurais, de façon adéquate, me prononcer sur la conclusion recherchée par les intimés, étant donné que je ne suis pas en mesure de déterminer si le juge de première instance a voulu exclure Mme Beemish et M. Hebert, ou s’il a simplement oublié de se pencher sur leur situation. Autrement dit, les motifs du juge de première instance ne permettent pas à notre Cour de s’acquitter de son rôle en tant que juridiction d’appel.

[21]           J’ai envisagé la possibilité d’apprécier la preuve, mais il est selon moi plus sage de renvoyer l’affaire au juge de première instance en lui donnant pour directive d’examiner précisément la situation de Mme Beemish et de M. Hebert.

[22]           Enfin, je ne suis pas d’accord avec les intimés pour dire que le juge de première instance a commis une erreur en concluant qu’ils n’avaient pas démontré qu’ils subiraient un préjudice irréparable en raison de la limite de possession de 150 grammes. Il a exercé son pouvoir discrétionnaire et a tenu compte des intérêts, des arguments et des éléments de preuve des deux parties. Rien ne permet à notre Cour d’intervenir sur cette question, et je refuse donc d’élargir la portée de son ordonnance

[23]           Je rejetterais donc l’appel avec dépens et j’accueillerais l’appel incident sans dépens. Je renverrais l’affaire au juge de première instance pour qu’il rende une nouvelle décision uniquement sur la question de l’étendue du redressement, plus particulièrement en ce qui concerne Mme Beemish et de M. Hebert, conformément aux motifs du présent jugement.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Marc Nadon, j.c.a. »

« Je suis d’accord

Wyman W. Webb, j.c.a. »

Traduction


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-174-14

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA c. NEIL ALLARD, TANYA BEEMISH, DAVID HEBERT et SHAWN DAVEY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 novembre 2014

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE WEBB

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 décembre 2014

 

 

COMPARUTIONS :

BJ Wray

Melissa Nicolls

 

Pour l'appelante

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

John W. Conroy, c.r.

Kirk Tousaw

 

Pour les intimés

NEIL ALLARD, TANYA BEEMISH, DAVID HEBERT ET SHAWN DAVEY

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l'appelante

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

Conroy & Company

Abbotsford (Colombie-Britannique)

 

Pour les intimés

NEIL ALLARD, TANYA BEEMISH, DAVID HEBERT ET SHAWN DAVEY

 

 

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