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Date : 20141216


Dossier : A-269-13

Référence : 2014 CAF 299

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

ANGEL SUE LARKMAN

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 8 septembre 2014

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 décembre 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

 

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20141216


Dossier : A-269-13

Référence : 2014 CAF 299

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

 

ENTRE :

ANGEL SUE LARKMAN

appelante

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE WEBB

[1]               Angel Sue Larkman interjette appel du jugement (2013 CF 787) par lequel le juge O’Keefe a rejeté sa demande de contrôle judiciaire visant le décret C.P. 4582 du 4 décembre 1952 (le décret de 1952) qui prononçait, en vertu de la Loi sur les Indiens, L.C. 1951, ch. 29 (la Loi de 1951), l’émancipation de sa grand-mère, Laura Flood. Cette dernière a été émancipée en vertu de cette loi parce que les Lois révisées du Canada, 1952, ne sont entrées en vigueur que le 15 septembre 1953 (Proclamation, 2 juillet 1953, L.R.C. 1952, vol. VI, p. xv).

Contexte – Émancipation

[2]               Dans une décision antérieure concernant la présente affaire (Canada c. Larkman, 2012 CAF 204), le juge Stratas a décrit en ces termes l’émancipation au titre de la Loi de 1951 (et de ses versions précédentes) :

10        L’« émancipation » est un euphémisme employé pour désigner l’une des politiques les plus oppressives adoptées par le gouvernement canadien au cours de l’histoire de ses rapports avec les peuples autochtones (Un passé, un avenir, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, (Ottawa, Groupe Communication Canada, Édition, 1996), à la page 290).

11        À partir de 1857 et par la suite sous différentes formes jusqu’en 1985, l’« émancipation » visait à assimiler les peuples autochtones et à éradiquer leur culture ou, pour reprendre les mots employés dans la loi de 1857, à « encourager le progrès de la civilisation » chez les peuples autochtones (Acte pour encourager la Civilisation graduelle des Tribus Sauvages en cette Province, et pour amender les Lois relatives aux Sauvages, S. Prov. C. 1857, 20 Vict., c. 26 (loi initiale); Loi modifiant la Loi sur les Indiens, L.C. 1985, ch. 27 (l’abolition)).

12        Suivant l’une des formes d’« émancipation » – celle qui nous intéresse en l’espèce – les Autochtones se voyaient octroyer la citoyenneté canadienne et le droit de détenir une terre en fief simple. En retour, ils devaient renoncer – en leur nom personnel et au nom de tous leurs descendants nés ou à naître – à leur statut légal d’« Indien », à leurs exemptions fiscales, à leur appartenance à leur communauté autochtone, à leur droit de résider au sein de cette communauté, et à leur droit de voter pour les dirigeants de leur communauté.

13        La Cour suprême a signalé les désavantages, les stéréotypes, les préjugés et la discrimination associés à l’« émancipation » dans l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203. Avec de profondes réticences ou moyennant un coût personnel élevé et parfois sous la contrainte, bon nombre d’Autochtones ont été séparés pendant des décennies de collectivités avec lesquelles ils avaient des liens culturels et spirituels profonds.

14        Le 17 avril 1985, date à laquelle les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés consacrant les droits à l’égalité sont entrées en vigueur, des modifications apportées à la Loi sur les Indiens sont également entrées en vigueur, faisant ainsi disparaître les derniers vestiges de l’« émancipation » et permettant à ceux qui avaient perdu leur statut d’Indien en raison de leur émancipation de s’inscrire et de retrouver leur statut d’Indien (Loi modifiant la Loi sur les Indiens, ci-dessus). Toutefois, aux termes des modifications en question, seulement certains des descendants des Indiens « émancipés » avaient le droit de faire inscrire leur nom au registre des Indiens. En d’autres termes, seulement un certain nombre ont été en mesure de recouvrer leur statut d’« Indien » et de pouvoir redevenir membre de leur collectivité autochtone.

[3]               La grand-mère de Mme Larkman a pu retrouver son statut d’Indienne suivant l’alinéa 6(1)d) de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5, (la Loi de 1985) et sa mère a été inscrite en vertu du paragraphe 6(2) de la même loi. Les paragraphes 6(1) et (2) de la Loi de 1985 disposent notamment :

6. (1) Sous réserve de l’article 7, toute personne a le droit d’être inscrite dans les cas suivants :

a) elle était inscrite ou avait le droit de l’être le 16 avril 1985;

[…]

d) son nom a été omis ou retranché du registre des Indiens ou, avant le 4 septembre 1951, d’une liste de bande, en vertu du sous-alinéa 12(1)a)(iii) conformément à une ordonnance prise en vertu du paragraphe 109(1), dans leur version antérieure au 17 avril 1985, ou en vertu de toute disposition antérieure de la présente loi portant sur le même sujet que celui d’une de ces dispositions;

[…]

(2) Sous réserve de l’article 7, une personne a le droit d’être inscrite si l’un de ses parents a le droit d’être inscrit en vertu du paragraphe (1) ou, s’il est décédé, avait ce droit à la date de son décès.

6. (1) Subject to section 7, a person is entitled to be registered if

(a) that person was registered or entitled to be registered immediately prior to April 17, 1985;

(d) the name of that person was omitted or deleted from the Indian Register, or from a band list prior to September 4, 1951, under subparagraph 12(1)(a)(iii) pursuant to an order made under subsection 109(1), as each provision read immediately prior to April 17, 1985, or under any former provision of this Act relating to the same subject-matter as any of those provisions;

(2) Subject to section 7, a person is entitled to be registered if that person is a person one of whose parents is or, if no longer living, was at the time of death entitled to be registered under subsection (1).

[4]               Comme sa mère a été inscrite en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi de 1985 (et non du paragraphe 6(1)), Mme Larkman ne peut être inscrite en application de cette loi. Si Laura Flood n’avait pas été émancipée, Mme Larkman aurait pu être inscrite suivant l’alinéa 6(1)a) de la Loi de 1985.

Argument de Mme Larkman – Norme de contrôle

[5]               Madame Larkman fait valoir que le décret de 1952 devrait être annulé, car sa grand-mère, qui en 1952 ne pouvait lire ou écrire que son nom, n’a pas compris la portée des documents qui ont été produits en son nom. Par conséquent, soutient Mme Larkman, la demande d’émancipation faite en 1952 n’était pas valide, et il s’ensuit que le gouverneur en conseil n’était pas compétent pour émanciper Laura Flood. D’après Mme Larkman, la norme de contrôle qui s’applique à cette question est celle de la décision correcte. Je ne puis cependant me rallier à son opinion.

[6]               Cet argument portant sur la compétence repose sur le libellé du paragraphe 108(1) de la Loi de 1951 (devenu le paragraphe 109(1) en vertu de S.R.C. 1970, ch. I‑6) :

108. (1) Lorsque le Ministre signale, dans un rapport, qu’un Indien a demandé l’émancipation et qu’à son avis, ce dernier

a) est âgé de vingt et un ans révolus;

b) est capable d’assumer les devoirs et responsabilités de la citoyenneté, et

c) pourra, une fois émancipé, subvenir à ses besoins et à ceux des personnes à sa charge,

le gouverneur en conseil peut déclarer par ordonnance que l’Indien, son épouse et ses enfants mineurs célibataires sont émancipés.

108. (1) On a report of the Minister that an Indian has applied for enfranchisement and that in his opinion the Indian,

(a) is of full age of twenty-one years,

(b) is capable of assuming the duties and responsibilities of citizenship, and

(c) when enfranchised, will be capable of supporting himself and his dependents,

the Governor in Council may by order declare that the Indian and his wife and minor unmarried children are enfranchised.

[7]               Aux fins de cette disposition, le ministre était le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Madame Larkman fait valoir que sa grand-mère n’a pas demandé à être émancipée. Bien qu’elle soutienne que le juge de la Cour fédérale n’a pas examiné la bonne question lorsqu’il a affirmé devoir répondre à la question de savoir si la décision du gouverneur en conseil en 1952 d’émanciper Laura Flood était raisonnable, Mme Larkman a intenté la présente procédure sous la forme d’un contrôle judiciaire visant le décret de 1952. Dans ce type de recours, la question en litige consiste généralement à déterminer si la décision était raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9; [2008] 1 R.C.S. 190). Le procureur général a convenu que si Laura Flood n’avait pas demandé à être émancipée, la décision du gouverneur en conseil est déraisonnable et devrait être annulée. Par conséquent, la question fondamentale qui se pose en l’espèce est celle de savoir si Laura Flood a demandé à être émancipée en 1952.

[8]               Il s’agit principalement d’une question de fait. Comme les faits intéressant la « demande » produite par Laura Flood en 1952 ont d’abord été présentés au juge de la Cour fédérale, ses conclusions factuelles quant à la question de savoir si celle-ci a demandé à être émancipée doivent être examinées suivant la norme de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33, au paragraphe 10).

Laura Flood a-t-elle demandé à être émancipée en 1952?

[9]               Madame Larkman soutient que, dans le jugement Etches v. Canada (Registrar, Department of Indian Affairs and Northern Development), [2008] O.J. no 859; 89 O.R. (3d) 599, la juge Forestell de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a déjà conclu que Laura Flood n’avait pas demandé à être émancipée. La Cour supérieure était appelée à trancher l’appel de la décision par laquelle le registraire avait établi que l’émancipation de Laura Flood était valide et que Mme Larkman ne pouvait être inscrite suivant la Loi de 1985. Dans son mémoire des faits et du droit, Mme Larkman cite plusieurs conclusions de la juge Forestell. Le juge de la Cour fédérale a examiné la décision en question et fait observer ce qui suit :

64        Je me pencherai d’abord sur le jugement de la juge Forestell, aux conclusions de fait de laquelle la demanderesse voudrait que je souscrive, même s’il a ensuite été infirmé pour des motifs de compétence. Bien qu’assurément la Cour ne soit pas liée par une décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, et qu’il soit peu avisé de souscrire aux conclusions de fait de tout tribunal qui a statué sans avoir compétence, je tiens à préciser que je n’estime cette décision d’aucune utilité pour trancher la présente affaire.

65        La juge Forestell n’a pas connu de l’affaire en première instance. Son rôle consistait à effectuer le contrôle de la décision du registraire. La juge semble notamment avoir recouru à cette fin à la norme la décision correcte, ainsi qu’à la norme prévue par la loi du [traduction] « manifestement déraisonnable » (décision de la CSJO, précitée, au paragraphe 58). Bien que la juge Forestell ait conclu que la demanderesse et sa famille [traduction] « s’étaient acquittés de leur fardeau de preuve, et établi selon la prépondérance des probabilités que l’émancipation de Laura Flood n’était pas valide » (au paragraphe 82), elle l’a fait en évaluant la manière dont le registraire aurait dû prendre en compte la preuve. Cette conclusion dénote d’ailleurs le fait que la préoccupation première de la juge était la procédure lacunaire utilisée par le registraire, plutôt que les conclusions de fait indépendantes tirées par sa cour (aux paragraphes 76 à 78). La juge ayant conclu que le registraire n’était pas lié par le décret, elle ne s’est pas penchée dans son analyse sur la présomption de validité des décisions du gouverneur en conseil, non plus que sur la norme de contrôle applicable à ces décisions. La Cour supérieure de justice n’a pas disposé non plus du contre-interrogatoire de la demanderesse, pas plus que de l’affidavit, des pièces ainsi que du contre-interrogatoire de Gary Penner, le témoin du défendeur. Bref, bien que la décision de la CSJO ait visé un ensemble de faits recoupant largement ceux visés dans la présente instance, on y répondait à une question différente en appliquant une autre norme de contrôle à d’autres éléments de preuve.

[10]           Dans son mémoire des faits et du droit, Mme Larkman ne précise pas en quoi le juge de la Cour fédérale aurait commis une erreur en rejetant les conclusions de la juge Forestell. Dans l’arrêt H.L. c. Canada, 2005 CSC 25; [2005] 1 R.C.S. 301, le juge Fish, s’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour suprême du Canada, faisait remarquer ce qui suit :

80        Il s’agit donc d’un contrôle d’erreur, et non d’un appel instruit par voie de nouvelle audition.

[Souligné dans l’original.]

[11]           Le juge de la Cour fédérale n’ayant pas souscrit aux conclusions de la juge Forestell et Mme Larkman n’ayant relevé aucune erreur de la part du juge sur ce point, rien ne justifie à présent d’accepter les conclusions de la juge Forestell. La Cour est saisie d’un appel, non d’une nouvelle audition.

[12]           Madame Larkman s’appuie également sur trois affidavits de Laura Flood. Comme cette dernière est décédée avant l’audience devant la Cour fédérale, le seul témoignage qu’elle a livré directement figure dans ces affidavits. Dans le premier, souscrit le 26 février 1996 (plus de quarante ans après le décret de 1952), Laura Flood affirme ce qui suit :

[traduction
3          En décembre 1952, Alfred Batisse, le chef de la Première Nation de Matchewan, m’a demandé de signer des documents. À l’époque, je ne savais ni lire ni écrire, je n’avais donc aucune idée de ce que contenaient ces documents. Je m’en suis remise aux instructions du chef à qui je faisais confiance et j’ai signé les documents comme il m’a demandé de le faire.

4          Plus tard, j’ai découvert que j’avais en réalité signé une demande d’émancipation. Au moment où j’ai signé le document, j’ignorais ce que ce mot signifiait ou ce qu’il impliquait. Si je l’avais su, je n’aurais jamais signé les documents. À aucun moment je n’ai eu l’intention de renoncer à mon inscription au titre de la Loi sur les Indiens.

5          À ma connaissance et d’après mes souvenirs, je n’ai pas reçu un sou du chef, ou du gouvernement, en échange de mon émancipation. Je me souviens que le chef m’a remis la somme de 500 $, mais j’ai eu l’impression qu’il s’agissait d’une indemnisation pour « l’abattage » qui s’effectuait à l’époque sur les terres de la Première Nation.

[13]           Dans son deuxième affidavit, souscrit le 13 août 1996, Laura Flood confirme [traduction« [qu’]au moment de mon émancipation le 4 décembre 1952, je n’étais pas mariée à Wycliffe Flood, ni à quiconque, autochtone ou non ».

[14]           Dans son troisième affidavit, souscrit le 22 avril 1998, Laura Flood fait les déclarations suivantes au sujet de la demande d’émancipation :

[traduction
16.       J’ai examiné ma demande d’émancipation. Elle comporte bien ma signature, mais comme je l’ai déclaré auparavant, je ne savais pas ce que je signais. Je ne pouvais pas lire en 1952. Je faisais confiance à mon chef et j’obéissais toujours aux instructions de l’agent des Indiens. J’ai signé les documents qu’on m’a demandé de signer. Personne ne m’a informée qu’en les signant, je renonçais à mon statut d’Indienne…

[15]           D’après Mme Larkman, un certain nombre d’erreurs dans la demande et les lettres connexes viennent appuyer sa thèse portant que Laura Flood n’a pas demandé à être émancipée en 1952. Le juge de la Cour fédérale a répondu à cet argument en ces termes :

81        Les erreurs de fait sont d’un plus grand intérêt pour la thèse de la demanderesse selon laquelle on aurait établi les lettres dans un but frauduleux sans que Laura Flood en ait connaissance. Cette thèse est étayée par les affidavits de Laura Flood, qui sont présumés être vrais à moins qu’il n’y ait des raisons de douter de leur véracité (voir Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1979] ACF n° 248 (CA)).

82        Il y a toutefois en l’espèce des raisons de douter de cette véracité. Il y a principalement la confusion entourant l’identité exacte de l’individu qui a demandé à Laura Flood de signer la demande d’émancipation. Le temps écoulé est aussi un motif de douter de la véracité de la preuve par affidavit, ne serait‑ce que comme il s’agit là du motif même invoqué par la demanderesse pour expliquer les erreurs entachant ce témoignage. Je dois également convenir avec le défendeur que la possession par Laura Flood du certificat d’émancipation, et l’explication donnée quant à l’émancipation volontaire que le certificat pourrait dénoter de 1953 à 1996, sont un motif additionnel de douter de Laura Flood lorsqu’elle décrit sa compréhension des modalités de l’émancipation.

[16]           Par ses commentaires sur la véracité des déclarations de Laura Flood dans ses affidavits, le juge de la Cour fédérale tirait une inférence sur sa crédibilité. S’agissant de savoir quand une cour d’appel doit intervenir lorsqu’un juge tire des inférences, le juge Fish a fait les remarques suivantes dans l’arrêt H.L. :

74        Je m’explique. Il n’est pas rare que des inférences différentes puissent raisonnablement être tirées des faits que le juge de première instance a tenus pour directement établis. L’examen en appel consiste à déterminer si les inférences du juge sont « raisonnablement étayées par la preuve ». Si elles le sont, le tribunal de révision ne peut soupeser la preuve à nouveau en substituant à l’inférence raisonnable retenue par le juge sa propre inférence tout aussi convaincante, sinon plus. Là encore, cette règle fondamentale est parfaitement compatible avec les motifs majoritaires et ceux de la minorité dans Housen. [Souligné dans l’original.]

[17]           Dans son premier affidavit (dont la signature est la plus proche de la date de la demande d’émancipation, bien que 43 ans se soient écoulées entre les deux), Laura Flood déclare que [traduction« le chef Alfred Batisse a demandé que je signe des documents ». Dans le mémoire de l’intimé, le procureur général affirme ce qui suit :

[traduction]

 « […] Alfred Batisse était un jeune homme de seize ans en 1952, il ne pouvait donc pas être le chef. Le chef était en fait le propre frère de Mme Flood, George Batisse.

[18]           Madame Larkman n’a pas contesté ces déclarations. À mon avis, le juge de la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en inférant que les déclarations de Laura Flood selon lesquelles elle n’a pas voulu être émancipée devaient être mises en doute.

[19]           En l’espèce, il incombait à Mme Larkman d’établir que Laura Flood n’a pas demandé à être émancipée en 1952. Malheureusement, vu toutes les années qui se sont écoulées depuis 1952, aucun témoin présent lorsque Laura Flood a signé la demande n’a pu assister à l’audience devant le juge de la Cour fédérale. Dans ses affidavits, Laura Flood confirme qu’elle se fiait aux instructions du chef, qui était son frère, et elle a signé la demande d’émancipation. Rien n’indique que la demande lui ait été présentée comme autre chose qu’une demande d’émancipation, ou qu’elle ne l’ait pas signée de son plein gré.

[20]           Comme Laura Flood ne savait ni lire ni écrire en 1952, le fait que la demande ait été remplie, et les lettres connexes rédigées, par quelqu’un d’autre (avec des erreurs) ne signifie pas nécessairement que sa demande n’est pas la sienne. Quoi qu’il en soit, elle aurait eu besoin qu’on l’aide à remplir et à rédiger ces documents, et elle n’aurait pas été en mesure de déceler les erreurs en 1952. Malheureusement, rien ne permet de conclure que la demande d’émancipation présentée par Laura Flood en 1952 ne devrait pas être considérée comme la sienne propre.


[21]           Par conséquent, je rejetterais l’appel, sans frais.

« Wyman W. Webb »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


LE JUGE STRATAS (Motifs dissidents)

[22]           J’ai lu les motifs de mon collègue. Comme nous le verrons, je conçois autrement le problème qui nous est présenté, ce qui me conduit à une analyse et à un résultat différents.

A.        Introduction

[23]           Madame Larkman, qui est incontestablement une Autochtone, n’a jamais eu le statut d’« Indienne » ni bénéficié de tous les droits et privilèges y afférents en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5. Comment est-ce possible?

[24]           La grand-mère de Mme Larkman a été « émancipée », une pratique décrite comme l’une des plus oppressives jamais adoptée à l’encontre des peuples autochtones : Un passé, un avenir : Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1 (Ottawa : Groupe Communication Canada – Édition, 1996), à la page 271. Une fois Mme Flood émancipée, tous ses descendants, nés ou à naître, y compris Mme Larkman, perdaient leur statut d’Indien ainsi que les droits et privilèges y afférents.

[25]           En 1985, le législateur a aboli l’émancipation et promulgué des mesures correctives de reconnaissance des droits. De 1986 à aujourd’hui – leurs efforts s’étendent donc sur plus de quatre décennies –, Mme Larkman et sa mère, ou l’une d’elles, ont tenté de se prévaloir de ces mesures correctives pour que Mme Larkman ait le statut d’Indienne : Canada (Procureur général) c. Larkman, 2012 CAF 204, aux paragraphes 15 à 59; R. v. Etches (2008), 98 O.R. (3d) 599, aux paragraphes 32 à 41 (C.S.J.).

[26]           Comme nous le verrons, la principale mesure corrective en l’espèce est prévue à l’alinéa 6(1)a) de la Loi sur les Indiens, qui autorise un décideur administratif, le registraire, à inscrire sur un registre des Indiens tous ceux qui avaient « le droit de l’être » avant le 17 avril 1985, date de l’entrée en vigueur des dispositions antidiscriminatoires de l’article 15 de la Charte.

[27]           Afin d’obtenir réparation, Mme Larkman s’est adressée plusieurs fois au registraire et à quatre différents tribunaux provinciaux et fédéraux. Elle soutient que certaines circonstances déshonorantes, dont certaines équivalent à de la fraude, remettent gravement en question, voire invalident, l’émancipation de sa grand-mère. Si cela est le cas, la condition énoncée à l’alinéa 6(1)a) est, dit-elle, remplie – c’est-à-dire qu’avant le 17 avril 1985, Mme Larkman (alors âgée de 13 ans) « avait le droit » d’être inscrite au registre puisque l’émancipation de sa grand-mère ne peut être reconnue, ni en droit ni en equity; subsidiairement, elle soutient que les effets juridiques de cette émancipation ne peuvent équitablement s’appliquer à elle compte tenu des circonstances.

[28]           Le registraire a refusé d’inscrire Mme Larkman au registre en vertu de l’alinéa 6(1)a).

[29]           En appel cependant, la Cour supérieure de l’Ontario a estimé que le registraire avait commis une erreur et a inscrit Mme Larkman au registre des Indiens : R. v. Etches, précité. D’après la Cour, le registraire a imposé le mauvais fardeau de preuve et commis une erreur en exigeant la corroboration de certains éléments de preuve. Exerçant les pouvoirs qui lui sont conférés par le paragraphe 14.3(4) de la Loi sur les Indiens, la Cour a entrepris d’examiner la preuve relative au dossier de Mme Larkman en vue de rendre l’ordonnance qu’aurait dû rendre le registraire. La Cour a jugé qu’elle disposait d’un dossier bien étoffé et complet, incluant le témoignage de la grand-mère, vivante à cette époque, et la Couronne n’a ni réfuté ce témoignage ni cherché à la contre-interroger. Sur la foi du dossier, la Cour a conclu que les circonstances soulevaient un doute important sur l’acceptabilité, sinon la validité, de l’émancipation de la grand-mère (aux paragraphes 66 à 75 et 82). Compte tenu de ces circonstances, la Cour a estimé que Mme Larkman [traduction] « avait le droit » d’être inscrite au registre en vertu de l’alinéa 6(1)a).

[30]           En appel, la Cour d’appel de l’Ontario a infirmé le jugement de la Cour supérieure : Etches v. Canada (Indian and Northern Affairs), 2009 ONCA 182, 94 O.R. (3d) 161. La Cour d’appel a estimé que Mme Larkman ne pouvait être inscrite au registre en vertu de l’alinéa 6(1)a) malgré les conclusions factuelles tirées par la Cour supérieure de justice de l’Ontario. À son avis, le décret C.P. 4582 du 4 décembre 1952 interdisait cette inscription. Ce décret – l’instrument d’émancipation en l’espèce – privait la grand-mère de Mme Larkman ainsi que tous ses descendants, elle y compris, de leur statut d’Indien et de tous les droits et privilèges y afférents. Suivant la Cour d’appel, avant de pouvoir se prévaloir de l’alinéa 6(1)a), Mme Larkman devait s’adresser à la Cour fédérale et faire annuler le décret. Ce n’est qu’ensuite qu’elle aurait le « droit » d’être inscrite au registre.

[31]           Comme nous le verrons plus loin, je ne puis partager l’opinion de la Cour d’appel de l’Ontario en raison du libellé de l’alinéa 6(1)a), du contexte dans lequel il s’inscrit et de l’objet de l’initiative législative de 1985. Je conclus que le registraire ou, en appel, les tribunaux de l’Ontario pouvaient inscrire Mme Larkman au registre. La Cour fédérale aurait dû se déclarer incompétente pour instruire l’affaire qui lui a été renvoyée.

[32]           Pour comprendre l’alinéa 6(1)a) et la loi de 1985, il faut bien saisir ce qu’était l’émancipation. C’est par là que je commencerai.

B.        L’émancipation

[33]           Pendant 128 ans, le droit canadien a été utilisé pour tenter, au moyen d’une politique appelée par euphémisme l’« émancipation », d’assimiler les peuples autochtones, d’éradiquer leur culture et de les rattacher à la culture dite dominante : Acte pour encourager la Civilisation graduelle des Tribus Sauvages en cette Province, et pour amender les Lois relatives aux Sauvages, S. Prov. C. 1857, 20 Vict., ch. 26; Loi modifiant la Loi sur les Indiens, L.C. 1985, ch. 27; voir également le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, précité, à la page 271.

[34]           Une des formes de l’émancipation, celle dont il est question en l’espèce, accordait aux peuples autochtones la citoyenneté canadienne et le droit de détenir une terre en fief simple. En échange, ils devaient renoncer, en leur nom et en celui de tous leurs descendants vivants et à venir, à leur statut juridique d’Indiens, à leurs exonérations fiscales, à leur appartenance à une collectivité autochtone, au droit d’y résider et à celui d’y élire leurs chefs.

[35]           C’est avec une grande réticence et au prix de grands sacrifices personnels, parfois sous la contrainte, ou bien en raison des stratagèmes des agents d’Indiens, que de nombreux Autochtones se sont retrouvés émancipés et, de ce fait, coupés pendant des décennies des collectivités auxquelles ils étaient profondément attachés d’un point de vue culturel et spirituel, séparés de leurs amis et parents.

[36]           Les personnes concernées étaient émancipées lorsque le gouverneur en conseil le déclarait par décret aux termes du paragraphe 109(1) de la Loi :

109. (1) Lorsque le ministre signale, dans un rapport, qu’un Indien a demandé l’émancipation et qu’à son avis, ce dernier, à la fois 

109. (1) On the report of the Minister that an Indian has applied for enfranchisement and that in his opinion the Indian

a) est âgé de vingt et un ans;

(a) is of the full age of twenty-one years,

b) est capable d’assumer les devoirs et les responsabilités de la citoyenneté;

(b) is capable of assuming the duties and responsibilities of citizenship, and

c) pourra, une fois émancipé, subvenir à ses besoins et à ceux des personnes à sa charge.

(c) when enfranchised, will be capable of supporting himself and his dependants,

Le gouverneur en conseil peut déclarer par décret que l’Indien, son épouse et ses enfants mineurs célibataires sont émancipés.

the Governor in Council may by order declare that the Indian and his wife and minor unmarried children are enfranchised.

[37]           Des années plus tard, la Cour suprême et la Commission royale sur les peuples autochtones ont examiné ces dispositions et d’autres concernant l’émancipation : Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, aux paragraphes 85 à 90; Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, précité. Elles ont conclu que l’émancipation était une pratique discriminatoire.

[38]           Certains éléments de l’émancipation visaient les femmes et peuvent être considérés comme des actes discriminatoires fondés sur le sexe. D’autres éléments avaient trait à l’assimilation des peuples autochtones et l’éradication de leur culture et peuvent être considérés comme des actes discriminatoires fondés sur la race.

[39]           Le législateur était très conscient de la situation bien avant l’arrêt Corbiere et le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones. En 1985, il a adopté une loi modificative, la Loi modifiant la Loi sur les Indiens, précitée, juste avant l’entrée en vigueur des dispositions de l’article 15 de la Charte concernant le droit à l’égalité et l’interdiction de la discrimination. Cette initiative législative de 1985 occupe une place centrale dans le présent appel.

C.        L’initiative législative de 1985

[40]           L’initiative législative de 1985 reconnaît des droits et prévoit des mesures correctives. D’une manière générale, elle accomplissait deux choses :

         Abolition de l’émancipation. L’initiative abrogeait le pouvoir du gouverneur en conseil de prendre des décrets au titre du paragraphe 109(1).

         Réparation des dommages. Elle introduisait de nouvelles règles concernant le registre, donnait plus d’effet à d’autres règles de ce type et conférait un nouvel objet réparateur à ce régime administratif. Comme nous le verrons, certaines de ces règles permettent d’annuler les effets des décrets pris en vertu du paragraphe 109(1).

D.        Certaines règles concernant le registre et la mesure dans laquelle elles s’appliquent en l’espèce

[41]           Les personnes inscrites au registre le 16 avril 1985 étaient automatiquement inscrites au nouveau registre : paragraphe 5(2). Celles dont le nom avait été retranché du registre du fait de l’émancipation devaient être inscrites : alinéa 6(1)d).

[42]           L’alinéa 6(1)d) prévoit que « toute personne a le droit d’être inscrite dans les cas suivants […] son nom a été […] retranché du registre des Indiens […] conformément à une ordonnance [d’émancipation] prise en vertu du paragraphe 109(1) ». La disposition ne dit rien de l’invalidation ou de l’abrogation des décrets d’émancipation. Mais en prévoyant par un libellé on ne peut plus clair que ceux dont le nom a été retranché du registre du fait de l’émancipation devaient y être inscrits, elle prive d’effet les décrets d’émancipation. En somme, l’alinéa 6(1)d) annule par voie législative les effets juridiques des décrets, sans les invalider ni les abroger.

[43]           En tant qu’instance législatrice suprême dans notre système de gouvernement, le législateur peut annuler l’effet juridique d’instruments secondaires comme les décrets, ce qu’il fait dans la majeure partie de l’article 6 de la Loi sur les Indiens, dans le cadre de l’initiative législative de 1985. Il n’était pas nécessaire d’ajouter l’expression « nonobstant tout décret antérieur ». Les anciens décrets peuvent encore exister, mais le but de l’article 6 est d’en neutraliser les effets juridiques.

[44]           La grand-mère de Mme Larkman, émancipée par décret en 1952, s’est adressée au registraire pour annuler ses effets juridiques lorsqu’elle était encore en vie, sur la base des alinéas 6(1)d) et 6(1)a). Le registraire l’a inscrite au registre des Indiens, en se fondant sur l’alinéa 6(1)d), mais non sur l’alinéa 6(1)a).

[45]           Pourquoi l’alinéa 6(1)a) a-t-il été invoqué devant le registraire avec l’alinéa 6(1)d)? En quoi l’alinéa 6(1)a) était-il pertinent dans la présente affaire?

[46]           On se souviendra que l’émancipation avait pour effet de priver du statut d’Indien non seulement la personne émancipée mais aussi tous ses descendants, nés ou à naître. L’alinéa 6(1)d) redonnait son statut à la grand-mère de Mme Larkman, mais pas à sa petite-fille. L’alinéa 6(1)a) était nécessaire à cette fin.

[47]           L’alinéa 6(1)a) autorise l’inscription de toute personne qui avait « le droit d’[être inscrite] le 16 avril 1985 ». Madame Larkman fait valoir qu’en raison des circonstances très douteuses, voire même de la fraude, entourant l’émancipation de sa grand-mère, elle avait « le droit » d’être inscrite au registre puisque cette émancipation, qui la privait de son statut d’Indienne, ne pouvait être reconnue en droit ou en equity; subsidiairement, elle soutient que les effets juridiques de cette émancipation ne peuvent équitablement s’appliquer à elle compte tenu des circonstances.

[48]           Madame Larkman a-t-elle raison? Cela dépend de la manière dont on interprète l’alinéa 6(1)a) et, en particulier, le sens du mot « droit ».

E.        Interprétation de l’alinéa 6(1)a) et du mot « droit »

[49]           Nous avons affaire à deux interprétations contradictoires de l’alinéa 6(1)a). La portée de cette disposition est-elle assez large pour englober ceux qui, comme Mme Larkman, peuvent convaincre le registraire qu’ils ont le droit d’être inscrits au registre en raison des circonstances singulières ou douteuses qui ont entouré une émancipation antérieure? Ou est-elle étroite et limitée à ceux dont le nom a été retranché du registre du fait d’une erreur administrative mineure?

[50]           L’interprétation à retenir dépend de la portée du mot « droit » à l’alinéa 6(1)a). Le « droit » s’entend-il au sens large qu’on lui donne en equity? Ou faut-il l’entendre dans un sens administratif étroit?

[51]           À mon avis, le mot « droit » doit recevoir le sens large qu’on lui prête en equity.

                     Conformément à l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, l’alinéa 6(1)a) doit « s’interpr[éter] de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

                     Comme l’a noté la Cour supérieure de l’Ontario (aux paragraphes 46 à 57), le registraire est devenu, au fil d’une série de modifications législatives ayant culminé par l’initiative législative de 1985, le seul fonctionnaire habilité à régler les questions liées au statut d’Indien, à la place du gouverneur en conseil. Il ne serait pas logique d’interpréter aujourd’hui l’alinéa 6(1)a) de manière à ce que quelqu’un d’autre que le registraire règle les questions de cet ordre.

                     Tout ce qui touche à l’alinéa 6(1)a) – le fait qu’il a été adopté afin d’assurer le respect de l’article 15 de la Charte dès son entrée en vigueur, que son adoption coïncide avec l’abolition de la politique discriminatoire de l’émancipation, et qu’il relève d’une série de règles concernant le registre conçues pour corriger les effets de la discrimination – tend à indiquer qu’une interprétation plus large devrait être adoptée.

                     Les valeurs du multiculturalisme et de l’égalité prônées par la Charte importent en l’espèce et permettent de résoudre toute ambiguïté en faveur d’une interprétation plus large : R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, aux paragraphes 44 à 48; Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, au paragraphe 67.

[52]           La position inverse – l’interprétation plus étroite – serait choquante. Une hypothèse suffit à l’illustrer. Le paragraphe 109(1), abrogé dans le cadre de l’initiative législative de 1985, exigeait que les décrets ne soient pris qu’à la demande de la personne visée. Supposons aujourd’hui qu’une preuve irréfutable établisse qu’AB n’avait jamais demandé à être émancipé et qu’il a été visé par erreur par un décret fondé sur le paragraphe 109(1). Il a donc été émancipé à tort du fait de cette erreur, ce qui a eu des répercussions sur tous ses descendants. Illettré et relativement démuni comme beaucoup à cette époque, AB n’a rien fait pour corriger la situation de son vivant. Aujourd’hui, la petite-fille d’AB affirme que la preuve irréfutable établit que son émancipation n’aurait jamais dû avoir lieu et qu’elle a le « droit » d’être inscrite au registre en vertu de l’alinéa 6(1)a).

[53]           Par son initiative de reconnaissance de droits en 1985, le législateur souhaitait‑il que la petite-fille d’AB, lésée par l’erreur, soit privée d’un « droit » au sens de l’alinéa 6(1)a) et qu’elle continue de devoir vivre avec les conséquences de l’émancipation injustifiée d’AB? Le législateur voulait-il que sa petite-fille entreprenne d’abord un recours devant les cours fédérales pour attaquer un décret pris il y a plusieurs décennies sous le régime d’une défunte législation discriminatoire avant de pouvoir se prévaloir de l’alinéa 6(1)a)? Le législateur voulait-il que l’alinéa 6(1)d), muet quant aux décrets, puisse en annuler les effets juridiques, mais que l’alinéa 6(1)a), également muet sur ce point, ne le puisse pas? Poser ces questions revient à y répondre.

F.         Comment les cours de l’Ontario ont interprété l’alinéa 6(1)a) : une analyse

[54]           Comme je l’ai déjà mentionné, la Cour supérieure de l’Ontario a convenu que l’alinéa 6(1)a) conférait au registraire le pouvoir de déterminer si Mme Larkman avait le droit d’être inscrite au registre compte tenu des circonstances entourant l’émancipation de sa grand-mère. Appliquant les principes de l’interprétation législative, la Cour supérieure de l’Ontario a estimé qu’il n’était pas nécessaire que Mme Larkman fasse d’abord annuler le décret de 1952 avant de pouvoir se prévaloir de l’alinéa 6(1)a). Pour les motifs qui précèdent, je suis d’accord avec la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

[55]           La Cour supérieure de l’Ontario a ensuite examiné le bien-fondé de la demande présentée par Mme Larkman. Elle a ordonné que celle-ci soit inscrite au registre en vertu de l’alinéa 6(1)a). À son avis, les circonstances entourant l’émancipation de sa grand-mère étaient telles que le registraire devait l’inscrire au registre.

[56]           La Cour d’appel de l’Ontario était toutefois en désaccord sur le plan juridique, estimant que seules la Cour fédérale et notre Cour bénéficiaient de la compétence [traduction] « exclusive » d’annuler un décret, en l’occurrence le décret de 1952 émancipant la grand-mère de Mme Larkman. De son point de vue, Mme Larkman continuait d’être liée par ses effets et, tant qu’il n’était pas annulé, la Cour supérieure de l’Ontario ne pouvait pas tenir compte des circonstances entourant l’émancipation au titre de l’alinéa 6(1)a).

[57]           À cet égard, l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario contredit l’arrêt Innu Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam c. Noël, [2004] 4 C.N.L.R. 66, de la Cour d’appel du Québec. Dans cet arrêt, la registraire s’est estimée liée par une ordonnance d’une cour provinciale du Québec et a refusé de tenir compte des circonstances sous-jacentes. La Cour d’appel du Québec n’était pas de cet avis, estimant que la registraire devait examiner les circonstances relatives à l’ordonnance et les prendre en compte. L’ordonnance en question n’était pas déterminante, et n’avait pas non plus à être annulée avant que la registraire puisse faire son travail. Mon analyse, ci-dessus, concorde avec celle de la Cour d’appel du Québec.

[58]           Les arrêts rendus par les cours d’appel provinciales méritent le plus grand respect, mais elles ne sont pas contraignantes pour la Cour. Le cas présent est inhabituel, et ne je suis pas d’accord avec la Cour d’appel de l’Ontario.

[59]           Aux paragraphes 20 et 22 de ses motifs, la Cour d’appel de l’Ontario affirme que les décrets sont présumés contraignants et que le registraire était lié par celui de 1952. C’est oublier que le législateur peut, par la voie législative, annuler les effets juridiques de décrets sans les invalider. J’ai affirmé ci-dessus que c’est ce que le législateur a fait tout au long de l’article 6 de la Loi sur les Indiens.

[60]           Il importe de souligner que la Cour d’appel de l’Ontario ne consacre qu’une brève partie de ses motifs à l’interprétation de l’alinéa 6(1)a), l’enjeu essentiel en l’espèce. Au paragraphe 28 de ses motifs, la Cour d’appel se réclame de l’interprétation plus stricte de l’alinéa 6(1)a), mais sans l’étayer par une analyse. Les avocats qui ont plaidé devant elle ne se sont peut-être pas étendus sur l’interprétation qu’il convient de donner à l’alinéa 6(1)a).

[61]           Les autres motifs de la Cour d’appel de l’Ontario sur ce point reposent largement sur le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, et la compétence exclusive des Cours fédérales en matière d’invalidation d’ordonnances fédérales, tel que le décret de 1952 qui concerne Mme Larkman : voir, par exemple, les paragraphes 21 et 22. Or, nonobstant tout décret, si l’alinéa 6(1)a) confère au registraire le pouvoir d’inscrire une personne au registre en raison des circonstances troublantes entourant l’émancipation d’un ancêtre, il n’est pas nécessaire que le décret soit invalidé.

[62]           J’ajouterais que le fait que la Cour d’appel de l’Ontario se soit largement appuyée sur la compétence exclusive des cours fédérales pour invalider des ordonnances fédérales rappelle beaucoup l’approche adoptée par notre Cour dans l’arrêt Grenier c. Canada, 2005 CAF 348, [2006] 2 C.F. 287. Or, juste après que la Cour d’appel de l’Ontario a rendu sa décision dans la présente affaire, la Cour suprême du Canada a infirmé l’arrêt Grenier : Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585. Suivant l’arrêt TeleZone, la compétence exclusive des cours fédérales d’invalider des ordonnances fédérales n’empêche pas d’autres décideurs de trancher des affaires intéressant les effets juridiques de ces ordonnances, à condition que leur loi habilitante les y autorise. En l’espèce, j’estime que c’est exactement ce que l’alinéa 6(1)a) autorise le registraire à faire.

G.        La décision visée par l’appel : la décision de la Cour fédérale en l’espèce

[63]           Selon l’interprétation restreinte de l’alinéa 6(1)a) adoptée par la Cour d’appel de l’Ontario, Mme Larkman devait s’adresser à la Cour fédérale. C’est donc ce qu’elle a fait, y sollicitant l’annulation du décret de 1952 qui a émancipé sa grand-mère.

[64]           On se rappellera que la Cour supérieure de l’Ontario disposait du témoignage de Mme Larkman et de celui de sa grand-mère, qui était encore vivante à l’époque – témoignage que la Couronne n’a contesté à aucun moment par une contre-preuve ou un contre-interrogatoire. La Cour supérieure de l’Ontario a tiré des conclusions de fait et jugé la preuve crédible. La Cour fédérale a conclu le contraire (au paragraphe 82). Parvenant à de nouvelles conclusions factuelles à partir de la même preuve, essentiellement, que la Cour supérieure de l’Ontario, et insistant sur la nécessité d’annuler le décret de 1952, la Cour fédérale a refusé d’accorder à Mme Larkman la réparation qu’elle sollicitait.

[65]           S’appuyant sur de nombreuses décisions, mon collègue estime que la Cour ne devrait pas modifier la décision de la Cour fédérale, laquelle est étayée de faits. Normalement, je suis du même avis, mais en l’espèce, la Cour fédérale n’aurait pas dû reprendre l’exercice d’appréciation des faits effectué par la Cour supérieure de l’Ontario, et n’aurait pas dû tirer de nouvelles conclusions concernant les faits et la crédibilité sans motifs suffisants : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, aux paragraphes 51 et 52.

[66]           La Cour fédérale a recommencé l’exercice d’appréciation des faits sans raison suffisante. Elle disposait d’un nouvel affidavit dont l’auteur n’avait pas été mêlé aux événements en cause. Étaient annexés à cet affidavit certains documents qui existaient lorsque le décret de 1952 a été pris et qui n’apportaient rien de nouveau à l’affaire. En Cour fédérale, cette personne qui n’avait joué aucun rôle et qui présentait des documents sans aucune utilité a été contre-interrogée, ce sur quoi la Cour fédérale s’est en partie appuyée pour réexaminer les faits (au paragraphe 65). La Cour fédérale s’est également appuyée sur le fait que la Cour supérieure de l’Ontario ne disposait pas du contre-interrogatoire de Mme Larkman (au paragraphe 65). Or, c’est la Couronne qui avait fait ce choix à l’époque; cela n’aurait pas dû jouer contre Mme Larkman.

[67]           À la fin de sa décision, la Cour fédérale a regretté que la grand-mère, le personnage central dans la présente affaire, ne soit plus en vie (au paragraphe 83). Elle oublie toutefois qu’elle était vivante lorsque le registraire fut saisi de l’affaire. Son témoignage – non contesté et non réfuté – formait l’essentiel de la preuve dont disposait la Cour supérieure de l’Ontario lorsqu’elle a accordé réparation à Mme Larkman en application de l’alinéa 6(1)a).

[68]           En fin de compte, même si elle n’était pas de l’avis de la Cour supérieure de l’Ontario et qu’elle a jugé le témoignage de Mme Larkman non crédible (au paragraphe 82), la Cour fédérale a conclu que la preuve « soulève assurément des doutes quant à cette décision [l’émancipation de 1952] » (au paragraphe 84). D’après elle, toutefois, cela ne permettait pas de faire contrepoids à la présomption de validité des décrets.

[69]           Bien que certains commentaires incidents de la jurisprudence de la Cour suprême l’encourageaient dans ce sens, il est contestable d’invoquer la présomption de validité. Quoique les marges d’appréciation à accorder aux décideurs administratifs varient selon les circonstances (voir, p. ex., Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, aux paragraphes 17, 18 et 23), il n’y pas lieu de réserver un traitement spécial à certains décideurs en présumant de la validité d’une catégorie entière de leurs décisions sans que les circonstances particulières de l’affaire soient prises en compte – surtout lorsqu’elle est aussi inhabituelle que l’espèce.

[70]           Quoi qu’il en soit, au bout du compte, l’essentiel de la décision de la Cour fédérale concerne la validité du décret de 1952. Or, comme je l’ai expliqué plus haut, ce n’était pas le véritable enjeu. La véritable question en litige est celle de savoir si la Cour supérieure de l’Ontario avait le pouvoir de statuer comme elle l’a fait relativement à l’alinéa 6(1)a) de la Loi sur les Indiens. J’ai répondu à cette question par l’affirmative. Cette affaire ne relève pas du système fédéral mais du système ontarien, exactement comme le prévoit l’article 6 de la Loi sur les Indiens.

H.        Conclusion

[71]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que Mme Larkman n’avait pas à présenter une demande de contrôle judiciaire devant Cour fédérale pour faire annuler le décret de 1952 par lequel sa grand-mère a été émancipée. Elle peut plutôt obtenir réparation auprès du registraire et du système de justice de l’Ontario sur le fondement de l’alinéa 6(1)a) de la Loi sur les Indiens. La Cour fédérale aurait dû rendre un jugement déclaratoire en ce sens.

I.          Post-scriptum

[72]           Madame Larkman se retrouve à présent dans une situation inhabituelle. La Cour d’appel de l’Ontario lui a signifié que les cours fédérales étaient compétentes à l’égard de l’affaire. Selon mon point de vue, les cours fédérales devraient lui répondre que le registraire et les tribunaux de l’Ontario le sont. Si mon opinion l’avait emporté, il aurait pu s’agir d’un de ces cas extrêmement exceptionnels où la Cour doit autoriser le pourvoi devant la Cour suprême au titre de l’article 37.1 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26, afin que celle-ci départage les résultats.

[73]           Qu’en est-il à présent? Si Mme Larkman souhaite poursuivre l’affaire plus loin, elle devra présenter une demande d’autorisation à la Cour suprême pour porter le présent jugement de notre Cour en appel. Or, même si elle obtenait cette autorisation, le jugement de la Cour d’appel de l’Ontario serait toujours exécutoire et l’empêcherait de s’inscrire. Elle a déjà tenté en vain d’obtenir l’autorisation de se pourvoir contre ce jugement : [2009] 3 R.C.S. vi. Sa seule option consiste à se prévaloir de l’article 73 et du paragraphe 6(1) des Règles de la Cour suprême du Canada, DORS/2002‑156, et de demander à la Cour suprême de réexaminer son précédent refus d’accorder une autorisation à l’égard du jugement de la Cour d’appel de l’Ontario, ainsi qu’une prorogation de délai pour présenter cette requête.

[74]           Une réparation ne peut être accordée au titre de l’article 73 des Règles que lorsque les circonstances sont « extrêmement rares ». En l’espèce, le refus d’autorisation prononcé précédemment n’a pas mis fin à l’affaire – celle-ci est restée en litige et a été renvoyée vers les cours fédérales. Par ailleurs, la décision à l’égard de laquelle une autorisation a été refusée contredit désormais les présents motifs et une décision antérieure de la Cour d’appel du Québec. Enfin, si les démarches en vue d’obtenir réparation que Mme Larkman a menées pendant quatre décennies doivent s’arrêter ici, si la jurisprudence demeure en l’état, toutes les promesses inhérentes à l’initiative législative de 1985 du législateur n’auront pas été tenues.

J.         Dispositif proposé

[75]           Par conséquent, pour les motifs qui précèdent, je ne suis pas d’avis qu’il faille disposer de l’appel de la manière proposée par mon collègue. Je ferais plutôt droit à l’appel et, prononçant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, je rendrais un jugement déclarant que Mme Larkman n’avait pas à présenter une demande de contrôle judiciaire en Cour fédérale pour invalider le décret de 1952 par lequel sa grand-mère a été émancipée. J’accorderais aussi à Mme Larkman ses dépens devant la Cour et les instances inférieures.

« David Stratas »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-269-13

 

INTITULÉ :

LARKMAN c. PGC

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 SEPTEMBRE 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE STRATAS

DATE DES MOTIFS :

LE 16 DÉCEMBRE 2014

COMPARUTIONS :

Asha James

Junaid K. Subhan

POUR L’appelantE

Michael Beggs

POUR L’INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Falconers, LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L’appelantE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉ

 

 

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