Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20150109


Dossier : A-324-13

Référence : 2015 CAF 4

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

 

 

ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION DES HUPACASATH

appelante

et

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES DU CANADA et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 10 juin 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 9 janvier 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20150109


Dossier : A-324-13

Référence : 2015 CAF 4

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

 

 

ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION DES HUPACASATH

appelante

et

LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES DU CANADA et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

A.        Introduction

[1]               L'appelante, la Première nation des Hupacasath, a fait valoir devant la Cour fédérale qu'un accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers conclu entre le Canada et la République populaire de Chine pourrait avoir une incidence sur les droits et intérêts ancestraux qu'elle revendique à l'égard de certaines terres en Colombie‑Britannique. L'appelante a soutenu qu'en raison de cet effet éventuel, le ministre des Affaires étrangères du Canada et le procureur général du Canada (le Canada) étaient tenus, en droit, de la consulter et, si nécessaire, de tenir compte de ses préoccupations avant que l'accord n'entre en vigueur. Le Canada ne l'a pas fait et, selon l'appelante, n'a donc pas respecté son obligation.

[2]               Le 26 août 2013, la Cour fédérale (le juge en chef Crampton) a rejeté les prétentions de l'appelante (2013 CF 900). Elle a conclu que l'accord n'était pas susceptible de porter atteinte aux droits et intérêts revendiqués par l'appelante. La Cour fédérale a aussi qualifié de « pas importants » et « de nature hypothétique » tous effets préjudiciables que pourrait avoir l'accord sur ces droits et intérêts.

[3]               L'appelante interjette maintenant appel devant notre Cour.

[4]               Lors des plaidoiries devant la Cour, la question de la compétence des Cours fédérales pour instruire la présente affaire a été soulevée. Toute décision prise par le Canada en vue de conclure un traité ou un accord international constitue un exercice de la prérogative de la Couronne fédérale. Selon un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario, les Cours fédérales n'auraient pas compétence pour procéder au contrôle des exercices de la prérogative. Nous avons convié les parties à nous présenter leurs observations écrites sur la question après l'audience, et nous avons maintenant passé en revue et analysé ces observations.

[5]               Le Canada soulève une nouvelle objection dans ses observations : la cause de l'appelante, qui vise un exercice de la prérogative royale, ne serait pas justiciable et ne devrait donc pas être instruite.

[6]               Après les plaidoiries, alors que la présente affaire était en délibéré, la Cour suprême du Canada a rendu l'arrêt Nation Tsilhqot'in c. Colombie‑Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 256. Cet arrêt est d'assez large portée quant à certaines questions de droit autochtone. Nous avons donc invité les parties à présenter des observations écrites complémentaires sur ses répercussions sur le présent appel. Nous avons maintenant aussi passé en revue et analysé ces observations.

[7]               À mon avis, les Cours fédérales ont compétence pour procéder au contrôle des exercices de la prérogative de la Couronne fédérale. La Cour fédérale et la présente Cour ont donc compétence dans la présente affaire. Je rejetterais aussi l'argument du Canada voulant que la cause de l'appelante ne soit pas justiciable.

[8]               Sur le fond de l'appel, je souscris au résultat de la Cour fédérale et en grande partie à son raisonnement. La Cour fédérale a appliqué les bons principes juridiques à la preuve qu'on lui a présentée. Le récent arrêt Nation Tsilhqot'in ne change rien à ces principes juridiques. Les conclusions générales tirées par la Cour fédérale — à savoir que l'appelante n'a pas établi un lien de causalité entre l'accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers et elle, ainsi que les droits et intérêts qu'elle revendique, et que tous effets sur elle pourraient être qualifiés de « pas importants » et « de nature hypothétique » — étaient principalement de nature factuelle et commandent la retenue. Les éléments de preuve étayaient par ailleurs amplement ces conclusions.

[9]               Le Canada n'avait donc pas à consulter l'appelante avant de conclure l'accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers.

[10]           Par conséquent, je rejetterais l'appel avec dépens.

B.        Les faits essentiels

[11]           L'appelante est une bande en vertu de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5. Ses 285 membres vivent dans deux réserves, d'une superficie d'environ 56 acres, situées sur l'île de Vancouver. La bande revendique toutefois des droits ancestraux, y compris des droits en matière d'autonomie gouvernementale, et un titre de propriété à l'égard d'environ 573 000 acres sur l'île de Vancouver, territoire qui chevauche celui revendiqué par neuf autres Premières nations.

[12]           Le 9 septembre 2012, le Canada a annoncé qu'il avait signé avec la République populaire de Chine un accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers, l'Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République populaire de Chine concernant la promotion et la protection réciproque des investissements (l'Accord). L'Accord est semblable à 24 autres accords sur la promotion et la protection des investissements étrangers conclus entre le Canada et d'autres pays.

[13]           Aux termes de l'Accord, le Canada et la République populaire de Chine doivent notamment traiter les investisseurs de l'autre pays et leurs investissements dans le respect des principes du traitement non discriminatoire et de la protection contre l'expropriation sans compensation. Les dispositions suivantes de l'Accord assurent la mise en œuvre de ces principes :

                    Article 4 (Norme minimale de traitement). Le pays hôte doit traiter les investissements faits par les investisseurs de l'autre pays conformément à la norme minimale de traitement des étrangers en droit international coutumier.

                    Article 5 (Traitement de la nation la plus favorisée). Le pays hôte doit accorder aux investisseurs de l'autre pays et à leurs investissements un traitement non moins favorable que celui qu'il accorde, dans des circonstances similaires, aux investisseurs ou aux investissements d'autres pays.

                     Article 8 (Réserve relative aux autochtones). Le Canada peut, en vertu du paragraphe 8(3) et de l'annexe B.8, accorder aux autochtones des droits et des privilèges non compatibles avec certaines obligations exposées dans l'Accord; l'appelante affirme que cette étroite exception, applicable seulement aux articles 5 à 7, ne protège en rien les droits et les intérêts des peuples autochtones.

                     Article 10 (Expropriation). Le pays hôte ne peut exproprier l'investissement d'un investisseur de l'autre pays, directement ou indirectement, que si cette expropriation est dans l'intérêt public et est faite de façon non discriminatoire, dans le respect des principes d'application régulière de la loi et moyennant le versement d'une compensation. On précise à l'annexe B.10 que les mesures non discriminatoires prises de bonne foi et conçues et appliquées dans un but légitime de protection du bien‑être public, par exemple en matière de santé, de sécurité et d'environnement, ne constituent pas une expropriation indirecte.

                     Article 33 (Exceptions générales). Le pays hôte peut prendre les mesures, y compris à l'égard de l'environnement, nécessaires à la protection de la santé ou de la vie des personnes ou des animaux, ou à la préservation des végétaux, pourvu que ces mesures ne soient pas appliquées de façon arbitraire ou injustifiée et qu'elles ne constituent pas une restriction déguisée au commerce ou à l'investissement.

[14]           Dans certaines circonstances, les violations de l'Accord peuvent donner lieu à une instance devant un tribunal arbitral (voir la section C, soit les articles 19 à 32). Le pays hôte peut être tenu au paiement de dommages‑intérêts en cas de violation de certaines dispositions (voir le paragraphe 31(2); voir aussi le paragraphe 87 et le paragraphe 133, point h, des motifs de la Cour fédérale).

[15]           L'Accord ne permet pas de prendre des mesures contre une sous‑division d'un pays contractant, comme une Première nation. Il n'impose pas non plus au gouvernement en cause de modifier ou de suspendre toute mesure qui enfreindrait l'Accord. Tout particulièrement, un tribunal arbitral constitué en application de l'Accord ne peut pas empêcher le Canada de s'acquitter intégralement de ses obligations envers les peuples autochtones.

[16]           Dans les grandes lignes, l'appelante affirme que l'Accord modifie le paysage en incitant le Canada à agir de façon à ne pas contrevenir à l'Accord afin d'éviter toute condamnation pécuniaire. Selon l'appelante, le Canada pourrait en conséquence agir d'une manière qui lui cause préjudice et porte atteinte à ses intérêts.

[17]           L'appelante fait valoir que les arrêts Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, [2010] 2 R.C.S. 650, Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, et Nation haïda c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, ont établi la règle de droit suivante : en de telles circonstances, le Canada est tenu de la consulter et de tenir compte de ses droits et intérêts. Or, il ne l'a pas consultée avant de signer l'Accord, ni d'ailleurs à aucun moment avant que la Cour fédérale n'instruise l'affaire. L'appelante affirme que s'il l'avait consultée, le Canada aurait dû protéger ses droits dans l'Accord, ce qu'il n'a pas fait.

[18]           Les parties ont produit devant la Cour fédérale une preuve d'expert concernant l'interprétation et les effets de l'Accord. La Cour fédérale a attribué moins d'importance à la preuve de l'appelante en raison de préoccupations quant à l'impartialité de son expert (aux paragraphes 37 et 38) et du fait que « ses affirmations quant à des questions cruciales étaient formulées de manière laconique et qu'elles n'étaient pas étayées » (au paragraphe 42).

[19]           La Cour fédérale a estimé qu'on ne pouvait déterminer avec certitude quelle interprétation les tribunaux arbitraux allaient donner à l'Accord. Elle a toutefois conclu de manière générale, sur la foi en bonne partie de la preuve d'expert à laquelle elle accordait préséance, soit celle produite par le Canada, qu'il n'y avait aucune incompatibilité, actuelle ou éventuelle, entre les dispositions de l'Accord, d'une part, et les droits, les intérêts et le titre revendiqués par l'appelante, d'autre part (aux paragraphes 133, 147 et 148).

[20]           La Cour fédérale a notamment conclu que l'appelante n'avait pas produit une preuve suffisante, autre qu'hypothétique, démontrant que :

                    l'appelante serait exposée à d'éventuels effets préjudiciables de décisions arbitrales (aux paragraphes 100 à 105);

                     en l'absence de l'article 10, le Canada aurait été disposé à exproprier des terres sans compensation, particulièrement des terres détenues par des investisseurs chinois, en vue de régler les revendications ancestrales de l'appelante (aux paragraphes 108 à 110);

                     les tribunaux arbitraux jugeraient que des mesures conçues pour protéger les droits ancestraux revendiqués par l'appelante ou pour tenir compte de ces droits enfreignent l'article 10 (aux paragraphes 106 à 120);

                     le Canada s'abstiendrait de prendre des mesures visant à protéger les droits ancestraux revendiqués par l'appelante de crainte que des tribunaux arbitraux ne le condamnent à des dommages‑intérêts en application de l'Accord (au paragraphe 133, point d);

                     par les exceptions prévues dans l'Accord, le Canada n'a pas conservé suffisamment de souplesse quant aux politiques publiques pour éviter ou prévenir d'éventuels effets préjudiciables de l'Accord sur les droits ancestraux revendiqués par l'appelante (aux paragraphes 121 à 131);

                     des mesures existantes, y compris des mesures adoptées par l'appelante, pourraient contrevenir à des obligations découlant de l'Accord ou être incompatibles avec celles‑ci (au paragraphe 133, point f).

[21]           Pour parvenir à ces conclusions, la Cour fédérale s'est notamment fondée sur les précédents du Canada au regard des 24 autres accords semblables sur la promotion et la protection des investissements étrangers qu'il a conclus, en particulier l'Accord de libre‑échange nord‑américain (au paragraphe 133, point a). Selon la Cour fédérale, l'appelante n'a pas démontré que la situation du Canada serait différente sous le régime de l'Accord (au paragraphe 133, point c).

[22]           Dans l'ensemble, la Cour fédérale a conclu que le Canada n'avait pas l'obligation de consulter l'appelante parce que les éventuels effets préjudiciables allégués sur les droits revendiqués n'étaient « pas importants » et étaient « de nature hypothétique » et que l'appelante n'avait pas établi l'existence du lien de causalité requis entre l'Accord et les effets allégués (aux paragraphes 3, 147 et 148).

C.        Analyse

(1)        L'objet du contrôle et la question de la compétence

[23]           L'objet du contrôle est l'entrée en vigueur de l'Accord. L'appelante affirme qu'elle aura lieu sans qu'elle soit consultée, et que ses droits seront ainsi violés.

[24]           Comment l'Accord entre‑t‑il en vigueur? Les parties conviennent que le processus se déroule en deux étapes.

[25]           Premièrement, le gouverneur en conseil adopte un décret qui autorise le ministre des Affaires étrangères à prendre les mesures requises en vue de l'entrée en vigueur de l'Accord. Cela n'avait pas été fait au moment où l'appelante a introduit sa demande de contrôle judiciaire.

[26]           Deuxièmement, l'Accord entre en vigueur lorsque le ministre signe un instrument de ratification confirmant le respect de toutes les procédures juridiques internes nécessaires à l'entrée en vigueur au Canada et que le Canada transmet l'instrument à la République populaire de Chine (voir Hugh M. Kindred et al., réd., International Law Chiefly as Interpreted and Applied in Canada, 7e éd. (Toronto, Emond Montgomery, 2006), aux pages 120 et 121).

[27]           Ce processus est exposé à l'article 35 de l'Accord, lequel prévoit que les parties se notifient mutuellement, par la voie diplomatique, l'accomplissement des procédures juridiques internes nécessaires à l'entrée en vigueur de l'Accord.

[28]           Pendant que l'affaire était en délibéré, les parties nous ont informés que le Canada avait pris les mesures susmentionnées et que l'Accord était désormais en vigueur. Ce nouveau fait n'a aucune incidence sur notre analyse des questions à l'examen dans le présent appel.

[29]           L'appelante a principalement demandé à la Cour fédérale de lui accorder deux types de réparations : premièrement, un jugement déclarant que « le Canada a l'obligation d'entreprendre un processus de consultation et d'accommodement avec les Premières Nations, y compris [l'appelante], avant de prendre des mesures qui lieront le Canada au titre de l'Accord »; deuxièmement, une ordonnance interdisant au ministre ou à tout autre fonctionnaire de prendre des mesures en vue de mettre l'Accord en vigueur.

[30]           Contrairement à la cause qui nous occupe, dans les affaires où est demandé le contrôle d'ordonnances ou de décisions prises en vertu d'une loi, il ne fait aucun doute que la Cour a compétence. Aux termes du paragraphe 18.1(3) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, la Cour peut procéder au contrôle des actions de tout office fédéral. Le gouverneur en conseil est un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales : il exerce « une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale [...] ».

[31]           Le pouvoir du gouverneur en conseil de prendre le décret en cause en l'espèce n'est toutefois pas prévu par une loi fédérale. Quelle est alors la source de ce pouvoir?

[32]           Le pouvoir du gouverneur en conseil de prendre le décret découle de la prérogative royale. Il s'agit des pouvoirs inhérents ou historiques, modelés par la common law, dont dispose toujours la Couronne (Peter W. Hogg, c.r., et al., Liability of the Crown, 4 éd. (Toronto, Carswell, 2011), aux pages 19 et 20). Selon un autre point de vue, la prérogative est [TRADUCTION] « le résidu du pouvoir discrétionnaire ou arbitraire dont la Couronne est juridiquement investie à tout moment » (A.V. Dicey, Law of the Constitution, 10e éd. (1959), à la page 424).

[33]           La conduite des affaires étrangères est un domaine où la Couronne dispose de certaines prérogatives, dont le pouvoir de conclure des traités et accords internationaux. Pour faire entrer l'Accord en vigueur, tel qu'il faut ainsi le comprendre, la Couronne use de sa prérogative et, par l'intermédiaire du gouverneur en conseil, prend un décret qui enjoint au ministre des Affaires étrangères de délivrer un instrument de ratification. Le ministre des Affaires étrangères se conforme ensuite au décret.

[34]           L'exercice d'une prérogative royale pure, comme l'exercice du pouvoir du gouverneur en conseil en l'espèce, peut en principe faire l'objet d'un contrôle judiciaire (Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service, [1985] A.C. 374, [1984] 3 All E.R. 935 (Ch. des lords). La question qui se pose cependant au Canada, lorsqu'est en jeu la prérogative de la Couronne fédérale, est de savoir devant quelle instance peut se dérouler le contrôle judiciaire. Les Cours fédérales disposent‑elles d'un pouvoir de contrôle en vertu de la Loi sur les Cours fédérales à l'égard des exercices d'une prérogative royale pure? Dans la négative, les cours supérieures des provinces disposent de ce pouvoir par défaut en vertu de leur compétence inhérente.

[35]           Le seul jugement rendu sur la question en appel au Canada est Black c. Canada (Prime Minister) (2001), 54 R.J.O. (3e) 215, 199 D.L.R. (4th) 228 (C.A. Ont.). Cet arrêt donne à penser que les Cours fédérales ne disposent pas d'un pouvoir de contrôle en vertu de la Loi sur les Cours fédérales à l'égard des exercices d'une prérogative royale pure. Si l'arrêt Black fait toujours autorité, l'appelante n'aurait pas dû s'adresser aux Cours fédérales pour empêcher ou contester l'exercice par le gouverneur en conseil d'une prérogative royale pure, soit, en l'espèce, le pouvoir de signer l'Accord et de le faire entrer en vigueur.

(2)        Analyse de la question de la compétence

[36]           Dans les mémoires des faits et du droit qu'elles ont produits avant le présent appel, les parties n'ont pas traité de la compétence des Cours fédérales pour instruire l'affaire. L'une et l'autre présumaient que les Cours fédérales avaient compétence.

[37]           Interrogées sur la question à l'audition de l'appel, les deux parties se sont dites d'avis que les Cours fédérales avaient compétence. Toutefois, comme on peut le comprendre, ni l'une ni l'autre n'était bien préparée pour discuter de la question de savoir si l'arrêt Black, qu'aucune partie n'avait cité dans son mémoire, faisait toujours autorité.

[38]           Même si les parties sont d'accord pour dire qu'elle a compétence, la Cour doit en être également convaincue avant de procéder à l'instruction. Par conséquent, nous avons entendu à l'audience toute l'argumentation des parties sur le fond de l'appel, mais nous leur avons également demandé de présenter des observations écrites complémentaires sur la question de la compétence.

[39]           Les parties se sont exécutées, et la Cour a obtenu et passé en revue leurs observations. La Cour remercie les parties pour les observations approfondies et fort utiles qu'elles lui ont présentées.

[40]           Tel qu'il ressort de nos commentaires préliminaires, la compétence de la Cour repose sur deux dispositions de la Loi sur les Cours fédérales, soit ses paragraphes 2(1) et 18.1(3). Le paragraphe 18.1(3), d'abord, dispose ce qui suit :

18.1. (3) Sur présentation d'une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

18.1. (3) On an application for judicial review, the Federal Court may

a) ordonner à l'office fédéral en cause d'accomplir tout acte qu'il a illégalement omis ou refusé d'accomplir ou dont il a retardé l'exécution de manière déraisonnable;

 

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu'elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l'office fédéral.

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

[41]           Comme on peut le constater, les Cours fédérales ne peuvent exercer les pouvoirs conférés qu'à l'égard du contrôle d'un « office fédéral », terme défini comme suit au paragraphe 2(1) :

2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.

2. (1) In this Act,

« office fédéral » Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d'une prérogative royale [...]

“federal board, commission or other tribunal” means any body, person or persons having, exercising or purporting to exercise jurisdiction or powers conferred by or under an Act of Parliament or by or under an order made pursuant to a prerogative of the Crown...

[42]           J'ai fait remarquer précédemment que la prise par le gouverneur en conseil d'un décret autorisant le ministre des Affaires étrangères à délivrer un instrument de ratification relève de la prérogative royale et de rien d'autre. Lorsque des fonctionnaires fédéraux se fondent sur une pure prérogative de la Couronne fédérale et sur rien d'autre pour agir, exercent‑ils un pouvoir « prévu par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d'une prérogative royale » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales?

[43]           L'affaire Black, précitée, découlait de la nomination comme pair de M. Black (alors citoyen canadien) par le gouvernement britannique. Se fondant sur la prérogative de la Couronne canadienne en matière d'octroi de distinctions honorifiques, le premier ministre du Canada d'alors a conseillé à la Reine d'empêcher la nomination à la pairie, estimée contraire au droit canadien. M. Black, qui n'a donc pas été nommé pair, a intenté une action en dommages‑intérêts contre le premier ministre devant la Cour supérieure de justice de l'Ontario, en alléguant que le premier ministre était intervenu à tort auprès de la Reine pour l'empêcher d'être pair.

[44]           Tous convenaient dans l'affaire Black que les Cours fédérales et les cours supérieures provinciales avaient une compétence concurrente à l'égard des actions intentées contre la Couronne fédérale et ses fonctionnaires (Loi sur les Cours fédérales, précitée, au paragraphe 17(1)). Désireux de faire radier l'action de M. Black, le Canada a toutefois soutenu qu'il s'agissait en réalité du contrôle d'un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Or, seule la Cour fédérale a compétence en vertu du paragraphe 18(1) de cette loi pour procéder à un tel contrôle. Ainsi, selon le Canada, M. Black ne pouvait introduire son instance ailleurs que devant la Cour fédérale.

[45]           Se fondant sur une interprétation purement textuelle du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales, la Cour d'appel de l'Ontario n'a pas souscrit à cet avis. Elle a jugé (aux paragraphes 69 à 76) que les actions du premier ministre constituaient l'exercice d'une pure prérogative de la Couronne en matière de distinctions honorifiques. Elle a estimé que le paragraphe 2(1) n'autorisait pas les Cours fédérales à procéder au contrôle de l'exercice d'une pure prérogative, mais uniquement au contrôle d'une mesure prévue par une « ordonnance prise en vertu d'une prérogative royale ». Comme le premier ministre n'a pas agi en vertu d'une ordonnance, les Cours fédérales ne pouvaient pas instruire l'affaire. Seul le système judiciaire ontarien le pouvait de par sa compétence inhérente.

[46]           De nos jours, en présence des faits de l'affaire Black, il n'aurait peut‑être pas été nécessaire pour la Cour d'appel de l'Ontario d'examiner la définition de l'expression « office fédéral » et de l'interpréter de manière aussi étroite. Nous savons maintenant qu'une action peut être intentée contre la Couronne fédérale devant une cour supérieure provinciale dans certaines circonstances, même lorsqu'une mesure d'un « office fédéral » est de quelque façon en cause (Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585). Ainsi, selon l'état actuel du droit, les cours ontariennes pourraient bien avoir compétence à l'égard de l'action intentée par M. Black, même si c'est une mesure prise par le premier ministre qui était avant tout en cause. Pour ce motif, j'écarterais l'arrêt Black pour nos fins.

[47]           Il importe toutefois de clarifier les questions de compétence lorsque cela est possible et de veiller à ce que le droit sur un point aussi fondamental soit bien clair (Steel c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 153, [2013] 1 R.C.F. 143, aux paragraphes 62 à 73). À mon avis, le raisonnement suivi par la Cour d'appel dans l'arrêt Black n'est plus valable en raison d'une certaine évolution jurisprudentielle. La conclusion de cette cour selon laquelle les exercices de la prérogative de la Couronne fédérale échappent au contrôle des Cours fédérales ne saurait être maintenue.

[48]           La Cour suprême du Canada a insisté sur la nécessité pour les tribunaux qui interprètent des dispositions légales d'effectuer une analyse textuelle, contextuelle et téléologique (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559). Dans un arrêt postérieur à Black, la Cour suprême a aussi souligné que si le libellé d'une disposition peut avoir prédominance dans l'analyse, celle‑ci ne doit pas s'y restreindre, comme cela avait été le cas dans l'arrêt Black. Au contraire, il faut ensuite examiner le contexte — l'ensemble de la loi et l'objet — dans lequel le libellé s'inscrit (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601).

[49]           Je commencerai par l'analyse textuelle. Je conviens que le libellé du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales peut être interprété comme la Cour d'appel l'a fait dans l'arrêt Black. On pourrait toutefois aussi l'interpréter comme permettant de conclure à la compétence des Cours fédérales à l'égard des exercices de prérogative pure de la Couronne fédérale.

[50]           Comme on l'a vu, la question en jeu dans la présente affaire est de savoir si les fonctionnaires fédéraux se livrant à l'exercice d'une pure prérogative exercent, au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales, des « pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d'une prérogative royale ». Il faut répondre par l'affirmative si on interprète le paragraphe 2(1) comme autorisant le contrôle des « pouvoirs prévus par [...] une prérogative royale ». Selon l'interprétation adverse du paragraphe 2(1), retenue dans l'arrêt Black, l'expression « pouvoirs prévus par » se rapporte plutôt à « une ordonnance », de sorte que, sauf si le fonctionnaire agit en application d'une ordonnance prise en vertu de la prérogative, la Cour n'a pas compétence.

[51]           L'une et l'autre interprétation du libellé du paragraphe 2(1) est plausible. Pour trancher la question, il nous faut donc examiner le contexte du paragraphe 2(1), ainsi que son objet.

[52]           Le législateur a voulu conférer aux Cours fédérales une compétence administrative et une compétence de surveillance générale sur tous les décideurs fédéraux (Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626, au paragraphe 36; M.R.N. c. Derakhshani, 2009 CAF 190, aux paragraphes 10 et 11). Il a constitué les Cours fédérales en vertu de la Loi sur les Cours fédérales pour surveiller les décideurs administratifs fédéraux afin d'assurer une certaine uniformité dans l'ensemble du pays (Southam Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 3 C.F. 465 (C.A.F.), à la page 481; Canada c. Tremblay, 2004 CAF 172, [2004] 4 R.C.F. 165, au paragraphe 10).

[53]           Il est vrai que les cours supérieures provinciales disposent d'une compétence inhérente. Comme l'a toutefois déjà déclaré la Cour suprême, « [l]a théorie de la compétence inhérente ne fait ressortir aucun motif valable, d'ordre constitutionnel ou autre, justifiant de protéger jalousement la compétence des cours supérieures des provinces contre la Cour fédérale du Canada », ou justifiant que « les lois censées conférer compétence [aux Cours fédérales] doivent être interprétées strictement de manière à protéger la compétence de la cour supérieure » (Canadian Liberty Net, précité, aux paragraphes 32 et 34). La Cour suprême a également souligné qu'il ne fallait pas conclure à l'existence de lacunes dans la Loi sur les Cours fédérales dans tous les cas où « le texte de cette loi ne comble explicitement la lacune en question » (Canadian Liberty Net, au paragraphe 34). Compte tenu de ces déclarations de la Cour suprême, qui font autorité, il convient d'interpréter le libellé de la Loi sur les Cours fédérales de manière à en réaliser l'objet, à moins que la loi indique le contraire par des dispositions claires.

[54]           Une interprétation selon laquelle la Cour fédérale dispose d'un pouvoir de contrôle à l'égard des exercices fédéraux de prérogative pure est conforme à l'objectif du législateur, qui veut que toutes les décisions administratives fédérales soient susceptibles de contrôle par les Cours fédérales. L'interprétation contraire mettrait hors de la compétence des Cours fédérales un large éventail de décisions administratives qui découlent de la prérogative fédérale, et dont certaines ont d'importantes répercussions à l'échelle nationale : on trouvera une liste des prérogatives fédérales dans Peter W. Hogg, c.r., et al., Liability of the Crown, précité, aux pages 23 et 24, et S. Payne, « The Royal Prerogative », dans M. Sunkin et S. Payne, réd., The Nature of the Crown: A Legal and Political Analysis (Oxford, Oxford University Press, 1999).

[55]           On doit également prendre en compte le contexte plus large dans lequel s'inscrit la nature de la prérogative de la Couronne fédérale. Divers instruments et moyens permettent d'exercer cette prérogative (A. Berriedale Keith, The King and the Imperial Crown (Londres, Longmans, Green and Co., 1936), à la page 68). Le libellé particulier utilisé à l'article 2 de la Loi sur les Cours fédérales pour décrire l'exercice de la prérogative peut s'expliquer comme une simple tentative de tenir compte de la manière dont la prérogative est habituellement exercée ou est considérée comme exercée, c.‑à‑d. par l'entremise de fonctionnaires qui s'autorisent d'une ordonnance prise en vertu de la prérogative. On peut aussi interpréter ce libellé comme je l'ai fait précédemment, au paragraphe 49, ou encore comme la Cour fédérale l'a fait dans Khadr c. Canada (Procureur général), 2006 CF 727, [2007] 2 C.F. 218.

[56]           L'interprétation contraire — qui disjoint les exercices de la prérogative fédérale des exercices de pouvoirs prévus par des ordonnances prises en vertu d'une prérogative — établit une distinction technique qui sert uniquement à piéger les moins avertis et à entraver l'accès à la justice. Dans l'arrêt TeleZone, précité, rendu après l'arrêt Black, la Cour suprême a souligné (aux paragraphes 18, 19 et 32) la nécessité d'interpréter les dispositions en cause d'une manière qui permette d'éviter de tels problèmes.

[57]           Ces préoccupations sont fortement en jeu dans l'affaire qui nous occupe. Advenant l'adoption de l'interprétation contraire, il reviendrait aux cours supérieures provinciales de procéder en l'espèce au contrôle de la prise par le gouverneur en conseil du décret qui autorise le ministre à délivrer l'instrument de ratification — un pur exercice de prérogative. Notre Cour aurait cependant compétence exclusive, en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales, pour contrôler la délivrance par le ministre de l'instrument de ratification — l'exercice d'un pouvoir prévu « par une ordonnance prise en vertu d'une prérogative royale » aux termes du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Il faudrait deux instances distinctes devant deux cours distinctes, cela ouvrant toute grande la voie à des dépenses, des retards, de la confusion et un manque de cohérence inutiles.

[58]           Compte tenu de ce qui précède, je conclus que les Cours fédérales peuvent procéder au contrôle des exercices d'une compétence ou de pouvoirs fondés uniquement sur la prérogative de la Couronne fédérale.

(3)        La question du caractère justiciable

[59]           Dans ses observations écrites sur la compétence de la Cour, le Canada affirme que même si les exercices de prérogative pure de la Couronne fédérale sont susceptibles de faire l'objet d'un contrôle, notre Cour ne peut malgré tout pas procéder à un tel examen. Comme il est axé sur les politiques générales et a trait aux relations internationales, l'objet en cause ne serait pas justiciable, c'est‑à‑dire qu'il ne serait pas susceptible de contrôle par une cour de justice.

[60]           Se fondant sur Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, aux paragraphes 36 et 37, et Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, le Canada fait valoir au soutien de sa prétention que les exercices de prérogative pure de la Couronne fédérale ne sont susceptibles de contrôle que lorsque des droits garantis par la Charte sont en cause.

[61]           Il est vrai qu'on peut invoquer ces arrêts au soutien du principe restreint selon lequel les affaires fondées sur la Charte sont justiciables, peu importe la nature de l'action gouvernementale visée, qu'il s'agisse de prérogative royale ou d'autre chose. Ces arrêts ne permettent cependant pas d'affirmer de manière plus large qu'aucun autre exercice de prérogative royale ne relève de la compétence des cours de justice. En fait, certains autres exercices sont justiciables, comme je vais le démontrer.

[62]           Le caractère justiciable, parfois désigné l'« objection fondée sur des questions de politique », a trait à la capacité d'une cour d'examiner une question qui lui est soumise et à l'opportunité d'un tel examen. Certaines questions sont de nature si politique que les cours de justice sont incapables d'en traiter ou sont mal placées pour le faire, ou ne devraient pas les examiner eu égard à la ligne de démarcation traditionnelle à respecter entre les pouvoirs des tribunaux et des autres branches de l'État.

[63]           Pour savoir si la question dont la Cour est saisie est justiciable, la question de la source du pouvoir du gouvernement n'est pas pertinente (R. v. Ministry of Defence, ex parte Smith, [1995] 4 All E.R. 427, conf. par [1996] Q.B. 517, [1996] 1 All E.R. 257 (C.A.)). Depuis un certain temps déjà, on considère qu'aux fins de contrôle judiciaire, il n'y a pas de distinction de principe à faire entre les sources de pouvoir, qu'il s'agisse d'une loi ou d'une prérogative (Council of Civil Service Unions, précité). Je souscris au passage suivant des commentaires formulés par lord Roskill dans cet arrêt (à la page 417, A.C.) :

[TRADUCTION]

Si l'exécutif, dans l'exercice d'un pouvoir d'origine légale, fait un acte qui porte atteinte aux droits du citoyen, il ne fait aucun doute qu'en principe la manière dont ce pouvoir est exercé peut être contestée pour l'un des trois motifs [...]. Si l'exécutif, au lieu d'agir en vertu d'un pouvoir légal, agit en vertu d'une prérogative [...] je suis incapable de concevoir [...] une quelconque raison logique pour laquelle le fait que la source du pouvoir est la prérogative et non la loi priverait le citoyen de ce droit de contester la manière dont le pouvoir est exercé, droit qu'il posséderait si la source du pouvoir était légale. Dans un cas comme dans l'autre, l'acte en question est l'acte de l'exécutif.

[64]           Comme la Cour d'appel de l'Ontario l'a déclaré dans l'arrêt Black, précité, au paragraphe 44, j'estime moi aussi que [TRADUCTION] « la source du pouvoir —la loi ou la prérogative — ne doit pas déterminer si l'action contestée est ou non susceptible de contrôle ».

[65]           Alors, qu'est‑ce qui est et n'est pas justiciable?

[66]           En matière de contrôle judiciaire, les cours font respecter le principe de la primauté du droit, qui vise notamment à assurer la « responsabilité de l'exécutif devant l'autorité légale » et à fournir « aux personnes un rempart contre l'arbitraire de l'État » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, au paragraphe 70). Lorsque des actions de l'exécutif sont soumises à un contrôle judiciaire, les cours de justice, sur le plan institutionnel, peuvent évaluer si l'exécutif a agi ou non de manière raisonnable, c.‑à‑d. si la décision appartient aux issues acceptables et justifiables. Cette évaluation incombe aux cours en vertu du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs (Crevier c. P.G. (Québec) et autres, [1981] 2 R.C.S. 220; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190). Dans de rares cas, toutefois, les exercices du pouvoir exécutif s'appuient sur des considérations idéologiques, politiques, culturelles, sociales, morales et historiques qui ne peuvent être soumises au processus judiciaire ou qui ne se prêtent pas à l'analyse judiciaire. Dans ces rares cas, évaluer si l'action de l'exécutif appartient aux issues acceptables et justifiables dépasse les capacités des cours et est hors de leur compétence, les faisant s'écarter du rôle qui leur est dévolu en vertu du principe de la séparation des pouvoirs. Par exemple, il est difficile d'imaginer le contrôle par une cour, en temps de guerre, de la décision stratégique d'un général de déployer des forces militaires d'une manière donnée (voir, de façon plus générale, Operation Dismantle, précité, aux pages 459, 460 et 465; Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l'Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, aux pages 90 et 91; Renvoi relatif au Régime d'assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 R.C.S. 525, à la page 545; Black, précité, aux paragraphes 50 et 51).

[67]           Il ressort de ces arrêts que la catégorie des affaires non justiciables est très restreinte. Même lors de contrôles judiciaires de mesures légales subordonnées portant sur des questions économiques ou d'autres questions complexes d'intérêt public, les cours se penchent malgré tout sur le caractère acceptable et justifiable de décisions prises par le gouvernement, en accordant bien souvent aux décideurs une très grande latitude. On dit souvent pour ce motif que le demandeur doit démontrer, dans de telles affaires, qu'il s'agit d'un cas « flagrant » (voir, p. ex., Thorne's Hardware Ltd. c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106, à la page 111; Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810, au paragraphe 28). La question reste cependant justiciable.

[68]           Selon certains précédents, la décision prise par l'exécutif de signer un traité, sans plus, n'est pas justiciable (voir, p. ex., R. v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs, ex parte Everett, [1989] 1 All E.R. 655, à la page 690, [1989] Q.B. 811, cité dans Black, précité, au paragraphe 52). Cette approche est logique, puisque les facteurs sous‑tendant la décision de signer un traité dépassent les capacités des cours et sont hors de leur compétence en termes d'évaluation, et que toute évaluation de pareils facteurs les ferait s'écarter du rôle qui leur est imparti en vertu de la séparation des pouvoirs.

[69]           Toutefois, dans l'affaire qui nous occupe, l'essentiel de la contestation de l'appelante est d'un autre ordre. L'appelante soutient que, peu importe les facteurs à l'origine de l'Accord, la décision de l'exécutif de le mettre en vigueur serait inacceptable et injustifiable parce qu'elle dispose du droit opposable d'être consultée avant que cela ne se réalise. En l'espèce, le caractère acceptable et justifiable de la décision est fonction de l'existence ou non d'un tel droit de l'appelante.

[70]           Évaluer si les faits d'une affaire créent des droits juridiques se trouve au cœur même du rôle joué par les cours. Il est directement de notre ressort de statuer sur de telles questions selon le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. Le motif d'opposition du Canada lié au caractère justiciable est ainsi sans fondement.

(4)        La norme de contrôle applicable devant notre Cour

[71]           Il nous faut examiner d'entrée de jeu la nature véritable ou essentielle de la demande de l'appelante (JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), [2014] 2 R.C.F. 557, 2013 CAF 250, au paragraphe 50).

[72]           En fait, la demande de jugement déclaratoire par l'appelante s'inscrit dans le contexte d'une décision prise par le gouvernement du Canada. Celui‑ci a décidé, implicitement ou explicitement, malgré la position énoncée par l'appelante, qu'il pouvait mettre l'Accord en vigueur sans consulter ni elle ni les autres peuples autochtones. L'appelante veut faire annuler cette décision au moyen d'un jugement déclaratoire. Elle demande aussi à la Cour de rendre une ordonnance interdisant au Canada de prendre des mesures en vue de la mise en vigueur de l'Accord.

[73]           Je n'ai pas besoin d'examiner si la décision appelle la norme de contrôle de la décision correcte ou de la décision raisonnable. Si c'est cette dernière norme qui est applicable, la seule issue acceptable et justifiable pour le gouvernement du Canada est de se conformer en l'espèce au droit relatif à l'obligation de consulter. La question dont nous sommes saisis est binaire. Soit l'obligation existe, soit elle n'existe pas, et comme le Canada n'a pas fait de consultation, sa décision doit être annulée ou maintenue en fonction de cette seule question.

[74]           Tel qu'il ressortira clairement de l'analyse qui suit, la Cour fédérale a tiré, dans ses motifs, un certain nombre de conclusions reposant essentiellement sur son appréciation de la preuve. Quelle norme de contrôle notre Cour doit‑elle appliquer à ce type de conclusions?

[75]           L'arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), [2013] 2 R.C.S. 559, 2013 CSC 36, au paragraphe 46, étaye l'affirmation que nous devons nous mettre à la place de la Cour fédérale et examiner si elle a appliqué la norme de contrôle de manière appropriée. Je ne crois pas que cela nous autorise à substituer nos conclusions de fait à celles tirées par la Cour fédérale.

[76]           Comme dans tous les cas de révision en appel, en l'absence d'un principe juridique isolable, nous devons à mon sens respecter les conclusions qui reposent essentiellement sur l'appréciation de la preuve par la cour de première instance et ne pas reconsidérer ces conclusions. Seule une erreur manifeste et dominante peut vicier de telles conclusions. La Cour suprême a statué dans ce sens dans l'arrêt Nation Tsilhqot'in, précité, au paragraphe 52, qui portait sur l'existence d'un titre ancestral.

[77]           Autrement dit, en l'absence d'erreur de droit, la retenue est de mise en l'espèce à l'égard des conclusions de nature essentiellement factuelle tirées par la Cour fédérale que nous avons décrites précédemment, aux paragraphes 13 à 15 et 18 à 22.

[78]           Quoi qu'il en soit, cette question ne tire pas à conséquence en l'espèce puisque, comme il ressortira de mon analyse, j'aurais tiré les mêmes conclusions de fait que la Cour fédérale si j'avais été à sa place.

(5)        Une obligation de consulter a‑t‑elle pris naissance?

[79]           Les parties s'entendent pour dire que la Cour fédérale a bien cerné le droit applicable quant à ce qui fait naître l'obligation de consulter les autochtones et, si nécessaire, de tenir compte des droits et titres ancestraux qui ont été revendiqués, mais pas encore reconnus. Ce droit applicable est énoncé dans les arrêts Rio Tinto, Mikisew et Nation haïda, précités.

[80]           Comme on l'a vu, pendant que la présente affaire était en délibéré, la Cour suprême du Canada a rendu l'arrêt Nation Tsilhqot'in, précité. Nous avons demandé aux parties de présenter des observations complémentaires à cet égard. Après examen de ces observations, j'en viens à la conclusion que l'arrêt Nation Tsilhqot'in n'a pas changé le droit quant aux circonstances où l'obligation de consulter du Canada prend naissance. Ce jugement confirme en fait que les arrêts Rio Tinto, Mikisew et Nation haïda, précités, énoncent toujours le droit applicable sur ce point (voir Nation Tsilhqot'in, aux paragraphes 78, 80 et 89).

[81]           Le plus récent des trois arrêts, Rio Tinto, intègre ce qui a été décidé antérieurement dans Mikisew et Nation haïda quant à l'obligation de consulter. Dans Rio Tinto, la Cour suprême a énoncé quels éléments précis devaient être présents pour que prenne naissance l'obligation de consulter. Elle a toutefois aussi exposé certains objectifs que l'obligation était censée atteindre. Il faut bien garder ces objectifs à l'esprit lorsqu'on cherche à savoir si les éléments requis sont présents.

[82]           La Cour suprême a mentionné deux objectifs que l'obligation de consulter était destinée à promouvoir : en premier lieu, « la nécessité de protéger les droits ancestraux et de préserver l'utilisation ultérieure des ressources revendiquées par les peuples autochtones, compte tenu des intérêts opposés de la Couronne » (Rio Tinto, précité, au paragraphe 50); en deuxième lieu, la nécessité de « reconnaître que les actes touchant un titre aborigène ou un droit ancestral non encore établi, ou des droits issus de traités, peuvent avoir des répercussions [défavorables] irréversibles qui sont incompatibles avec l'honneur de la Couronne » (Rio Tinto, précité, au paragraphe 46).

[83]           Cette dernière notion — à savoir que l'obligation vise à empêcher la possibilité actuelle et réelle de causer un préjudice imputable à un comportement non honorable auquel on ne pourrait pas remédier par la suite — est fondamentale :

[...] Si [la Couronne] entend agir honorablement, elle ne peut traiter cavalièrement les intérêts autochtones qui font l'objet de revendications sérieuses dans le cadre du processus de négociation et d'établissement d'un [Accord]. Elle doit respecter ces intérêts potentiels mais non encore reconnus. La Couronne n'est pas paralysée pour autant. Elle peut continuer à gérer les ressources en question en attendant le règlement des revendications. Toutefois, selon les circonstances, question examinée de façon plus approfondie plus loin, le principe de l'honneur de la Couronne peut obliger celle‑ci à consulter les Autochtones et à prendre raisonnablement en compte leurs intérêts jusqu'au règlement de la revendication. Le fait d'exploiter unilatéralement une ressource faisant l'objet d'une revendication au cours du processus visant à établir et à régler cette revendication peut revenir à dépouiller les demandeurs autochtones d'une partie ou de l'ensemble des avantages liés à cette ressource. Agir ainsi n'est pas une attitude honorable.

(Nation haïda, précité, au paragraphe 27.)

[84]           Vu ces objectifs, la Cour suprême nous a dit dans l'arrêt Rio Tinto, précité, aux paragraphes 40 à 50, que trois éléments étaient requis pour que l'obligation de consulter prenne naissance :

             la Couronne doit « avoir connaissance, concrètement ou par imputation, d'une revendication [autochtone] visant la ressource ou la terre qui s'y rattache » (au paragraphe 40);

             « la mesure ou la décision de la Couronne doit mettre en jeu un droit ancestral éventuel », c'est‑à‑dire qu'est visée une mesure constituant même une « décision stratégique prise en haut lieu » (au paragraphe 44) qui est « susceptible d'avoir un effet préjudiciable sur la revendication ou le droit en question » (au paragraphe 42) ou qui présente un « risque d'effet préjudiciable » (au paragraphe 44);

             il doit exister la « possibilité que la mesure de la Couronne ait un effet sur une revendication autochtone ou un droit ancestral », en ce sens qu'il doit exister « un lien de causalité entre la mesure ou la décision envisagée par le gouvernement et un effet préjudiciable éventuel sur une revendication autochtone ou un droit ancestral » (au paragraphe 45).

[85]           Tant devant la Cour fédérale que devant notre Cour, la question centrale a été de savoir si la troisième de ces exigences, l'existence d'un lien de causalité entre la mesure de la Couronne et un effet préjudiciable éventuel sur une revendication autochtone ou un droit ancestral, était respectée. L'importance du lien de causalité requis et la question de savoir si on a établi l'existence d'un tel lien ont été au cœur du débat entre les parties.

[86]           Sur ce point, les parties s'entendent pour dire que la Cour fédérale a cerné avec exactitude le droit applicable à la question de l'importance ou de la qualité du lien de causalité nécessaire pour donner naissance à l'obligation de consulter. Encore une fois, le droit applicable se trouve énoncé dans l'arrêt Rio Tinto. Il comporte deux éléments :

                    L'analyse doit mettre l'accent sur l'effet de la mesure de la Couronne sur les droits ancestraux ou sur l'exercice de ces droits (au paragraphe 46). Une « répercussion négative » générale ou une répercussion sur des questions étrangères aux droits, comme « la position de négociation ultérieure de la Première nation », sont sans pertinence (aux paragraphes 46 et 50);

                     Même si une « approche généreuse et téléologique est [...] de mise », la répercussion sur les droits doit avoir un « effet préjudiciable important ». Si un effet éventuel peut suffire, « de simples répercussions hypothétiques ne suffisent pas » (au paragraphe 46).

[87]           Comme on l'a vu, la Cour fédérale a cerné et énoncé l'ensemble de ce droit. La question soulevée par l'appelante dans le présent appel est de savoir si la Cour fédérale a appliqué correctement ce droit aux faits de l'espèce.

[88]           La Cour fédérale a conclu, en fonction des faits, que les éventuels effets préjudiciables de l'Accord sur les droits ancestraux de l'appelante n'étaient « pas importants » et étaient « de nature hypothétique », et qu'ainsi aucune obligation de consulter l'appelante n'avait pris naissance. Autrement dit, l'appelante n'avait pas démontré l'existence d'un lien de causalité entre l'Accord et d'éventuels effets préjudiciables sur des revendications autochtones ou des droits ancestraux revendiqués.

[89]           Tel qu'on le verra clairement plus loin, l'appelante n'a pas démontré que la Cour fédérale avait commis une erreur manifeste et dominante dans son application du droit aux faits de la présente affaire ni dans l'établissement des faits. Quoi qu'il en soit, je souscris aux conclusions reposant sur des faits tirées par la Cour fédérale.

[90]           L'appelante fait valoir devant notre Cour que la conclusion de la Cour fédérale concernant les effets « hypothétiques » de l'Accord était essentiellement fondée sur sa conception des obligations découlant de l'Accord assumées par le Canada. Or, selon l'appelante, cette conclusion reposait sur l'interprétation fondamentalement erronée par la Cour fédérale de la preuve dont elle disposait sur ces obligations. La Cour fédérale a déclaré que l'appelante n'avait pas présenté suffisamment d'éléments de preuve convaincants sur les conséquences d'autres accords sur la promotion et la protection des investissements étrangers pour faire la lumière sur les obligations du Canada en vertu de l'Accord. En fait, selon l'appelante, ces autres accords et leurs conséquences avaient bel et bien été présentés à la Cour fédérale. En en faisant abstraction, la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante.

[91]           Le problème dans l'argumentation de l'appelante est que, malgré l'existence d'autres accords, aucun élément de preuve n'a suffisamment d'importance pour démontrer que ces accords amènent ou pourraient amener le Canada à prendre des décisions contraires au droit. Tout particulièrement, il n'y a aucune preuve que ces accords conduisent le Canada à prendre des décisions qui ne respectent pas les droits ancestraux.

[92]           Il convient de souligner que, comme la Cour fédérale l'a conclu (aux paragraphes 87, 133, point f, et 144), l'Accord ne contrevient à aucune loi nationale et n'est incompatible avec aucune loi nationale, qu'elle ait été adoptée par le gouvernement fédéral ou par une sous‑division de l'État canadien, qu'il ne modifie en rien la manière dont l'appelante pourrait exercer ses droits issus d'un futur traité, ni n'accorde à un quelconque tribunal arbitral le pouvoir d'invalider toute mesure que l'appelante ou le Canada pourrait adopter à l'avenir pour protéger les droits ancestraux revendiqués par l'appelante : voir aussi le paragraphe 20 ci‑dessus. Rien ne justifie d'intervenir à l'égard de ces conclusions de fait.

[93]           L'appelante soutient de plus que la Cour fédérale a appliqué le mauvais critère juridique lorsqu'elle a conclu que les effets préjudiciables invoqués par elle étaient trop « hypothétiques » et n'étaient pas suffisamment « importants » pour donner naissance à l'obligation de consulter. L'appelante fait valoir que le seuil requis pour faire naître l'obligation est « très bas ». Des effets même assez minimes sur des droits ou un titre revendiqués pourraient suffire selon elle.

[94]           L'appelante ajoute que la Cour fédérale a fait abstraction de « l'effet dissuasif » qu'aura l'entrée en vigueur de l'Accord. À son avis, l'Accord restreint la capacité ou la volonté du Canada de réglementer ou d'empêcher l'utilisation des terres et des ressources visées par les droits et le titre de propriété qu'elle revendique par les investisseurs chinois. L'appelante soutient que le Canada craindra d'être condamné au paiement de dommages‑intérêts pour non‑respect de l'Accord et exercera ainsi moins vigoureusement ses pouvoirs, notamment de réglementation.

[95]           L'appelante ajoute que la Cour fédérale a eu tort de lui imposer de présenter une preuve concrète de l'effet dissuasif plutôt que de se fonder sur « la logique et le bon sens » pour tirer des inférences à partir de faits connus. Elle fait remarquer qu'il n'est pas aisé de faire la preuve d'un effet dissuasif.

[96]           L'allégation relative à l'effet dissuasif repose sur l'hypothèse voulant que, pour éviter toute condamnation pécuniaire, le Canada s'abstiendra vraisemblablement de prendre des mesures pour protéger les droits ancestraux si elles sont interdites par l'Accord. L'hypothèse est en fait qu'en définitive, le Canada subordonnera les droits ancestraux à son désir d'éviter toute sanction pécuniaire pouvant découler de l'Accord.

[97]           Selon l'appelante, cette proposition repose sur la logique et le bon sens. Il s'agit en fait d'une pure hypothèse. On ne peut présumer qu'il y aura conflit entre la protection des droits ancestraux et la crainte de dommages‑intérêts sous le régime de l'Accord, ni que le Canada accordera la priorité à ce deuxième élément plutôt qu'au premier; en fait, on ne peut pas présumer que cela se produira même une seule fois (Nation Gitxaala c. Canada, 2012 CF 1336, au paragraphe 54). Nous ne savons tout simplement pas si surviendra le moindre conflit.

[98]           Au vu du dossier, il est tout aussi possible de présumer que le Canada accordera la priorité à la protection des droits plutôt qu'à des mesures en vue d'éviter une condamnation pécuniaire. Les priorités du gouvernement peuvent varier avec le temps et selon les circonstances, se modifier en fonction d'une décision donnée à prendre ou changer pour se conformer à l'opinion publique et aux résultats électoraux qui en sont le reflet. Parfois aussi, les gouvernements soutiennent des droits sans qu'entrent en compte des considérations économiques ou l'opinion publique. À l'heure actuelle, nous ne pouvons faire que des suppositions quant aux conséquences de l'Accord et aux décisions qui seront prises ou aux événements qui pourront survenir, ou quant à savoir s'il faudra même un jour réagir à certaines décisions ou à certains événements. Par ailleurs, comme on le verra, si jamais des effets réels et non hypothétiques sur les droits de l'appelante deviennent prévisibles et susceptibles de se produire après l'entrée en vigueur de l'Accord, l'appelante aura de nombreuses occasions de protéger pleinement ses droits et de prévenir tout préjudice, particulièrement tout préjudice irréversible.

[99]           Jusqu'à ce qu'il y ait au moins la perspective d'une décision ou d'un événement entraîné par l'Accord et qu'on sache en quoi consiste cette décision ou cet événement, nous ne pouvons pas dire avec la moindre certitude s'il y aura un conflit entre la protection de droits ancestraux et des mesures en vue d'éviter une condamnation pécuniaire sous le régime de l'Accord, ni évaluer la probabilité d'un tel conflit. Si une décision ou un événement entraîné par un accord et touchant les droits ancestraux était prévisible, l'obligation de consulter pourrait prendre naissance advenant la possibilité d'un préjudice. Il n'y a toutefois actuellement rien en vue, rien ne peut être cerné et nous ne pouvons même pas dire qu'un problème risque de survenir un jour. À l'heure actuelle, nous ne pouvons qu'imaginer des décisions ou des événements et leurs répercussions que l'Accord pourrait ou non entraîner. Toutefois, l'obligation de consulter est engendrée par du tangible, et non par le fruit de l'imagination.

[100]       En fait, la preuve dont nous disposons déjà en ce moment, soit les répercussions d'autres accords sur la promotion et la protection des investissements étrangers, laisse croire que ces accords n'ont pas été source de problèmes (voir le paragraphe 133, points a, c et d, des motifs de la Cour fédérale, et le paragraphe 69 de l'affidavit principal produit par le Canada). Rien ne donne à penser que ces accords ont restreint la capacité d'un gouvernement, de quelque niveau qu'il soit, de protéger des droits et intérêts ancestraux en cas de besoin, ou ont porté atteinte à de tels droits et intérêts.

[101]       L'appelante a insisté devant nous sur la distinction à faire entre les « possibilités » et les « hypothèses »; la Cour suprême a déclaré à cet égard que les secondes ne donnaient pas naissance à l'obligation de consulter, alors que les premières, oui. La simple possibilité qu'un préjudice soit causé suffit.

[102]       L'appelante a raison d'attirer notre attention sur cette distinction. Dans certains cas, la ligne de démarcation entre la possibilité et l'hypothèse est fine. Les objectifs de la reconnaissance de l'obligation de consulter peuvent toutefois nous aider à l'établir. Nous rappelons que ces objectifs consistent à protéger les droits ancestraux contre tout préjudice et toute répercussion défavorable irréversible et à préserver l'utilisation ultérieure des ressources revendiquées par les peuples autochtones, compte tenu des intérêts opposés de la Couronne (voir les paragraphes 82 et 83 des présents motifs). Une conséquence qui est tout au plus indirecte, qui pourrait bien ne jamais survenir (de sorte qu'aucune évaluation de probabilité ne puisse en être faite) et à laquelle on pourrait entièrement remédier ultérieurement se situe, quant à la ligne de démarcation, du côté des hypothèses, du côté qui ne donne pas naissance à l'obligation de consulter. Comme la Cour fédérale l'a conclu sur le fondement des faits, c'est de ce côté que se situe la présente affaire.

[103]       On peut s'attendre à ce que l'Accord, une fois en vigueur, fasse croître les investissements chinois au Canada. Certains de ces nouveaux investissements pourraient concerner des sociétés exploitantes de ressources. Ces sociétés pourraient‑elles s'intéresser à des ressources présentes sur les territoires autochtones ou à des terres revendiquées par les autochtones à des fins d'exploitation? Peut‑être que oui. Mais peut‑être aussi que non. Nous ne le savons tout simplement pas.

[104]       Nous savons toutefois que si la possibilité d'une telle exploitation se présente, et sûrement si ces sociétés présentent aux divers gouvernements et organismes gouvernementaux des demandes d'autorisation et de permis d'exploitation, les autochtones auront accès, au besoin, aux décideurs administratifs et à la protection des tribunaux. Ils pourront ainsi solliciter, comme mesure de protection, une injonction provisoire ou permanente, un bref de prohibition ou de certiorari ou encore, si pour une raison quelconque le Canada s'abstient d'agir mais le devrait, un bref de mandamus. Ainsi, la partie lésée pourra notamment faire valoir, preuve à l'appui, que le Canada accorde indûment priorité à une crainte de condamnation pécuniaire sous le régime de l'Accord plutôt qu'aux droits et intérêts autochtones. La jurisprudence de la Cour sur l'intérêt direct pour présenter une demande de contrôle judiciaire est suffisamment libérale pour assurer la pleine protection des personnes qui s'inquiètent de répercussions non hypothétiques sur leurs droits juridiques et leurs intérêts concrets (Ligue des droits de la personne de B'nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307 [2012] 2 R.C.F. 312, aux paragraphes 57 et 58).

[105]       Ayant à l'esprit les objectifs de l'obligation de consulter, je ne saurais dire qu'imposer cette obligation en l'espèce permettrait le moindrement de réaliser ces objectifs. On ne peut appréhender aucun effet éventuel ou possible, étayé par des éléments de preuve, sur des droits ancestraux. Imposer l'obligation de consulter n'est pas nécessaire pour préserver en l'espèce l'utilisation ultérieure de ressources revendiquées par les autochtones. Il sera possible de remédier à l'avenir à tout effet préjudiciable sur des droits découlant de l'Accord, le cas échéant, lorsque la situation ne sera plus qu'hypothétique et donnera naissance à l'obligation de consulter. L'appelante n'a pas démontré que quoi que ce soit pourrait échapper à un contrôle avant qu'un préjudice soit causé, à supposer qu'il y ait un jour préjudice.

[106]       L'appelante soutient aussi que les obligations imposées au Canada par l'Accord dureront au moins trente ans et que pendant cette période, aucun gouvernement ou tribunal canadien ne pourra les supprimer. L'Accord, une fois conclu, serait « irréversible ». Cela est vrai, mais n'ajoute rien à l'analyse. Jusqu'à ce qu'il existe un effet non hypothétique sur des droits du type décrit précédemment, le cas échéant, aucune obligation de consulter ne prendra naissance.

[107]       L'appelante ajoute que la Cour fédérale a fait abstraction d'un de ses arguments : le Canada, en acceptant d'être lié par les obligations prévues dans l'Accord, a aussi convenu de faire en sorte que ces obligations restreignent l'exercice par l'appelante de ses droits en matière d'autonomie gouvernementale.

[108]       Je ne suis pas d'avis que le Canada a accepté de faire en sorte que l'exercice par l'appelante de tout droit dont elle dispose en matière d'autonomie gouvernementale soit restreint par les dispositions de l'Accord. Rien dans l'Accord ne le laisse croire, et rien ne laisse croire non plus à une telle issue. Aucune preuve au dossier ne tend à démontrer l'existence d'un possible effet sur les droits en matière d'autonomie gouvernementale.

[109]       Encore une fois, si jamais une décision prise ou un pouvoir exercé devait un jour porter atteinte à un droit de l'appelante en matière d'autonomie gouvernementale, celle‑ci pourrait alors s'adresser aux tribunaux. Je répète aussi qu'une décision prévisible pourrait donner naissance à l'obligation de consulter, mais en l'espèce nous n'avons aucune idée des événements ou des décisions que l'Accord pourrait entraîner, ni ne savons si un événement ou une décision quelconque sera un jour envisagé, et encore moins si des droits en matière d'autonomie gouvernementale revendiqués par l'appelante pourraient être touchés par pareil événement ou pareille décision.

[110]       L'appelante soutient que la Cour fédérale a requis à tort une preuve démontrant la présence sur son territoire traditionnel d'investisseurs disposant de droits au titre de l'Accord, et l'existence des mesures envisagées qui auraient une incidence sur ces droits.

[111]       Je n'interprète pas la décision de la Cour fédérale de manière aussi étroite. La Cour fédérale s'est montrée réceptive aux répercussions plus générales donnant naissance, aux dires de l'appelante, à l'obligation de consulter. Ces répercussions plus générales, comme je l'ai dit et tel que la Cour fédérale l'a conclu, sont toutefois en ce moment de nature hypothétique.

[112]       Devant la Cour fédérale et devant notre Cour, l'appelante a soutenu que l'Accord empêcherait le Canada d'imposer un moratoire sur l'exploitation des ressources, mesure qui assurerait le respect des droits des autochtones. Comme la Cour fédérale l'a toutefois fait remarquer (au paragraphe 131), cette prétention repose sur diverses strates d'hypothèses, de suppositions ou de conjectures, et non pas sur des éléments de preuve. On n'a présenté aucune preuve du fait, notamment, que le Canada étudie ou étudiera un jour la possibilité d'adopter un tel moratoire, et encore moins de le mettre en œuvre, qu'un tel moratoire pourrait avoir des effets préjudiciables sur un éventuel investissement chinois sur le territoire de l'appelante, qu'un tribunal arbitral jugerait que ce moratoire contrevient à l'Accord et que le Canada ne disposerait plus de suffisamment de souplesse politique pour pouvoir empêcher que l'appelante soit touchée.

[113]       L'appelante cite plusieurs décisions démontrant que les décisions prises en haut lieu ou les modifications structurelles peuvent donner naissance à l'obligation de consulter (Huu‑Ay‑Aht First Nation c. The Minister of Forests, 2005 BCSC 697, 33 Admin. L.R. (4th) 123; Première nation Dene Tha' c. Canada (Ministre de l'Environnement), 2006 CF 1354; Première nation Kwicksutaineuk Ah‑Kwa‑Mish c. Canada (Procureur général), 2012 CF 517; Squamish Indian Band c. British Columbia (Minister of Sustainable Resource Management), 2004 BCSC 1320, 34 B.C.L.R. (4th) 280).

[114]       Je suis également d'avis que les décisions prises en haut lieu ou les modifications structurelles peuvent donner naissance à l'obligation de consulter, mais seulement lorsqu'il est satisfait au critère juridique. Toutes les affaires citées par l'appelante peuvent être différenciées de celle qui nous occupe. Je souscris à l'observation faite par la Cour fédérale (au paragraphe 78) selon laquelle ces affaires « portaient toutes sur des mesures de la Couronne qui se rapportaient directement aux territoires revendiqués par la Première Nation demanderesse ou aux ressources situées sur ces territoires ». Pour reprendre les termes de l'arrêt Rio Tinto, précité, au paragraphe 45, il y avait dans chaque cas « un lien de causalité entre la mesure ou la décision envisagée par le gouvernement et un effet préjudiciable éventuel sur une revendication autochtone ou un droit ancestral ». Je suis d'accord avec la Cour fédérale lorsqu'elle dit estimer que notre affaire est différente (au paragraphe 78) :

[...] Elles peuvent toutes être différenciées de la ratification de l'Accord, parce que l'Accord ne porte pas sur des terres en particulier, ni sur d'éventuels projets concernant des terres précises, ni sur des ressources précises. Il s'agit simplement d'un accord consistant en un vaste cadre national qui confère des protections juridiques supplémentaires aux investisseurs chinois au Canada ainsi qu'aux investisseurs canadiens en Chine et qui vont de pair avec les droits prévus par plusieurs traités de protection des investissements en vigueur et dans plusieurs accords commerciaux auxquels le Canada est déjà partie.

[115]       Je crois, en fin de compte, que la pierre angulaire de l'argumentation de l'appelante est sa définition du terme « hypothétique », définition qui ne saurait être retenue.

[116]       Selon l'appelante, le terme « hypothétique » s'entend des situations où [TRADUCTION] « il n'existe aucun fondement raisonnable permettant de conclure qu'un effet pourrait survenir ». Appliquant cette définition, l'appelante affirme qu'il existe en l'espèce un fondement raisonnable qui permet de conclure que l'Accord pourrait produire un effet.

[117]       Ce qui manque à la définition donnée par l'appelante au terme « hypothétique », c'est la notion de supposition ou de conjecture. Une conclusion n'est pas hypothétique lorsqu'elle s'appuie sur un raisonnement dont tous les liens sont des faits prouvés ou des inférences, joints ensemble par la logique. Une conclusion est hypothétique lorsqu'elle s'appuie sur un raisonnement dont un ou plusieurs liens sont des suppositions ou des conjectures.

[118]       En supposant que l'Accord atteindra ses objectifs, il est vrai qu'il y aura au Canada davantage d'investissements en provenance de la République populaire de Chine. Cela ne permet toutefois pas nécessairement de conclure que les droits ancestraux de l'appelante seront touchés. Cette rupture dans le fil du raisonnement, rupture à laquelle seules des suppositions ou des conjectures peuvent remédier, fait échouer la cause de l'appelante. Bref, l'appelante n'a pas, pour reprendre les termes de l'arrêt Rio Tinto au paragraphe 45, établi « un lien de causalité entre la mesure ou la décision envisagée par le gouvernement et un effet préjudiciable éventuel sur une revendication autochtone ou un droit ancestral » de l'appelante, si ce n'est de manière conjecturale.

[119]       Si l'on devait accepter la définition du terme « hypothétique » avancée par l'appelante, pratiquement toute décision ou mesure prise par un gouvernement donnerait naissance à l'obligation de consulter. Les gouvernements annoncent sans cesse des politiques décidées en haut lieu. Par exemple, tout comme l'Accord qui nous occupe, des mesures sont souvent envisagées pour inciter les Canadiens et les étrangers à investir dans des entreprises et des projets canadiens. L'obligation de consulter prend‑elle naissance chaque fois que le gouvernement compte annoncer de telles mesures?

[120]       Poussée à l'extrême, la position de l'appelante obligerait le ministre des Finances, avant le discours annuel du budget devant la Chambre des communes, à l'égard de chaque mesure qui y est prévue pouvant avoir une incidence éventuelle sur le climat d'investissement, à consulter chaque Première nation, grande ou petite, dont des terres revendiquées pourraient être touchées, de toute manière pouvant être envisagée ou imaginée, indépendamment du caractère indirect ou peu important de l'incidence. Une application aussi vigoureuse de l'obligation de consulter, prenant naissance aussi aisément, porterait atteinte à l'un des objectifs de l'obligation, soit le respect « des intérêts opposés de la Couronne » — dans notre exemple, l'intérêt pour la Couronne d'un gouvernement pouvant fonctionner (Rio Tinto, précité, au paragraphe 50).

[121]       Finalement, tout juste avant que la Cour ne statue sur la présente affaire, l'appelante a attiré notre attention sur la récente décision Courtoreille c. Gouverneur général en conseil, 2014 CF 1244, de la Cour fédérale, décision qui ne nous lie pas. Je n'estime pas nécessaire d'obtenir des observations complémentaires des parties sur cette nouvelle décision. Dans la décision Courtoreille, la Cour fédérale a souligné (au paragraphe 93) que l'existence potentielle ou éventuelle d'un préjudice suffisait à déclencher l'obligation de consulter, thèse juridique étayée par des arrêts de la Cour suprême du Canada (voir le paragraphe 86 ci‑dessus). La Cour fédérale a conclu dans Courtoreille, en fonction des faits particuliers de l'affaire, à l'existence d'un effet possible qui n'était pas que conjectural ou hypothétique. Pour les motifs qui précèdent, et comme il a été conclu par la Cour fédérale dans la présente affaire, l'appelante n'a pas établi par une preuve factuelle l'existence d'un lien de causalité entre l'Accord et tout préjudice possible, et encore moins un préjudice qui soit davantage que conjectural ou hypothétique.

[122]       Par conséquent, il n'existe aucun motif d'annuler le jugement de la Cour fédérale.

D.        Dispositif proposé

[123]       Par conséquent, pour les motifs exposés, je rejetterais l'appel avec dépens. Je tiens à remercier les parties de leurs utiles observations.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

M. Nadon, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

A.F. Scott, j.c.a. »

Traduction


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

A-324-13

APPEL DU JUGEMENT RENDU LE 26 AOÛT 2013 PAR LE JUGE EN CHEF CRAMPTON DANS LE DOSSIER NO T-153-13

INTITULÉ :

LA PREMIÈRE NATION DES HUPACASATH c. LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES DU CANADA ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 10 JUIN 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE SCOTT

 

DATE :

LE 9 JANVIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Mark G. Underhill

Catherine J. Boies Parker

 

POUR L'APPELANTE

 

Lorne Lachance

Mara Tessier

Shane Spelliscy

 

POUR LES INTIMÉS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Underhill, Boies Parker Law Corp. Inc.

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR L'APPELANTE

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LES INTIMÉS

 

 

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