Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20150407


Dossier : A-272-14

Référence : 2015 CAF 87

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

 

 

ENTRE :

ANTHONY MOODIE

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 18 février 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 avril 2015

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NEAR

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RYER

LE JUGE WEBB

 


Date : 20150407


Dossier : A-272-14

Référence : 2015 CAF 87

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

 

 

ENTRE :

ANTHONY MOODIE

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NEAR

I.                   Introduction

[1]               L'appelant, Anthony Moodie, a servi dans les Forces canadiennes (FC) de 1995 à 2005. En septembre 2003, il a commencé le cours 0309 de la Phase commune de l'Armée de terre (PCAT) à l'École d'infanterie du Centre d'instruction au combat à Gagetown, au Nouveau‑Brunswick. En novembre 2003, le Comité d'évaluation des progrès (CÉP) de l'École l'a renvoyé à son unité pour cause d'« échec de formation ». Le CÉP estimait que l'appelant n'était pas en mesure de satisfaire aux objectifs de rendement du cours.

[2]               L'appelant a déposé un certain nombre de plaintes auprès des FC concernant son échec au cours de la Phase commune de l'Armée de terre et a fini par les déposer, sous la forme d'un grief officiel, au chef d'état‑major de la défense (CÉMD) pour qu'il rende une décision.

[3]               Le 23 novembre 2010, le CÉMD a rejeté le grief de l'appelant. Ce dernier a par la suite demandé le contrôle judiciaire de cette décision à la Cour fédérale. Dans une décision rendue le 6 mai 2014, le juge Boivin a rejeté la demande (2014 CF 433). La Cour est saisie de l'appel de cette décision.

[4]               Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l'appel.

II.                Les faits et l'historique judiciaire

A.                Les faits

[5]               L'appel porte principalement sur l'échec de l'appelant à l'objectif de rendement 103 (mener une patrouille de reconnaissance). Cependant, les objectifs 102 (mener des opérations de défense), 109 (superviser l'entraînement physique de l'Armée de terre) et 118 (instruction du personnel) lui ont également posé problème.

[6]               L'appelant a tenté à deux reprises, les 15 et 20 novembre 2003, de satisfaire à l'objectif 103, mais sans succès. Après son deuxième échec, le CÉP s'est réuni et lui a accordé une troisième chance, dont il s'est prévalu le 24 novembre. Cependant, des problèmes logistiques ont fait en sorte que cette tentative ne puisse pas être considérée comme légitime. Compte tenu de ces circonstances, qui étaient indépendantes de la volonté de l'appelant, le CÉP lui a accordé une quatrième chance. L'appelant a de nouveau échoué. Le 25 novembre 2003, le CÉP a donc décidé de le renvoyer à son unité pour cause d'« échec de formation ».

[7]               Le 3 décembre 2003, l'appelant a déposé une plainte auprès du commandant de l'École d'infanterie, le lieutenant‑colonel Pearson. Il alléguait qu'il avait été évalué différemment des autres étudiants, que le personnel avait activement cherché à le faire échouer, et qu'il aurait dû obtenir la note de passage à l'objectif 103. Le commandant a considéré la plainte comme une demande officielle de redressement de grief et a demandé au chef des normes de l'École de mener une enquête.

[8]               Le 4 décembre 2003, l'appelant a déposé une deuxième plainte, dans laquelle il alléguait que des membres du personnel d'instruction l'avaient harcelé. Il a toutefois retiré sa plainte après avoir été informé qu'elle ne répondait pas aux exigences d'une plainte de harcèlement.

[9]               Le 10 décembre 2003, le commandant a rejeté le grief de l'appelant. Dans le rapport qu'il a remis deux jours plus tard, soit le 12 décembre 2003, le chef des normes présentait les résultats de l'enquête qu'il avait menée les 4 et 5 décembre précédents, et recommandait que la demande de redressement de grief soit rejetée.

[10]           En mars 2004, l'appelant a déposé une demande officielle de redressement de grief auprès du CÉMD. Au premier stade de ce processus, une autorité initiale (AI) doit rendre une décision. Cependant, l'AI appropriée — le commandant du Centre d'instruction au combat — n'a reçu la demande de redressement que le 5 octobre 2004. Ce retard à transmettre le grief à l'autorité initiale tient au fait que la première autorité initiale nommée pour statuer sur le grief était en situation apparente de conflit d'intérêts.

[11]           Le 12 octobre 2004, l'autorité initiale a envoyé à l'appelant un dossier contenant tous les documents qu'elle se proposait d'examiner pour rendre une décision. Le 15 novembre suivant, l'appelant a présenté des observations écrites en réponse.

[12]           Le 3 décembre 2004, l'autorité initiale a rejeté la demande de redressement de grief de l'appelant. Dans sa décision, elle s'est attardée sur son argument principal, qui concernait son échec à l'objectif 103. L'autorité initiale a conclu que l'appelant avait en fait échoué à toutes ses tentatives.

[13]           Entre‑temps, le 1er décembre 2004, l'appelant a déposé une nouvelle plainte de harcèlement, dans laquelle il alléguait, d'une part, qu'un membre du personnel d'instruction lui avait dit qu'il n'avait pas satisfait à l'objectif 118 à cause de son [TRADUCTION] « accent très prononcé », et, d'autre part, que ce même membre l'avait évalué d'une manière incompatible avec les normes du cours afin de s'assurer qu'il échoue à l'objectif 103. Le 14 décembre 2004, l'officier responsable, le commandant par intérim de l'École d'infanterie, a rejeté cette plainte.

[14]           Le 31 mars 2005, l'appelant a déposé une demande de redressement de grief auprès du CÉMD, considéré comme étant l'autorité de dernière instance, pour qu'il rende une décision définitive. Dans son grief, l'appelant faisait de nouvelles allégations sur les procédures suivies par les autres décideurs qui avaient examiné son grief.

[15]           La première étape, lorsque l'affaire arrive devant l'autorité de dernière instance, consiste en l'évaluation de la plainte par le Comité des griefs des Forces canadiennes (CGFC), un organisme indépendant qui doit procéder à un examen impartial des griefs dont est saisi le CÉMD.

[16]           Le grief de l'appelant a été transmis au CGFC le 6 juillet 2005. Le 5 août suivant, le Comité l'informait que son grief était en cours de traitement et lui transmettait une copie du dossier complet de grief.

[17]           Le 25 octobre 2005, l'appelant a été libéré des FC. Il conteste la conclusion du CÉMD selon laquelle sa libération n'avait aucun rapport avec son échec au cours de la Phase commune de l'Armée de terre.

[18]           Dans une lettre du 20 juin 2007, le CGFC a informé l'appelant que son grief avait été examiné par un de ses agents de grief et lui a divulgué tous les renseignements dont il tiendrait compte pour rédiger son rapport à l'intention du CÉMD. Le 20 juillet suivant, l'appelant a présenté des observations écrites en réponse.

[19]           Le 25 septembre 2007, le CGFC a présenté son rapport et a recommandé au CÉMD de rejeter le grief. Les conclusions et recommandations du Comité ont été transmises à l'appelant deux jours plus tard, soit le 27 septembre 2007.

[20]           Entre-temps, le 6 juillet 2007, l'appelant a saisi la Cour fédérale d'une action en dommages‑intérêts fondée sur les mêmes faits (dossier de la Cour no T‑1248‑07). Le 27 mai 2008, la protonotaire Milczynski a rejeté l'action au motif que la Loi sur la défense nationale, L.R.C. 1985, ch. N‑5 (la LDN) et les Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (ORFC) constituaient un régime légal exclusif visant le règlement des conflits militaires.

[21]           Le 12 août 2008, l'appelant a envoyé au CÉMD des observations écrites en réponse au rapport du CGFC. Le 16 septembre suivant, le directeur général de l'Autorité des griefs des Forces canadiennes (AGFC) l'informait que le traitement de sa plainte était suspendu jusqu'à ce que son action en Cour fédérale soit tranchée définitivement, conformément à l'article 7.16 des ORFC.

[22]           La décision de la protonotaire de rejeter l'action de l'appelant a finalement été confirmée par la Cour fédérale (2008 CF 1233, [2008] A.C.F. no 1601 (QL)) et par notre Cour (2010 CAF 6).

[23]           Entre‑temps, le 31 mars 2009, l'Autorité des griefs des Forces canadiennes a transmis à l'appelant des documents additionnels conformément à l'Ordonnance administrative des Forces canadiennes (OAFC) 19‑32. Celle-ci oblige l'autorité de dernière instance à divulguer au plaignant tous les renseignements dont il n'est pas déjà en possession avant de statuer sur un grief.

B.                 Décision du CÉMD

[24]           Le 23 novembre 2010, le CÉMD a rejeté le grief de l'appelant.

[25]           La décision du CÉMD porte sur quatre grandes questions : l'échec de l'appelant à l'objectif 103, son prétendu échec aux autres objectifs, ou le fait qu'il ne les ait pas atteints, ses allégations de harcèlement, et ses préoccupations quant à l'équité procédurale.

1)                  Échec à l'objectif 103

[26]           Le CÉMD s'est d'abord penché sur l'échec de l'appelant à l'objectif 103. Il a convenu avec le CGFC que l'évaluation de l'appelant avait été adéquate et équitable. Le CÉMD n'était pas du même avis que l'appelant, qui soutenait que ses troisième et quatrième tentatives auraient dû être couronnées de succès.

[27]           Le CÉMD a jugé que la troisième tentative de l'appelant ne pouvait être considérée comme valable en raison des problèmes logistiques survenus, en particulier l'absence d'un « objectif occupé », ainsi que l'exige le programme de la Phase commune de l'Armée de terre. De plus, le CÉMD a estimé que l'appelant aurait échoué à sa troisième tentative même si les problèmes logistiques ne s'étaient pas posés. Le CÉMD a noté que l'appelant n'avait pas atteint cinq des dix objectifs en matière de « leadership », alors qu'une note de huit sur dix est requise pour réussir. Il a néanmoins conclu que la décision du Comité d'évaluation des progrès d'accorder une quatrième chance à l'appelant était justifiée.

[28]           Cependant, le CÉMD n'était pas convaincu que l'appelant avait satisfait aux exigences de l'objectif 103 à sa quatrième tentative. Faisant remarquer que plusieurs des plaintes de l'appelant quant au caractère soi‑disant inéquitable de son évaluation tenaient à de simples désaccords avec l'évaluateur quant à l'efficacité de sa conduite, le CÉMD a expliqué que, d'après les notes de l'évaluateur, l'appelant avait fait de piètres choix en matière de stratégie et de mouvement. Par ailleurs, même s'il a fini par atteindre l'objectif, il a été découvert par les troupes « ennemies » et n'a pas pu terminer les activités obligatoires à l'objectif, bien que l'évaluateur lui ait autorisé un nouveau départ. L'appelant a également échoué à sept des dix exigences en matière de leadership.

[29]           Le CÉMD a jugé que l'allégation de l'appelant selon laquelle son formulaire d'évaluation avait été frauduleusement modifié de manière à remplacer la mention « réussite » par celle d'« échec » manquait à la fois de crédibilité et d'éléments de corroboration. Le CÉMD a donc conclu que la mention « réussite » n'était qu'une simple erreur d'écriture que l'on avait ensuite corrigée en y substituant la mention « échec ».

[30]           Le CÉMD a rejeté l'affirmation de l'appelant selon laquelle il n'y avait eu ni démonstrations ni patrouilles dirigées par le personnel d'instruction pour l'objectif 103. Pour le CÉMD, l'appelant n'avait pas produit assez d'éléments de preuve pour étayer cette affirmation. Du reste, quand bien même il l'aurait fait, il n'aurait pas satisfait nécessairement à l'objectif.

2)                  Échec aux autres objectifs, ou le fait de ne pas les avoir atteints

[31]           Le CÉMD s'est ensuite penché sur les allégations d'échec aux autres objectifs, ou le fait que l'appelant ne les ait pas atteints. Rappelant que l'appelant n'avait été renvoyé à son unité que parce qu'il avait échoué à l'objectif 103, le CÉMD a jugé qu'il n'était pas nécessaire de déterminer s'il avait atteint les objectifs 102, 109 ou 118. Comme il était convaincu que l'appelant avait effectivement échoué à l'objectif 103, la question de savoir s'il avait atteint ou non les autres objectifs était sans pertinence.

[32]           Le CÉMD a aussi reconnu que le Sommaire des dossiers du personnel militaire (SDPM) de l'appelant indiquait à tort que ce dernier avait réussi le cours de la Phase commune de l'Armée de terre. Cependant, il a refusé d'enquêter sur les motifs de cette erreur d'écriture, et a plutôt simplement convenu avec le CGFC qu'elle devait être corrigée.

3)                  Allégations de harcèlement

[33]           Le CÉMD s'est ensuite penché sur les allégations de harcèlement formulées par l'appelant.

[34]           Selon la directive 5012‑0 des Directives et ordonnances administratives de la Défense (DOAD) :

Le harcèlement se définit comme tout comportement inopportun et injurieux, d'une personne envers une ou d'autres personnes en milieu de travail, et dont l'auteur savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu'un tel comportement pouvait offenser ou causer préjudice. [...]

[...] L'exercice normal des responsabilités et de l'autorité associées à la prestation de conseils, à l'attribution des tâches, à l'orientation, à l'évaluation du rendement, à la discipline et à d'autres fonctions de supervision, ne constitue pas du harcèlement. [...]

[En italique dans l'original.]

[35]           Le CÉMD a examiné les trois allégations de harcèlement avancées par l'appelant, et a conclu que deux d'entre elles ne répondaient pas à la définition du harcèlement précitée.

[36]           Suivant la première allégation, l'évaluateur de l'objectif 118 a déclaré que les autres candidats ne pouvaient pas comprendre l'appelant en raison de son [TRADUCTION] « accent très prononcé ». Le CÉMD a commencé par noter que le dossier du cours ne contenait aucune preuve de cette déclaration. Il a néanmoins conclu que même si elle avait été faite, cette déclaration n'aurait pas constitué du harcèlement puisqu'une évaluation adéquate suppose de relever les lacunes en matière de communication.

[37]           D'après la deuxième allégation, lors de sa troisième tentative liée à l'objectif 103, l'évaluateur avait fait en sorte que l'appelant échoue. Le CÉMD a conclu que les préoccupations concernant cette patrouille avaient largement été résolues par l'autorisation d'une quatrième tentative, et que toute inquiétude particulière concernant le commandant de peloton n'avait pas été exposée de manière assez détaillée pour justifier une enquête plus approfondie par l'officier responsable.

[38]           Le CÉMD a décidé que la troisième allégation de l'appelant, voulant qu'il ait été tenu à des normes d'évaluation plus strictes que les autres étudiants et qu'il ait reçu, de manière injustifiée, des notes défavorables en matière de leadership, aurait pu répondre à la définition de harcèlement. Cependant, il a convenu avec l'officier responsable que l'appelant n'avait pas fourni suffisamment de renseignements pour justifier une enquête plus approfondie ou une conclusion de harcèlement.

4)                  Équité procédurale

[39]           Enfin, le CÉMD a examiné les préoccupations de l'appelant en matière d'équité procédurale.

[40]           S'agissant du retard, le CÉMD a reconnu que le délai de sept ans qui s'était écoulé entre les événements en question et la décision définitive relative au grief était inhabituellement long. Le CÉMD a également reconnu que la période d'environ six mois qui s'est écoulée avant que le grief de l'appelant ne soit transmis à l'autorité initiale appropriée ne respectait pas le délai de dix jours prévu par l'article 7.05 des ORFC.

[41]           Le CÉMD a toutefois jugé que la nécessité de trouver une autorité initiale qui ne soit pas en conflit d'intérêts expliquait le retard initial, et que l'appelant n'avait pas démontré qu'il avait subi un préjudice quelconque en raison de ce retard. Le CÉMD a aussi fait remarquer que toutes les décisions subséquentes ont été rendues dans les délais prescrits, le cas échéant, et que les retards survenus de 2008 à 2010 étaient attribuables à l'action de l'appelant en Cour fédérale. Le CÉMD a donc conclu que le traitement du grief de l'appelant n'avait pas subi de retards déraisonnables ou inexpliqués.

[42]           S'agissant de la divulgation, le CÉMD a convenu avec l'appelant que l'autorité de redressement est tenue de divulguer tous les documents qui lui ont été présentés avant de rendre une décision. Cependant, le CÉMD n'était pas d'accord avec l'appelant pour dire que cette procédure n'avait pas été respectée. Après avoir examiné l'ensemble du dossier de grief, le CÉMD a conclu que l'appelant avait obtenu divulgation de tous les documents effectivement pris en compte pour statuer sur les griefs au niveau de l'autorité initiale et de l'autorité de dernière instance, et qu'il avait eu toute la latitude voulue pour présenter des observations sur ces documents.

[43]           Le CÉMD a également examiné l'argument de l'appelant selon lequel il était injuste de la part de l'autorité initiale et du CGFC de ne s'intéresser qu'à l'« essentiel » du grief. Le CÉMD a fait observer qu'il avait tenté d'être aussi exhaustif que possible en traitant le grief long et complexe de l'appelant, tout en convenant avec le CGFC qu'il est parfois nécessaire de restreindre la portée des griefs. Le CÉMD a fait remarquer que l'appelant n'avait relevé aucun point important qu'aurait négligé le CGFC. Il a ajouté qu'une enquête plus approfondie sur certaines questions, comme le pourquoi et le comment de certaines erreurs d'écriture, ne changerait rien à la décision définitive relativement au grief.

C.                 La décision de la Cour fédérale

[44]           Le juge de la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de l'appelant, concluant que le traitement de son grief n'avait donné lieu à aucun manquement à l'équité procédurale et qu'il était raisonnable pour le CÉMD d'avoir rejeté le grief.

III.             Thèses des parties

[45]           L'appelant soutient que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l'équité procédurale avait été respectée durant le processus de grief et que la décision du CÉMD était raisonnable.

[46]           Dans son mémoire des faits et du droit, l'appelant affirme aussi que, dans sa façon de mener l'audience de contrôle judiciaire, le juge a soulevé une crainte raisonnable de partialité. À l'audition du présent appel, toutefois, il a retiré cette observation et a reconnu que rien ne permettait d'affirmer que le juge avait fait preuve de partialité. Je suis d'accord.

[47]           L'intimé soutient que les droits procéduraux de l'appelant ont été respectés durant le processus de grief et que la décision du CÉMD était raisonnable.

IV.             Questions en litige

[48]           Les questions en litige dans le présent appel sont les suivantes :

1.                  L'appelant a‑t‑il été privé de l'équité procédurale durant le processus de grief?

2.                  Le CÉMD a‑t‑il tranché adéquatement au fond le grief de l'appelant?

V.                Norme de contrôle

[49]           Lorsqu'elle est saisie de l'appel d'une décision de la Cour fédérale concernant une demande de contrôle judiciaire, la Cour doit se demander si le juge a choisi la norme de contrôle appropriée et s'il l'a correctement appliquée. Il s'agit, comme il a déjà été dit, de se « mettre à la place » de la Cour fédérale (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 46 à 47).

[50]           Les questions d'équité procédurale sont assujetties à la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, au paragraphe 79). C'est donc cette norme qui s'applique à la première question en litige en l'espèce.

[51]           La seconde question est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Eu égard aux enjeux soulevés par l'appelant dans son grief, le CÉMD devait se pencher sur des questions de fait de même que sur des questions mixtes de fait et de droit. Ainsi, il est présumé que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 51). De plus, la Cour a déjà conclu que les décisions du CÉMD relatives à des griefs sont assujetties à la norme de la décision raisonnable (Zimmerman c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 43, au paragraphe 21).

[52]           Le juge a correctement déterminé les normes de contrôle applicables aux questions dont il était saisi : il a conclu que les questions d'équité procédurale étaient assujetties à la norme de la décision correcte (au paragraphe 43), et que la décision de fond du CÉMD devait être examinée suivant la norme de la décision raisonnable (au paragraphe 44).

VI.             Analyse

A.                Équité procédurale

[53]           L'appelant soutient qu'il a été privé de l'équité procédurale à cinq égards. Le juge de la Cour fédérale a examiné et rejeté chacun des arguments soulevés dans la demande de contrôle judiciaire. Je souscris à la décision que le juge a rendue sur chacune de ces questions, que j'examinerai successivement.

1)                  Mandat

[54]           Selon l'appelant, le fait que les enquêtes concernant ses plaintes se soient déroulées sans mandat, contrairement à ce que prévoit la directive 7002‑2 des DOAD, constituait un manquement à l'équité procédurale. Il estime que, de ce fait, l'enquête de l'autorité initiale et la nouvelle enquête de l'autorité de dernière instance ont manqué de direction et de transparence, et qu'il a été empêché de savoir si ses plaintes étaient convenablement examinées.

[55]           L'intimé fait valoir que les préoccupations de l'appelant sont antérieures à la décision à l'examen, qui est celle rendue par le CÉMD relativement au grief officiel qui lui avait été présenté en mars 2004. Il ajoute que les procédures énoncées à la directive 7002‑2 des DOAD ne s'appliquent pas au processus de grief des FC, qui est plutôt régi par la LDN et les ORFC.

[56]           Le juge a conclu que la directive 7002‑2 des DOAD ne s'appliquait pas aux plaintes de l'appelant, qui ont été traitées d'emblée comme des griefs. Il a en outre conclu que, même si cette directive s'appliquait, l'appelant n'avait pas expliqué en quoi l'absence de mandat l'avait empêché de connaître la thèse qu'il devait réfuter, ou avait influé sur le traitement équitable de son grief.

[57]           Je souscris à la conclusion subsidiaire du juge. L'appelant s'est contenté d'affirmations générales concernant les effets de ce prétendu manquement procédural sur l'équité du processus de grief. Rien ne m'autorise donc à conclure qu'il y a eu à cet égard iniquité procédurale.

2)                  Date de la décision consécutive à l'enquête

[58]           L'appelant soutient que la date de la décision consécutive à l'enquête révèle un manquement à l'équité procédurale. Il soutient que l'enquête relative à sa plainte effectuée par le chef des normes ne s'est terminée que le 12 décembre 2003, soit deux jours après que le commandant eut décidé de rejeter sa plainte. Selon lui, cet écart suscite une crainte raisonnable de partialité de la part du commandant. Il allègue aussi que son droit à l'équité procédurale n'a pas été respecté parce qu'il n'a pas eu l'occasion de répondre au rapport d'enquête.

[59]           Cet argument n'est pas fondé. Tout d'abord, l'écart allégué n'en est pas un. Bien que le rapport soit daté du 12 décembre 2003, il indique que l'enquête s'est déroulée les 4 et 5 décembre précédents (à la page 235 du dossier d'appel, volume II). Deuxièmement, même si un tel écart existe, il est sans conséquence puisque la plainte de l'appelant a été renvoyée en vue d'une nouvelle enquête. Je n'accepte pas l'argument de l'appelant selon lequel cet écart constitue toujours, malgré le renvoi, un manquement à l'équité procédurale, car le CÉMD s'est appuyé, pour rendre sa décision, sur tous les rapports liés à la plainte.

3)                  Divulgation

[60]           L'appelant soutient que l'équité procédurale n'a pas été respectée durant le processus de grief parce qu'il n'a pas bénéficié d'une divulgation adéquate. Il affirme que l'intimé a contrevenu à l'article 13 de l'ordonnance 19‑32 des Ordonnances administratives des Forces canadiennes, selon lequel les autorités de redressement doivent fournir au plaignant des copies « de toute correspondance ou de tout document devant être présentées » avant d'examiner la plainte.

[61]           L'appelant fait valoir que les documents qui lui ont été divulgués le 12 octobre 2004 et le 31 mars 2009 étaient insuffisants. Il dit qu'il ne peut affirmer avec certitude que la divulgation du 12 octobre 2004 était complète, puisqu'on ne lui a fourni aucune liste de documents. Il soutient également que ni les éléments de preuve qui lui avaient été divulgués antérieurement ni ceux demandés à un certain capitaine Niles ne faisaient partie de la divulgation du 31 mars 2009.

[62]           L'appelant soutient que le CÉMD a eu tort de conclure que les exigences en matière de divulgation avaient été respectées puisqu'on ne savait pas si l'autorité initiale s'était servie de renseignements non divulgués à l'appelant pour parvenir à sa décision.

[63]           L'appelant affirme en outre que la question de la divulgation se pose encore, même après que le CÉMD a rendu sa décision. Il soutient que l'intimé a indûment refusé de lui divulguer les documents qu'il cherchait à obtenir au motif que ces documents n'étaient pas mentionnés dans la décision du CÉMD.

[64]           L'intimé soutient que les documents qu'il avait divulgués à l'appelant étaient plus que suffisants. Il note que le CÉMD a abordé cette question dans sa décision, et a conclu que tous les documents pris en compte par l'autorité initiale avaient été divulgués à l'appelant (page 614 du dossier d'appel, volume III).

[65]           Je suis d'accord avec l'intimé. L'appelant ne fait état d'aucun document précis qui ne lui aurait pas été divulgué, mais qui aurait été invoqué durant le processus de grief. Je ne vois aucune raison de conclure que la décision du CÉMD sur ce point était incorrecte. Qui plus est, la Cour ne peut que se demander si la décision du CÉMD était correcte. Les événements postérieurs à la décision du CÉMD échappent à la portée du présent appel.

4)                  Témoins

[66]           L'appelant affirme avoir été privé de l'équité procédurale parce qu'il n'a pas été en mesure de recueillir les éléments de preuve nécessaires pour appuyer sa demande — à savoir les témoignages d'autres soldats ayant suivi le cours de la Phase commune de l'Armée de terre — et que cela a porté atteinte à son droit à une audience équitable.

[67]           L'appelant affirme qu'il n'a pas pu recueillir lui‑même ces témoignages parce que le commandant a séparé les étudiants du cours de la Phase commune de l'Armée de terre qui avaient échoué des autres, et qu'il n'a pas aidé l'appelant à recueillir ces témoignages. L'appelant soutient qu'il avait droit à une telle aide en vertu du chapitre 7 des ORFC, de l'ordonnance 19‑32 des OAFC, de l'article 29.21 de la LDN et du Manuel des griefs des Forces canadiennes.

[68]           Le juge a conclu, en se basant sur le dossier et sur le caractère hypothétique des allégations de l'appelant, que ce dernier n'avait pas démontré en quoi la divulgation des documents par l'intimé ou son utilisation du témoignage des témoins étaient inadéquates. L'intimé n'avait pas à divulguer à l'appelant tous les documents moindrement pertinents à l'égard du grief. L'intimé devait plutôt lui divulguer les renseignements dont il allait se servir pour prendre sa décision de manière à ce que l'appelant soit en mesure de connaître la thèse qu'il devait réfuter.

[69]           Encore une fois, je suis d'accord avec le juge. Je ne vois aucune raison pour que la Cour revienne sur la décision du CÉMD à cet égard.

5)                  Retard

[70]           Enfin, l'appelant soutient qu'il a été privé de l'équité procédurale en raison des retards accumulés lors de la procédure de grief.

[71]           Il affirme que la décision de l'autorité initiale du 3 décembre 2004 a été rendue dix mois après l'expiration du délai prescrit par les ORFC. L'appelant fait remarquer que le président du CGFC a aussi mis plus de deux ans à transmettre ses conclusions et recommandations au CÉMD et à lui confier le dossier aux fins d'examen. Il ajoute que, dans les observations qu'il a adressées à l'intimé le 31 mars 2005, il décrit les répercussions de ces retards dans le traitement de son grief, notamment qu'ils faisaient obstacle à l'avancement de sa carrière dans les FC et à ses perspectives d'emploi.

[72]           L'appelant fait valoir que l'analyse du CÉMD concernant la question des retards est viciée à deux égards.

[73]           Tout d'abord, il affirme que le CÉMD a commis une erreur en concluant que le grief de l'appelant avait été déposé en 2004.

[74]           À mon avis, il ne s'agit pas d'une erreur. Bien qu'il se soit déjà plaint du cours de la Phase commune de l'Armée de terre en décembre 2003, l'appelant a déposé sa demande officielle de redressement de grief auprès du CÉMD en mars 2004. De plus, même si la Cour devait conclure qu'il s'agissait d'une erreur, l'appelant n'a pas expliqué en quoi elle avait compromis le caractère équitable de la décision du CÉMD. Je ne vois pas comment l'analyse du CÉMD concernant le retard dans le dossier de l'appelant aurait pu être différente s'il avait considéré que l'affaire avait commencé quatre mois plus tôt, soit à la date de la plainte initiale de l'appelant.

[75]           Deuxièmement, l'appelant soutient que le CÉMD a commis une erreur en concluant que le retard ne lui avait causé aucun préjudice puisque l'autorité initiale a rendu sa décision avant qu'il soit libéré des FC. L'appelant reconnaît que l'examen de son grief a été suspendu à cause de son action en Cour fédérale. Il affirme néanmoins que le délai écoulé entre la date à laquelle il a déposé sa plainte initiale et celle de la décision finale du CÉMD constitue un manquement à l'équité procédurale puisque le souvenir des témoins qui auraient dû être interrogés s'est grandement estompé, et qu'il ne peut plus obtenir le redressement qu'il recherchait initialement, compte tenu de sa libération des FC.

[76]           Je ne peux pas accepter cet argument. Je conviens avec le juge que l'appelant n'a pas démontré que le délai de traitement de son grief était excessif « au point d'être oppressif et de vicier les procédures en cause » (au paragraphe 70 de la décision de la Cour fédérale). Il s'agit du critère adéquat pour déterminer si les retards accumulés dans une procédure administrative constituent un manquement à l'équité procédurale, tel qu'il a été énoncé dans l'arrêt Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307 :

[115]    Je serais disposé à reconnaître qu'un délai inacceptable peut constituer un abus de procédure dans certaines circonstances, même lorsque l'équité de l'audience n'a pas été compromise [...] Il faut toutefois souligner que rares sont les longs délais qui satisfont à ce critère préliminaire. Ainsi, pour constituer un abus de procédure dans les cas où il n'y a aucune atteinte à l'équité de l'audience, le délai doit être manifestement inacceptable et avoir directement causé un préjudice important. [...]

[121]    Pour qu'il y ait manquement à l'obligation d'agir équitablement, le délai doit être déraisonnable ou excessif (Brown et Evans, op. cit., à la p. 9‑68). Le délai ne constitue pas en soi un abus de procédure. La personne visée par des procédures doit établir que le délai était inacceptable au point d'être oppressif et de vicier les procédures en cause. [...]

B.                 Caractère raisonnable de la décision du CÉMD

[77]           L'appelant conteste la décision de fond du CÉMD à deux égards.

[78]           Tout d'abord, il affirme que la décision est déraisonnable puisqu'il reste à déterminer comment et pourquoi sa note à l'objectif 103 est passée d'une réussite à un échec. Il soutient que, compte tenu des faits, il était déraisonnable de la part du CÉMD de conclure qu'il s'agissait d'une simple erreur d'écriture.

[79]           Par cette observation, l'appelant demande à la Cour d'apprécier de nouveau la preuve dont le CÉMD disposait. Ce serait outrepasser son rôle en matière de contrôle judiciaire, qui est d'évaluer le caractère raisonnable de la décision du CÉMD. Ce dernier a examiné la question et a conclu que la mention « réussite » qui figurait initialement sur le formulaire d'évaluation de l'appelant était une erreur d'écriture (page 608 du dossier d'appel, volume III). Il lui était loisible de parvenir à cette conclusion compte tenu du dossier dont il disposait. Il était également raisonnable de sa part de ne pas enquêter plus à fond sur les détails relatifs à cette erreur d'écriture, puisqu'il avait conclu que l'appelant avait bel et bien échoué à l'objectif 103.

[80]           Deuxièmement, l'appelant fait valoir que la conclusion du CÉMD sur la question du harcèlement est déraisonnable. Il affirme que le CÉMD a reconnu que les éléments du harcèlement étaient présents, mais que, selon lui, la preuve ne permettait pas de conclure qu'il y avait bel et bien eu harcèlement. L'appelant soutient que l'officier responsable aurait dû mener une enquête en bonne et due forme, et que le CÉMD a commis une erreur en adoptant sa conclusion sans qu'une enquête adéquate ait eu lieu.

[81]           L'appelant demande de nouveau à la Cour de réexaminer une conclusion qui repose largement sur des faits. De plus, il interprète mal la décision du CÉMD. Comme nous l'avons vu, ce dernier a examiné les trois allégations de harcèlement et a conclu que deux d'entre elles ne satisfaisaient pas à la définition de harcèlement, mais que la troisième — d'après laquelle l'appelant a été soumis à des normes d'évaluation plus strictes que les autres étudiants et a arbitrairement reçu des notes défavorables en matière de leadership — aurait pu y répondre. Cependant, le CÉMD a convenu avec l'officier responsable que l'appelant n'avait pas fourni assez de renseignements pour fonder une conclusion de harcèlement. Il lui était loisible de tirer une telle conclusion.

[82]           À mon avis, la décision du CÉMD est raisonnable. La décision de rejeter le grief de l'appelant appartient aux issues raisonnables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et les motifs fournis par le CÉMD à cet égard sont justifiables, transparents et intelligibles (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

VII.          Conclusion

[83]           Le juge de la Cour fédérale n'a pas commis d'erreur dans son choix des normes de contrôle applicables à la décision du CÉMD ni dans leur application. Les droits procéduraux de l'appelant ont été respectés durant le processus de grief, et la décision du CÉMD de rejeter le grief était raisonnable. Par conséquent, je rejetterais l'appel, avec dépens.

« David G. Near »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

C. Michael Ryer, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Yves Bellefeuille, réviseur


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-272-14

APPEL D'UN JUGEMENT DU JUGE BOIVIN DU 6 MAI 2014, DOSSIER NO T‑2186‑10

INTITULÉ :

ANTHONY MOODIE c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 18 février 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NEAR

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RYER

LE JUGE WEBB

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Anthony Moodie

 

l'appelant

 

Stewart Phillips

 

pour l'intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pour son propre compte

Toronto (Ontario)

 

L'appelant

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR L'INTIMÉ

 

 

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