Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150408


Dossier : A‑169‑14

Référence : 2015 CAF 89

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

 

 

ENTRE :

PARADIS HONEY LTD., HONEYBEE ENTERPRISES LTD. ET ROCKLAKE APIARIES LTD.

appelantes

et

SA MAJESTÉ LA REINE, LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE ET L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

intimés

Affaire entendue à Edmonton (Alberta), le 3 novembre 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 8 avril 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE PELLETIER


Date : 20150408


Dossier : A‑169‑14

Référence : 2015 CAF 89

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

 

 

ENTRE :

PARADIS HONEY LTD., HONEYBEE ENTERPRISES LTD. AND ROCKLAKE APIARIES LTD.

appelantes

et

SA MAJESTÉ LA REINE, LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE ET L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER (motifs dissidents)

I.                   INTRODUCTION

[1]               Le présent appel est né d’un projet de recours collectif d’un groupe d’apiculteurs commerciaux (les Apiculteurs), qui compte sur l’importation d’abeilles domestiques pour remplacer des colonies perdues en raison de la mortalité hivernale et d’autres facteurs. Le différend porte sur l’interdiction d’importer des abeilles domestiques des États‑Unis qui est en vigueur sous une forme ou sous une autre depuis les années 1980. Les Apiculteurs font grief aux intimés d’avoir adopté depuis 2007 une politique d’interdiction générale d’importation d’abeilles en « paquets », terme qui sera expliqué plus loin. Bien que bon nombre de leurs allégations leur donneraient droit à une mesure relevant du droit administratif si elles étaient prouvées, les Apiculteurs ont intenté un recours en négligence par lequel ils allèguent que les intimés ont une obligation de diligence à leur égard, ont enfreint la norme de diligence connexe et leur ont causé des dommages.

[2]               L’avocat des intimés – Sa Majesté la Reine, le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire (le ministre) et l’Agence canadienne d’inspection des aliments (l’Agence) (appelés collectivement les intimés) – a présenté une requête en radiation de l’action des Apiculteurs au motif qu’elle ne fait pas état d’une cause d’action valable. Cette requête a été accueillie et l’action a été rejetée avec dépens, les motifs étant publiés sous la référence Paradis Honey Ltd. c. Canada (Procureur général), 2014 CF 215 (les motifs).

[3]               Par les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel en partie, j’annulerais l’ordonnance du juge de la Cour fédérale quant aux dépens et je confirmerais le rejet de la déclaration des Apiculteurs.

II.                LES FAITS

[4]               Le climat hivernal du Canada étant ce qu’il est, les apiculteurs ont toujours subi des pertes de colonies pendant l’hiver, pertes qui doivent être compensées par l’importation de nouvelles abeilles. D’après les Apiculteurs, cela peut prendre l’une des deux formes suivantes : un « paquet », c’est‑à‑dire un contenant du format d’une boîte de céréales renfermant une petite colonie (dont une reine), ou une « reine », c’est‑à‑dire un contenant du format d’une boîte d’allumettes qui renferme une reine et quelques accompagnatrices. Fait peu étonnant, il semble qu’il soit plus efficace de remplacer une colonie existante par une autre (un paquet). Remplacer une colonie par une reine exige plus de travail et comporte plus de risque pour l’établissement d’une colonie productive.

[5]               La Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, ch. 21 (la Loi) et les lois qui l’ont précédée ont, à tous les moments pertinents, régi l’importation des animaux, y compris des abeilles, au Canada. L’article 14 de la Loi est libellé comme suit :

14. Le ministre peut, par règlement, interdire l’importation d’animaux ou de choses soit sur tout ou partie du territoire canadien, soit à certains points d’entrée seulement; l’interdiction, qui peut être générale ou viser uniquement des provenances précises, est en vigueur le temps qu’il juge nécessaire pour prévenir l’introduction ou la propagation au Canada d’une maladie ou d’une substance toxique.

14. The Minister may make regulations prohibiting the importation of any animal or other thing into Canada, any part of Canada or any Canadian port, either generally or from any place named in the regulations, for such period as the Minister considers necessary for the purpose of preventing a disease or toxic substance from being introduced into or spread within Canada.

[6]               En l’absence d’une réglementation particulière, l’importation d’animaux est gérée par le permis ministériel délivré aux termes de l’article 160 du Règlement sur la santé des animaux, C.R.C., ch. 296 (le Règlement) :

160. (1) La demande d’un permis ou d’une licence qu’exige le présent règlement est présentée selon une formule approuvée par le ministre.

160. (1) Any application for a permit or licence required under these Regulations shall be in a form approved by the Minister.

(1.1) Le ministre peut, sous réserve de l’alinéa 37(1)b) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, délivrer tout permis ou licence exigé par le présent règlement s’il est d’avis que l’activité visée par le permis ou la licence n’entraînera pas ou qu’il est peu probable qu’elle entraîne, autant qu’il sache, l’introduction ou la propagation au Canada de vecteurs, de maladies ou de substances toxiques.

(1.1) The Minister may, subject to paragraph 37(1)(b) of the Canadian Environmental Assessment Act, issue a permit or licence required under these Regulations where the Minister is satisfied that, to the best of the Minister’s knowledge and belief, the activity for which the permit or licence is issued would not, or would not be likely to, result in the introduction into Canada, or spread within Canada, of a vector, disease or toxic substance.

[7]               Entre la fin des années 1980 et le 31 décembre 2006, le ministre a pris une série de règlements interdisant l’importation, pour différentes périodes, d’abeilles domestiques au Canada en provenance de la zone continentale des États‑Unis. Les interdictions visaient à empêcher la propagation au Canada du parasite de l’acarien de l’abeille qui, d’après le Résumé d’étude d’impact de la réglementation (le RÉIR) publié en même temps que le Règlement, menaçait d’avoir des effets catastrophiques sur l’industrie apicole du Canada.

[8]               Le dernier de ces règlements fut le Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/2004‑136 (le RIAD de 2004). Le paragraphe 1(1) du RIAD de 2004 maintenait l’interdiction d’importer des abeilles domestiques au Canada en provenance de la zone continentale des États‑Unis, de la date d’entrée en vigueur du règlement au 31 décembre 2006. Le paragraphe 1(2) prévoyait que l’interdiction ne visait pas l’importation en provenance des États‑Unis d’une reine-abeille et de ses accompagnatrices conformément au permis délivré en vertu de l’article 160 du Règlement. Ainsi, l’interdiction d’importer des « paquets » a été maintenue jusqu’à la fin de 2006, tandis que l’importation de « reines » était permise conformément aux permis délivrés sous le régime de l’article 160 du Règlement.

[9]               Le nœud du différend sur lequel porte le présent appel est le fait qu’après l’expiration du RIAD de 2004, à la fin de 2006, celui‑ci n’a pas été remplacé. L’importation de « reines » est demeurée autorisée conformément aux permis délivrés en vertu de l’article 160 du Règlement, mais plutôt que de prendre un nouveau règlement sur l’importation de « paquets », le ministre a simplement adopté une politique selon laquelle aucun permis d’importation de « paquets » ne serait délivré. Il est allégué dans la déclaration que cette politique a été communiquée à l’industrie. Selon les termes de la déclaration, la politique en question [traduction] « constitue une directive ou un arrêté ministériel de fait qui ne repose pas sur un pouvoir légal » (dossier d’appel (D.A.), page 63).

[10]           Les Apiculteurs font valoir que les restrictions initiales à l’importation avaient pour objet la protection et la promotion des intérêts économiques de l’industrie apicole du Canada et des apiculteurs canadiens en les isolant du risque de maladie associé à l’importation d’abeilles en provenance des États‑Unis. Ils affirment que les intimés avaient à leur égard une obligation de diligence quant à l’importation d’abeilles en provenance des États‑Unis, obligation découlant du régime légal lui‑même et de diverses interactions entre les intimés et les représentants de l’industrie apicole, tel qu’il est expliqué au paragraphe 26 de la déclaration et du projet de déclaration modifiée. En résumé, cette obligation de diligence découle :

                    du régime légal lui‑même,

                      des observations des intimés présentées à l’industrie apicole selon lesquelles ils agissaient dans l’intérêt de l’industrie,

                      de la connaissance qu’avaient les intimés des difficultés de certains apiculteurs et de régions apicoles en raison de l’interdiction d’importer des abeilles en provenance des États‑Unis,

                      de la consultation et de la coopération des intimés avec l’industrie apicole sur la politique d’importation d’abeilles.

[11]           La déclaration explique le contenu de l’obligation de diligence des intimés (la norme de diligence) et expose de quelles manières la norme de diligence a été enfreinte. Les membres du projet de recours collectif soutiennent qu’ils ont subi une perte et des dommages en raison de la négligence des intimés et sollicitent 200 000 000 $ en dommages‑intérêts (D.A., pages 59 à 67).

[12]           Un juge de la Cour fédérale (parfois simplement appelé le juge) a été désigné pour gérer le projet de recours collectif des Apiculteurs. La requête en autorisation des Apiculteurs a été signifiée et déposée le ou vers le 12 septembre 2013. En novembre 2013, les intimés ont signifié et déposé leur requête en radiation de l’action des Apiculteurs. Il était allégué par la requête que les Apiculteurs n’avaient pas de lien de proximité à tel point proche et direct avec les intimés qu’il aurait donné naissance à une obligation de diligence privée.

[13]           En réponse, les Apiculteurs ont déposé un dossier de requête qui comprend un mémoire des faits et du droit auquel ils ont joint un projet de déclaration modifiée. Ces documents visaient à démontrer qu’une modification permettrait de remédier à l’absence de détails alléguée par les intimés. Ces derniers ont fait valoir que les Apiculteurs avaient trop tardé pour pouvoir modifier leur déclaration. Les Apiculteurs ont alors écrit au juge responsable de la gestion de l’instance pour préciser qu’ils ne cherchaient pas à modifier leur déclaration, et ont indiqué que [traduction] « le projet de déclaration modifiée a été fourni à titre indicatif et qu’aucune requête n’a, à l’heure actuelle, été présentée à la Cour pour modifier la déclaration » (D.A., page 210).

III.             LA DÉCISION FRAPPÉE D’APPEL

[14]           Après avoir exposé de manière très détaillée les thèses des parties, le juge a énoncé le critère applicable à une requête en radiation d’une déclaration pour défaut de divulguer une cause d’action. Il a fait observer que la Cour doit tenir les faits allégués pour véridiques, sauf s’ils ne peuvent manifestement être prouvés, et ne doit radier une déclaration que s’il est évident et manifeste que ces faits ne révèlent aucune cause d’action.

[15]           Le juge est ensuite passé au projet de déclaration modifiée. Se fondant sur l’article 75 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, le juge a conclu que les Apiculteurs ne pouvaient modifier leur déclaration sans autorisation. En outre, comme l’affaire faisait l’objet d’une gestion d’instance, il incombait aux Apiculteurs d’informer la Cour de leur intention de modifier leur acte de procédure.

[16]           Le juge a conclu que les Apiculteurs connaissaient bien les faits allégués dans la déclaration modifiée avant la conférence de gestion de l’instance au cours de laquelle la date d’audition de la requête en radiation des intimés a été fixée. Après avoir examiné les modifications, le juge n’a pu conclure qu’elles corrigeaient la lacune sur la question de la proximité entre les Apiculteurs et les intimés. S’appuyant sur la jurisprudence Apotex Inc. c. Bristol‑Myers Squibb Company, 2011 CAF 34, le juge a conclu que les Apiculteurs auraient dû faire connaître plus franchement leur intention de modifier leur déclaration. Par conséquent, le juge a radié les paragraphes modifiés de la déclaration des Apiculteurs ainsi que les paragraphes qui renvoyaient aux modifications proposées.

[17]           Le juge a ensuite recherché s’il était manifeste et évident que la réclamation pour négligence des Apiculteurs, fondée sur l’absence de pouvoir légal, serait rejetée. Le juge a conclu que la Loi et le Règlement conféraient au ministre le pouvoir exprès de prendre des décisions au sujet de l’importation des animaux réglementés, dont les abeilles domestiques, au Canada. Il a conclu que les faits allégués par les Apiculteurs ne pouvaient donner lieu à une responsabilité car la jurisprudence est bien fixée : le simple manquement à une obligation légale n’est pas en soi constitutif de négligence (Holland c. Saskatchewan, 2008 CSC 42, [2008] 2 R.C.S. 551, paragraphe 9).

[18]           Le juge a ensuite examiné le critère relatif à l’existence d’une obligation de diligence consacré par la jurisprudence Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (C.L.) (Anns). Il a fait observer, au sujet de l’entente des parties, que le point de départ de l’analyse consiste à rechercher si une obligation de diligence a été reconnue dans des cas similaires. Après examen de la jurisprudence qui lui a été citée par les parties, le juge a conclu qu’aucune autorité ne reconnaissait l’existence d’une obligation de diligence de droit privé dans des circonstances similaires.

[19]           Le juge a ensuite appliqué le premier volet du critère de la jurisprudence Anns, et recherché si les faits allégués « révél[aient] l’existence d’un lien suffisamment étroit pour obliger [les intimés] à prendre des mesures raisonnables pour protéger les [Apiculteurs] contre les pertes économiques prévisibles » (motifs, paragraphe 95).

[20]           La question consistait donc à rechercher s’il existait une proximité suffisante entre les Apiculteurs et les intimés pour que prenne naissance une obligation de diligence. Le juge a signalé que les Apiculteurs fondaient leur allégation relative à l’existence d’une obligation de diligence sur le régime légal lui‑même, ainsi que sur la nature de l’interaction entre les intimés et l’industrie apicole.

[21]           Après examen de dispositions particulières de la Loi et du Règlement, le juge a retenu la thèse des intimés selon laquelle le régime législatif « vis[ait] principalement à confier à [l’Agence] un vaste pouvoir de réglementation en vue de protéger la santé des animaux dans l’intérêt public […] » (motifs, paragraphes 102 et 103). Cet objectif général exclut toute obligation de diligence privée de protéger les intérêts économiques de ceux et celles qui s’en remettent à des animaux importés dans le cadre de leur activité commerciale.

[22]           Le juge a rejeté la thèse des Apiculteurs selon laquelle l’objectif de la loi pourrait se trouver dans le RÉIR qui accompagnait la prise des règlements au fil des ans. Tout en reconnaissant que ces documents avaient été acceptés pour faciliter l’interprétation des règlements auxquels ils se rapportaient, le juge a rejeté l’affirmation selon laquelle ils ont « déterminé l’objet de la loi applicable et l’intention du législateur » (motifs, paragraphe 107).

[23]           Le juge a conclu son analyse de ce volet du critère de la jurisprudence Anns en citant le paragraphe 50 de l’arrêt de la Cour suprême R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45 (Imperial Tobacco), et observé qu’il ne voyait pas en quoi « il serait possible de transformer l’un des pouvoirs discrétionnaires de droit public du ministre, qui doivent être exercés dans l’intérêt public, en obligations de droit privé envers des personnes en particulier » (motifs, paragraphe 109). Par conséquent, le juge a rejeté la thèse de proximité fondée sur le régime législatif.

[24]           Je retiens entièrement l’analyse du juge concernant ce volet du critère et je n’en dirai pas plus à ce sujet.

[25]           Le juge a ensuite étudié la question de savoir si les liens entre les intimés et l’industrie apicole pourraient donner lieu à une proximité suffisante pour étayer une obligation de diligence à première vue. Il a constaté l’absence d’obligation légale de consulter l’industrie, ce qui l’a amené à faire observer que le fait que des consultations ont eu lieu n’a pas modifié l’objectif de la Loi.

[26]           Le juge a relevé la thèse des Apiculteurs portant sur les RÉIR, notamment celui qui accompagnait le RIAD de 2004, traitaient « des coûts et des mesures permettant d’atténuer les répercussions [de l’interdiction d’importer] pour l’industrie, alors que les préoccupations concernant la population en général étaient à peine mentionnées » (motifs, paragraphe 111). Par ailleurs, le juge a souligné que les allégations des Apiculteurs concernant l’interaction avec l’industrie reposaient sur des consultations relatives à la nécessité de prolonger l’interdiction d’importer et étaient très générales. Plus particulièrement, le juge a fait remarquer que les Apiculteurs n’ont pas allégué qu’ils avaient demandé, et s’étaient fait refuser, un permis d’importation de paquets. Il a conclu que les actes de procédure des Apiculteurs n’établissaient pas un degré suffisant de proximité, découlant de leur interaction avec les intimés, pour donner lieu à une obligation de diligence.

[27]           Par mesure de prudence, le juge a poursuivi son analyse et a examiné le deuxième volet du critère de la jurisprudence Anns. Il a ainsi recherché si des considérations de politique primordiales viendraient contrer l’obligation de diligence à première vue à laquelle il faut conclure après examen du premier volet du critère.

[28]           Le juge a retenu la thèse des intimés selon laquelle la conclusion qu’il existe une obligation de diligence les exposerait à une responsabilité indéterminée. Comme les Apiculteurs ne représentent que l’un des nombreux groupes d’intervenants du secteur agricole, la conclusion qu’il existe une obligation de diligence ouvrirait la porte à des réclamations d’autres intervenants de ce secteur, ce qui placerait les intimés dans une position insoutenable, soit celle d’une responsabilité indéterminée, notamment dans un cas comme le présent où la réclamation repose sur une perte purement économique.

[29]           Le juge a en outre qualifié la décision du ministre de refuser des permis d’importation de véritable décision de politique, reprenant une observation incidente formulée dans l’arrêt Imperial Tobacco, précité. Il a conclu que l’interdiction d’importer des paquets constituait « une ligne de conduite ou une orientation fondée sur une mise en équilibre de considérations d’ordre public, notamment des facteurs sociaux et économiques » (motifs, paragraphe 118).

[30]           Ces deux conclusions intermédiaires allaient dans le sens de la conclusion finale du juge selon laquelle des motifs de politique écarteraient l’obligation de diligence à première vue, s’il avait été conclu à l’existence d’une telle obligation dans le premier volet du critère de la jurisprudence Anns.

[31]           Le juge a examiné la thèse des Apiculteurs portant que le ministre avait incorrectement délégué son pouvoir discrétionnaire à un tiers. Il les a rejetées au motif qu’elles étaient lacunaires, car les Apiculteurs n’ont pas fait valoir qu’une personne autre que le ministre a adopté la politique en question.

[32]           Le juge a également rejeté les allégations des Apiculteurs selon lesquelles les intimés et le Conseil canadien du miel avaient des liens inappropriés.

[33]           En fin de compte, le juge a conclu que même après examen des modifications proposées par les Apiculteurs, aucune cause d’action valable n’a été établie.

[34]           En ce qui concerne les dépens, le juge s’est appuyé sur la jurisprudence Pearson c. Canada, 2008 CF 1367, et a conclu que, comme l’action n’avait pas encore été autorisée comme recours collectif, l’article 334.39 des Règles ne jouait pas. Cette déposition interdit la reddition d’une ordonnance sur les dépens contre « une partie à une requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif » avec certaines exceptions, dont aucune n’est pertinente quant à la présente instance.

IV.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[35]           Les questions soulevées par le présent appel sont les suivantes :

1.                   Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du juge?

2.                  Est‑il évident et manifeste que la réclamation pour négligence présentée par les Apiculteurs est vouée à l’échec?

3.                   Si l’on présume qu’ils ont gain de cause, les intimés ont‑ils droit à des dépens?

V.                LA NORME DE CONTRÔLE

[36]           Il n’est pas controversé autre les parties que la décision du juge en matière de requête en radiation est discrétionnaire; une telle décision ne doit pas être modifiée à moins qu’une erreur de droit n’ait été commise ou qu’il y ait eu une mauvaise appréciation des faits, une omission d’accorder le poids voulu à tous les facteurs pertinents ou une injustice évidente (Bauer Hockey Corp. c. Sport Maska inc., 2014 CAF 158, paragraphe 12; Apotex Inc. c. Canada (Gouverneur en conseil), 2007 CAF 374, paragraphe 15). Toutefois, même si le juge a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la requête des appelantes ne peut être accueillie que si elles réussissent à établir que l’exercice approprié de ce pouvoir discrétionnaire produirait un résultat différent.

[37]           Le critère de radiation d’une déclaration pour défaut de divulguer une cause d’action valable consiste à déterminer s’il est « évident et manifeste » que la déclaration doit être écartée. Une déclaration ne doit pas être radiée simplement parce qu’elle est complexe ou parce que le demandeur présente une nouvelle cause d’action :

dans l’hypothèse où les faits mentionnés dans la déclaration peuvent être prouvés, est‑il « évident et manifeste » que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action raisonnable? Comme en Angleterre, s’il y a une chance que le demandeur ait gain de cause, alors il ne devrait pas être « privé d’un jugement ». La longueur et la complexité des questions, la nouveauté de la cause d’action ou la possibilité que les défendeurs présentent une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d’intenter son action.

Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, page 980

[38]           Comme le juge a bien cerné le critère, la Cour doit rechercher s’il l’a appliqué correctement.

VI.             EST‑IL ÉVIDENT ET MANIFESTE QUE LA RÉCLAMATION DES APICULTEURS FONDÉE SUR LA NÉGLIGENCE EST VOUÉE À L’ÉCHEC?

[39]           Compte tenu des observations sur l’interprétation des actes de procédure formulés par mon collègue dans ses motifs, il convient peut‑être de résumer les actes de procédure des Apiculteurs, ne serait‑ce que pour situer mes motifs en contexte. Après avoir exposé les faits pertinents aux paragraphes 2 à 23, les Apiculteurs font valoir, au paragraphe 24, qu’ils se fondent sur la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50, qui prévoit la responsabilité délictuelle de l’État dans les provinces de common law.

[40]           Au paragraphe 25, les Apiculteurs signalent l’objet de la législation, notamment du Règlement. Le paragraphe 26 commence comme suit : [traduction] « Les défendeurs avaient une obligation de diligence envers les demanderesses […] ». Il est suivi des alinéas a) à f) qui énoncent les faits à partir desquels cette obligation de diligence a pris naissance. Les modifications proposées à la déclaration des Apiculteurs comportent 16 nouveaux paragraphes qui renferment d’autres détails sur le fondement de l’obligation de diligence.

[41]           Le paragraphe 27 de la déclaration recense les éléments de l’obligation de diligence. Je considère ceux‑ci comme un énoncé de la norme de diligence que les intimés doivent respecter à l’égard des Apiculteurs. Les alinéas a) à j) donnent des précisions sur la norme de diligence.

[42]           Ensuite, au paragraphe 28 de la déclaration, les Apiculteurs allèguent que les intimés ont enfreint leur obligation de diligence en commettant divers gestes mentionnés aux alinéas a) à j). Au paragraphe 29, ils soutiennent que les intimés savaient ou auraient dû savoir que leur négligence [traduction] « et le maintien inapproprié de l’interdiction [d’importer] » leur causeraient des pertes et des dommages.

[43]           Le paragraphe 30 donne des précisions sur les pertes et les dommages subis par les Apiculteurs.

[44]           Dans les paragraphes introductifs de la déclaration, les Apiculteurs soutenaient qu’ils ont sollicité des dommages‑intérêts parce que les intimés [traduction] « sont intervenus sans détenir le pouvoir légal » d’interdire l’importation d’abeilles en paquets après l’expiration du RIAD de 2004. Dans les modifications de la déclaration proposées par les Apiculteurs, ils abandonnaient leur demande de dommages‑intérêts fondée sur l’absence de pouvoir légal des intimés.

[45]           Les Apiculteurs ont choisi de poursuivre les intimés en négligence. Une allégation dans un acte de procédures de faits qui, s’ils étaient prouvés, donneraient lieu à des recours prévu par le droit administratif ne suffit pas à établir la négligence (arrêt Holland, précité, paragraphe 9). Les Apiculteurs semblent l’avoir reconnu lorsqu’ils ont proposé de supprimer de leur déclaration le chef de dommages découlant de l’absence de pouvoir légal des intimés d’agir comme ils l’ont fait.

[46]           Selon moi, malgré les diverses questions de droit administratif soulevées par les faits plaidés par les Apiculteurs, le présent appel vise uniquement la question de savoir s’il ressort de leurs actes de procédure une cause d’action valable quant à la négligence.

[47]           Tel qu’il a été signalé précédemment, le droit relatif à responsabilité des autorités publiques en matière de négligence est fondé sur le critère consacré par la jurisprudence Anns c. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (Anns), retenu par la Cour suprême du Canada à l’occasion de l’affaire Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, et expliqué dans Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537. Ce droit a été analysé récemment dans l’arrêt Imperial Tobacco, précité.

[48]           Le critère de la jurisprudence Anns comporte deux volets : (1) ressort-il des faits une obligation de diligence à première vue, c’est‑à‑dire un lien de proximité qui impose de façon juste et raisonnable une obligation de prendre raisonnablement des mesures en vue d’empêcher un préjudice prévisible? (2) existe‑t‑il des raisons de politique générale pour lesquelles cette obligation de diligence à première vue ne devrait pas être reconnue?

[49]           Je soulignerais qu’il existe deux formulations dans la jurisprudence, en fait dans l’arrêt Imperial Tobacco même, quant au premier volet du critère de la jurisprudence Anns. Au paragraphe 39 de l’arrêt Imperial Tobacco, la Cour suprême dit qu’il faut rechercher « si les faits révèlent l’existence d’un lien de proximité dans le cadre duquel l’omission de faire preuve de diligence raisonnable peut, de façon prévisible, causer une perte ou un préjudice au plaignant ». La Cour a ajouté au paragraphe 41 :

La prévisibilité doit reposer sur un lien suffisamment étroit, ou lien de proximité suffisant, pour qu’il soit juste et raisonnable d’imposer à une partie l’obligation de prendre les mesures raisonnables pour ne pas porter préjudice à l’autre.

[50]           Le renvoi à la notion de « juste et raisonnable » met en évidence le fait qu’il existe un élément de politique dans le premier volet du critère, ce que la Cour a reconnu à l’occasion de l’affaire Cooper c. Hobart :

En résumé, nous sommes d’avis que dans l’état actuel du droit, tant au Canada qu’à l’étranger, il convient d’interpréter l’analyse établie dans l’arrêt Anns comme suit. À la première étape du critère de l’arrêt Anns, deux questions se posent : (1) le préjudice subi était‑il la conséquence prévisible de l’acte du défendeur; (2) malgré la proximité des parties qui a été établie dans la première partie de ce critère, existe‑t‑il des motifs pour lesquels la responsabilité délictuelle ne devrait pas être engagée en l’espèce? L’analyse relative à la proximité que comporte la première étape du critère de l’arrêt Anns met l’accent sur les facteurs découlant du lien existant entre la demanderesse et le défendeur. Ces facteurs comprennent des questions de politique, ce terme étant pris dans son sens large. Si l’on fait la preuve de la prévisibilité et de la proximité à la première étape, il y a une obligation de diligence prima facie.

Cooper c. Hobart, paragraphe 30

[51]           Cette observation a pour but de souligner le fait que la proximité ne peut simplement être assimilée à un aspect de la prévisibilité, en ce sens qu’elle porte sur la question de savoir s’il y avait une proximité telle entre le défendeur et le demandeur qu’il était prévisible que ce dernier subisse un préjudice du fait de la conduite du premier. La proximité doit être considérée comme une limite de la prévisibilité. Comme l’a souligné la Cour suprême par l’arrêt Imperial Tobacco, au paragraphe 41, « ce ne sont pas tous les résultats prévisibles qui donnent lieu à une obligation de diligence comparable ». Le critère de proximité permet de rechercher, dans l’univers de l’ensemble des liens dans lesquels une partie peut porter préjudice à une autre, quels sont les liens dans lesquels il est juste et raisonnable d’imposer une obligation de diligence pour éviter ce préjudice prévisible.

[52]           Je conclus que la formulation du critère de proximité au paragraphe 41 de l’arrêt Imperial Tobacco exprime le critère de façon plus complète que celle du paragraphe 39, qui en constitue à mon avis un abrégé.

[53]           La question en l’espèce est de savoir s’il existait un degré de proximité suffisant entre les Apiculteurs et les intimés pour donner lieu à une obligation de diligence. La proximité peut découler du régime légal lui‑même ou des interactions entre les parties. J’ai déjà signalé qu’à mon avis, le juge n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il n’existe pas de lien de proximité, ni d’obligation de diligence à première vue correspondante découlant du régime légal.

[54]           Les présents motifs portant sur la question de la proximité découlant de la conduite entre les parties. Pour répondre à cette question, nous pouvons procéder à « l’examen des attentes, des déclarations, de la confiance, des biens en cause et d’autres intérêts en jeu »; il n’y a pas de caractéristique unique unificatrice (Cooper c. Hobart, paragraphes 34 et 35).

[55]           La présente affaire est similaire à Imperial Tobacco en ce sens qu’elle concerne des décisions d’un organisme de réglementation. Elle diffère en ce sens que les Apiculteurs ne sont pas eux-mêmes l’entité réglementée. Ils forment un groupe parmi d’autres qui peut être touché par les décisions des organismes de réglementation. Les autres groupes touchés comprennent les producteurs agricoles qui s’en remettent à la pollinisation de leurs récoltes par des abeilles domestiques ainsi que les industries de transformation qui utilisent leurs produits agricoles comme contribution pour leurs produits. Cela dit, il faut reconnaître qu’il s’agit d’une différence de degré et non de nature.

[56]           Dans l’affaire Imperial Tobacco, la conduite qui avait donné lieu à un lien de proximité était le refus des autorités canadiennes de jouer le rôle d’organisme de réglementation et d’exercer leurs « fonctions de concepteur, d’inventeur, et de promoteur de souches de tabac » (Imperial Tobacco, paragraphe 54).

[57]           De quels faits allégués par les Apiculteurs pourrait ressortir un lien de proximité avec les intimés? La déclaration fait état de l’historique de l’interdiction d’importer des abeilles domestiques de la zone continentale des États‑Unis. Aux paragraphes 20 et suivants de la déclaration, les Apiculteurs signalent qu’avec l’expiration du RIAD de 2004, les intimés ont adopté une politique d’interdiction de l’importation des abeilles en paquets en provenance des États‑Unis, sans procéder à une évaluation du risque.

[58]           Les Apiculteurs invoquent les observations présentées à l’industrie apicole canadienne selon lesquelles les intimés ont réglementé les importations d’abeilles aux fins de protéger l’industrie apicole, les restrictions à l’importation seraient maintenues aussi longtemps qu’existerait un risque pour la population des abeilles domestiques et les intimés surveilleraient constamment la situation pour déterminer quand les restrictions pourraient être levées. Ces observations ont été mentionnées dans les RÉIR qui accompagnaient chaque exercice du pouvoir de réglementation. Les Apiculteurs ne soutiennent pas qu’ils se sont appuyés sur ces observations.

[59]           Les Apiculteurs font également valoir que les gestes posés par les intimés avaient pour but de favoriser et de protéger la viabilité de l’industrie apicole, et que les intimés connaissaient les difficultés économiques subies par certains apiculteurs et certaines régions apicoles en raison des restrictions à l’importation. De plus, les Apiculteurs soutiennent également que les intimés ont initialement consulté et collaboré avec le Conseil canadien du miel, des associations apicoles provinciales, divers apiculteurs et d’autres intervenants. Après 2006, les intimés ont consulté exclusivement le Conseil canadien du miel, lequel était dominé par une faction qui avait un intérêt économique quant au maintien de la restriction à l’importation des abeilles domestiques, chose qui était connue ou aurait dû être connue.

[60]           Selon ce que je comprends de la déclaration, il pourrait ressortir de ces faits plaidés par les Apiculteurs un lien de proximité. Ils font valoir d’autres faits, plus précisément des explications concernant les gestes qui leur ont causé un préjudice. Il importe de reconnaître qu’une analyse de la proximité fondée sur une conduite ne peut reposer sur la conduite même qui aurait causé des dommages au demandeur. Une telle analyse ferait dépendre l’existence d’une obligation de diligence de prime abord de l’existence de dommages causés. Le critère consacré par la jurisprudence Anns deviendrait tautologique. C’est le lien de proximité qui impose au défendeur l’obligation de ne pas faire ce qui a causé un préjudice au demandeur. Par conséquent, le demandeur doit être en mesure d’établir la proximité sans renvoyer aux gestes qu’il dit être à l’origine du préjudice.

[61]           Il ressort clairement de ces faits que les intimés sont intervenus en leur qualité d’organes de réglementation de concert avec l’industrie apicole. Ils n’ont pas assumé un rôle sortant de leur rôle de réglementation, quoiqu’il soit allégué ailleurs dans la déclaration qu’ils se sont mal acquittés de leurs responsabilités de réglementation, ce qui distingue la présente affaire d’Imperial Tobacco, où il a été jugé que le lien de proximité existait en raison des rôles non réglementaires additionnels adoptés par des représentants des autorités canadiennes. L’affaire Imperial Tobacco ne constitue pas le seul modèle de proximité fondé sur une conduite, mais l’on peut tout au moins affirmer que les présents faits ne cadrent pas dans ce modèle.

[62]           Il m’est difficile de concevoir comment les présents faits pourraient constituer une conduite qui donne lieu à un lien de proximité. Le pouvoir légal est conféré aux autorités publiques afin qu’elles puissent intervenir dans l’intérêt public. Lorsqu’elles le font, les intérêts privés peuvent en souffrir. Cette perte privée ne peut constituer le fondement d’un lien de proximité. Tirer une conclusion contraire équivaudrait à conclure que si un lien de proximité n’est pas créé par un régime légal, il peut être créé par des mesures prises pour donner effet au régime légal. Comme le lien de proximité ne peut être fondé sur la conduite qui cause le préjudice, une telle conclusion est illogique.

[63]           Dans le même ordre d’idées, il faut faire preuve de prudence avant de considérer les déclarations faites dans le cadre de l’exercice d’un pouvoir de réglementation comme fondement d’un lien de proximité, notamment lorsque l’on ne fait pas valoir que l’on se fonde sur ces observations. En l’espèce, le juge a conclu que la protection des intérêts économiques des Apiculteurs ne faisait pas l’objet du régime légal. Je retiens cette conclusion. Par conséquent, les énoncés formulés dans les RÉIR ne font que situer les gestes des intimés en contexte.

[64]           En ce qui concerne la question du lien des intimés avec le Conseil canadien du miel, on suppose que les intimés traitaient avec cet organisme parce que c’est ou c’était l’organisme du secteur national de l’industrie apicole. Sont rares les organismes dont les intérêts des membres sont tout à fait harmonisés. Il y a toujours des petits groupes dans des organismes nationaux et à l’extérieur de ceux‑ci qui soutiennent que leurs intérêts ne sont pas bien représentés. Si le choix, par le gouvernement, d’un organisme national comme interlocuteur privilégié est assimilé à la création d’un lien de proximité, les gouvernements ne seraient pas enclins à consulter, tendance qui ne devrait pas être encouragée.

[65]           Mon collègue soulève la question de la mauvaise foi de la part des intimés. Les Apiculteurs n’ont pas plaidé expressément la mauvaise foi. Je ne crois pas que les faits qu’ils ont effectivement allégués donnent ouverture à une telle qualification. Les Apiculteurs soutiennent que les intimés savaient que le Conseil canadien du miel était dominé par une faction ayant un intérêt économique à maintenir l’interdiction d’importer. Ils plaident également que les intimés ont cessé à un certain moment de tenir des consultations, sauf auprès du Conseil canadien du miel. Cependant, ils ne font pas valoir que les intimés ont agi en vue de promouvoir les intérêts de ladite faction, ou qu’ils ont mal présenté leurs motifs.

[66]           La mauvaise foi est généralement considérée comme une conduite délibérée. J’ai à l’esprit l’arrêt rendu par la Cour suprême à l’occasion de l’affaire Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17 (Finney); il fallait rechercher si le Barreau pouvait invoquer l’immunité qui lui était accordée par la loi tant qu’il agissait de bonne foi. La Cour suprême a jugé que la mauvaise foi « doit recevoir une portée plus large englobant l’incurie ou l’insouciance grave » (arrêt Finney, paragraphes 38 et 39). À mon avis, la Cour suprême a statué sur cette affaire en lui accordant une portée plus générale que nécessaire. La question qui lui était déférée était l’absence de bonne foi; les personnes qui font preuve d’insouciance n’agissent peut‑être pas de bonne foi, mais elles ne font pas nécessairement preuve de mauvaise foi. Quoi qu’il en soit, les Apiculteurs n’ont pas plaidé l’incurie ou la négligence grave.

[67]           Dans la mesure où la mauvaise foi est invoquée à l’appui d’un recours en négligence, elle est viciée de la même façon que les autres gestes qui causent un préjudice, qui ne peuvent constituer le fondement d’une conclusion de proximité.

[68]           Ce qui rend difficile l’examen de cette thèse est que, bien qu’elle soit présentée comme une action en négligence, toutes les allégations relatives à la négligence visent des gestes pour lesquels il existe un recours en droit administratif. Si on prend les actes de procédure au pied de la lettre, les Apiculteurs ont été victimes de mesures administratives abusives. S’ils avaient demandé le contrôle judiciaire de ces mesures abusives en temps opportun, ils auraient limité, voire empêché les pertes pour lesquelles ils demandent un recouvrement dans le cadre d’une action en négligence. Dans le cas qui nous occupe, les Apiculteurs n’ont pas été les victimes d’une inconduite pour laquelle il n’existe ou n’existait aucun autre recours. Un recours leur était ouvert, qu’ils ont choisi de ne pas exercer. Selon moi, il n’est pas juste et raisonnable d’imposer une obligation de diligence de prime abord lorsque le préjudice qui fait l’objet de la plainte aurait pu être limité ou complètement prévenu par l’exercice d’un recours facilement accessible.

[69]           On pourrait faire valoir que la meilleure façon de procéder consisterait à établir une obligation de diligence, mais à prendre en compte la possibilité d’exercer un autre recours pour  en restreindre la portée. Avec égards, ce raisonnement convient davantage dans un cas où l’autre recours n’offre qu’une solution partielle. Si, comme dans le cas qui nous occupe, une demande de contrôle judiciaire rapide peut prévenir ou atténuer considérablement les pertes qui font l’objet de la demande, je crois que la meilleure politique consiste à exiger des demandeurs qu’ils exercent les droits qu’ils ont déjà plutôt que de trouver de nouveaux recours.

[70]           Dans la mesure où la présente affaire a trait à la ligne de démarcation entre les recours de droit public et ceux de droit privé, j’estime, malgré l’analyse réfléchie de mon collègue, que la distinction est maintenant bien ancrée dans notre droit. Même si les observations faites par le juge Iacobucci à l’occasion de l’affaire Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Can‑Dive Services Ltd., [1999] 3 R.C.S. 108 (Fraser River), peuvent sembler bizarres à la lumière des développements récents, je crois qu’elles demeurent pertinentes et méritent d’être prises en considération :

Fraser River a également soutenu que l’assouplissement de la règle du lien contractuel dans les circonstances du présent pourvoi entraînerait une modification importante du droit, qu’il vaut mieux laisser au législateur le soin d’apporter. Tel que souligné dans l’arrêt London Drugs, précité, la règle du lien contractuel est un principe reconnu du droit des contrats, et ne devrait pas être écartée à la légère par voie de décision judiciaire. L’abolition pure et simple de cette règle aurait des répercussions complexes que les tribunaux sont incapables de prévoir et d’examiner. Il existe un principe maintenant bien établi selon lequel les tribunaux n’entreprendront pas une réforme judiciaire de cette envergure, préférant reconnaître que le législateur est mieux placé pour évaluer et prendre en considération les questions économiques et de principe que soulève l’adoption de changements juridiques profonds.

arrêt Fraser River, précité, paragraphe 43

[71]           Bref, je conclus que les Apiculteurs n’ont pas établi qu’il existait un tel lien de proximité entre eux et les intimés qu’il en est découlé une obligation de diligence de prime abord. Devant un tel constat, je ne suis pas tenu de discuter le deuxième volet du critère de l’arrêt Anns.

[72]           Par conséquent, je souscris à la décision du juge quant à la demande de radiation de la déclaration.

VII.          LES INTIMÉS ONT‑ILS DROIT À DES DÉPENS?

[73]           En l’espèce, la déclaration porte sur un projet de recours collectif. En se fondant sur la jurisprudence Pearson c. Canada, précitée, le juge a conclu que les intimés avaient droit aux dépens parce que l’action n’avait pas encore été autorisée comme recours collectif.

[74]           Malheureusement, l’arrêt Campbell c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 45, rendu par notre Cour, n’a pas été porté à l’attention du juge. Dans cette affaire, la Cour a conclu que l’exemption de dépens prévue au paragraphe 334.39(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, jouait à partir de la signification de la requête en autorisation aux défendeurs parce que c’est à partir de ce moment que les demandeurs deviennent « partie à une requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif ». En l’espèce, la requête en autorisation a été signifiée avant que la requête en radiation soit signifiée ou entendue. Par conséquent, les Apiculteurs (les demandeurs dans l’action) ont droit à l’exemption de dépens prévue au paragraphe 334.39(1) des Règles. Dans la mesure où l’on pourrait faire valoir que les demandeurs ont perdu cette exemption en raison de la présentation de leur projet de déclaration modifiée, il semble que le juge a mal interprété les intentions des Apiculteurs.

[75]           Par conséquent, j’accueillerais partiellement l’appel et je modifierais le jugement de la Cour fédérale de manière à supprimer l’adjudication de dépens en faveur des intimés. À tous autres égards, je rejetterais l’appel sans frais.

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.


LE JUGE STRATAS

[76]           Je souscris au compte‑rendu de mon collègue quant aux faits et procédures ayant abouti au présent appel. Comme lui, je suis d’avis qu’en matière de requête en radiation, toutes les allégations relatives à la demande doivent être tenues pour avérées et que la déclaration ne doit être radiée que s’il est évident et manifeste que l’action est vouée à l’échec. En outre, je retiens son observation formulée au paragraphe 68 selon laquelle si nous considérons les allégations comme véridiques, les apiculteurs ont été victimes d’une mesure administrative abusive de la part des intimés (le Canada).

[77]           La Cour fédérale et mon collègue concluent qu’il est évident et manifeste que la requête en dommages‑intérêts des apiculteurs doit être rejetée. Je rejette cette conclusion. Selon moi, si l’on considère que les allégations contenues dans la déclaration sont tenues pour avérées, celle‑ci ne peut être radiée. À mon avis, les faits tels que plaidés sont susceptible d’un recours fondé sur la négligence et la mauvaise foi. Si cela était nécessaire, je conclurais également que les faits allégués sont susceptibles d’une sanction pécuniaire fondée sur le droit public.

A.                La demande fondée sur la négligence et la mauvaise foi

(1)               Préciser la conduite du Canada visée par la demande

[78]           La première étape consiste à préciser la conduite attaquée dans la demande. Dans le cas qui nous occupe, deux documents sont pertinents : la déclaration et un projet de déclaration modifiée. Ce dernier document explique en partie la conduite alléguée dans le premier.

[79]           La Cour fédérale a considéré le projet de déclaration modifiée comme une tentative inappropriée en vue de modifier la déclaration après la requête du gouvernement canadien en radiation. Malgré cela, la Cour fédérale a examiné la conduite exposée dans les deux documents (motifs de la Cour fédérale, paragraphe 84).

[80]           Devant notre Cour, les apiculteurs affirment que leur projet de déclaration modifiée était approprié. J’aborde dans leur sens. Les apiculteurs n’ont pas présenté de requête en modification de leur demande. Ils ont plutôt produit ce projet de déclaration modifiée pour démontrer que certains problèmes soulevés par gouvernement du Canada – par exemple, l’insuffisance de détails dans les allégations – pourraient être remédiés. Il s’agit d’une pratique appropriée et acceptée (Collins c. Canada, 2011 CAF 140; 418 N.R. 23). Le projet de déclaration modifiée nous est présenté à bon droit et jette un éclairage sur certains aspects de la conduite qu’aurait eue le gouvernement du Canada.

(2)               La conduite alléguée

[81]           En matière de requête en radiation, toutes les allégations des apiculteurs doivent être tenues pour avérées. En conséquence, les présents motifs exposent les allégations comme si elles avaient été établies définitivement. Or, elles ne l’ont pas été. Ce n’est qu’après l’instruction que nous saurons si les autorités canadiennes se sont comportées comme le disent les apiculteurs.

[82]           Le Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques, DORS/2004‑136, interdisait l’importation de paquets d’abeilles domestiques en provenance des États‑Unis. À la fin de 2006, ce règlement a cessé d’avoir effet conformément à ses dispositions. Le gouvernement du Canada n’a pas adopté un nouveau règlement prolongeant ou rétablissant l’interdiction. Il a plutôt mis en œuvre et appliqué des lignes directrices générales – et non un texte de loi – ayant le même effet que le Règlement expiré. Les lignes directrices générales interdisaient l’importation de paquets d’abeilles domestiques en provenance des États‑Unis.

[83]           Toutefois, l’article 160 du Règlement sur la santé des animaux, C.R.C., ch. 96, cohabite avec ces lignes directrices générales. Selon cet article, les apiculteurs peuvent demander des permis d’importation au cas par cas. Ils ont le droit de recevoir des permis et d’importer des abeilles domestiques si l’importation « n’entraînera pas ou [s]’il est peu probable qu’elle entraîne l’introduction ou la propagation de vecteurs, de maladies, ou de substances toxiques au Canada ou leur introduction dans tout autre pays, en provenance du Canada ».

[84]           Bref, l’article 160 permet les importations sous certaines conditions. Prenons par exemple le cas des apiculteurs. Des bureaucrates ont élaboré et appliqué des lignes directrices selon lesquelles les apiculteurs ne peuvent jamais invoquer l’article 160, en quelques circonstances que ce soit. Dans leur demande, les apiculteurs font essentiellement valoir que les bureaucrates n’ont pas le droit d’écarter la mesure réglementaire énoncée à l’article 160 qui autorise les importations dans certaines circonstances.

[85]           Comme l’affirme mon collègue, les faits allégués par les apiculteurs sont susceptibles de mesures en droit administratif contre les lignes directrices :

                     Les lignes directrices équivalent à un règlement qui aurait dû être pris à titre de règlement (voir, par exemple, Ainsley Financial Corp. c. Ontario (Securities Commission) (1994), 21 O.R. (3d) 104; 121 D.L.R. (4th) 79 (C.A.)).

                     Les lignes directrices imposent une interdiction absolue d’importer et sont donc en conflit avec le droit écrit, soit l’article 160 du Règlement sur la santé des animaux, précité.

                     Les lignes directrices sont déraisonnables au sens de la jurisprudence Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, car elles ne sont pas fondées sur des preuves scientifiques de risque de préjudice attribuable à l’importation. La dernière évaluation du risque est désuète depuis plusieurs années.

                     Une faction d’apiculteurs commerciaux, qui agissent pour leur propre profit financier, ont amené des bureaucrates à élaborer les lignes directrices; celles‑ci ont donc été adoptées pour une fin inappropriée (voir, par exemple, Re Multi‑Malls Inc. and Minister of Transportation and Communications (1977), 14 O.R. (2d) 49, 73 D.L.R. (3d) 18 (C.A.); Doctors Hospital c. Minister of Health et al. (1976), 12 O.R. (2d) 164, 68 D.L.R. (3d) 220 (C. Div.)).

(3)               La décision de la Cour fédérale

[86]           La Cour fédérale a radié la déclaration des apiculteurs au motif qu’il était évident et manifeste qu’elle ne pouvait être accueillie. Selon moi, la Cour fédérale a commis une erreur à l’égard de certaines des questions qui lui ont été déférées et n’aurait pas dû radier l’acte de procédure.

[87]           Premièrement, la Cour fédérale a, à mon avis, commis une erreur dans la manière dont elle a discuté l’allégation des apiculteurs selon laquelle le gouvernement du Canada a poursuivi un objectif inapproprié ou a agi de mauvaise foi en élaborant et en mettant en œuvre les lignes directrices générales. La Cour fédérale a examiné l’allégation et l’a rejetée d’emblée, en affirmant qu’elle n’est « pas convaincant[e] » (motifs de la Cour fédérale, paragraphe 119). Cette conclusion est contraire au principe selon lequel en matière de requêtes en radiation, les allégations doivent être tenues pour avérées sauf si elles « ne peuvent manifestement pas être prouvé[e]s » (R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, paragraphe 22). Il est vrai que les allégations de la déclaration initiale ne sont pas explicites, mais le gouvernement du Canada y a répondu, et a ainsi renoncé aux droits d’opposition qu’il avait à cet égard. En l’espèce, les allégations, telles qu’elles sont expliquées dans le projet de déclaration modifiée, peuvent être établies au moyen de preuves obtenues à la suite d’un interrogatoire, de demandes d’accès à l’information et d’un procès. En outre, ces allégations sont susceptibles d’être retenues pour le juge. Les personnes ayant agi avec mauvaise foi ou ayant été motivées par un but inapproprié peuvent être tenues de verser des dommages‑intérêts (voir, par exemple, Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, 16 D.L.R. (2d) 689; Chaput c. Romain, [1955] R.C.S. 834, 1 D.L.R. (2d) 41; Gershman c. Manitoba (Vegetable Producers’ Marketing Board) (1976), 69 D.L.R. (3d) 114, [1976] 4 W.W.R. 406 (C.A. du Man.); Proulx c. Québec (Procureur général), 2001 CSC 66, [2001] 3 R.C.S. 9 (procureurs de la Couronne, en qualité de fonctionnaires, poursuivant un but illégitime)). En outre, bien que, comme nous le verrons, une demande en négligence puisse être exclue pour des raisons de politique générale, une telle conclusion ne joue pas si la conduite est « irrationnell[e] » ou « pris[e] de mauvaise foi » (arrêt Imperial Tobacco, précité, paragraphes 74 et 90).

[88]           La Cour fédérale s’est ensuite penchée sur la question de savoir si la demande des apiculteurs en négligence était susceptible d’être accueillie par le juge. Plus particulièrement, elle a recherché si le gouvernement du Canada avait une obligation de diligence à l’égard des apiculteurs. Suivant une démarche bien établie, elle a posé deux questions :

(1)               Ressort-il des faits allégués un lien de proximité dans le cadre duquel l’omission du Canada de faire preuve de diligence raisonnable pourrait, de façon prévisible, causer une perte ou un préjudice aux apiculteurs?

(2)               Existe‑t‑il des considérations de politique générale qui appelleraient la non-reconnaissance d’une obligation de diligence?

(Imperial Tobacco, précité, paragraphe 39, citant Anns c. Merton London Borough Council, [1977] UKHL 4, [1978] A.C. 728, dont l’enseignement fut retenu à l’occasion de l’affaire Kamloops c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, 10 D.L.R. (4th) 641, et Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537).

[89]           En ce qui concerne la première question, la Cour fédérale a conclu qu’à la lumière des faits allégués, la demande ne devait pas être radiée pour absence de lien de proximité (motifs de la Cour fédérale, paragraphe 114). Sur ce point, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur.

[90]           La Cour suprême elle‑même a fait observer que lorsque le lien étroit repose sur « un acte et des rapports précis » et que la loi n’exclut pas une conclusion de proximité, il « peut être difficile » de conclure à une absence de proximité (Imperial Tobacco, précité, paragraphe 47; également Cooper, précité, paragraphes 34 et 35, et Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129, paragraphes 29 et 30). Telle est le cas en l’espèce. Les apiculteurs allèguent que dans certaines interactions, le Canada leur a assuré que les importations touchant leurs intérêts économiques seraient interdites seulement s’il existait des preuves scientifiques de l’existence d’un risque (voir le paragraphe 26 de la déclaration, expliqué plus en détail dans le projet de déclaration modifiée). En l’absence de cette preuve de risque et n’eût été des lignes directrices générales, le gouvernement du Canada devait délivrer des permis d’importation en vertu de l’article 160 du Règlement sur la santé des animaux, précité. Compte tenu de ces facteurs, le lien entre le gouvernement du Canada et les apiculteurs est suffisamment étroit et direct pour qu’il soit juste et raisonnable que le gouvernement du Canada soit assujetti à l’obligation de respecter les intérêts des apiculteurs, au moins dans la mesure où il prend des décisions rationnelles et fondées sur des preuves en suivant des critères législatifs appropriés (arrêt Cooper, précité, paragraphes 32 à 36; arrêt Hill, précité, paragraphe 29; Sauer c. Canada (Attorney General), 2007 ONCA 454, 225 O.A.C. 143).

[91]           En d’autres termes, selon les allégations, le lien entre les apiculteurs et le Canada est un lien relatif à des droits bien définis fondés sur certains critères législatifs ainsi que sur certaines interactions et assurances entre les deux parties. Il ne s’agit pas d’un cas où l’intéressé cherche à obtenir un avantage général qui peut ou non être accordé selon une appréciation subjective de facteurs de politique générale.

[92]           Comme on l’a vu, en posant la deuxième question servant à rechercher s’il existe une obligation de diligence, on recherche s’il existe une interdiction d’ordre politique. La Cour fédérale a dit qu’il y en avait une. Selon elle, les lignes directrices générales mettaient en œuvre le devoir public important du gouvernement du Canada de protéger la santé et la sécurité des Canadiens. La reconnaissance d’une obligation de diligence – à savoir que le gouvernement du Canada doit tenir compte des intérêts des apiculteurs – entrerait en conflit avec ce devoir public (motifs de la Cour fédérale, paragraphe 92). Par conséquent, la Cour fédérale a conclu que le gouvernement du Canada doit être complètement à l’abri de poursuites (motifs de la Cour fédérale, paragraphe 103). Pour tirer cette conclusion, la Cour fédérale a interprété et appliqué la jurisprudence Imperial Tobacco, précité, sur laquelle elle s’est largement fondée.

[93]           Je rejette la thèse portant qu’une interdiction d’ordre politique condamne la réclamation des apiculteurs à l’échec. De plus, je ne puis retenir l’interprétation et l’application par la Cour fédérale de la jurisprudence Imperial Tobacco. Ces points méritent d’être examinés de plus près.

(4)        L’interdiction d’ordre politique et la jurisprudence Imperial Tobacco

[94]           Tenant les allégations contenues dans la déclaration pour avérées, je ne trouve rien relativement à des politiques ou des obligations du gouvernement qui serait susceptible de donner lieu à une interdiction d’ordre politique. La Cour fédérale a commis une erreur en concluant le contraire.

[95]           Comme nous l’avons déjà signalé, la demande des apiculteurs se concentre sur leur incapacité d’importer des abeilles domestiques en provenance des États‑Unis conformément à l’article 160 du Règlement sur la santé des animaux, précité. L’article 160 dispose que les permis sont délivrés au cas par cas lorsque l’importation ne donne pas lieu à l’introduction ou la propagation « de vecteurs, de maladies, ou de substances toxiques » au Canada. Autrement dit, la politique générale établie par la loi favorise l’importation dans des circonstances appropriées. D’après les apiculteurs, ces circonstances existaient, et l’importation aurait dû être autorisée. Ainsi, en l’espèce, il n’existe pas d’incohérence entre l’existence d’une obligation de diligence de droit privé envers les apiculteurs et l’obligation du Canada à l’égard du public. La présente affaire ressemble beaucoup à l’affaire Hill, précitée, dans laquelle la Cour suprême a conclu, aux paragraphes 36 à 41, que l’imposition à la police d’une obligation de diligence de droit privé envers un suspect était cohérente avec l’obligation plus générale de la police à l’égard du public d’enquêter efficacement et équitablement sur les activités criminelles.

[96]           La Cour fédérale a affirmé que l’ancien règlement, le Règlement de 2004 interdisant l’importation des abeilles domestiques, précité, avait pour but de protéger la santé et la sécurité des Canadiens va dans le sens d’une interdiction fondée sur une politique générale dans l’intérêt public dans la présente affaire (motifs de la Cour fédérale, paragraphe 106). La Cour fédérale a reconnu que ce règlement expirait à la fin de 2006, mais a conclu que son objet est toujours, d’une certaine manière, d’actualité, allant dans le sens de l’élaboration et l’application des lignes directrices générales (motifs de la Cour fédérale, paragraphe 106).

[97]           Sur ce point, la Cour fédérale a fait erreur. La jurisprudence est bien fixée : une mesure administrative ne peut s’appuyer que sur des textes de loi en vigueur (Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742, 162 N.R. 177 (C.A.), conf. par [1994] 3 R.C.S. 1100, 176 N.R. 1; Janssen Inc. c. Teva Canada Limited, 2015 CAF 36). Les textes de loi expirés ne sont plus en vigeur. En l’espèce, une fois que le règlement a pris fin, les politiques et obligations d’intérêt public formulées dans le règlement ont également pris fin.

[98]           À l’appui de sa conclusion selon laquelle la réclamation des apiculteurs faisait l’objet d’une interdiction d’ordre politique et devait être radiée, la Cour fédérale a décidé que le fait de reconnaître l’existence d’une obligation de diligence [traduction] « pourrait avoir » un effet paralysant sur l’exécution par le Canada de ses fonctions (motifs de la Cour fédérale, paragraphe 92). Je rejette également cette thèse. En droit, cette norme – « pourrait avoir » – met la barre trop basse. On peut toujours conjecturer sur le fait que la reconnaissance d’une obligation de diligence pourrait avoir un effet paralysant. Une norme aussi basse exonèrerait de toute responsabilité le gouvernement dans chaque cas d’inaptitude bureaucratique, peu importe la mesure dans laquelle cette inconduite peut se révéler dommageable ou inférieure aux normes. Aucune cour n’a placé la barre aussi bas.

[99]           Quoi qu’il en soit, si les apiculteurs obtiennent des dommages‑intérêts, je ne pense pas qu’un organe de réglementation, y compris le ministre, serait confronté à un quelconque effet paralysant dans l’exercice de sa compétence. Le ministre est poursuivi pour avoir refusé de manière inappropriée d’examiner des demandes présentées en vertu de l’article 160. Si la demande des apiculteurs est accueillie, le ministre décidera librement si des permis devraient être accordés, d’après les faits et la preuve scientifiques présentés. Dans toute procédure en contrôle judiciaire, la décision du ministre fondée sur des faits et la preuve scientifique sera tout aussi difficile qu’auparavant à écarter.

[100]       Devant notre Cour et le premier juge, le gouvernement du Canada invoque la possibilité d’une responsabilité indéterminée pour justifier l’interdiction d’ordre politique. Dans le cas qui nous occupe, cette possibilité n’existe pas. La catégorie des demandeurs est limitée et les circonstances alléguées susceptibles de donner lieu à une responsabilité sont rares.

[101]       En outre, certains facteurs servent à limiter la demande en dommages‑intérêts. En ce qui concerne l’appréciation des dommages en première instance, le juge se penche sur ce qui se serait produit si le ministre avait agi de manière appropriée, c’est‑à‑dire qu’il recherchera ce qui serait survenu n’eût été l’existence des lignes directrices générales. N’eût été celles‑ci, il aurait fallu que les apiculteurs demandent des permis en vertu de l’article 160 du Règlement sur la santé des animaux, précité. Si des permis n’avaient pas été accessibles en vertu de cette disposition de toute façon – par exemple, en raison de l’existence en tout temps d’un risque de maladie et de préjudice découlant de l’importation d’abeilles en provenance des États‑Unis – les apiculteurs n’auraient pas eu droit à des dommages‑intérêts. Voilà qui démontre que l’objet important de la protection du public invoqué par la Cour fédérale et par mon collègue à l’appui d’une interdiction d’ordre politique peut néanmoins trouver écho de façon appropriée dans l’appréciation des dommages‑intérêts, voire les réduire à néant. Cependant, à ce stade préliminaire, on ne peut affirmer que le critère « évident et manifeste » relatif à la radiation de la réclamation a été respecté.

[102]       J’en viens maintenant à la jurisprudence Imperial Tobacco, précitée, sur laquelle s’est fondée la Cour fédérale pour conclure que la demande des apiculteurs fait l’objet d’une interdiction d’ordre politique selon le deuxième volet du critère de l’obligation de diligence.

[103]       Par l’arrêt Imperial Tobacco, la Cour suprême déclare que si une obligation de diligence « irait à l’encontre du devoir général de nature publique imposé par la loi à l’État, le tribunal peut conclure que cette proximité n’existe pas » (paragraphe 45). Cette phrase figure dans une section où il est indiqué en termes généraux que les « expressions […] de politique générale du gouvernement » n’engagent pas sa responsabilité pour une réclamation en dommages‑intérêts (paragraphe 62). La Cour suprême discute également les questions de « politique générale fondamentale » à l’égard desquelles le gouvernement ne peut être poursuivi (paragraphe 90). La Cour fédérale considère certains ou la totalité de ces énoncés comme des enseignements clairs excluant la reconnaissance d’une obligation de diligence du Canada à l’égard des apiculteurs.

[104]       Je rejette cette thèse. À mon sens, la jurisprudence Imperial Tobacco n’enseigne pas de manière claire que les décisions qui sont prises aux termes d’une obligation générale de nature publique, d’une politique gouvernementale ou d’une politique générale fondamentale ne puissent faire l’objet d’un recours en négligence.

[105]       L’observation au paragraphe 45 de l’arrêt Imperial Tobacco au sujet d’un « devoir général de nature publique » comporte le mot « peut », c’est-à-dire une réserve. Malheureusement, la Cour suprême n’explique pas dans quelles circonstances cette réserve joue. En outre, la Cour suprême ne définit pas ce que constitue un « devoir général de nature publique » ni ce que signifient les mots « expressions de politique générale du gouvernement » figurant au paragraphe 62. Nous sommes laissés à nous‑mêmes.

[106]       En ce qui a trait aux questions de « politique générale fondamentale » ne peuvent faire objet de recours judiciaires, la Cour suprême donne la définition suivante (paragraphe 90) :

[L]es décisions de « politique générale fondamentale » du gouvernement à l’égard desquelles ce dernier est soustrait aux poursuites se rapportent à une ligne de conduite et reposent sur des considérations d’intérêt public, tels des facteurs économiques, sociaux ou politiques, pourvu qu’elles ne soient ni irrationnelles ni prises de mauvaise foi. [Cette approche] n’est pas censée constituer un critère décisif. On peut s’attendre à ce que surviennent de temps à autre des situations délicates où il n’est pas facile de décider si le degré de « politique générale » en cause suffit à mettre une décision à l’abri de toute responsabilité pour négligence. Il serait illusoire de vouloir établir un critère absolu qui donnerait rapidement et infailliblement une réponse à l’égard de toute décision parmi la gamme infinie de celles que peuvent prendre les acteurs gouvernementaux. On pourra néanmoins facilement cerner la plupart des décisions gouvernementales qui représentent une ligne de conduite fondée sur une mise en balance de considérations économiques, sociales et politiques.

[107]       Dans la première phrase de ce paragraphe, la Cour nous dit que les « décisions qui […] reposent sur des considérations d’intérêt public » sont protégées. Cependant, la plupart des décisions sont fondées sur des considérations d’intérêt public; en fait, toutes les considérations devant être prises en compte par les décideurs en vertu de la loi sont des considérations d’intérêt public.

[108]       La première phrase signale également que des « facteurs économiques, sociaux ou politiques » constituent des exemples – non exhaustifs – de considérations d’intérêt public. Or, cela couvre la quasi‑totalité du contenu des lois en vigueur en matière de réglementation. Interprétée littéralement, la première phrase met à l’abri une vaste zone d’activité bureaucratique, de manière tout à fait contraire aux principes fondamentaux de responsabilité en droit public à l’enseignement d’une abondante jurisprudence, notamment de la Cour suprême (voir la discussion dans Slansky c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 199, 364 D.L.R. (4th) 112, paragraphes 313 et 314).

[109]       La première phrase n’est toutefois pas isolée. Quatre autres phrases suivent. Elles réduisent considérablement la portée de la définition et signale que l’immunité peut jouer ou non, et que toute certitude « serait illusoire ». On pourra « facilement cerner » ce qui devrait être soustrait à la responsabilité, mais aucun critère pour ce faire n’est exposé. Encore une fois, nous sommes laissés à nous‑mêmes.

[110]       Je conclus que l’on ne peut dégager de la jurisprudence Imperial Tobacco un enseignement clair vouant la demande des apiculteurs à l’échec. En fait, la jurisprudence Imperial Tobacco nous laisse plus dans l’incertitude que jamais quant aux circonstances dans lesquelles joue l’interdiction d’ordre politique.

[111]       Par conséquent, par les motifs qui précèdent, je conclus qu’il n’est pas évident et manifeste que la demande fondée sur la négligence et la mauvaise foi sera rejetée. La Cour devrait autoriser la poursuite de l’action des apiculteurs.

B.        Le recours de droit public

[112]       Compte tenu de mon point de vue que n’est pas frivole le recours des apiculteurs fondé sur la négligence et la mauvaise foi, je n’ai pas à aller plus loin. Cependant, nous semblons tous être d’accord pour dire que les allégations formulées à l’appui du recours, tenues pour avérées, pourraient donner lieu à des mesures en droit administratif, ou plus généralement en droit public. L’attribution d’une somme d’argent fondée sur des principes de droit public pourrait‑elle être l’une de ces mesures? Cette question mérite d’être examinée au profit des causes futures.

(1)               L’interprétation des actes de procédure

[113]       Une déclaration doit alléguer des faits substantiels suffisants dont il ressort des moyens sérieux (article 174 des Règles des Cours fédérales, DORS/ 98‑106). Les demandeurs ne sont pas tenus de plaider le point de droit particulier relatif au moyen (article 175 des Règles; voir également Cahoon c. Franks, [1967] R.C.S. 455, pages 458 et 459). De même, les demandeurs qui décident d’utiliser un point de droit en particulier ne sont pas déboutés pour la simple raison qu’ils retiennent le mauvais point de droit (Sivak c. Canada, 2012 CF 272, 406 F.T.R. 115, paragraphe 20; J2 Global Communications Inc. c. Protus IP Solutions Inc., 2008 CF 759, 330 F.T.R. 176, paragraphes 33 à 36; Johnson & Johnson Inc. c. Boston Scientific Ltd., 2004 CF 1672, [2005] 4 R.C.F. 110, paragraphe 54).

[114]       Nous devons plutôt, en présence d’une requête en radiation, nous concentrer sur la question de savoir s’il ressort des allégations de faits substantiels contenues dans la déclaration, interprétées largement, à un moyen (Conohan c. Cooperators, 2002 CAF 60, [2002] 3 C.F. 421, paragraphe 15). Il est question ici de n’importe quel moyen (Imperial Tobacco, précité, paragraphe 21; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, pages 979 et 980, 74 D.L.R. (4th) 321; Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, pages 486 et 487, 18 D.L.R. (4th) 481). Il arrive que l’acte de procédure donne lieu à plus d’un moyen. Tout dépend de la teneur de l’acte de procédure, et non de l’appellation retenue. Comme l’a expliqué le maître des rôles lord Denning dans In re Vandervell’s Trusts (No. 2), [1974] Ch. 269, aux pages 321 et 322 (C.A.) :

[traduction] Il suffit pour le plaideur d’exposer les faits substantiels. Il n’a pas à énoncer le résultat en droit. Si, à des fins de commodité, il le fait, il n’est ni tenu à ce qu’il a déclaré ni limité par ses affirmations. Il peut faire valoir toute conséquence juridique découlant des faits.

[115]       Dans leur déclaration, les apiculteurs utilisent le terme juridique « négligence ». Ils n’ont pas utilisé de termes particuliers pour solliciter une sanction pécuniaire en droit public. Cependant, c’est exactement cela que visent les allégations de faits substantiels contenues dans la déclaration (complétées par le projet de déclaration modifiée), lorsqu’on les interprète largement. Les apiculteurs allèguent pour l’essentiel qu’ils sont victimes de mesures administratives abusives justifiant une réparation pécuniaire. Au‑delà de l’appellation juridique et de la forme de l’acte de procédure, nous devons d’abord nous pencher sur le sérieux d’une réclamation visant l’obtention d’une réparation pécuniaire en droit public.

(2)               Nouvelles réclamations et requêtes en radiation

[116]       La demande de sanction pécuniaire en droit public est nouvelle. Pour rechercher si une nouvelle réclamation peut donner lieu au rejet d’une requête en radiation, nous devons garder à l’esprit que la common law se trouve dans un état continuel d’évolution progressive et réfléchie (R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, pages 665 à 670, 131 N.R. 161). Alors que notre Constitution est un [traduction] « arbre susceptible de croître et de se développer à l’intérieur de ses limites naturelles » (voir Edwards c. Canada (Attorney General), [1929] UKPC 86, [1930] A.C. 124), la common law – notamment le droit public – ne constitue pas une forêt pétrifiée. Une nouvelle réclamation ne doiit pas être radiée uniquement parce qu’elle est nouvelle (voir les arrêts Imperial Tobacco, précité, paragraphe 21, Hunt, précité, pages 979 et 980, et Operation Dismantle, précité, pages 486 et 487). Toutefois, tel qu’il était signalé dans l’arrêt Salituro, précité, et Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Can‑Dive Services Ltd., [1999] 3 R.C.S. 108, 176 D.L.R. (4th) 257, au paragraphe 42, l’évolution du droit jurisprudentiel a ses limites.

[117]       Quand les juges examinent une nouvelle réclamation, ils doivent avoir à l’esprit une gamme. D’un côté, se trouvent les demandes fondées sur l’élargissement réfléchi responsable et progressif d’une doctrine juridique au moyen d’un raisonnement juridique classique. De l’autre, se trouvent les demandes qui s’écartent de la doctrine, qui découlent d’idées préconçues, de visions idéologiques ou d’avis isolés sur ce qui est juste, approprié et correct. Dans le premier cas, il y a matière à controverse juridique et à l’intervention du juge, alors que dans le deuxième, il s’agit de questions qui relèvent du débat public et des politiciens que nous élisons.

[118]       Selon moi, la sanction pécuniaire fondée sur des principes de droit public constitue le type de nouvelle demande qui ne doit pas être radiée sur requête en radiation. Elle se situe du bon côté de la gamme. Comme nous le verrons, il s’agit d’une modification réfléchie et progressive de la common law qui repose sur la doctrine et qui est réalisée au moyen d’un raisonnement juridique classique. Elle ne remet pas en cause les solutions retenues par la jurisprudence antérieure, mais en offre plutôt de meilleures explications, ce qui nous amène vers un droit de la responsabilité des autorités publiques plus compréhensible et plus cohérent.

(3)               Évaluer le droit existant, et envisager une meilleure voie à suivre

[119]       Au cours d’un après‑midi dans un petit café tranquille de Paisley, en Écosse, Francis Minghella a servi à May Donoghue une bouteille de bière au gingembre contenant un escargot décomposé. C’est ainsi qu’est née une demande en dommages‑intérêts, tellement nouvelle à l’époque qu’elle a fait l’objet d’une requête en radiation (Donoghue c. Stevenson, [1932] UKHL 100, [1932] A.C. 562). À la suite du rejet de cette requête, un ensemble de normes est né. Au cours des quatre‑vingt‑trois dernières années, cet ensemble de lois, avec certaines modifications, a régi la responsabilité de tous les particuliers – et de toutes les autorités publiques, même les plus grandes et complexes, qui servent aujourd’hui des millions de personnes.

[120]       La différence entre les parties privées et les autorités publiques importe peu. Pour des motifs n’ayant jamais été expliqués, la jurisprudence canadienne a  suivi le même cadre analytique dans chaque cas : est examinée l’obligation de diligence, la norme de diligence, l’éloignement, la proximité, la prévisibilité, le lien de causalité et les dommages.

[121]       Pour que ce cadre analytique convienne pour établir la responsabilité des autorités publiques, la jurisprudence a vaillamment tenté de l’adapter. Puis, insatisfaite des adaptations, elle a adapté les adaptations, puis les a adaptées encore davantage, en n’apportant rien de bon.

[122]       Plus précisément, la jurisprudence a adapté le cadre analytique en matière de négligence en y intégrant un critère à deux volets : celui de la jurisprudence Anns, précité, retenu en droit canadien avec quelques adaptations par la jurisprudence Kamloops, précitée; et celui qui est énoncé dans mes motifs au paragraphe 88, ci‑dessus. Selon ce critère, la proximité, et non la prévisibilité, a gagné en importance, des considérations indépendantes de politique générale jouant un rôle important pour soustraire les autorités publiques à la responsabilité.

[123]       D’autres adaptations ont eu lieu un peu plus tard (Cooper, précité; Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562). Ces adaptations à des adaptations antérieures ont mené à un certain nombre de solutions jurisprudentielles difficilement conciliables (pour n’en nommer que quelques‑unes, Syl Apps Secure Treatment Centre c. B.D., 2007 CSC 38, [2007] 3 R.C.S. 83; arrêt Hill, précité; Fullowka c. Pinkerton’s of Canada Ltd., 2010 CSC 5, [2010] 1 R.C.S. 132; voir également Freya Kristjansen et Stephen Moreau, « Regulatory Negligence and Administrative Law » (2012) 25 C.J.A.L.P. 103, page 127 (la jurisprudence est souvent [traduction] « contradictoire » et [traduction] « dans un état de confusion lamentable »)).

[124]       La jurisprudence a également tenté d’adapter le cadre analytique en matière de négligence en opérant une distinction entre les questions de politique et les questions opérationnelles, les premières ne pouvant donner lieu à un recours, les dernières le pouvant. Au départ, la Cour suprême retenu cette distinction sans réserve et sans condition (Just c. Colombie‑Britannique, [1989] 2 R.C.S. 1228, 64 D.L.R. (4th) 689; Brown c. Colombie‑Britannique (Ministre des Transports et de la Voirie), [1994] 1 R.C.S. 420, 112 D.L.R. (4th) 1; Swinamer c. Nouvelle‑Écosse (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 445, 112 D.L.R. (4th) 18; Lewis (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1145, 153 D.L.R. (4th) 594). Après des décennies d’application et d’adaptation de cette distinction, la Cour suprême a toutefois maintenant conclu qu’il s’agit d’un critère juridique qui est impraticable (arrêt Imperial Tobacco, précité, paragraphes 78 et 86).

[125]       Et nous disposons maintenant de la jurisprudence Imperial Tobacco laquelle, comme nous l’avons vu, offre peu d’orientation concrète. Elle a donné lieu à une nouvelle vague de critiques (voir par exemple, Paul Daly, « The Policy/Operational Distinction – A View from Administrative Law », dans Matthew Harrington, éd., Compensation and the Common Law (Toronto : LexisNexis) [à venir en 2015] [traduction] (« le concept de [politique fondamentale générale][…] qui soustrait à la responsabilité […] menace de répandre davantage de confusion »); Bruce Feldthusen, « Public Authority Immunity from Negligence Liability : Uncertain, Unnecessary, and Unjustified » (2014) 92 Rev. Bar. Can. 211, pages 214, 216 et 217 (le recours à l’existence ou à l’absence d’une politique excluant le recouvrement [traduction] « est intrinsèquement incertain », « ne permet pas de désigner une décision prévisible ou correcte […] » et « constitue au mieux un exercice de glissement »)).

[126]       À ce jour, malgré tous les efforts déployés par la Cour suprême et d’autres juridictions, la doctrine qui régit la responsabilité des autorités publiques demeure chaotique et incertaine, sans fin en vue. Pourquoi?

[127]       Il y a quelque chose d’illogique à la base de l’approche actuelle. Dans les affaires qui concernent les autorités publiques, nous avons eu recours à un cadre analytique établi pour des particuliers, et non pour les autorités publiques. Nous avons utilisé des concepts de droit privé pour régler des problèmes relevant du droit public. Nous avons en quelque sorte utilisé un tournevis pour tourner un boulon.

[128]       Les autorités publiques sont différentes des particuliers à tellement d’égards. Entre autres choses, elles s’acquittent d’obligations imposées par des lois, ce qui avantage inévitablement certains tout en défavorisant d’autres. En ce qui a trait à l’obligation de diligence, est‑il logique de parler d’autorités publiques qui ont à prendre en compte leurs « prochains » – le principe directeur de la jurisprudence Donoghue c. Stevenson – lorsqu’ils touchent régulièrement des milliers, des dizaines de milliers, voire des millions de personnes à la fois? En ce qui concerne la norme de diligence, comment peut‑on discerner une « pratique industrielle » qui aiderait à définir une norme de diligence compte tenu des différences importantes dans les missions, les ressources et les situations des autorités publiques? Même si ces questions obtiennent des réponses satisfaisantes, il en subsiste d’autres. Par exemple, le moyen de défense fondé sur le consentement – qui contrôle la responsabilité de nombreux particuliers – est souvent irréalisable ou impossible dans le cas des autorités publiques. De plus, contrairement au cas des particuliers, il existe de nombreuses autres voies de recours moins draconiennes pour rectifier le comportement inapproprié des autorités publiques, dont les brefs de certiorari et de mandamus.

[129]       En outre, le droit actuel en ce qui concerne la responsabilité des autorités publiques – dont la provenance et l’essence sont de droit privé – représente une anomalie en common law. Dans l’ensemble, notre common law prend acte des différences entre les sphères privées et publiques et leur applique des règles différentes. Les questions de nature privée sont régies par le droit privé et sont résolues par des sanctions de droit privé; les questions publiques sont régies par le droit public et sont résolues par des sanctions de droit public. Telle est la structure fondamentale du droit (arrêt Dunsmuir, précité; Canada (Procureur général) c. Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 R.C.S. 504; Air Canada c. Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347; [2013] 3 C.F. 605).

[130]       Cette anomalie devrait maintenant prendre fin. Le droit de la responsabilité des autorités publiques doit être régi par des principes du côté de la gamme relative au droit public, et non du droit privé. Cette idée semble emporter l’adhésion (voir par exemple United Kingdom Law Commission, Consultation Paper No. 187, Administrative Redress : Public Bodies and the Citizen (London : The Law Commission, 2010); Peter Cane, « Remedies Available in Judicial Review Proceedings », dans D. Feldman, éd. English Public Law (Oxford : Oxford University Press, 2004) 915, page 949).

[131]       Cette idée n’est pas si nouvelle. Par le passé, la Cour suprême a souvent signalé que les autorités publiques peuvent être tenues responsables lorsqu’elles agissent « sans justification légale », notion qui semble faire écho à un principe de droit public, et non à des délits de droit privé (Conseil des Ports Nationaux c. Langelier et al., [1969] R.C.S. 60, page 75, 2 D.L.R. (3d) 81; Roman Corp. c. Hudson’s Bay Oil & Gas Co., [1973] R.C.S. 820, page 831, 36 D.L.R. (3d) 413). À l’occasion de deux affaires – l’une qui remonte à plus de cinquante ans, et l’autre à cent ans – la Cour suprême a accordé une sanction pécuniaire pour prise de décisions inappropriée en droit public sur la base des principes de droit public qui avaient cours à cette époque. Dans McGillivray c. Kimber (1915), 52 R.C.S. 146, 26 D.L.R. 164, la Cour suprême a accordé une sanction pécuniaire et, ce faisant, elle ne s’est pas fondée sur des principes relatifs à la négligence ou toute autre cause d’action de droit privé. À la page 142 de l’arrêt Roncarelli, précité, la Cour suprême (le juge Rand) a accordé une sanction pécuniaire sur le fondement non seulement de la négligence (voir la version alors en vigueur de l’article 1053 du Code civil du Québec), mais aussi des « principes du droit public sous‑jacent ».

[132]       Quels sont les principes du droit public sous‑jacent? Ils se trouvent actuellement surtout en droit administratif, notamment en matière de recours en contrôle judiciaire. De manière générale, nous accordons une sanction quand l’autorité publique agit de manière inacceptable ou indéfendable au sens du droit administratif et quand l’exercice du pouvoir discrétionnaire appelle une sanction. Ces deux éléments – le caractère inacceptable ou indéfendable dans le sens du droit administratif et l’exercice du pouvoir discrétionnaire de sanction – fournissent une utile grille d’analyse lorsqu’une sanction pécuniaire peut être accordée dans une action de droit public contre une autorité publique. Ce cadre explique les solutions retenues par les arrêt Roncarelli et McGillivray, précités, et d’affaires en matière de négligence comme Hill, Syl Apps, Fullowka, précitées, ainsi que dans d’autres décisions mentionnées plus loin.

[133]       Je passe maintenant à la première partie de ce cadre, soit le caractère inacceptable ou indéfendable au sens du droit administratif.

[134]       Au Canada, les décisions publiques, lorsqu’elles sont l’objet d’un recours en contrôle judiciaire, sont souvent étudiées selon le critère de la décision raisonnable. Cela signifie que la décision doit s’inscrire dans une échelle acceptable et pouvant se justifier au regard des faits et du droit (arrêt Dunsmuir, précité, paragraphe 47). Si la décision se situe dans cette échelle, elle est confirmée et la Cour ne procède pas à l’examen d’une sanction. Par contre, lorsqu’une décision ne se situe pas dans cette échelle, c’est‑à‑dire qu’elle est inacceptable et qu’elle ne saurait se justifier au sens de la jurisprudence, nous passons à l’étape de l’instance de contrôle judiciaire au terme de laquelle le juge peut éventuellement prononcer une sanction.

[135]       L’échelle de ce qui est acceptable et de ce qui se justifie en droit administratif ou, en d’autres termes, la marge d’appréciation que nous accordons à une autorité publique, peut être étroite ou large selon la nature de la question et les circonstances (Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, paragraphes 17, 18 et 23; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, paragraphe 59; McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, paragraphes 37 à 41; voir également les principes directeurs et la liste non-exhaustive des facteurs qui peuvent avoir une incidence sur la marge d’appréciation dans Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56, 455 N.R. 157, paragraphes 90 à 99, et Pham c. Secretary of State for the Home Department, [2015] UKSC 19, paragraphe 107).

[136]       Par ailleurs, lorsque la décision est claire ou visée par la jurisprudence ou par des normes législatives claires, la marge d’appréciation est étroite (voir, par exemple, l’arrêt McLean, précité; Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266, 440 N.R. 201; Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193, [2011] 4 C.F. 203; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Huang, 2014 CAF 228, 464 N.R. 112). Dans ces cas, le juge est plus susceptible d’aborder la question de la sanction. En revanche, si la décision est imbue d’éléments subjectifs, de considérations de politique et d’expériences de réglementation ou relève exclusivement de l’exécutif, la marge d’appréciation est plus large (voir, par exemple, Farwaha, précité; Rotherham Metropolitan Borough Council c. Secretary of State for Business Innovation and Skills, 2015 UKSC 6). Dans de tels cas, la Cour est moins susceptible d’envisager la reddition d’une sanction.

[137]       D’ailleurs, lorsqu’une décision est très imbue de faits, de politiques, de décisions discrétionnaires, d’appréciations subjectives et d’expertise, la marge d’appréciation peut être tellement large qu’en l’absence de mauvaise foi, il est difficile de voir comment il serait possible d’atteindre l’étape de la sanction (voir, par exemple, l’arrêt Catalyst, précité; Katz Group Canada Inc. c. Ontario (Santé et Soins de longue durée), 2013 CSC 64, [2013] 3 R.C.S. 810; arrêt Rotherham, précité). Le rejet de certaines demandes fondées sur la négligence ou une conduite négligente qui visent un processus de prise de décision pourrait également s’expliquer de cette façon (voir, par exemple, Alberta c. Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, [2011] 2 R.C.S. 261; Entreprises Sibeca Inc. c. Frelighsburg (Municipalité), 2004 CSC 61, [2004] 3 R.C.S. 304, paragraphes 23 et 39; Williams c. Ontario, 2009 ONCA 378, 95 O.R. (3d) 401; Eliopoulos Estate c. Ontario (Minister of Health and Long Term Care) (2006), 82 O.R. (3d) 321, 276 D.L.R. (4th) 411 (C.A.); A.L. c. Ontario (Minister of Community and Social Services) (2006), 83 O.R. (3d) 512, 274 D.L.R. (4th) 431 (C.A.)). Lorsque la Cour suprême discute par l’arrêt Imperial Tobacco des questions de politique fondamentale pour lesquelles il est impossible d’obtenir des dommages‑intérêts, ce sont peut‑être ces types d’affaires qu’elle a à l’esprit. Toutefois, ce concept se comprend davantage au moyen de concepts de droit public, plutôt qu’en recourant à la notion de négligence de droit privé.

[138]       En matière de recours en contrôle judiciaire, les sanctions sont discrétionnaires (Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6; Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, 111 D.L.R. (4th) 1). Les juges justifient leur pouvoir discrétionnaire d’accorder une sanction en examinant l’acceptabilité de la décision et sa justification, les circonstances qui l’entourent, ses effets et les valeurs de droit public que la sanction favoriserait dans les circonstances concrètes particulières de la cause (D’Errico c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 95, 459 N.R. 167, paragraphes 15 à 21). (Voir également l’énumération des valeurs de droit public dans Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, paragraphe 30, qui cite Paul Daly, « Administrative Law : A Values‑Based Approach » dans Mark Elliott et Jason Varuhas, éd., Process and Substance in Public Law Adjudication (à venir, Hart : Oxford, 2015)).

[139]       Ce cadre – le caractère inacceptable ou injustifiable en droit administratif de la conduite de l’autorité publique et l’exercice par le juge du pouvoir discrétionnaire d’accorder une sanction – doit régir la question de savoir s’il est possible d’obtenir une mesure pécuniaire en droit public au moyen d’une action.

[140]       La loi n’y fait aucunement obstacle. Plus particulièrement, les règles traditionnelles de l’immunité de la Couronne et la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C‑50, et ses versions antérieures, n’ont pas empêché les juges d’accorder une mesure pécuniaire de droit public à l’occasion d’affaires comme Roncarelli et McGillivray, précitées. La compétence des juridictions pour accorder une réparation en droit public est ancrée dans leur compétence constitutionnelle en droit administratif en matière de sanction dans les cas d’action publique inappropriée (Crevier c. P.G. (Québec) et autres, [1981] 2 R.C.S. 220, 127 D.L.R. (3d) 1). S’il est nécessaire d’examiner la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, j’estime qu’une autorité publique devant verser une indemnisation pécuniaire sur la base des principes de droit public doit être considérée comme ayant commis une « faute » (au Québec) ou un « délit civil » (dans le reste du Canada) au sens des sous‑alinéas 3a)(i) et 3b)(i) de la Loi. Les mots « délit civil » ne peuvent être interprétés comme s’ils englobaient uniquement des délits désignés en droit privé, comme la négligence, mais ils doivent plutôt s’étendre à toute faute reconnue par la loi. À défaut, le Québec et le reste du Canada auraient une règle relative à la responsabilité différente. L’objectif d’apporter des modifications à ces dispositions par la Loi d’harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, ch. 4, était de prévenir l’existence de règles de responsabilité différentes à travers le Canada.

[141]       J’aimerais ajouter quelques mots au sujet du pouvoir discrétionnaire d’accorder une sanction pécuniaire de droit public.

[142]       En droit public, l’indemnisation pécuniaire n’a jamais été automatique s’il est conclu à l’invalidité de l’action gouvernementale ou, pour employer un langage juridique de droit administratif contemporain postérieur à la jurisprudence Dunsmuir, en dehors des issues possibles acceptables ou justifiables (Welbridge Holdings Ltd. c. Greater Winnipeg, [1971] R.C.S. 957, 22 D.L.R. (3d) 470; La Reine c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205, 143 D.L.R. (3d) 9; Holland c. Saskatchewan, 2008 CSC 42, [2008] 2 R.C.S. 551, paragraphe 9). [traduction] « L’invalidité ne constitue pas le critère de la faute et ne devrait pas être le critère de la responsabilité. » (K.C. Davis, Administrative Law Treatise (1958), vol. 3 (St. Paul, MN : West Publishing, 1958), page 487) Il faut des circonstances additionnelles pour que soit exercé le pouvoir discrétionnaire et que soit accordée une sanction pécuniaire.

[143]       Il faut bien garder à l’esprit l’objectif indemnitaire de la sanction pécuniaire. Ainsi, dans certains cas, l’annulation d’une décision, une ordonnance ou l’interdiction d’une conduite suffira et l’indemnisation pécuniaire n’est ni nécessaire ni appropriée. Dans d’autres cas, l’annulation, l’interdiction ou l’ordonnance peut prévenir un préjudice futur et contribuer à corriger un préjudice antérieur, ce qui atténue ou élimine la nécessité d’une sanction pécuniaire. Dans d’autres cas encore, comme dans les affaires McGillivray et Roncarelli, précitées, seule une sanction pécuniaire permet de réaliser l’objectif indemnitaire.

[144]       En outre, il faut prendre en compte la qualité de la conduite de l’autorité publique parce que les ordonnances de sanction pécuniaire sont des ordonnances obligatoires enjoignant aux autorités publiques de dédommager les demandeurs. Et en droit public, il n’est possible de rendre des ordonnances impératives contre des autorités publiques que pour s’acquitter d’un devoir clair, corriger un vice administratif important, ou défendre des valeurs de droit public (voir par exemple, Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. LeBon, 2013 CAF 55, 444 N.R. 93, paragraphe 14; arrêt D’Errico, précité, paragraphes 15 à 21).

[145]       C’est ce que semble refléter la jurisprudence. Il est frappant de constater à quelle fréquence elle a accordé une réparation pécuniaire à l’encontre d’autorités publiques qui ne se sont pas acquittées d’un devoir d’agir clair et précis – c’est‑à‑dire, pour utiliser le langage du droit public, que leur défaut d’agir était inacceptable ou ne pouvait se justifier en droit administratif et que l’on était en présence de cas où il y avait des engagements précis, une confiance particulière ou où il était manifestement connu que des personnes étaient vulnérables, ce qui fait jouer ou souligne un devoir positif d’agir (voir Norman Siebrasse, « Liability of Public Authorities and Duties of Affirmative Action » (2007), 57 U.N.B.L.J. 84 et la jurisprudence qui y est citée). En ce qui concerne les allégations de mauvaise administration ou de défense des valeurs du droit public, il est frappant de constater à quelle fréquence l’on affirme que la réparation pécuniaire dans certaines catégories d’affaires exige des abus de pouvoir, un agissement de mauvaise foi, une poursuite de buts inappropriés, une conduite qui est « manifestement répréhensible », « insouciante », « irrationnelle », « inexplicable et incompréhensible », ou un « dérèglement fondamental des modalités de l’exercice du pouvoir » (voir par exemple, Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau‑Brunswick, 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, paragraphe 78; Finney c. Barreau du Québec, 2004 CSC 36, [2004] 2 R.C.S. 17, paragraphe 39; Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27, [2010] 2 R.C.S. 28, paragraphe 43; arrêt Entreprises Sibeca Inc., précité, paragraphe 23; arrêt Imperial Tobacco, précité, paragraphes 74 et 90; voir également la jurisprudence citée au paragraphe 87 de mes motifs, ci‑dessus, ainsi que la discussion éclairante dans l’article de David Mullan « Roncarelli v. Duplessis and Damages for Abuse of Power », (2010) 55 McGill L.J. 587, pages 604 à 610). Une mauvaise administration et une conduite contraire aux valeurs du droit public peuvent prendre de nombreuses formes; ces affaires n’en sont que des illustrations.

[146]       Les considérations qui régissent le pouvoir discrétionnaire d’accorder des mesures au terme d’une procédure en contrôle judiciaire, énoncées au paragraphe 138 de mes motifs, ci‑dessus, jouent tout autant en matière de sanction pécuniaire de droit public. Il faut notamment apprécier les circonstances qui entourent la conduite de l’autorité publique, ses effets, et la question de savoir si une sanction pécuniaire serait conforme aux valeurs du droit public (voir Wilson et l’essai de Daly, précités; voir également la majeure partie de la discussion dans l’arrêt Ward, précité, qui porte sur les dommages‑intérêts accordés en vertu de la Charte). Les préoccupations au sujet des autorités publiques accablées par une responsabilité indéterminée et par le fait qu’on les laisse totalement libres dans l’exercice de leurs missions législatives sont bien appuyées par certaines de ces valeurs de droit public. Dans les cas appropriés, ces préoccupations doivent être prises en considération dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’accorder une mesure.

(4)               La présente espèce

[147]       Mon collègue affirme – et j’abonde en ce sens – que si les apiculteurs avaient attaqué en l’espèce la conduite du gouvernement du Canada par une demande de contrôle judiciaire et qu’ils avaient prouvé leurs allégations, leur demande aurait été accueillie par les motifs énoncés au paragraphe 85 de mes motifs, ci‑dessus. C’est à tout le moins ce qui ressort des allégations énoncées dans la déclaration et dans le projet de déclaration modifiée soumis à la Cour, allégations que nous devons tenir pour avérées. En conséquence, la question qui nous est déférée consiste à rechercher s’il est évident et manifeste qu’une juridiction exercera son pouvoir discrétionnaire en refusant une sanction pécuniaire aux apiculteurs.

[148]       La réponse n’est pas évidente et manifeste. Tenant les allégations énoncées dans la déclaration pour avérées, des représentants du gouvernement du Canada ont pris l’initiative d’élaborer et d’appliquer une politique générale non autorisée et non scientifiquement étayée qui empêche les apiculteurs d’exercer leur droit reconnu par la loi de demander des permis d’importation au cas par cas conformément à l’article 160 du Règlement sur la santé des animaux, précité. Cette démarche prête flanc à un certain nombre de motifs justifiant de conclure au caractère inacceptable et indéfendable (voir le paragraphe 85 de mes motifs, ci‑dessus). Tel qu’il a été allégué, la conduite du gouvernement du Canada s’apparente à une mauvaise administration, ce qui peut faire jouer l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire en faveur de l’octroi d’une réparation pécuniaire. L’élément additionnel de la mauvaise foi, allégué en l’espèce (voir le paragraphe 87 de mes motifs, ci‑dessus), renforce cette conclusion. Conformément aux allégations, il ressort des interactions entre le gouvernement du Canada et les apiculteurs qu’une sanction pécuniaire pourrait être nécessaire pour que le Canada s’acquitte d’une obligation d’agir claire et précise. Je m’appuie également sur la majeure partie de la discussion aux paragraphes 98 à 101 de mes motifs, ci‑dessus, au sujet de l’absence d’effet paralysant sur les décideurs administratifs et de responsabilité indéterminée.

[149]       Le Canada soutient dans sa défense qu’une sanction pécuniaire n’est pas prévue par la loi ou qu’elle doit être refusée. Cependant, pour que sa défense soit accueillie sur ces points, des éléments de preuve devront être produits. En ce qui concerne la présente requête en radiation, aucune preuve du genre ne nous a été produite; un certain nombre de questions n’ont donc pas encore à être tranchées :

                     Si la politique est déclarée invalide, la Cour devra calculer les dommages‑intérêts en se fondant sur ce qui se serait passé n’eût été de ce que le Canada a fait. Les apiculteurs auraient alors été en mesure de demander des permis d’importation aux termes de l’article 160. Le ministre aurait eu une vaste marge d’appréciation en vertu de cette disposition, sur la base des faits, de la politique et de la nécessité d’assurer une protection contre les maladies et d’autres préjudices. En fait, cette marge aurait vraisemblablement été si large que seule la mauvaise foi rendrait une décision déraisonnable. À toutes fins utiles, s’il s’avère que le ministre aurait eu à ce moment des éléments de preuve étayant un refus des permis, une telle décision serait jugée raisonnable, ce qui éliminerait toute demande de sanction pécuniaire.

                     Les apiculteurs auraient‑ils pu atténuer la quasi‑totalité de leurs pertes en introduisant un recours en contrôle judiciaire visant l’annulation de la politique dès son adoption? Dans la présente requête en radiation, nous n’avons aucun élément de preuve et nous ne pouvons pas non plus présumer que les apiculteurs auraient pu présenter ou auraient été en mesure de présenter une demande de contrôle judiciaire sur‑le‑champ. Même si tel avait été le cas et que la requête en radiation de la politique avait été accueillie, la seule radiation ne constituerait pas une mesure adéquate. Il resterait à régler la perte financière causée par la politique entre son application initiale et sa radiation par la Cour fédérale, notre Cour ou la Cour suprême, ce qui pourrait représenter des années.

                     Pourrait‑il y avoir des explications anodines, fondées sur des renseignements de nature scientifique, à l’appui de la conduite des responsables et de leur élaboration et application de la politique?

[150]       Dans ses observations devant la Cour fédérale et, dans une certaine mesure, devant notre Cour, le gouvernement du Canada s’oppose à la réclamation des apiculteurs fondée sur une procédure civile. Selon moi, il n’est pas évident et manifeste qu’une objection puisse être déposée dans le cadre d’une procédure civile.

[151]       Devant nous, le gouvernement du Canada a évoqué le défaut des apiculteurs de présenter une demande de contrôle judiciaire attaquant la politique, comme l’a fait mon collègue. Cependant, les apiculteurs ne pouvaient demander qu’une sanction pécuniaire par une action, et non par l’exercice d’un recours en contrôle judiciaire, et c’est ainsi qu’ils ont procédé (Al‑Mhamad c. Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), 2003 CAF 45, 120 A.C.W.S. (3d) 351). Il n’est pas explicitement sollicité dans la déclaration des mesures comme une injonction, un certiorari, une interdiction, un mandamus, un quo warranto et une déclaration lesquels ne peuvent être demandés que par voie de contrôle judiciaire (Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, paragraphe 18(3)). Par conséquent, la période de 30 jours qui peut être prolongée pour certains de ces recours ne joue pas en l’espèce (ibid., paragraphe 18.1(2)). Si les apiculteurs avaient voulu se prévaloir du recours visé au paragraphe 18(3) à l’encontre des décisions et demander des dommages‑intérêts relativement à ces décisions, ils auraient pu le faire en suivant la procédure définie par la décision Hinton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 215, [2009] 1 C.F. 476, aux paragraphes 45 à 50. Or, ils ne l’ont pas fait. Ils cherchent seulement à obtenir une sanction pécuniaire et ont procédé de la bonne manière, par une action.

[152]       Comme nous sommes saisis d’une action, l’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales, précitée, prévoit le délai applicable, quoique le défaut d’invalider officiellement les décisions à un stade antérieur puisse avoir un impact significativement défavorable sur la mesure selon les preuves produites devant la Cour (voir le paragraphe 149 de mes motifs, ci‑dessus). Dans certains cas, une action peut être assimilée à une attaque indirecte visant les décisions prises, quoique la Cour suprême semble disposée, dans certains cas non définis, à élargir la doctrine de l’attaque collatérale dans le cas d’actions dirigées contre des autorités publiques (Canada (Procureur général) c. TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 R.C.S. 585). Voir également les affaires Roncarelli et Gershman, précitées, deux actions relativement aux dommages subis à la suite d’une prise de décision non-valide où les demandeurs ont eu gain de cause. Enfin, le gouvernement du Canada a mentionné brièvement une attaque indirecte lors des débats en réponse aux questions de la Cour, mais il n’a pas fait valoir ce point par requête, et nous n’avons donc pas eu le bénéfice d’une argumentation complète sur la question.

[153]       Le gouvernement du Canada se dit également préoccupé par l’ampleur des détails fournis dans la déclaration des apiculteurs. Le droit est bien fixé : de simples allégations de mauvaise foi, d’inconduite ou de malice ne peuvent être retenues. De telles allégations doivent être détaillées dans une certaine mesure (Administration portuaire de St. John’s c. Adventure Tours Inc., 2011 CAF 198; 335 D.L.R. (4th) 312; Merchant Law Group c. Agence du revenu du Canada, 2010 CAF 184, 321 D.L.R. (4th) 301, paragraphes 34 à 39). Ce critère essentiel contribue à prévenir les réclamations fictives et peu étayées qui sont vouées à l’échec. Toutefois, en l’espèce, le gouvernement du Canada a déposé une défense et, ce faisant, il a renoncé à toute objection qu’il aurait pu avoir. Le gouvernement du Canada ne peut plus faire grief à la déclaration; il est trop tard. Cependant, si les apiculteurs modifient leur déclaration, le gouvernement du Canada demeure libre de s’opposer ou de réagir aux modifications pour un motif recevable.

C.        Dispositif proposé

[154]       Par les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et je rejetterais la requête en radiation. Le paragraphe 334.39(1) des Règles prévoit que « les dépens ne sont [pas] adjugés contre une partie à […] un appel découlant d’un recours collectif » sauf si les conditions des alinéas 334.39(1)a), b) ou c) sont présentes. Ces conditions ne sont pas réunies en l’espèce et, par conséquent, comme mon collègue l’a également proposé, je ne rendrais pas d’ordonnance quant aux dépens.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

M. Nadon, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

A‑169‑14

APPEL D’UNE ORDONNANCE, EN DATE DU 5 MARS 2014, RENDUE PAR MONSIEUR LE JUGE SCOTT, NO T‑2293‑12

INTITULÉ :

PARADIS HONEY LTD., HONEYBEE ENTERPRISES LTD. ET ROCKLAKE APIARIES LTD. c. SA MAJESTÉ LA REINE, LE MINISTRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’AGROALIMENTAIRE ET L’AGENCE CANADIENNE D’INSPECTION DES ALIMENTS

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 NovembRe 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

 

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE PELLETIER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Daniel Carroll, c.r.

Lily Nguyen

 

PoUr LES AppelantEs

 

Jaxine Oltean

Marlon Miller

 

PoUr LES INTIMÉS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Field LLP

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES AppelantEs

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LES INTIMÉS

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.