Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150420


Dossier : A‑415‑13

Référence : 2015 CAF 100

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 

 

ENTRE :

 

 

IMPERIAL MANUFACTURING GROUP INC.

 

 

et HOME DEPOT DU CANADA INC.

 

 

appelantes

 

 

et

 

 

DECOR GRATES INCORPORATED

 

 

intimée

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 2 septembre 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 avril 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20150420


Dossier : A‑415‑13

Référence : 2015 CAF 100

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 

 

ENTRE :

 

 

IMPERIAL MANUFACTURING GROUP INC.

 

 

et HOME DEPOT DU CANADA INC.

 

 

appelantes

 

 

et

 

 

DECOR GRATES INCORPORATED

 

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]               Les appelantes interjettent appel d’une ordonnance rendue le 26 novembre 2013 par la juge Gleason de la Cour fédérale (2013 CF 1189).

[2]               Devant la Cour fédérale, les appelantes ont présenté une requête en vue d’obtenir des précisions au sujet de certaines des allégations contenues dans la déclaration de l’intimée. La Cour fédérale a rejeté cette requête. Les appelantes, Imperial Manufacturing et Home Depot, interjettent appel de cette décision.

[3]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

A.                Faits essentiels

[4]               Dans la présente affaire, l’intimée, Decor Grates Incorporated, a poursuivi les appelantes pour contrefaçon de certains dessins industriels. Elle a obtenu l’enregistrement de deux dessins de grilles de chauffage de plancher en application de la Loi sur les dessins industriels, L.R.C. 1985, ch. I‑9.

[5]               Les appelantes ont présenté à la Cour fédérale une requête en précisions. Les discussions qui s’en sont ensuivies ont permis de circonscrire le différend opposant les parties.

[6]               Les précisions demandées devant la Cour fédérale entraient dans trois catégories :

                     des précisions au sujet de l’emplacement des magasins et des points de vente où les produits de Decor Grates sont vendus, et au sujet de l’étendue et la nature des produits visés et de la période depuis laquelle Decor Grates vend ses produits (en rapport avec le paragraphe 2 de la déclaration);

                     des précisions concernant les deux dessins industriels, notamment la manière dont chaque dessin a été créé et parachevé et les dates auxquelles cela a été fait, le nom et l’adresse des créateurs des dessins, leurs rapports avec Decor Grates, et l’existence de copies de toute entente ou de toute cession (en rapport avec le paragraphe 6 de la déclaration);

                     des précisions concernant toutes les grilles de soufflage vendues par Decor Grates à l’appelante Home Depot entre la fin des années 1990 et janvier 2013 (en rapport avec le paragraphe 10 de la déclaration).

[7]               La Cour fédérale a énoncé les principes régissant la communication des précisions (au paragraphe 3) :

[traduction] Les principes applicables aux demandes de précisions et aux actes de procédure sont bien connus : les actes de procédure présentés par les parties doivent contenir suffisamment de détails pour exposer le fondement de la déclaration ou de la défense de manière à ce que la partie adverse puisse savoir à quels arguments elle devra réfuter, pour qu’elle soit en mesure de préparer sa réponse, pour éviter les surprises et pour circonscrire et encadrer de façon appropriée la communication préalable et la présentation de la preuve au procès (voir, par ex., l’arrêt Gulf Canada Ltd. c. Le remorqueur « Mary Mackin », [1984] 1 C.F. 884 (C.A.)). Ainsi que la demanderesse le fait observer à juste titre, la portée des demandes de précisions autorisées est plus étroite au stade du dépôt des actes de procédure qu’à celui du procès ou de l’enquête préalable (voir, par ex., le jugement Quality Goods IMD Inc. c. RSM International Active Wear Inc. (1995), 63 C.P.R. (3d) 499 (C.F. 1re inst.) au paragraphe 2). De plus, une partie n’a pas le droit de demander des précisions sur des renseignements qu’elle connaît déjà, à moins que l’acte de procédure soit par ailleurs vicié du fait qu’il omet un fait important nécessaire, et une demande de précisions équivalant à une recherche à l’aveuglette visant à déterminer s’il existe un fondement factuel permettant de présenter une éventuelle défense n’est pas acceptable (voir, par ex., Quality Goods, aux paragraphes 2 et 3; Windsurfing International Inc c. Novaction Sports Inc., (1987), 18 C.P.R. (3d) 230 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 17; Embee Electronics Agencies Ltd. c. Agence Sherwood Agencies Inc. (1979), 43 C.P.R. (2d) 285 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 3).

[8]               Je ne décèle aucune erreur dans le résumé que la Cour fédérale a fait des principes applicables, mais je vais donner plus loin d’autres indications à ce sujet.

[9]               Devant la Cour fédérale, tout comme devant notre Cour, les appelantes ont fait valoir que les précisions demandées sont pertinentes quant à certains moyens de défense visant à répondre aux allégations de contrefaçon de Decor Grates. Les appelantes souhaitent faire valoir les deux moyens de défense suivants :

                     Les appelantes se demandent si Decor Grates est une « propriétaire » au sens de la Loi sur les dessins industriels, L.R.C. 1985, ch. I‑9. Aux termes de cette loi, l’enregistrement ne peut être accordé qu’aux « propriétaires » des dessins industriels. L’article 12 de la Loi prévoit que « l’auteur d’un dessin en est le premier propriétaire, à moins que, pour contrepartie à titre onéreux, il ne l’ait exécuté pour une autre personne, auquel cas celle‑ci en est le premier propriétaire ». L’article 13 de la Loi permet la transmission de la propriété par voie de cession, laquelle doit être enregistrée auprès de ce qui était alors connu sous le nom de bureau du commissaire aux brevets (maintenant l’Office de la propriété intellectuelle du Canada).

                     Les appelantes se demandent si elles peuvent invoquer un moyen de défense fondé sur l’alinéa 6(3)b) de la Loi. Cet alinéa prévoit que le ministre refuse d’enregistrer un dessin si la demande d’enregistrement est déposée plus d’un an après sa publication au Canada. Les appelantes souhaitent vérifier si c’est le cas en l’espèce et si elles peuvent ainsi invoquer le moyen de défense prévu à l’alinéa 6(3)b).

[10]           La Cour fédérale a reconnu que les deux moyens de défense en question existent effectivement en droit et qu’il peut y avoir ouverture à ces moyens de défense dans un cas comme celui‑ci. Elle a toutefois rejeté la demande de précisions en concluant que les appelantes s’étaient livrées à une [traduction« recherche à l’aveuglette » (au paragraphe 8) :

[traduction] Les [appelantes] soutiennent qu’elles ont droit aux précisions demandées étant donné que celles‑ci concernent d’éventuels moyens de défense et, partant, qu’elles constituent des faits importants. En toute déférence, je ne suis pas de leur avis et je crois plutôt que les demandes équivalent à une « recherche à l’aveuglette » non permise visant à découvrir si les défenderesses pourraient disposer d’un moyen de défense, ce qui ne peut faire l’objet d’une demande de précisions régulière. Ainsi que le juge Marceau l’a fait observer dans la décision Embee [Electronics Agencies Ltd. c. Agence Sherwood Agencies Inc. (1979), 43 C.P.R. (2d) 285 (C.F. 1re inst.)], au paragraphe 3, il ne devrait pas être permis à un défendeur d’utiliser une demande de précisions pour « faire une recherche à l’aveuglette afin de découvrir des moyens de défense qu’il ignore encore ». Or, c’est précisément ce que les défenderesses cherchent à faire en l’espèce en ce qui concerne les faits qu’elles ne connaissent pas; elles demandent des précisions pour savoir s’il y a ouverture aux deux moyens de défense en question.

[11]           Plus loin, la Cour fédérale a ajouté que les précisions demandées n’étaient tout simplement pas pertinentes (au paragraphe 10) :

[traduction] En l’espèce, par contre, les précisions sollicitées ne constituent pas un élément essentiel de la demande formulée par la demanderesse en vertu du paragraphe 7(3) et de l’article 9 de la [Loi sur les dessins industriels]. L’enregistrement est le seul élément que la demanderesse doit établir pour prouver son droit exclusif à l’utilisation des dessins enregistrés. Les renseignements que les défenderesses sollicitent concernent des moyens de défense éventuels et ne constituent pas un élément essentiel de la demande de la demanderesse.

[12]           En refusant la communication des précisions demandées, la Cour fédérale s’est également fondée sur le fait que certaines de ces précisions étaient déjà connues de l’appelante Home Depot, laquelle pouvait les communiquer à l’autre appelante, Imperial Manufacturing. La Cour fédérale a rappelé les règles de droit suivant lesquelles une partie ne peut solliciter des précisions lorsqu’elle connaît déjà les renseignements sous‑jacents aux précisions en question. La Cour fédérale a ajouté que les précisions demandées en l’espèce débordaient largement le cadre de ce qui était nécessaire pour donner ouverture aux moyens de défense et qu’elles comprenaient [traduction]  de nombreux « éléments étrangers dont la découverte nécessiterait beaucoup de temps ».

[13]           Les appelantes interjettent appel devant notre Cour relativement à toutes les questions en litige.

B.        Analyse

(1)        Norme de contrôle

[14]           Devant notre Cour, les parties s’entendent pour dire qu’il convient de faire preuve de retenue envers la décision de la Cour fédérale, sauf si celle‑ci a appliqué un principe erroné, n’a pas donné suffisamment d’importance à des facteurs pertinents, a mal apprécié les faits ou encore si une injustice évidente serait autrement causée (David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 à la page 594, 58 C.P.R. (3d) 209 à la page 213 (C.A.); Reliance Comfort Limited Partnership c Commissaire de la concurrence, 2013 CAF 129, aux paragraphes 3 et 4; Apotex Inc. c. Canada (Gouverneur en Conseil), 2007 CAF 374, 370 N.R. 336, au paragraphe 15). Les parties affirment qu’il s’agit de la norme de contrôle à appliquer aux appels d’ordonnances discrétionnaires rendues par la Cour fédérale sur des questions interlocutoires.

[15]           Dans leur mémoire des faits et du droit, les appelantes poussent ce raisonnement un cran plus loin en soutenant, sur le fondement de l’arrêt Apotex, précité, au paragraphe 15, que si la Cour fédérale [traduction« n’a pas donné suffisamment d’importance à des facteurs pertinents », notre Cour peut [traduction] « substituer sa propre décision à celle de la [Cour fédérale] ».

[16]           Comme nous le verrons plus loin, les appelantes affirment effectivement que la Cour fédérale a commis une erreur de droit. Mais, se fondant sur la jurisprudence précitée, elles soutiennent également que la Cour fédérale a mal apprécié les facteurs pertinents, de sorte que notre Cour devrait apprécier de nouveau ces facteurs et substituer sa propre décision à celle de la Cour fédérale.

[17]           L’argument des appelantes suivant lequel l’appréciation inadéquate des faits autorise notre Cour à intervenir exige un examen plus attentif.

[18]           Les ordonnances discrétionnaires, comme celle qui nous occupe dans la présente affaire, sont le fruit de l’application du droit aux faits de l’espèce; en d’autres termes, il s’agit de questions mixtes de fait et de droit.

[19]           Dans un arrêt par lequel nous sommes liés, la Cour suprême a jugé que la norme de contrôle qui s’applique dans le cas des questions mixtes de fait et de droit est celle de l’« erreur manifeste et dominante », sauf lorsque la question implique un principe juridique facilement isolable (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235). S’il n’y a pas de principe juridique isolable ou d’erreur de droit, la norme de contrôle applicable est celle de l’« erreur manifeste et dominante » (Housen; voir également H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401).

[20]           La jurisprudence sur la norme de contrôle des ordonnances interlocutoires discrétionnaires de la Cour fédérale mentionnée au paragraphe 14 des présents motifs a commencé en 1995 avec l’arrêt David Bull. Notre Cour a appliqué cette jurisprudence – que j’appellerai désormais la jurisprudence issue de l’arrêt David Bull – comme s’il s’agissait d’une règle de droit distincte de la jurisprudence plus générale relative à la norme de contrôle établie par la Cour suprême dans l’arrêt Housen.

[21]           Malgré l’arrêt Housen, la jurisprudence issue de l’arrêt David Bull sur la norme de contrôle applicable s’applique toujours. Par conséquent, les avocats qui se présentent devant notre Cour doivent se demander si l’affaire qu’ils plaident est interlocutoire et discrétionnaire. Dans l’affirmative, la jurisprudence issue de l’arrêt David Bull s’applique; dans la négative, c’est l’arrêt Housen qui s’applique, ce qui n’est pas sans soulever certains problèmes.

[22]           Premièrement, il y a le problème du principe de l’autorité de la chose jugée. L’arrêt Housen est une décision de la Cour suprême qui nous lie tous. La Cour suprême a tranché définitivement la question de la norme de contrôle en matière civile. Elle n’a pas formulé d’observations informelles à l’égard desquelles nous pourrions être tentés d’établir des distinctions. Elle a plutôt analysé la question à fond en examinant les précédents, la doctrine et les principes de droit, et elle s’est prononcée de façon claire et nette sur la question sans conditions ni réserves. Par exemple, elle n’a pas prévu d’exceptions spéciales selon que l’affaire faisant l’objet de l’appel est interlocutoire ou définitive, quant à la question de savoir si les ordonnances discrétionnaires sont différentes des questions mixtes de fait et de droit, s’il s’agit d’une requête ou d’un type particulier de requête, ou au regard de toute autre question. La jurisprudence issue de l’arrêt David Bull semble donc avoir survécu jusqu’à maintenant en quelque sorte comme une anomalie.

[23]           À une exception près, la Cour suprême a appliqué la norme de contrôle établie dans l’arrêt Housen dans toutes les affaires civiles dont elle était saisie. Dans cette affaire faisant exception, la Cour suprême a indiqué, dans une unique phrase isolable, qu’une cour d’appel pouvait notamment intervenir lorsque la juridiction inférieure « n’accorde pas suffisamment d’importance aux considérations pertinentes ou ne leur en accorde pas du tout » (Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125, 2013 CSC 125, au paragraphe 27). Toutefois, moins d’une année plus tard, la Cour suprême a laissé tomber ce critère comme motif d’intervention et réaffirmé qu’il n’y avait pas lieu de modifier une décision discrétionnaire, « à moins que le juge ne se soit fondé sur des considérations erronées ou que sa décision soit erronée au point de créer une injustice » (Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, au paragraphe 83). Par « se fonder sur des considérations erronées », il faut que la Cour n’ait pas tenu compte du droit applicable ou, en d’autres termes, ait commis une erreur de droit. Et en disant qu’une décision est erronée au point de créer une injustice, on veut dire qu’une erreur flagrante ayant une incidence sur le résultat de l’affaire a été commise – autrement dit qu’une erreur manifeste et dominante a été commise. L’arrêt Hryniak reprend la norme de l’arrêt Housen. De nos jours, la norme formulée dans l’arrêt Housen demeure celle sur laquelle les juridictions d’appel se fondent pour intervenir dans des décisions discrétionnaires.

[24]           Le second problème que soulève la jurisprudence issue de l’arrêt David Bull est la difficulté pratique qu’elle peut présenter lorsque les plaideurs tentent de l’appliquer. Bien que les ordonnances discrétionnaires ne soient habituellement pas difficiles à déceler, dans certains cas, il peut être difficile de savoir si l’ordonnance en cause est interlocutoire ou définitive (voir, par ex. Ontario Federation of Anglers and Hunters c. Bande indienne d’Alderville, 2014 CAF 145, 461 N.R. 327).

[25]           Troisièmement, depuis le prononcé de l’arrêt Housen, la jurisprudence issue de l’arrêt David Bull est devenue dans une certaine mesure redondante. Aux termes de celle‑ci, notre Cour devrait intervenir lorsque le tribunal de première instance n’a pas appliqué le bon principe, mais ce n’est qu’une autre façon de dire, pour reprendre le libellé de l’arrêt Housen, que le tribunal de première instance a commis une erreur sur une question de droit isolable. Pour ce qui est de l’erreur consistant à ne pas accorder suffisamment d’importance à des facteurs pertinents, à avoir mal apprécié les faits ou à avoir causé une injustice évidente, si l’erreur est suffisamment grave, elle peut être qualifiée d’« erreur manifeste et dominante » au sens de l’arrêt Housen. Je ne crois donc pas que la jurisprudence issue de l’arrêt David Bull, correctement interprétée et appliquée, dise quelque chose de vraiment différent de l’arrêt Housen (pour une observation semblable formulée essentiellement par notre Cour, voir Elders Grain Co. c. Ralph Misener (Navire), 2005 CAF 139, [2005] 3 C.F. 367, aux paragraphes 6 à 13). Toutefois, du point de vue linguistique, la jurisprudence issue de l’arrêt David Bull n’englobe pas le concept d’« erreur manifeste et dominante », à la différence de l’arrêt Housen, de sorte qu’elle suscite le faux espoir que les tribunaux d’appel interviennent pour procéder à une nouvelle appréciation.

[26]           Cela m’amène au quatrième problème que présente la jurisprudence issue de l’arrêt David Bull. Elle tend un piège aux imprudents. En effet, si on la prend au pied de la lettre, elle permet à notre Cour d’intervenir lorsque la Cour fédérale n’a pas donné suffisamment d’importance à des facteurs pertinents. On peut y voir une invitation faite à notre Cour d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait la Cour fédérale et de substituer son opinion à celle de la Cour fédérale. C’est ainsi que l’interprètent de nombreux avocats qui comparaissent devant notre Cour et qui nous demandent d’intervenir de la sorte. Comme nous le verrons, c’est précisément ce que les appelantes nous demandent de faire en l’espèce, mais, clairement, ce n’est jamais ce que nous devons faire (voir, par ex., Première nation de Peguis c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 7, 456 N.R. 239; Sandoz Canada Inc. c. Abbott Laboratories, 2010 CAF 168, 404 N.R. 356 (où, malgré le fait qu’elle a cité la jurisprudence issue de l’arrêt David Bull, notre Cour a appliqué la norme de l’« erreur manifeste et dominante » établie dans l’arrêt Housen).

[27]           Cinquièmement, il n’y a aucun raisonnement qui justifierait d’appliquer devant les Cours fédérales une norme de contrôle différente de celle qui est appliquée par les autres tribunaux canadiens dans le cas d’affaires discrétionnaires ou portant sur des questions mixtes de fait et de droit. Il n’y a aucun autre tribunal canadien qui emploie une formulation de la norme de contrôle qui ressemble à celle de la jurisprudence issue de l’arrêt David Bull. Par souci de simplicité et de cohérence, les tribunaux de toutes les autres provinces appliquent systématiquement la norme établie dans l’arrêt Housen dans toutes les affaires portant sur l’application de la norme de contrôle, et nous devrions en faire autant (voir également l’arrêt Apotex Inc. c. Bristol‑Myers Squibb Co., 2011 CAF 34, 414 N.R. 162, au paragraphe 9).

[28]           Sixièmement, la provenance de la formulation de la norme de contrôle énoncée dans l’arrêt David Bull permet de s’interroger sur son bien‑fondé. Dans l’arrêt David Bull, la Cour se contente d’énoncer la norme sans explication fondée sur le droit ou la politique juridique. Le seul précédent sur laquelle elle s’appuie est l’arrêt Nabisco Brands Ltd.‑Nabisco Brands Ltée c. Proctor & Gamble Co. et autres, (1985), 5 C.P.R. (3d) 417, à la page 418, 62 N.R. 364 (C.A.F.). Dans cet arrêt extrêmement bref, la Cour a déclaré ce qui suit :

Pour avoir gain de cause en appel d’une ordonnance interlocutoire de nature discrétionnaire, l’appelante doit, au préalable, franchir un obstacle préliminaire. En effet, elle doit convaincre la Cour que le juge qui a instruit les requêtes a, en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur de la requérante sur une requête en radiation de l’ensemble ou d’une partie d’une plaidoirie écrite, commis une erreur d’appréciation quant à la nature de la plaidoirie écrite ou encore qu’elle a appliqué un principe erroné.

Une « erreur [évidente] d’appréciation quant à la nature de la plaidoirie écrite » dans le cas d’une requête en radiation serait probablement considérée de nos jours comme une « erreur manifeste et dominante » sur une question mixte de fait et de droit qui justifierait l’intervention de la Cour d’appel, tout comme le fait d’avoir appliqué un principe erroné. Mais l’arrêt David Bull semble avoir dépassé le seuil de la formulation défendable de la norme de contrôle établie dans l’arrêt Nabisco et avoir ajouté l’élément relatif au fait de « ne pas donner suffisamment d’importance à des facteurs pertinents ».

[29]           Pour éliminer ces problèmes et par souci de cohérence et de simplicité, j’estime que seule la formulation de la norme de contrôle figurant dans l’arrêt Housen – qui nous lie – devrait être utilisée lorsque nous sommes saisis d’une demande de contrôle d’une ordonnance interlocutoire discrétionnaire. Conformément à l’arrêt Housen, à défaut d’erreur sur une question de droit ou un principe juridique isolable, notre intervention n’est justifiée que dans les cas d’erreurs manifestes et dominantes.

(2)        Le bien‑fondé de l’appel

[30]           Les appelantes font valoir que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en déclarant que [traduction] « [l]’enregistrement est le seul élément que la demanderesse doit établir pour prouver son droit exclusif à l’utilisation des dessins enregistrés ».

[31]           À mon avis, on ne doit pas considérer cette phrase de façon isolée. Tout d’abord, on doit toujours mettre à l’avant‑plan l’objet de la demande de précisions.

[32]           Les tribunaux font droit aux requêtes en précisions portant sur les allégations contenues dans une déclaration lorsque le défendeur en a besoin pour pouvoir plaider. En résumé, l’objet d’une demande de précisions est d’aider une partie à plaider. Autrement dit, à défaut de précisions sur un point important, la partie adverse ne peut plaider en réponse.

[33]           Il y a lieu d’établir une distinction entre cette situation et celle de l’interrogatoire préalable et, en particulier, les facteurs dont les tribunaux doivent tenir compte avant d’ordonner à un témoin de répondre à une question dans le cadre d’un interrogatoire préalable. Dans ce dernier cas, la Cour doit se demander si les renseignements demandés sont pertinents et importants quant aux questions de droit et de fait en cause dans l’instance et s’ils s’accordent avec les objectifs énoncés à l’article 3 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98‑106.

[34]           Il semble que les appelantes aient un objectif de communication préalable en tête. Leur demande de précisions semble reposer sur le fait que les renseignements qu’elles sollicitent sont pertinents et importants quant aux questions de fait et de droit en litige. Au paragraphe 32 de leur mémoire des faits et du droit, elles font valoir que la communication des précisions demandées leur permettra [traduction« de comprendre les faits sur lesquels repose l’affaire et de mieux comprendre la thèse de [Decor Grates] ». Mais ces questions sont pertinentes quant au bien‑fondé d’une demande de renseignements dans le cadre d’une communication préalable et non quant à la question de savoir s’il y a lieu d’ordonner la communication de précisions se rapportant à la déclaration parce qu’une partie en a besoin pour pouvoir plaider.

[35]           Aux paragraphes 31 et 32 de leur mémoire des faits et du droit, les appelantes affirment que la communication des précisions en question aurait [traduction« des conséquences importantes » sur leur défense parce qu’elles influenceraient [traduction« la présentation, la structure et le ton de celle‑ci ». Là encore, les appelantes méconnaissent l’objet des précisions. Les précisions ne sont pas communiquées parce qu’elles rendront un acte de procédure meilleur ou plus convaincant. Elles sont communiquées parce que, sans elles, une partie ne peut plaider en réponse à une question importante.

[36]           S’il s’était agi d’une demande de renseignements présentée au cours de la communication préalable, les appelantes auraient disposé d’arguments plus solides. Le paragraphe 7(3) de la Loi sur les dessins industriels prévoit une présomption réfutable et non une présomption irréfragable. En voici le texte :

7. (3) En l’absence de preuve contraire, le certificat est une attestation suffisante du dessin, de son originalité, du nom du propriétaire, du fait que la personne dite propriétaire est propriétaire, de la date et de l’expiration de l’enregistrement, et de l’observation de la présente loi. [je souligne]

7. (3) The certificate, in the absence of proof to the contrary, is sufficient evidence of the design, of the originality of the design, of the name of the proprietor, of the person named as proprietor being proprietor, of the commencement and term of registration, and of compliance with this Act. [my emphasis]

[37]           Si le paragraphe 7(3) créait une présomption irréfragable, toutes les questions concernant les faits incompatibles avec cette présomption ne seraient pas pertinentes. Mais le paragraphe 7(3) ne prévoit qu’une présomption réfutable. Dès lors qu’une partie dispose de certains éléments de preuve qui contredisent le certificat (c.‑à‑d. une « preuve contraire »), elle peut se fonder sur cette preuve à l’appui d’une allégation formulée dans sa défense pour affirmer que la présomption est réfutée dans la mesure de la contradiction. Par exemple, si les appelantes disposent de renseignements indiquant que Decor Grates n’est pas une « propriétaire » parce qu’elle n’est pas et ne peut pas être l’auteur du dessin en litige, elles peuvent formuler une allégation fondée sur ce fait contradictoire en tant que « preuve contraire ». Selon les circonstances, une partie peut être en mesure de tirer des inférences plus larges des éléments de preuve contradictoires et formuler une allégation plus vaste en affirmant que d’autres aspects de la présomption sont également réfutés. Toutefois, si les appelants n’ont aucun autre élément de preuve contradictoire, ils ne peuvent affirmer avoir de « preuve contraire », au risque de commettre un abus de procédure (Merchant Law Group c. Canada (Agence du Revenu, 2010 CAF 184, 321 D.L.R. (4th) 301, au paragraphe 34; Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] 2 C.F. 557, au paragraphe 45).

[38]           Les appelantes affirment également que le juge de première instance a commis une erreur en concluant que leur demande de précisions constituait une « recherche à l’aveuglette ». Dans le cas qui nous occupe, la Cour fédérale a énoncé la règle de droit relative à la Loi sur les dessins industriels et le paragraphe 7(3) de cette Loi en particulier, et elle n’a commis aucune erreur sur une question juridique. Par conséquent, la conclusion de la Cour fédérale suivant laquelle les appelantes s’étaient livrées à une « recherche à l’aveuglette » – soit une recherche dans laquelle se lance une partie ne disposant d’aucun élément et tentant désespérément de s’accrocher à quelque chose – est une question mixte de fait et de droit largement tributaire des faits. Pour obtenir gain de cause à cet égard, les appelantes doivent donc nous convaincre que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante.

[39]           En outre, la Cour fédérale a tiré d’autres conclusions à l’appui de sa décision, à savoir que l’appelante Home Depot était déjà au courant de certaines des précisions sollicitées et qu’elle pouvait les communiquer à l’appelante Imperial, et que les précisions demandées allaient beaucoup plus loin que ce qui était nécessaire pour permettre de formuler les défenses et que bon nombre des précisions demandées comprenaient [traduction« de nombreux éléments étrangers dont la découverte nécessiterait beaucoup de temps ». Dans une certaine mesure, certaines de ces préoccupations semblent s’appliquer davantage à la question de savoir s’il y avait lieu de répondre à une question dans le cadre d’une enquête préalable qu’à la question de savoir si une partie avait besoin de ces renseignements pour pouvoir plaider. Il s’agit toutefois de questions qui sont de nature essentiellement factuelle. Là encore, pour pouvoir annuler ces conclusions, les appelantes doivent nous convaincre que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante.

[40]           La norme de l’erreur manifeste et dominante est exigeante (voir, par ex, Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, 431 N.R. 286; Waxman c. Waxman (2004)186 O.A.C. 201, 44 B.L.R. (3d) 165 (C.A.), aux paragraphes 278 à 284). Dans l’arrêt South Yukon, notre Cour formule comme suit la norme en question (au paragraphe 46) :

L’erreur manifeste et dominante constitue une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue : H.L. c. Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 R.C.S. 401; Peart c. Peel Regional Police Services (2006), 217 O.A.C. 269 (C.A.), aux paragraphes 158 et 159; arrêt Waxman, précité. Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout en entier.

[41]           Dans la présente affaire, les appelantes ne m’ont pas convaincu que le critère minimal de l’erreur manifeste et dominante a été satisfait. Toutes les conclusions mixtes de fait et de droit – y compris les questions discrétionnaires – ainsi que les conclusions de fait tirées par la Cour fédérale étaient fondées sur la preuve. Autrement dit, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur évidente touchant directement à l’issue de l’affaire.

[42]           Les appelantes affirment également que l’ordonnance prononcée par la Cour fédérale au sujet des dépens devrait être annulée, au motif notamment que le jugement de la Cour fédérale doit être annulé en appel. Pour les motifs qui ont été exposés, il n’y a aucune raison qui justifie l’annulation du jugement de la Cour fédérale. Les appelantes font également valoir que, pour adjuger les dépens, la Cour fédérale aurait dû tenir compte du fait que Decor Grates a attendu jusqu’à la veille de l’audience pour communiquer les précisions demandées. Toutefois, devant la Cour fédérale, les parties ont convenu que les dépens devaient suivre l’issue de la cause et qu’ils devaient être fixés à la somme de 1 500 $. L’argument des appelantes est donc dénué de fondement.

C.        Dispositif proposé

[43]           Pour les motifs qui ont été exposés, je rejetterais l’appel avec dépens.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

A.F. Scott, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑415‑13

APPEL DE L’ORDONNANCE PRONONCÉE PAR LA JUGE GLEASON LE 26 NOVEMBRE 2013 DANS LE DOSSIER No T‑1419‑13

INTITULÉ :

IMPERIAL MANUFACTURING GROUP INC. et HOME DEPOT CANADA INC. c. DECOR GRATES INCORPORATED

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 SEPTEMBRE 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Pierre Robichaud

Alessandro Colonnier

 

pour les appelantes

 

R. Aaron Rubinoff

John Siwiec

 

pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Andrews Robichaud c.p.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES APPELANTES

 

Perley‑Robertson, Hill & McDougall LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

pour l’intimée

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.