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Date : 20150519


Dossier : A-337-13

Référence : 2015 CAF 126

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE SCOTT

 

ENTRE :

BELL CANADA, BELL MOBILITÉ INC., MTS INC., NORTHERNTEL, LIMITED PARTNERSHIP, ROGERS COMMUNICATIONS PARTNERSHIP, SASKATCHEWAN TELECOMMUNICATIONS, TÉLÉBEC, SOCIÉTÉ EN COMMANDITE et SOCIÉTÉ TELUS COMMUNICATIONS

appelantes

et

AMTELECOM LIMITED PARTNERSHIP, BRAGG COMMUNICATIONS INC., DATA & AUDIO-VISUAL ENTERPRISES WIRELESS INC., GLOBALIVE WIRELESS MANAGEMENT CORP., HAY COMMUNICATIONS CO-OPERATIVE LIMITED, HURON TELECOMMUNICATIONS CO-OPERATIVE LIMITED, MORNINGTON COMMUNICATIONS CO-OPERATIVE LIMITED, NEXICOM MOBILITY INC., NORTHWESTEL INC., PEOPLE’S TEL LIMITED PARTNERSHIP, PUBLIC MOBILE INC., QUADRO COMMUNICATIONS CO-OPERATIVE INC., QUÉBECOR MÉDIA INC., SOGETEL MOBILITÉ INC., THUNDER BAY TELEPHONE, VAXINATION INFORMATIQUE, LE CONSEIL DES CONSOMMATEURS DU CANADA, DIVERSITYCANADA FOUNDATION, MEDIA ACCESS CANADA, MOUVEMENT PERSONNE D’ABORD DU QUÉBEC, CENTRE POUR LA DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, L’ASSOCIATION POUR LA DÉFENSE DES CONSOMMATEURS AU CANADA, THE COUNCIL OF SENIOR CITIZENS’ ORGANIZATIONS OF BRITISH COLUMBIA, OPENMEDIA.CA, SERVICE DE PROTECTION ET D’INFORMATION DU CONSOMMATEUR, L’UNION DES CONSOMMATEURS, L’ASSOCIATION CANADIENNE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS SANS FIL, LE COMMISSAIRE AUX PLAINTES RELATIVES AUX SERVICES DE TÉLÉCOMMUNICATIONS, LE BUREAU DE LA CONCURRENCE DU CANADA, GLENN THIBEAULT, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ALBERTA, LE GOUVERNEMENT DU MANITOBA, LE GOUVERNEMENT DES TERRITOIRES DU NORD‑OUEST, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ONTARIO, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC, LE GOUVERNEMENT DU YUKON, LE COMMISSARIAT À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA, CATHERINE MIDDLETON, TAMARA SHEPHERD, LESLIE REGAN SHADE, KIM SAWCHUK, BARBARA CROW, SHAW TELECOM INC., TERRY DUNCAN, GLENN FULLERTON, TANA GUINDEBA, NASIR KHAN, MICHAEL LANCIONE, ALLAN MUNRO, FREDERICK A. NAKOS, RAINER SCHOENEN et DANIEL SOKOLOV

intimés

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 12 novembre 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 mai 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20150519


Dossier : A-337-13

Référence : 2015 CAF 126

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE SCOTT

 

ENTRE :

BELL CANADA, BELL MOBILITÉ INC., MTS INC., NORTHERNTEL, LIMITED PARTNERSHIP, ROGERS COMMUNICATIONS PARTNERSHIP, SASKATCHEWAN TELECOMMUNICATIONS, TÉLÉBEC, SOCIÉTÉ EN COMMANDITE et SOCIÉTÉ TELUS COMMUNICATIONS

appelantes

et

AMTELECOM LIMITED PARTNERSHIP, BRAGG COMMUNICATIONS INC., DATA & AUDIO-VISUAL ENTERPRISES WIRELESS INC., GLOBALIVE WIRELESS MANAGEMENT CORP., HAY COMMUNICATIONS CO-OPERATIVE LIMITED, HURON TELECOMMUNICATIONS CO-OPERATIVE LIMITED, MORNINGTON COMMUNICATIONS CO-OPERATIVE LIMITED, NEXICOM MOBILITY INC., NORTHWESTEL INC., PEOPLE’S TEL LIMITED PARTNERSHIP, PUBLIC MOBILE INC., QUADRO COMMUNICATIONS CO-OPERATIVE INC., QUÉBECOR MÉDIA INC., SOGETEL MOBILITÉ INC., THUNDER BAY TELEPHONE, VAXINATION INFORMATIQUE, LE CONSEIL DES CONSOMMATEURS DU CANADA, DIVERSITYCANADA FOUNDATION, MEDIA ACCESS CANADA, MOUVEMENT PERSONNE D’ABORD DU QUÉBEC, CENTRE POUR LA DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, L’ASSOCIATION POUR LA DÉFENSE DES CONSOMMATEURS AU CANADA, THE COUNCIL OF SENIOR CITIZENS’ ORGANIZATIONS OF BRITISH COLUMBIA, OPENMEDIA.CA, SERVICE DE PROTECTION ET D’INFORMATION DU CONSOMMATEUR, UNION DES CONSOMMATEURS, L’ASSOCIATION CANADIENNE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS SANS FIL, LE COMMISSAIRE AUX PLAINTES RELATIVES AUX SERVICES DE TÉLÉCOMMUNICATIONS, LE BUREAU DE LA CONCURRENCE DU CANADA, GLENN THIBEAULT, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ALBERTA, LE GOUVERNEMENT DU MANITOBA, LE GOUVERNEMENT DES TERRITOIRES DU NORD‑OUEST, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ONTARIO, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC, LE GOUVERNEMENT DU YUKON, LE COMMISSARIAT À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA, CATHERINE MIDDLETON, TAMARA SHEPHERD, LESLIE REGAN SHADE, KIM SAWCHUK, BARBARA CROW, SHAW TELECOM INC., TERRY DUNCAN, GLENN FULLERTON, TANA GUINDEBA, NASIR KHAN, MICHAEL LANCIONE, ALLAN MUNRO, FREDERICK A. NAKOS, RAINER SCHOENEN et DANIEL SOKOLOV

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]               Le 3 juin 2013, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (le CRTC) a publié la Politique réglementaire de Télécom CRTC 2013‑271 (le Code sur les services sans fil ou le Code), qu’il a décrite comme étant un « code de conduite obligatoire visant les fournisseurs de services vocaux et de données sans fil mobiles de détail ». Le Code traitait d’un certain nombre de préoccupations des consommateurs en ce qui a trait aux services sans fil, y compris l’opacité des contrats de services sans fil, les frais excessifs d’utilisation excédentaire de données et d’itinérance ainsi que les frais de résiliation anticipée. Le Code impose certaines clauses obligatoires dans les contrats qui seront conclus entre les consommateurs et les appelantes.

[2]               L’aspect du Code qui a donné lieu au présent appel est l’entrée en vigueur des dispositions portant sur ce qui précède. Le Code prévoit qu’il entrera en vigueur le 2 décembre 2013 et qu’il s’appliquera à tout nouveau contrat de services sans fil et à tout contrat modifié à partir de cette date. Cependant, et c’est là que le bât blesse, le Code prévoit par la suite qu’il s’appliquera à tous les contrats, peu importe leur date de signature, à compter du 3 juin 2015 (le délai guillotine).

[3]               Le délai guillotine pose problème, en raison de la quantité importante de contrats de trois ans qui n’auront pas expiré en date du 3 juin 2015. Si les consommateurs de services sans fil profitent des dispositions du Code en résiliant ces contrats avant leur date d’expiration, les appelantes (les fournisseurs de services sans fil) seront incapables de percevoir les frais de résiliation anticipée prévus par ces contrats, et ce, même si elles n’ont peut-être pas pleinement récupéré les mesures incitatives offertes aux consommateurs pour que ceux‑ci concluent ces contrats, mesures qui prenaient habituellement la forme de remises sur les prix des appareils.

[4]               Un certain nombre de fournisseurs de services sans fil concernés (c.­à­d., les sociétés de téléphonie mobile) ont contesté l’imposition, par le CRTC, d’une date guillotine, au motif que le CRTC n’a pas compétence pour adopter des règles à portée rétrospective ou portant atteinte à des droits acquis.

[5]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter l’appel, avec dépens.

I.                   LA MATRICE JURIDIQUE ET FACTUELLE

[6]               Le CRTC est une création de la Loi sur le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, L.R.C., 1985, ch. C-22. Les pouvoirs du CRTC sont prévus dans plusieurs textes de loi, notamment la Loi sur les télécommunications, L.C. 1993, ch. 38 (la Loi). De manière générale, le CRTC est chargé de réglementer l’industrie des télécommunications au Canada. Conformément à l’article 34 de la Loi, le CRTC a le pouvoir de s’abstenir d’exercer ses pouvoirs et fonctions de réglementation à l’égard des services ou catégories de services « dans les cas où il conclut, comme question de fait, que son abstention serait compatible avec la mise en œuvre de la politique canadienne de télécommunication ». Traditionnellement, le CRTC a choisi de ne pas réglementer l’industrie des communications sans fil.

[7]               En 2012, le CRTC a entrepris une consultation publique afin de déterminer si les conditions dans l’industrie des services sans fil avaient changé de sorte qu’il devrait réexaminer sa politique d’abstention. À la suite de cette consultation, le CRTC a conclu qu’il n’était pas nécessaire de procéder à la réglementation des tarifs en matière de services sans fil, mais que, compte tenu de l’insatisfaction généralisée des consommateurs à l’égard des diverses modalités de services, il devrait promulguer un code de conduite pour les fournisseurs de services sans fil. Le CRTC a tiré son pouvoir de faire une telle chose de l’article 24 de la Loi et des objectifs énoncés dans la politique canadienne de télécommunication, tels qu’ils sont formulés aux alinéas 7a), b), f), et h) de la Loi : voir Décision de télécom CRTC 2012‑556, aux paragraphes 22 à 27. Les dispositions sur lesquelles le CRTC s’est fondé sont reproduites ci‑dessous, par souci de commodité :

24. L’offre et la fourniture des services de télécommunication par l’entreprise canadienne sont assujetties aux conditions fixées par le Conseil ou contenues dans une tarification approuvée par celui-ci.

 

24. The offering and provision of any telecommunications service by a Canadian carrier are subject to any conditions imposed by the Commission or included in a tariff approved by the Commission.

 

7. La présente loi affirme le caractère essentiel des télécommunications pour l’identité et la souveraineté canadiennes; la politique canadienne de télécommunication vise à :

 

7. It is hereby affirmed that telecommunications performs an essential role in the maintenance of Canada’s identity and sovereignty and that the Canadian telecommunications policy has as its objectives

 

a) favoriser le développement ordonné des télécommunications partout au Canada en un système qui contribue à sauvegarder, enrichir et renforcer la structure sociale et économique du Canada et de ses régions;

 

(a) to facilitate the orderly development throughout Canada of a telecommunications system that serves to safeguard, enrich and strengthen the social and economic fabric of Canada and its regions;

b) permettre l’accès aux Canadiens dans toutes les régions — rurales ou urbaines — du Canada à des services de télécommunication sûrs, abordables et de qualité;

 

(b) to render reliable and affordable telecommunications services of high quality accessible to Canadians in both urban and rural areas in all regions of Canada;

 

f) favoriser le libre jeu du marché en ce qui concerne la fourniture de services de télécommunication et assurer l’efficacité de la réglementation, dans le cas où celle-ci est nécessaire;

 

(f) to foster increased reliance on market forces for the provision of telecommunications services and to ensure that regulation, where required, is efficient and effective;

 

h) satisfaire les exigences économiques et sociales des usagers des services de télécommunication;

 

(h) to respond to the economic and social requirements of users of telecommunications services; and

 

[8]               À la suite de longues consultations avec le public et avec l’industrie, le CRTC a élaboré le Code des services sans fil. Ce code traite d’un certain nombre de questions, mais, pour nos besoins, les questions qui nous intéressent sont les frais de résiliation anticipée et l’entrée en vigueur du Code lui‑même.

[9]               Le CRTC a fait remarquer dans le Code que les consommateurs étaient d’avis que les contrats de trois ans associés à des frais de résiliation anticipée élevés faisaient en sorte qu’il était difficile pour eux de changer de fournisseurs de services sans fil et de profiter des nouveautés technologiques. Le CRTC a conclu que les consommateurs devraient pouvoir changer de fournisseurs de services sans fil, obtenir un appareil plus performant et tirer profit des offres concurrentielles au moins tous les deux ans, « afin de contribuer à un marché des services sans fil plus dynamique et de permettre aux consommateurs de tirer profit des nouveautés technologiques » :voir le Code sur les services sans fil, au paragraphe 216.

[10]           Le CRTC a ensuite conclu que le principal obstacle pour les consommateurs qui veulent tirer profit des offres concurrentielles tous les deux ans n’est pas la disponibilité des contrats de trois ans sur le marché, mais plutôt les frais élevés de résiliation anticipée : voir le Code sur les services sans fil, au paragraphe 217. Cela l’a mené à conclure que « les frais de résiliation anticipée doivent être grandement limités afin de permettre aux consommateurs de tirer profit des offres concurrentielles et des nouveautés technologiques au moins tous les deux ans » : voir le Code sur les services sans fil, au paragraphe 218. Le CRTC a ensuite jugé qu’il convenait de limiter à 24 mois la période maximale à laquelle peuvent s’appliquer des frais de résiliation anticipée, de sorte que, selon le CRTC, cela réduira les coûts des consommateurs lorsqu’ils changent de fournisseurs de services sans fil, et en fin de compte, favorisera un marché plus dynamique.

[11]           En ce qui concerne le calcul des frais de résiliation anticipée, le CRTC a conclu que les facteurs pertinents étaient les suivants : (1) le fait qu’un appareil mobile soit ou non fourni à un prix réduit dans le cadre du contrat (un appareil subventionné) et (2) la durée du contrat (déterminée ou indéterminée). Lorsqu’on applique les conclusions du CRTC concernant les frais de résiliation anticipée aux diverses combinaisons des facteurs 1 et 2, il en résulte la formule de calcul des frais de résiliation anticipée exposée au paragraphe 234 du Code, qui est reproduite ci‑dessous par souci de commodité :

234. Si le client résilie le contrat avant la fin de la période d’engagement, le FSSF [fournisseur de services sans fil] ne doit pas facturer au client des frais ou pénalités autres que les frais de résiliation anticipée. Ces frais doivent être calculés de la manière indiquée ci‑dessous :

(i) Si un appareil subventionné a été fourni dans le cadre du contrat

a) Pour les contrats à durée déterminée : Les frais de résiliation anticipée ne doivent pas dépasser la valeur de la subvention de l’appareil. Les frais de résiliation anticipée doivent être réduits par un montant égal chaque mois de manière à atteindre 0 $ à la fin d’une période équivalente au moindre entre 24 mois et le nombre total de mois du contrat.

b) Pour les contrats à durée indéterminée : Les frais de résiliation anticipée ne doivent pas dépasser la valeur de la subvention de l’appareil. Les frais de résiliation anticipée doivent être réduits par un montant égal chaque mois au cours d’une période maximale de 24 mois, de manière à atteindre 0 $ à la fin de la période.

(ii) Si le contrat ne comprend pas d’appareil subventionné

a) Pour les contrats à durée déterminée : Les frais de résiliation anticipée ne doivent pas dépasser le moindre des montants suivants : 50 $ ou 10 % du montant des frais mensuels minimaux pour les mois restants du contrat (maximum de 24 mois). Les frais de résiliation anticipée doivent être réduits à 0 $ à la fin de la période.

b) Pour les contrats à durée indéterminée : Le FSSF ne doit pas imposer de frais de résiliation anticipée.

[12]           Cet appel n’aurait pas été interjeté si le Code avait prévu que ces conditions seraient applicables de manière prospective à partir d’une date donnée. Toutefois, le Code prévoyait qu’il s’appliquerait à tous les nouveaux contrats et aux contrats modifiés, à compter du 2 décembre 2013 jusqu’au 3 juin 2015, date à partir de laquelle il s’appliquerait à tous les contrats, peu importe leur date de signature.

[13]           Le CRTC justifie ses conclusions à cet égard aux paragraphes 360 à 367 du Code. Comme cette justification sera examinée en détail plus loin dans les présents motifs, il suffit, à ce stade‑ci, d’en résumer le raisonnement. L’objet du Code est de veiller à ce que les consommateurs soient en mesure de faire des choix éclairés dans un marché concurrentiel et de rendre ce marché plus dynamique. Le CRTC a jugé qu’il était dans l’intérêt des consommateurs de mettre en œuvre le Code le plus tôt possible et qu’il était essentiel que la période de transition vers la mise en œuvre intégrale du Code soit aussi courte que possible, compte tenu des contraintes pratiques auxquelles les fournisseurs de services sans fil sont exposés. Le meilleur moment pour rendre le Code applicable à tous les contrats est le 3 juin 2015, ce qui constitue un juste milieu entre la nécessité de mettre le Code en œuvre rapidement et les coûts que celui‑ci impose aux fournisseurs de services sans fil.

[14]           La décision du CRTC quant à la question de la date de mise en œuvre est exposée aux paragraphes 368 et 369 du Code :

368. À la lumière de ce qui précède, le Conseil détermine que l’ensemble du Code sur les services sans fil entrera en vigueur le 2 décembre 2013.

369. Le Conseil conclut que lorsqu’une obligation portant sur un lien contractuel précis qui existe entre un FSSF [fournisseur de services sans fil] et un client, le Code sur les services sans fil doit s’appliquer au contrat si celui‑ci est conclu, modifié, renouvelé ou prolongé le 2 décembre 2013 ou par la suite. De plus, pour faire en sorte que tous les consommateurs bénéficient des mesures de protection prévues au Code sur les services sans fil dans un délai raisonnable, le Code doit s’appliquer à tous les contrats, peu importe leur date de signature, au plus tard le 3 juin 2015.

(Non souligné dans l’original.)

[15]           Plus loin dans le Code, au paragraphe 394, le CRTC ordonne spécifiquement aux fournisseurs de services sans fil de fournir des services aux particuliers ou aux petites entreprises selon les modalités prévues par le Code, à titre de condition pour fournir ces services, conformément à l’article 24 de la Loi.

[16]           Les appelantes recherchent par le présent appel la radiation de la deuxième phrase du paragraphe 369, soulignée ci‑dessus.

II.                LES QUESTIONS EN LITIGE

1.      Le paragraphe 369 du Code, plus particulièrement la deuxième phrase de celui‑ci, s’applique-t-il de façon rétrospective ou porte-t-il atteinte à des droits acquis?

2.      Le cas échéant, quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du CRTC de rendre une telle ordonnance?

3.      Compte tenu de la norme de contrôle applicable et si la deuxième phrase du paragraphe 369 confère bel et bien un effet rétrospectif au Code, la décision du CRTC de lui donner un tel effet était‑elle raisonnable?

1.                  Le paragraphe 369 du Code, plus particulièrement la deuxième phrase de celui‑ci, s’applique-t-il de façon rétrospective ou porte-t-il atteinte à des droits acquis?

[17]           La cause des fournisseurs de services sans fil repose sur deux questions connexes qui constituent essentiellement deux aspects d’une même question. Les deux questions sont  à  savoir si le CRTC a compétence pour rendre des ordonnances à effet rétrospectif et pour rendre des ordonnances portant atteinte à des droits acquis. Il me semble que les ordonnances qui portent atteinte à des droits acquis doivent nécessairement avoir un effet rétrospectif (sinon, un effet rétroactif), puisque les droits ont été acquis avant le prononcé des ordonnances. La question se pose parce qu’il est allégué que la deuxième phrase du paragraphe 369 s’applique soit de façon rétrospective ou qu’elle porte atteinte à des droits acquis. Le premier point dont il faut traiter est celui de savoir si cet énoncé est correct, c’est-à-dire, si la description de la question par les fournisseurs de services sans fil est juridiquement valide.

[18]           L’autorité qui permet d’expliquer la différence entre une loi rétroactive et une loi rétrospective est l’article d’E. A. Driedger, « Statutes: Retroactive Retrospective Reflections » (1978), 56 R. du B. can. 264, aux pages 268 et 269, cité avec approbation dans l’arrêt Épiciers Unis Métro-Richelieu Inc., division « Éconogros » c. Collin, 2004 CSC 59, [2004] 3 R.C.S. 257, au paragraphe 46 :

[traduction] Une loi rétroactive est une loi qui s’applique à une époque antérieure à son adoption. Une loi rétrospective ne dispose qu’à l’égard de l’avenir. Elle vise l’avenir, mais elle impose de nouvelles conséquences à l’égard d’événements passés. Une loi rétroactive agit à l’égard du passé. Une loi rétrospective agit pour l’avenir, mais elle jette aussi un regard vers le passé en ce sens qu’elle attache de nouvelles conséquences à l’avenir à l’égard d’un événement qui a eu lieu avant l’adoption de la loi. Une loi rétroactive modifie la loi par rapport à ce qu’elle était; une loi rétrospective rend la loi différente de ce qu’elle serait autrement à l’égard d’un événement antérieur. [En italique et en caractères gras dans l’original]

[19]           En l’espèce, la question à trancher est de savoir si la deuxième phrase du paragraphe 369 s’applique de façon rétrospective en attachant de nouvelles conséquences à l’égard d’un événement qui a eu lieu avant l’adoption du Code. Avant l’adoption du Code, un consommateur qui cherchait à résilier de façon anticipée un contrat de services qui prévoyait le paiement de frais de résiliation anticipée était tenu de payer ces frais. Avec l’adoption du Code, le même consommateur assujetti au même contrat pourra, après le 3 juin 2015, résilier ce contrat sans être tenu de payer les frais de résiliation anticipée. Ainsi, l’adoption du Code a changé les conséquences de la résiliation anticipée après le 3 juin 2015, tant pour le consommateur que pour le fournisseur de services sans fil. Le consommateur est dégagé d’une obligation qu’il aurait autrement dû assumer en cas de résiliation anticipée et le fournisseur de services sans fil est privé d’un recours dont il aurait pu autrement se prévaloir en cas de résiliation anticipée. Les conséquences actuelles d’un acte passé sont modifiées par l’application du Code aux contrats conclus avant l’entrée en vigueur du Code.

[20]           Quant à la question de l’atteinte aux droits acquis, les intimés font valoir que le paiement des frais de résiliation anticipée dépend de la résiliation anticipée et qu’il ne s’agit donc pas d’un droit acquis. Cet argument ne tient pas compte de la réalité de la transaction entre le consommateur et le fournisseur de services sans fil. Lorsqu’un fournisseur de services sans fil offre au consommateur un appareil à prix réduit en contrepartie de la conclusion d’un contrat à durée déterminée, ce fournisseur a un droit acquis à l’égard du flux de revenus prévu dans le contrat, y compris de la partie attribuable au remboursement de la subvention de l’appareil. Le paiement des frais de résiliation anticipée a certes un certain caractère aléatoire, puisque ces frais ne sont exigibles qu’en cas de résiliation anticipée. Toutefois, si les frais de résiliation anticipée constituent simplement le remboursement accéléré d’une partie du montant du contrat, ils ne sont qu’une façon différente de se décharger d’une obligation existante.

[21]           Le même argument peut être invoqué dans le cas où un consommateur paie des frais réduits en contrepartie de la conclusion d’un contrat à durée déterminée. Le fournisseur de services sans fil a un droit acquis à l’égard du flux de revenus établi par le contrat. Si les frais de résiliation anticipée constituent le paiement accéléré d’une partie de ce flux de revenus, eux aussi ne sont qu’un mode de paiement différent d’une obligation existante.

[22]           Par conséquent, je suis d’avis que l’application du Code aux contrats conclus avant son entrée en vigueur porte atteinte à des droits acquis et confère au Code une application rétrospective.

2.                  Le cas échéant, quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du CRTC de rendre une telle ordonnance?

[23]           La question à trancher est de savoir si la Loi autorise le CRTC à rendre des décisions ayant un effet rétrospectif ou portant atteinte à des droits acquis.

[24]            Il est important de souligner que le CRTC n’a pas expressément traité de cette question, même si elle a été plaidée devant lui et qu’il a reçu un avis juridique précisant que le CRTC n’avait pas le pouvoir de rendre une telle ordonnance : dossier d’appel, aux pages 2342 à 2349. Par conséquent, cette situation est similaire à celle dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 (Alberta Teachers), où la question en litige était une décision implicite sur une question qui n’avait pas été plaidée devant le tribunal. Il s’agit d’une affaire où le tribunal a implicitement tranché une question qui avait été plaidée devant lui en rendant une ordonnance comme il l’a fait.

[25]           Si la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, l’absence de motifs ne pose pas problème, parce que la cour de révision donne simplement son propre avis quant à la décision qui serait correcte. Cela étant dit, l’absence de motifs ne permet pas à la cour de révision d’appliquer par défaut la norme de contrôle de la décision correcte : voir Alberta Teachers, au paragraphe 50. En revanche, si la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, la question de savoir comment le caractère raisonnable peut être apprécié en l’absence de motifs se pose.

[26]           L’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), aux paragraphes 47 et 48, a fait des motifs du tribunal l’élément central de l’analyse du caractère raisonnable. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, au paragraphe 14, la Cour suprême du Canada a nuancé cette position lorsqu’elle a statué que l’insuffisance des motifs ne constitue pas à elle seule un motif justifiant le contrôle et que les « motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles ». Dans l’arrêt Alberta Teachers, en se fondant sur l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada a statué que, bien que le caractère raisonnable puisse être apprécié en fonction des motifs « qui pourraient être donnés à l’appui d’une décision », il y avait des limites à ce pouvoir de compléter les motifs d’un tribunal : voir Alberta Teachers, au paragraphe 53. Citant l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’affaire Petro‑Canada v. British Columbia (Workers’ Compensation Board), 2009 BCCA 396, 276 B.C.A.C. 135, aux paragraphes 53 et 56, la Cour suprême du Canada a conclu qu’une cour ne pouvait pas « reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » : Alberta Teachers, au paragraphe 54.

[27]           Comment alors une cour de révision doit-elle procéder dans de telles circonstances? De façon générale, la question doit être renvoyée au tribunal pour qu’il puisse donner des motifs, lesquels peuvent alors constituer le fondement d’une analyse du caractère raisonnable. Cependant, comme le 3 juin 2015 approche à grands pas, cela n’est pas possible en l’espèce. Lorsque la décision a un fondement raisonnable manifeste, la cour de révision devrait simplement la déclarer raisonnable et la confirmer. Cependant, il ne convient généralement pas de conclure à l’absence d’assise raisonnable sans offrir d’abord au tribunal la possibilité d’en fournir une : voir Alberta Teachers, au paragraphe 55. Bien que cela fasse preuve de déférence à l’égard de la compétence d’un tribunal, ce n’est qu’une bien maigre consolation pour les parties, particulièrement dans une affaire comme celle‑ci, où la question en litige a été plaidée devant le tribunal. En pareil cas, l’équité envers les parties exige que la cour de révision effectue sa propre analyse relative à la norme de contrôle et, si elle conclut que la norme applicable est celle de la décision raisonnable, qu’elle apprécie le caractère raisonnable de la décision. C’est ce que je me propose de faire.

[28]           La question qui se pose est donc de savoir si la norme de contrôle applicable à l’interprétation par le CRTC de l’article 24 de la Loi, tel qu’il a été appliqué à la deuxième phrase du paragraphe 369, est la norme de la décision correcte ou de la décision raisonnable.

[29]           Les fournisseurs de services sans fil soutiennent qu’il s’agit d’une question de compétence ou d’une question d’importance générale pour le système juridique qui ne fait pas appel à l’expertise particulière du CRTC. Ils se fondent sur l’arrêt que la Cour a rendu dans l’affaire MTS Allstream Inc. c. Edmonton (Ville), 2007 CAF 106, [2007] 4 R.C.F. 747 (MTS Allstream). Dans cette affaire, la Cour, citant l’arrêt Barrie Public Utilities c. Assoc. canadienne de télévision par câble, 2003 CSC 28, [2003] 1 R.C.S. 476, a statué que la question de savoir si le CRTC était légalement habilité à statuer sur une demande relative aux frais devant être payés pour l’utilisation des terrains de la municipalité était susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, parce que la question qui se posait était une question d’interprétation législative qui se rapportait à une question d’importance générale pour le système juridique et qui ne relevait pas des connaissances spécialisées du CRTC. Les appelantes allèguent que le CRTC ne possède pas connaissances spécialisées en matière d’interprétation de la Loi pour décider s’il a l’autorisation légale de promulguer un code ayant un effet rétrospectif.

[30]           Je souligne que, dans l’arrêt Wheatland (Comté) c. Shaw Cablesystems Limited, 2009 CAF 291, [2009] A.C.F. no 1264 (Wheatland), la Cour est revenue sur la position qu’elle avait adoptée dans l’arrêt MTS Allstream à la lumière des arrêts ultérieurs de la Cour suprême du Canada dans les affaires Dunsmuir et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339 : voir Wheatland, aux paragraphes 52 à 54.

[31]           La Cour suprême du Canada a récemment résumé l’état actuel du droit sur cette question dans l’arrêt Tervita Corp c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, [2015] A.C.S. no 3, au paragraphe 35 :

Les questions en litige sont des questions de droit qui concernent la loi constitutive du Tribunal. La norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée applicable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 54; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, par. 28, le juge Fish; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 30).

[32]           Comme l’interprétation de la Loi, et en particulier de l’article 24, est une question de droit, la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer. Cette présomption peut être réfutée de quelques façons seulement :

Elle peut être réfutée lorsqu’une analyse contextuelle révèle que le législateur ne voulait de toute évidence pas protéger la compétence du tribunal relativement à certaines questions; l’existence d’une compétence concurrente et non exclusive à l’égard d’un point de droit particulier est un facteur important en la matière (Tervita, aux paragraphes 35, 36, 38 et 39; McLean, au paragraphe 22; Rogers, au paragraphe 15).

Elle peut aussi être réfutée lorsque des questions de droit générales sont soulevées et que ces questions présentent une importance pour le système juridique et sont étrangères au domaine d’expertise du tribunal administratif (Dunsmuir, aux paragraphes 55 et 60).

Mouvement laïque québécois et Alain Simoneau c. Ville de Saguenay et Jean Tremblay, 2015 CSC 16, aux paragraphes 46 et 47

[33]           Dans la présente affaire, il n’est pas question de compétence concurrente et non-exclusive relativement à l’interprétation des dispositions de la Loi qui établissent la compétence du CRTC. Une cour ne peut être appelée à interpréter de telles dispositions que lors d’un contrôle judiciaire de l’interprétation de ces dispositions par le CRTC. Il ne s’agit pas d’une affaire comme Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283 (Rogers), où la Commission du droit d’auteur et une cour supérieure « peuvent être respectivement appelées à statuer en première instance sur un même point de droit », ce qui permet d’inférer que le législateur « n’a pas voulu reconnaître à la Commission une expertise supérieure à celle de la cour de justice en la matière » : Rogers, au paragraphe 15.

[34]           Il reste donc à déterminer si la question dont le CRTC est saisi revêt une importance générale pour le système juridique et est étrangère au domaine d’expertise du CRTC. Les fournisseurs de services sans fil soutiennent que [traduction] « la question de savoir si un organe d’établissement de règles a compétence pour établir des règles qui portent atteinte à des droits acquis ou qui ont un effet rétrospectif présente une importance capitale pour le système juridique » : mémoire des faits et du droit des appelantes, au paragraphe 46. Je pense qu’il est plus exact de dire que le principe de droit est que « [s]elon la règle générale, les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la Loi ne le décrète expressément ou n’exige implicitement une telle interprétation » : Gustavson Drilling (1964) Ltd c. M.R.N., [1977] 1 R.C.S. 271, à la page 282. Lorsque le principe s’applique à des droits acquis, il est formulé de la manière suivante : « […] l’hypothèse sous‑jacente étant que, lorsqu’il compte porter atteinte à de tels droits ou situations juridiques, le législateur le dit expressément sauf si, de toute façon, cette intention se dégage clairement d’une déduction nécessaire » : Spooner Oils Ltd. c. Turner Valley Gas Conservation Board, [1933] R.C.S. 629, à la page 638, cité avec approbation dans l’arrêt Dikranian c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 73, [2005] 3 R.C.S. 530, au paragraphe 33.

[35]           À mon avis, ces deux principes sont simplement le même principe exprimé de deux façons différentes : sous l’angle de l’application dans le temps et sous l’angle des effets qui en résultent. Dans les deux cas, le principe est, de par son libellé, une présomption réfutable applicable à l’interprétation des lois : voir R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, sixième édition, Markham, LexisNexis, 2014, à la page 761. Ce n’est pas le principe lui‑même qui fait l’objet du litige dans le contexte du présent appel, mais plutôt son application aux faits de l’espèce.

[36]           Si un tribunal a droit à la déférence dans l’interprétation de sa loi constitutive, il doit également avoir droit à la déférence dans la façon dont il emploie les outils d’interprétation législative. Il serait illogique de conclure que, bien qu’il existe une présomption selon laquelle il convient de faire preuve de déférence à l’égard de l’interprétation par un tribunal de sa loi constitutive, son emploi des règles d’interprétation, ou son traitement des présomptions réfutables, doit être examiné en fonction de la norme de la décision correcte. Cela constituerait simplement une application indirecte de la norme de la décision correcte.

[37]           Même si l’on suppose que la présomption relative à la non-rétrospectivité d’une loi est une règle d’application générale, ce n’est que dans le cas où cette question est étrangère au domaine d’expertise du tribunal qu’elle doit être examinée selon la norme de la décision correcte. La question de savoir ce qui est étranger au domaine d’expertise du tribunal a également été examinée dans l’affaire McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, où la Cour a écrit :

Troisièmement, la principale faille de l’argumentaire de l’appelante réside dans la conception étroite de l’expertise de la Commission qui le sous-tend. L’appelante prétend notamment que le délai de prescription [traduction] « ne fait pas partie en soi des dispositions substantielles sur les valeurs mobilières et échappe au domaine d’expertise de la [Commission] » […]

Comme l’a maintes fois rappelé notre Cour depuis l’arrêt Dunsmuir, mieux vaut généralement laisser au décideur administratif le soin de clarifier le texte ambigu de sa loi constitutive. La raison en est que le choix d’une interprétation parmi plusieurs qui sont raisonnables tient souvent à des considérations de politique générale dont on présume que le législateur a voulu confier la prise en compte au décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire d’interprétation relève en effet de l’« expertise » du décideur administratif.

McLean, précité, aux paragraphes 30 et 33

[38]           La notion d’expertise d’un tribunal a évolué pour englober le « pouvoir discrétionnaire d’interprétation », de sorte que le CRTC est présumé posséder l’expertise requise pour résoudre la question de savoir si l’article 24 l’autorise à adopter un code ayant un effet rétrospectif.

[39]           Il en découle que la présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable s’applique à l’interprétation par le CRTC de sa loi constitutive n’a pas été réfutée par les entreprises de services sans fil.

[40]           Cela dit, puisque l’analyse du caractère raisonnable dans une affaire comme la présente repose entièrement sur les énoncés de politique et les conclusions de faits du tribunal, il est possible de confondre la question relative au pouvoir du tribunal de faire une chose avec celle du caractère raisonnable de l’accomplissement de cette chose par le tribunal. Le fait qu’un tribunal exerce un pouvoir de façon raisonnable ne signifie pas qu’il a compétence (vires) pour exercer ce pouvoir dans un premier temps. La question doit être celle de savoir si les conclusions du tribunal quant aux politiques et aux faits mènent à la conclusion que le tribunal ne peut remplir son mandat en l’absence d’un tel pouvoir.

3.         Compte tenu de la norme de contrôle applicable et si la deuxième phrase du paragraphe 369 confère bel et bien un effet rétrospectif au Code, la décision du CRTC de lui donner un tel effet était-elle raisonnable?

[41]           Quelle justification le CRTC a-t-il donnée à l’appui de sa décision d’appliquer le Code à tous les contrats après le 3 juin 2015, peu importe la date à laquelle ces contrats ont été conclus?

[42]           Aux paragraphes 360 à 367 du Code, le CRTC expose son analyse relativement à la mise en œuvre du Code. Il commence par rappeler l’objet du Code, à savoir que les consommateurs soient en mesure de faire des choix éclairés dans un marché concurrentiel et de rendre ce marché plus dynamique. Pour ce motif, le CRTC a estimé qu’il était dans l’intérêt des consommateurs de mettre en œuvre le Code sur les services sans fil le plus tôt possible.

[43]           Le CRTC a ensuite mentionné que, si le Code sur les services sans fil s’appliquait seulement aux contrats conclus après le 2 décembre 2013 (« nouveaux contrats »), de nombreux consommateurs assujettis à des contrats existants ne pourraient profiter pleinement du Code que lorsque ces contrats prendraient fin ou seraient renouvelés. La Commission a estimé qu’il était essentiel que la période de transition pour la mise en œuvre du Code sur les services sans fil soit aussi courte que possible, afin que tous les consommateurs profitent des avantages du Code dans un délai raisonnable. Le CRTC a fait remarquer qu’un délai irraisonnable de mise en œuvre du Code pour certains clients « pourrait être perçu comme une discrimination injuste » : voir le Code sur les services sans fil, au paragraphe 365.

[44]           Le CRTC a reconnu que certaines raisons pratiques font en sorte que l’application immédiate du Code à tous les contrats existants pourrait ne pas être proportionnelle, car les coûts et les ressources nécessaires à une mise en œuvre immédiate du Code seraient plus importants que les avantages dont pourraient profiter les consommateurs.

[45]           Compte tenu des éléments de preuve présentés au cours de l’instance qu’elle présidait, le CRTC savait que si le Code s’appliquait seulement aux nouveaux contrats et aux contrats modifiés, environ la moitié des clients de services sans fil seraient assujettis par le Code dans l’année suivant sa date de mise en œuvre. En outre, les éléments de preuve soumis au CRTC ont démontré qu’une proportion importante des consommateurs modifient ou prolongent leur contrat avant l’expiration de celui-ci, et que le Code s’appliquerait donc à la majorité des contrats dans un délai inférieur à deux ans. Le CRTC a estimé qu’à ce moment-là, le fardeau pour les fournisseurs de services sans fil de modifier les contrats restants serait grandement réduit.

[46]           Dans une lettre adressée à l’association de l’industrie des fournisseurs de services sans fil, datée du 18 juin 2013, le CRTC, qui s’est fondé sur l’information fournie par les fournisseurs de services sans fil au cours de l’audience, a indiqué que [traduction] « la preuve montre qu’environ 80 p. 100 des clients de services sans fil, selon le fournisseur de services, seraient couverts par le Code à compter du 3 juin 2015 » : dossier d’appel à la page 2618.

[47]           Avant d’examiner de plus près le raisonnement du CRTC, nous pouvons écarter l’examen de la question de la « discrimination injuste », soulevée par le CRTC comme un enjeu possible en cas de « délai irraisonnable » de mise en œuvre du Code. La discrimination injuste est mentionnée à l’article 27 de la Loi : les dispositions de cet article interdisent aux entreprises, en ce qui concerne la fourniture de services, d’établir une discrimination injuste ou d’accorder, y compris envers elles-mêmes, une préférence indue. La discrimination indue et la discrimination injuste semblent être utilisées de façon interchangeable : voir Politique réglementaire de radiodiffusion CRTC 2011-522, au paragraphe 11, Autorisations générales accordées aux entreprises de distribution de radiodiffusion, à l’alinéa 3c).

[48]           À supposer, pour les besoins de cet argument, que la discrimination injuste n’exige pas une intention précise d’établir une discrimination, elle doit néanmoins découler d’un choix délibéré de la part d’une entreprise. Il est absurde de prétendre que les fournisseurs de services sans fil exerceraient une discrimination injuste en raison de la mise en œuvre progressive du Code conformément aux instructions du CRTC.

[49]           Le raisonnement du CRTC menant à l’imposition du 3 juin 2015 comme délai guillotine satisfait-il au critère de ce qui est « exigé implicitement » relativement à l’interprétation implicite de l’article 24 qui est mise en évidence dans sa décision? Étant donné que les parties reconnaissent que l’article 24 n’autorise pas explicitement le CRTC à établir des règles d’application rétrospective, celui-ci ne peut le faire que si ce pouvoir est exigé implicitement, car sans ce pouvoir, il ne pourrait remplir le mandat que lui confère la loi : voir Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. Canada (Ministre du Revenu national - M.N.R.), [1977] 1 R.C.S. 271.

[50]           Le Code met en œuvre plusieurs objectifs des politiques énoncés dans la Loi, en particulier celui prévu à l’alinéa 7f), soit de favoriser le libre jeu du marché en ce qui concerne la fourniture de services, et celui prévu à l’alinéa 7h), soit de satisfaire les exigences économiques et sociales des usagers. À ce titre, les objectifs du CRTC sont fondés sur la Loi et sur la politique canadienne de télécommunication. Ce facteur est important pour veiller à ce que la position du CRTC ne soit pas simplement celle selon laquelle [traduction] « y croire en fait une réalité ». Par conséquent, l’adoption du Code dans son intégralité repose directement sur le mandat du CRTC et sur les objectifs de la politique de la Loi.

[51]           La question qui se pose est celle de la date de la mise en œuvre. Le CRTC a conclu qu’il était dans l’intérêt des consommateurs de mettre en œuvre le Code le plus tôt possible et qu’il était essentiel que la période de transition soit aussi courte que possible. Ces deux questions sont étroitement liées aux objectifs du Code lui-même. Il s’agit aussi de questions qui relèvent des connaissances particulières du CRTC concernant l’industrie des télécommunications et son cadre réglementaire. À cet égard, elles consistent en des conclusions de fait tirées par le CRTC dans l’exercice de son mandat ou, en d’autres termes, elles sont empreintes de l’expertise factuelle du CRTC, à la fois de façon générale et de façon précise, dans le contexte de cette instance.

[52]           Étant donné que ces conclusions reposent grandement sur l’appréciation des faits du CRTC, il me semble qu’elles débordent du cadre de notre examen, lequel est circonscrit aux questions de droit et de compétence. Autrement dit, on ne peut se demander s’il est réellement essentiel que le Code soit mis en œuvre aussi tôt que possible sans s’engager dans une analyse des faits conçue pour miner l’analyse factuelle effectuée par le CRTC lui-même. Ce rôle ne nous appartient pas dans le contexte d’un appel prévu par la loi à l’égard d’une décision rendue par un tribunal spécialisé.

[53]           Notre rôle, en l’espèce, consiste à examiner les motifs de la décision pour voir si elle repose sur un fondement rationnel. La question de la discrimination injuste étant écartée, le motif restant pour justifier l’application rétrospective du Code repose sur la conclusion du CRTC selon laquelle il faut permettre aux consommateurs de faire des choix éclairés dans un marché concurrentiel afin de rendre ce marché plus dynamique.

[54]           Il importe de se rappeler que, bien que le présent litige porte principalement sur l’effet de la mise en œuvre du Code sur les frais de résiliation anticipée, cette mise en œuvre s’applique au Code dans son intégralité. Le Code renferme beaucoup d’autres dispositions portant sur le choix et la protection des consommateurs. Il traite de sujets comme l’usage d’un langage clair, les modalités précises des contrats de services prépayés et postpayés, le résumé des renseignements essentiels, les modifications des modalités du contrat, la gestion de la facture, les questions relatives aux appareils mobiles, le dépôt de garantie et le débranchement : voir le dossier d’appel aux pages 76-83. C’est donc une erreur d’examiner la décision du CTRC uniquement sous l’angle des frais de résiliation anticipée.

[55]           Lorsque l’on examine le Code dans son ensemble, on constate que l’un de ses effets sera de mettre davantage d’information à la disposition des consommateurs. Dans la mesure où le fonctionnement du marché est assujetti à la qualité de l’information accessible à ses participants, l’entrée en vigueur du Code devrait rendre le marché des services sans fil plus dynamique, puisque les consommateurs seront en mesure de faire des choix mieux éclairés à des intervalles plus rapprochés. Il n’est pas déraisonnable de conclure que le fait de permettre cette situation est effectivement dans l’intérêt des consommateurs.

[56]           Faut-il en déduire que le Code devrait donc être mis en œuvre le plus tôt possible? Au paragraphe 365 du Code, le CRTC a fait remarquer que si le Code ne s’applique qu’aux nouveaux contrats, « de nombreux Canadiens assujettis à des contrats de services sans fil existants ne pourront profiter du Code que lorsque ces contrats prendront fin ou seront renouvelés ». Compte tenu de l’intention du CRTC de mettre davantage d’information à la disposition des consommateurs en vue de rendre le marché plus dynamique, il est raisonnable de placer tous les consommateurs sur le même pied le plus tôt possible. C’est peut-être cet aspect limité et non-technique de la « discrimination injuste » que le CRTC avait à l’esprit. Du point de vue de la réglementation du marché de détail des services vocaux et de données sans fil, le CRTC peut raisonnablement conclure que l’article 24, de façon implicite, lui confère le pouvoir d’imposer la mise en œuvre rétrospective du Code.

[57]           Par conséquent, au vu du dossier dont la Cour dispose, je suis d’avis que l’interprétation implicite de l’article 24 par le CRTC, selon laquelle il [le CRTC] a le droit d’appliquer le Code sur les services sans fil aux contrats conclus avant l’entrée en vigueur du Code, est raisonnable. Cependant, j’ajoute que, puisque le CRTC n’a pas traité de manière explicite la question juridique, et que le raisonnement en l’espèce dépend des faits qui lui sont propres, cette décision s’en tient aux présents faits. La question de savoir si le CRTC dispose d’un pouvoir implicite de légiférer rétrospectivement dans toute autre affaire devra être tranchée lorsque la Cour sera saisie d’une telle question.

[58]           Pour ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

« J.D. Denis Pelletier »

Juge

« Je suis d’accord.

Marc Noël, Juge en chef »

« Je suis d’accord.

A.F. Scott, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

A-337-13

INTITULÉ :

BELL CANADA, BELL MOBILITÉ INC., MTS INC., NORTHERNTEL, LIMITED PARTNERSHIP, ROGERS COMMUNICATIONS PARTNERSHIP, SASKATCHEWAN TELECOMMUNICATIONS, TÉLÉBEC, SOCIÉTÉ EN COMMANDITE et SOCIÉTÉ TELUS COMMUNICATIONS c. AMTELECOM LIMITED PARTNERSHIP, BRAGG COMMUNICATIONS INC., DATA & AUDIO-VISUAL ENTERPRISES WIRELESS INC., GLOBALIVE WIRELESS MANAGEMENT CORP., HAY COMMUNICATIONS CO-OPERATIVE LIMITED, HURON TELECOMMUNICATIONS CO-OPERATIVE LIMITED, MORNINGTON COMMUNICATIONS CO‑OPERATIVE LIMITED, NEXICOM MOBILITY INC., NORTHWESTEL INC., PEOPLE’S TEL LIMITED PARTNERSHIP, PUBLIC MOBILE INC., QUADRO COMMUNICATIONS CO‑OPERATIVE INC., QUÉBECOR MÉDIA INC., SOGETEL MOBILITÉ INC., THUNDER BAY TELEPHONE, VAXINATION INFORMATIQUE, LE CONSEIL DES CONSOMMATEURS DU CANADA, DIVERSITYCANADA FOUNDATION, MEDIA ACCESS CANADA, MOUVEMENT PERSONNE D’ABORD DU QUÉBEC, CENTRE POUR LA DÉFENSE DE L’INTÉRÊT PUBLIC, L’ASSOCIATION POUR LA DÉFENSE DES CONSOMMATEURS AU CANADA, THE COUNCIL OF SENIOR CITIZENS’ ORGANIZATIONS OF BRITISH COLUMBIA, OPENMEDIA.CA, SERVICE DE PROTECTION ET D’INFORMATION DU CONSOMMATEUR, L’UNION DES CONSOMMATEURS, L’ASSOCIATION CANADIENNE DES TÉLÉCOMMUNICATIONS SANS FIL, LE COMMISSAIRE AUX PLAINTES RELATIVES AUX SERVICES DE TÉLÉCOMMUNICATIONS, LE BUREAU DE LA CONCURRENCE DU CANADA, GLENN THIBEAULT, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ALBERTA, LE GOUVERNEMENT DU MANITOBA, LE GOUVERNEMENT DES TERRITOIRES DU NORD OUEST, SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DE L’ONTARIO, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC, LE GOUVERNEMENT DU YUKON, LE COMMISSARIAT À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA, CATHERINE MIDDLETON, TAMARA SHEPHERD, LESLIE REGAN SHADE, KIM SAWCHUK, BARBARA CROW, SHAW TELECOM INC., TERRY DUNCAN, GLENN FULLERTON, TANA GUINDEBA, NASIR KHAN, MICHAEL LANCIONE, ALLAN MUNRO, FREDERICK A. NAKOS, RAINER SCHOENEN et DANIEL SOKOLOV

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 NOVEMBRE 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF NOEL

LE JUGE SCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 19 mai 2015

COMPARUTIONS :

John Laskin

Myriam Seers

POUR LES APPELANTeS

Daniel Roussy

Peter McCallum

POUR L’INTIMÉ

le CRTC

David Fewer

Tamir Israel

pour L’INTIMÉE

Open Media engagement network (OpenMedia.ca)

John Tyhurst

Sarah Sherhols

POUR L’IntervenANT

LE PGC

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Torys LLP

Toronto (Ontario)

POUR LES APPELANTES

CRTC

Gatineau (Québec)

POUR L’INTIMÉ

LE CRTC

CIPPIC

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉE

OPEN MEDIA ENGAGEMENT NETWORK (OpenMedia.ca)

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR L’IntervenANT

LE PGC

 

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