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Date : 20150609


Dossier : A-455-14

Référence : 2015 CAF 141

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

OWAIS AHMED ASAD

RAHIM AHMED

appelants

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

intimé

Audience tenue à Winnipeg (Manitoba), le 6 mai 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 9 juin 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20150609


Dossier : A-455-14

Référence : 2015 CAF 141

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

OWAIS AHMED ASAD

RAHIM AHMED

appelants

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

I.                   Le contexte

[1]               Notre Cour est saisie d'un appel de la décision du 26 septembre 2014 (2014 CF 921) par laquelle le juge Russell de la Cour fédérale (le juge) a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision d'un agent du Haut-commissariat du Canada à Islamabad, au Pakistan (l'agent). L'agent a rejeté la demande de citoyenneté présentée par M. Owais Ahmed Asad (l'appelant adulte) à l'égard de son fils adoptif, Rahim Ahmed (l'appelant mineur) (collectivement, les appelants) aux termes du paragraphe 5.1(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 (la Loi).

[2]               L'appelant adulte et sa femme sont citoyens canadiens; après plusieurs années de mariage, ils n'avaient toujours pas d'enfant. L'appelant adulte a signé un [TRADUCTION] « acte d'adoption irrévocable » (l'acte d'adoption) visant l'appelant mineur, né au Pakistan le 22 octobre 2008. L'acte d'adoption a été signé le 18 avril 2009 et notarié le 23 juin 2009. Le même jour, un juge et magistrat du tribunal civil et de la famille de Hyderabad, province du Sindh (le tribunal de la famille) a délivré un acte de tutelle à l'appelant adulte et à sa femme conformément à la Guardian and Wards Act, 1890, en vigueur au Pakistan.

[3]               En mars 2011, l'appelant adulte a présenté une demande de citoyenneté canadienne pour l'appelant mineur au titre de l'article 5.1 de la Loi, qui dispose que l'enfant étranger adopté par des parents canadiens peut se voir attribuer directement la citoyenneté sans avoir à obtenir d'abord la résidence permanente, s'il remplit les conditions prévues par la Loi.

[4]               La demande était accompagnée de l'acte d'adoption et de l'acte de tutelle délivré par le tribunal de la famille.

[5]               Par une lettre datée du 2 octobre 2013, l'agent a refusé d'accorder la citoyenneté à l'enfant, invoquant comme principal motif le fait que la Muslim Family Laws Ordinance, 1961 (l'ordonnance de 1961) n'autorisait que la « kafala », une procédure prévue par la charia qui s'apparente à la notion de tutelle et qui, précisait-il, ne crée pas de lien permanent parent-enfant. Or, bien que l'agent ne le cite pas expressément dans sa décision, l'article 5.1 du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246 (le Règlement), prévoit que l'adoption, pour être valide, doit rompre définitivement le lien de droit entre l'enfant et ses parents biologiques. L'agent conclut sa décision en ces termes :

[TRADUCTION]

[…] aucune adoption au sens où ce terme s'entend au Canada ou aux termes de la Convention de la Haye sur la protection des enfants et la coopération en matière d'adoption internationale n'a eu lieu. Par conséquent, la demande de citoyenneté canadienne pour une personne placée sous la tutelle d'un citoyen canadien en vue de l'adoption ne peut pas être instruite.

(Cahier d'appel, à la page 127.)

[6]               Lors de son examen de la décision de l'agent, le juge a conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable. Il a confirmé la décision de l'agent au motif que rien ne démontrait qu'une adoption avait eu lieu conformément au droit pakistanais. Aux paragraphes 41 et 60 de ses motifs, il a fait les observations suivantes :

[41]      Lorsqu'ils ont contesté les motifs de l'agent et les conclusions qu'il a tirées au moyen de la demande de contrôle judiciaire, les demandeurs ont tenté de formuler diverses manières selon lesquelles l'agent avait soit commis une erreur soit rendu une décision déraisonnable. En définitive cependant, il faut reconnaître qu'ils ont choisi de ne pas produire de preuve directe à l'agent sur des aspects tels par exemple qu'un avis d'un expert qualifié en droit, ou en droit relatif à l'adoption au Pakistan, et la façon dont ils ont respecté ce droit. Si l'adoption est possible au Pakistan, au sens de la Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d'adoption internationale (la Convention de La Haye), les demandeurs pouvaient facilement régler cet élément au moyen d'éléments de preuve adéquats. Au contraire, ils ont choisi de contester la décision après les faits, lorsqu'ils ont proposé divers moyens indirects par lesquels l'agent avait soit commis une erreur soit rendu une décision déraisonnable.

[…]

[60]      Selon la Cour, l'acte d'adoption et les documents connexes n'établissent pas que, selon le droit du Pakistan, une rupture a eu lieu en l'espèce. Nous ne savons pas si ces parties peuvent, par contrat, rompre le lien biologique en droit. Les demandeurs n'ont pas établi que l'agent soit avait commis une erreur soit avait tiré une conclusion déraisonnable, lorsqu'il a décidé que l'acte d'adoption établissait une forme de tutelle, qui n'est pas une adoption telle que le requiert le droit canadien.

II.                La Loi et la règlementation

[7]               Les extraits pertinents de l'article 5.1 de la Loi sur la citoyenneté sont les suivants :

5.1 (1) Sous réserve des paragraphes (3) et (4), le ministre attribue, sur demande, la citoyenneté à la personne adoptée par un citoyen le 1er janvier 1947 ou subséquemment lorsqu'elle était un enfant mineur. L'adoption doit par ailleurs satisfaire aux conditions suivantes :

5.1(1) Subject to subsections (3) and (4), the Minister shall, on application, grant citizenship to a person who was adopted by a citizen on or after January 1, 1947 while the person was a minor child if the adoption

a) elle a été faite dans l'intérêt supérieur de l'enfant;

(a) was in the best interests of the child;

b) elle a créé un véritable lien affectif parent-enfant entre l'adoptant et l'adopté;

(b) created a genuine relationship of parent and child;

c) elle a été faite conformément au droit du lieu de l'adoption et du pays de résidence de l'adoptant;

(c) was in accordance with the laws of the place where the adoption took place and the laws of the country of residence of the adopting citizen; and

d) elle ne visait pas principalement l'acquisition d'un statut ou d'un privilège relatifs à l'immigration ou à la citoyenneté.

(d) was not entered into primarily for the purpose of acquiring a status or privilege in relation to immigration or citizenship.

 

[8]               Le paragraphe 5.1(3) du Règlement sur la citoyenneté dispose :

5.1(3) Les facteurs ci-après sont considérés pour établir si les conditions prévues au paragraphe 5.1(1) de la Loi sont remplies à l'égard de l'adoption de la personne visée au paragraphe (1) :

5.1(3) The following factors are to be considered in determining whether the requirements of subsection 5.1(1) of the Act have been met in respect of the adoption of a person referred to in subsection (1):

a) dans le cas où la personne a été adoptée par un citoyen qui résidait au Canada au moment de l'adoption :

(a) whether, in the case of a person who has been adopted by a citizen who resided in Canada at the time of the adoption,

(i) le fait que les autorités compétentes de la province de résidence du citoyen au moment de l'adoption ont déclaré par écrit qu'elles ne s'opposent pas à celle-ci,

(i) a competent authority of the province in which the citizen resided at the time of the adoption has stated in writing that it does not object to the adoption, and

(ii) le fait que l'adoption a définitivement rompu tout lien de filiation préexistant;

(ii) the pre-existing legal parent-child relationship was permanently severed by the adoption;

b) dans le cas où la personne a été adoptée à l'étranger dans un pays qui est partie à la Convention sur l'adoption et dont la destination prévue au moment de l'adoption est une province :

(b) whether, in the case of a person who has been adopted outside Canada in a country that is a party to the Hague Convention on Adoption and whose intended destination at the time of the adoption is a province,

(i) le fait que les autorités compétentes de ce pays et celles de la province de destination de la personne ont déclaré par écrit que l'adoption était conforme à cette convention,

(i) the competent authority of the country and of the province of the person's intended destination have stated in writing that they approve the adoption as conforming to that Convention,

(ii) le fait que les autorités compétentes de la province de résidence, au moment de l'adoption, du citoyen qui est le parent de la personne ont déclaré par écrit qu'elles ne s'opposent pas à l'adoption

(ii) a competent authority of the province - in which the citizen who is a parent of the person resided at the time of the adoption - has stated in writing that it does not object to the adoption, and

(iii) le fait que l'adoption a définitivement rompu tout lien de filiation préexistant;

(iii) the pre-existing legal parent-child relationship was permanently severed by the adoption; and

c) dans les autres cas :

(c) whether, in all other cases,

(i) le fait qu'une étude du milieu familial a été faite ou approuvée par les autorités compétentes,

(i) a competent authority has conducted or approved a home study of the parent or parents, as the case may be,

(ii) le fait que le ou les parents, selon le cas, ont, avant l'adoption, donné un consentement véritable et éclairé à l'adoption,

(ii) before the adoption, the person's parent or parents, as the case may be, gave their free and informed consent to the adoption,

(iii) le fait que l'adoption a définitivement rompu tout lien de filiation préexistant,

(iii) the pre-existing legal parent-child relationship was permanently severed by the adoption, and

(iv) le fait que rien n'indique que l'adoption avait pour objet la traite de la personne ou la réalisation d'un gain indu au sens de la Convention sur l'adoption.

(iv) there is no evidence that the adoption was for the purpose of child trafficking or undue gain within the meaning of the Hague Convention on Adoption.

III.             Les questions en litige

[9]               À mon sens, les questions à trancher en l'espèce sont les suivantes :

a)               Quelle est la norme de contrôle applicable?

b)               La norme de contrôle applicable a-t-elle été appliquée correctement en l'espèce?

IV.             La norme de contrôle applicable

[10]           Dans le cadre d'un appel portant sur une demande de contrôle judiciaire, notre Cour doit rechercher, dans un premier temps, si le juge a choisi la norme de contrôle appropriée et, dans un deuxième temps, s'il l'a appliquée correctement à chacune des questions soulevées. Pour ce faire, la Cour doit donc se « met[tre] à la place » de la Cour fédérale et se concentrer sur la décision administrative en cause (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47).

[11]           Il y a controverse entre les parties sur la norme de contrôle à appliquer.

[12]           Il n'est pas controversé par les appelants que le contenu du droit étranger est une question de fait et que les conclusions tirées à cet égard doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable, mais ils soutiennent que la détermination du contenu du droit étranger applicable en l'espèce va au-delà de la simple conclusion de fait tirée par l'agent. Il s'agit en fait pour le système juridique d'une question de portée générale commandant l'application de la norme de la décision correcte. Ainsi, selon eux, la Cour fédérale est mieux à même d'interpréter le droit étranger que l'agent. Les appelants ajoutent, à titre subsidiaire, que si la norme applicable est celle de la décision raisonnable, il convient néanmoins de faire preuve d'un degré de retenue moindre à l'égard de la décision de l'agent et de n'accorder à ce dernier qu'une faible marge d'appréciation.

[13]           Pour sa part, l'intimé soutient que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable et que notre Cour doit faire preuve d'une grande retenue à l'égard de la décision de l'agent.

[14]           Durant plusieurs décennies, Il a été établi que dans le contexte du droit étranger et de la citoyenneté, la Cour fédérale applique la norme de la décision raisonnable. Récemment, toutefois, il s'est constitué un courant jurisprudentiel fluctuant, de sorte que dans certaines affaires, on a appliqué la norme de la décision raisonnable et dans d'autres, on a appliqué la norme de la décision correcte.

[15]            L'origine de la règle jurisprudentielle selon laquelle la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle à appliquer peut être attribuée à la jurisprudence Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Saini, 2001 CAF 311, [2002] 1 C.F. 200 [Saini].

[16]           Dans l'affaire Saini, notre Cour a statué que les conclusions au sujet du droit étranger sont des conclusions de fait (Saini, au paragraphe 26). Même si la décision déférée à son examen dans cette affaire en était une de la Cour fédérale et non d'un décideur administratif, la Cour fédérale a appliqué la norme de la décision raisonnable aux conclusions sur le droit étranger (puisqu'il s'agit d'une question de fait) dans ses décisions ultérieures en matière de citoyenneté, en plus de conclure qu'il fallait faire preuve d'une grande retenue à l'égard des conclusions tirées par les agents : voir par ex. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Sharma, 2004 CF 1069, [2004] A.C.F. no 1313; Lakhani c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 674, [2007] A.C.F. no 914; Lai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 361, [2008] 2 R.C.F. 3; Tindungan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 FC 115, [2014] 3 R.C.F. 275.

[17]           De la même façon, dans le contexte particulier où elle est appelée à rechercher s'il y a eu adoption au regard du droit étranger, la Cour fédérale a appliqué la norme de la décision raisonnable, faisant systématiquement preuve de déférence à l'égard des conclusions des agents quant à la question de savoir si une adoption étrangère est conforme aux lois du pays où elle a eu lieu (voir Boachie c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 672, [2010] A.C.F. no 821; Bhagria c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1015, [2012] A.C.F. no 1118; Cheshenchuk c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 33, [2014] A.C.F. no 20; Vasquez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 782, [2014] A.C.F. no 819; Dolker c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 124, [2015] A.C.F. no 174).

[18]           Pourtant, dans deux affaires récentes, la Cour fédérale a jugé que les conclusions portant sur le contenu du droit étranger devaient être examinées non pas selon la norme de la décision raisonnable, mais bien selon celle de la décision correcte : Kim c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 720, [2010] A.C.F. no 870, et Dufour c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 340, [2013] A.C.F. no 393 [Dufour]. En l'espèce, les appelants citent cette jurisprudence de la Cour fédérale pour faire valoir qu'il convient d'appliquer la norme de la décision correcte. Rappelons que la décision Dufour a été confirmée en appel par la Cour d'appel fédérale qui, par ailleurs, a conclu qu'elle n'avait pas à trancher la question de la norme de contrôle puisque la question ne se posait pas (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Dufour, 2014 CAF 81, [2014] A.C.F. no 324, au paragraphe 27).

[19]           Au vu du flou de la jurisprudence, les appelants soutiennent que des éclaircissements s'imposent. Reprenant l'observation au paragraphe 62 de l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir], ils ajoutent que la norme de contrôle applicable en matière de droit étranger et de citoyenneté n'a pas encore été établie de manière satisfaisante, car même si on remonte aussi loin qu'à l'arrêt Saini, aucune analyse approfondie n'a été menée à cet égard. Par conséquent, les appelants invitent instamment la Cour à [TRADUCTION] « s'attaquer de front à cette question dans ses motifs » et soutiennent qu'il convient de procéder à l'analyse de la norme de contrôle fondée sur la jurisprudence Dunsmuir en l'espèce.

[20]           J'accepte donc d'entreprendre cette analyse pour qu'elle puisse servir à l'avenir.

[21]           Ainsi que l'enseigne la Cour suprême du Canada par l'arrêt Dunsmuir, l'issue de l'analyse visant à déterminer s'il faut appliquer la norme de la décision raisonnable ou de la décision correcte dépend des facteurs suivants :

  1. l'existence ou l'inexistence d'une clause privative;
  2. la raison d'être du tribunal administratif suivant l'interprétation de sa loi habilitante;
  3. la nature de la question en cause; et
  4. l'expertise du tribunal.

[22]           En ce qui a trait au premier facteur, je relève que même si une autorisation est nécessaire, l'exercice du recours en contrôle judiciaire visant les décisions du genre de celle qui est en cause en l'espèce, lesquelles sont rendues en matière de citoyenneté, la Loi ne contient aucune clause privative. Comme le fait observer l'intimé, le facteur de la « clause privative » est [TRADUCTION] « normalement considéré comme étant neutre », et je reconnais que tel est le cas dans les circonstances.

[23]           S'agissant du deuxième facteur, qui concerne « la raison d'être du processus décisionnel en matière de citoyenneté », il ressort de l'article 5.1 de la Loi que la discussion de la question de savoir si les conditions d'octroi de la citoyenneté sont remplies n’implique pas des considérations polycentriques ou des principes déterminants. On peut dès lors considérer qu'il s'agit d'un signe que la retenue est de mise, ce qui fait pencher la balance en faveur de la norme de la décision raisonnable.

[24]           Le troisième facteur concerne la nature de la question en cause. Ce facteur est incontestablement axé sur les faits étant donné que l'agent rend sa décision en fonction des preuves produites et des faits de l'espèce. De plus, le droit étranger est une question de fait (Saini) et doit être établi par la preuve. Ce facteur commande aussi la retenue et, là encore, milite en faveur de la norme de la décision raisonnable.

[25]           Enfin, pour ce qui est du facteur de l'expertise, on ne peut qu'admettre que l'agent en poste à l'étranger aura acquis une grande expertise dans le domaine ainsi que dans l'appréciation du droit étranger. Ici, l'interprétation des faits et la connaissance spécialisée dominent. Je n'ai donc aucune difficulté à conclure que, dans ce domaine, l'agent possède une plus grande expertise que les juges. Là encore, ce facteur milite en faveur de la retenue et, par conséquent, de la norme de la décision raisonnable.

[26]           Cet examen des facteurs tirés de l'arrêt Dunsmuir me convainc que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, comme l'a conclu le juge en l'espèce. Il faut faire preuve de retenue à l'égard des agents qui examinent le droit étranger, y compris lorsqu'ils le font pour juger de la validité d'une adoption sur le fondement de l'article 5.1 de la Loi.

[27]           Toutefois, le degré de déférence qui doit être accordé à l'agent n'est pas illimité ni gravé dans le marbre.

[28]           Lorsqu'elle applique la norme de la décision raisonnable à la décision de l'agent, la Cour de révision doit rechercher si cette décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Autrement dit, elle doit rechercher si la décision en cause se situe dans les limites de la marge d'appréciation laissée au décideur (Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, [2015] A.C.F. no 549). Cette marge d'appréciation est plus ou moins grande selon la nature de la question en cause et les circonstances portées à la connaissance du décideur administratif (Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5; Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364; McLean c. Colombie Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895).

[29]           Si l'on applique ces principes aux décisions des agents qui doivent tenir compte du droit étranger pour instruire une demande de citoyenneté, on constate que l'éventail des décisions raisonnables dépend largement des circonstances de chaque cas.

[30]           Plus précisément, lorsqu'aucune preuve n'est produite concernant le droit étranger, comme en l'espèce, la mission confiée à l'agent, soit celle de décider si les critères énoncés à l'article 5.1 de la Loi sont respectés, est de nature à lui conférer une grande marge d'appréciation ce qui, du même coup, élargit l'éventail des issues possibles acceptables (Canada (Ministre des Transports, de l'Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56, [2014] A.C.F. no 227).

[31]           Par souci d'exhaustivité, j'ajouterais qu'il découle forcément de l'analyse qui précède que la jurisprudence invoquée par les appelants à l'appui de la norme de la décision correcte, à savoir les décisions Kim et Dufour de la Cour fédérale, n'est pas saine et ne doit pas être suivie en l'espèce.

[32]           Avant de passer à la prochaine partie des présents motifs, j'aimerais faire une dernière observation au sujet de la norme de contrôle. À l'audience, les parties ont cité les arrêts Kent Trade and Finance Inc. c. JP Morgan Chase Bank, 2008 CAF 399, [2009] 4 R.C.F. 109 et General Motors Acceptance Corp. of Canada Ltd. c. Town and Country Chrysler Ltd., 2007 ONCA 904, [2007] O.J. no 5046. Ces décisions ont été rendues dans le cadre d'un appel judiciaire, et non administratif. Elles ne possèdent aucune application en l'espèce.

V.                Application de la norme de la décision raisonnable

[33]           En l'espèce, les appelants soutiennent essentiellement que l'ordonnance de 1961 n'interdit pas l'adoption laïque et que, par conséquent, l'acte d'adoption est conforme au droit du Pakistan, comme l'exige l'alinéa 5.1(1)c) de la Loi. De plus, selon les appelants, l'acte d'adoption opère la rupture juridique propre à satisfaire aux exigences de l'adoption en droit canadien. L'agent a rejeté ces arguments au motif que les appelants n'avaient pas démontré qu'une adoption avait eu lieu aux fins de la Loi. Le juge a conclu que cette décision était raisonnable.

[34]           Dans le cadre de leur contestation, les appelants s'appuient fortement sur la décision Massey c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2010] D.S.A.I. no 820, no VA7 00874 [Massey], de la Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié [la SAI]. Dans cette affaire, la SAI a retenu l'acte d'adoption comme preuve d'adoption et a accueilli l'appel formé contre la décision de l'agent des visas au Pakistan.

[35]           Toutefois, cette décision n'est d'aucune utilité pour les appelants. Contrairement à l'affaire Massey, les appelants en l'espèce n'ont produit aucune preuve pertinente à l'appui de leurs thèses. Par exemple, ils n'ont présenté à l'agent aucun témoignage d'expert au sujet des lois pakistanaises ou quant à savoir s'ils s'y étaient conformés. Ils n'ont pas non plus produit de preuve dont il ressort que la passation de l'acte d'adoption a donné lieu à une adoption au Pakistan au sens où on l'entend en droit canadien. De même, rien ne démontrait que l'acte en question était identique ou qu'il s'apparentait à celui qui avait été produit à l'occasion de l'affaire Massey. Bien que je convienne que l'acte d'adoption témoigne d'une ferme intention de prendre en charge l'enfant en cause, ses effets juridiques demeurent inconnus, particulièrement en ce qui concerne la rupture du lien de filiation avec les parents biologiques de l'enfant (article 5.1 du Règlement et décision du tribunal de la famille au Pakistan). Par ailleurs, la décision Massey a été rendue dans un cadre différent, par un tribunal différent. Dans les circonstances, j'estime qu'il faut opérer une distinction entre les faits de la présente affaire et les faits de l'affaire Massey et que l'agent n'était aucunement lié par elle.

[36]           Pour défendre leur thèse, les appelants ont également recours au principe de la loi du for, applicable en cas de conflit de lois. Ils soutiennent qu'en l'absence de preuve quant au droit étranger, il faut présumer que celui-ci est identique au droit canadien. Or, puisque rien ne prouve que l'ordonnance de 1961, qui relève du droit religieux, l'emporte sur le droit laïque pakistanais, les appelants soutiennent que la Cour doit appliquer le droit canadien, lequel autorise l'adoption laïque et donne à l'acte d'adoption son plein effet.

[37]           Cette thèse est sans fondement. En effet, il ressort clairement du paragraphe 5.1(1) de la Loi que le législateur a fixé une norme selon laquelle il faut démontrer sans équivoque que l'adoption « a été faite conformément au droit du lieu de l'adoption et du pays de résidence de l'adoptant » (alinéa 5.1(1)c)). Le libellé de la Loi crée l'obligation de présenter des éléments de preuve concernant le droit étranger et la décision de l'agent doit être appréciée en fonction de cette norme.

[38]           Comme l'ont fait remarquer l'agent et le juge, la difficulté à laquelle se heurtent les appelants en l'espèce tient au fait que le dossier ne contient pas le moindre élément de preuve concernant les lois du Pakistan allant dans le sens de leur position. Par conséquent, je ne puis que retenir la thèse de l'intimé portant que [TRADUCTION] « les appelants n'ont cité aucune règle de droit « laïque » à l'appui de la thèse selon laquelle l'adoption de musulmans au Pakistan est légale, pas plus qu'ils n'ont établi qu'il existe une différence entre droit « laïque » et loi « religieuse » au Pakistan » (mémoire de l'intimé, au paragraphe 57). Les appelants se fondent également sur le rapport des Nations Unies intitulé Comité des droits de l'enfant : Deuxièmes rapports périodiques des États Parties devant être soumis en 1997, Pakistan, 11 avril 2003, CRC/C/65/Add.21, en ligne : http://daccess-ddsy.un.org/doc/UNDOC/GEN/G03/411/36/PDF/G0341136.pdf?OpenElement; affidavit de Raymond Gillis, cahier d'appel, page 68, au paragraphe 7. Toutefois, aucune conclusion du rapport n'est susceptible de jeter le doute sur la décision de l'agent.

[39]           Finalement, je suis d'avis que le juge n'a pas commis d'erreur en retenant la norme de la décision raisonnable à l'égard de toutes les questions dont il était saisi, y compris les conclusions de l'agent au sujet des lois du Pakistan. Il n'a pas non plus commis d'erreur en appliquant cette norme.

[40]           Par conséquent, je rejetterais l'appel. Aucuns dépens ne seront adjugés puisque les parties n'en ont pas sollicité.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

David Stratas, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

A.F. Scott, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-455-14

 

INTITULÉ :

OWAIS AHMED ASAD RAHIM AHMED c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 mai 2015

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 juin 2015

 

 

COMPARUTIONS :

David Matas

 

Pour les appelants

OWAIS AHMED ASAD

RAHIM AHMED

 

Nalini Reddy

Brendan Friesen

 

Pour l'intimé

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dsvid Matas

Winnipeg (Manitoba)

 

Pour les appelants

OWAIS AHMED ASAD

RAHIM AHMED

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour l'intimé

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

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