Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150622


Dossier : A‑556‑14

Référence : 2015 CAF 150

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

LE SERGENT D'ÉTAT‑MAJOR WALTER BOOGAARD

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 3 juin 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 juin 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20150622


Dossier : A‑556‑14

Référence : 2015 CAF 150

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

LE SERGENT D'ÉTAT‑MAJOR WALTER BOOGAARD

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]               Le procureur général nous demande d'annuler le jugement de la Cour fédérale (rendu par le juge O'Keefe) du 21 novembre 2014 : 2014 CF 1113.

[2]               Depuis un certain temps, l'intimé, un sergent d'état‑major de la Gendarmerie royale du Canada, cherchait à obtenir une promotion. Il avait envoyé des lettres au commissaire de la GRC pour demander une promotion. Le commissaire a répondu au moyen d'une lettre portant la mention [TRADUCTION] « sous toutes réserves ». L'intimé considérait que la lettre était une décision rejetant ses demandes. Il a demandé un contrôle judiciaire à la Cour fédérale.

[3]               La Cour fédérale a conclu que la lettre n'était pas protégée par le privilège relatif aux transactions, même si elle portait la mention [TRADUCTION] « sous toutes réserves ». Il s'agissait d'une décision susceptible de contrôle en vertu de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7.

[4]               La Cour fédérale a conclu que la décision du commissaire était déraisonnable. Elle a ordonné au commissaire de faire tout en son pouvoir pour promouvoir l'intimé au grade d'inspecteur.

[5]               Le procureur général a interjeté appel de la décision de la Cour fédérale devant la Cour. Il fait valoir que la lettre « sous toutes réserves » ne constitue pas une décision susceptible de contrôle. À titre subsidiaire, la Cour devrait confirmer qu'il s'agit d'une décision raisonnable. Finalement, subsidiairement encore, le procureur général conteste le redressement que la Cour fédérale a accordé.

[6]               À mon avis, la conclusion de la Cour fédérale voulant que la lettre n'était pas protégée par le privilège et qu'il s'agissait d'une décision susceptible de contrôle est inattaquable. La Cour fédérale a décidé d'appliquer, à juste titre, la norme de contrôle de la décision raisonnable. Toutefois, contrairement à la Cour fédérale, je conclus que la décision du commissaire était raisonnable. Par conséquent, j'accueillerais l'appel avec dépens, j'annulerais le jugement de la Cour fédérale et je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.

A.        Le contexte factuel

[7]               La Cour fédérale a fait l'historique des faits qui ont donné lieu à la présente affaire avec une précision et des détails remarquables. Pour les besoins du présent appel, je me contenterai de souligner quelques points.

[8]               Le principal motif expliquant le refus de la demande de promotion de l'intimé par le commissaire est un incident survenu il y a 15 ans. Pendant que l'intimé était en service, deux femmes, travailleuses sexuelles, ont dérobé son pistolet.

[9]               Des enquêteurs ont examiné l'incident de manière exhaustive. En fin de compte, un rapport d'enquête a été rédigé. Il décrit l'incertitude entourant les circonstances du vol du pistolet, une incertitude qui n'a pu être dissipée.

[10]           L'incertitude découle des différences entre la version des faits de l'intimé et celle des femmes en question :

                     l'intimé a affirmé que les femmes avaient volé son pistolet dans sa voiture pendant qu'il était dans un restaurant;

                     les femmes ont dit qu'elles avaient volé le pistolet dans la voiture de l'intimé pendant que celui‑ci se trouvait dans la voiture. L'une d'elles négociait le prix de services sexuels avec l'intimé pendant que l'autre volait le pistolet.

[11]           Les femmes ont été interrogées séparément et leurs versions des faits étaient en grande partie similaires. En outre, les antécédents criminels de la femme qui a volé le pistolet laissent entendre qu'elle n'avait pas commis de vol dans des voitures inoccupées, mais plutôt des vols sur des clients pendant qu'ils se trouvaient à l'intérieur de leur voiture. Les versions des faits des femmes ne pouvaient pas être écartées.

[12]           L'intimé a été accusé de s'être conduit de façon scandaleuse jetant le discrédit sur la GRC, ce qui contrevient au paragraphe 39(1) du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada, DORS/88‑361. En fin de compte, cette infraction disciplinaire fut traitée en fonction d'un exposé conjoint des faits qui excluait toute référence à l'incident avec les femmes. L'intimé a admis qu'il était scandaleux qu'il eut laissé son arme à feu sans surveillance dans sa voiture. Le comité d'arbitrage l'a réprimandé et a imposé une confiscation de solde de cinq jours.

[13]           Le comité d'arbitrage n'a pas décidé si l'intimé, pendant qu'il était en service, négociait avec les femmes pour obtenir des services sexuels. Il n'a jamais eu à trancher cette question. L'exposé conjoint des faits ne disait rien à ce sujet. Le comité n'a jamais était saisi du rapport d'enquête.

[14]           Tout ce que nous savons, c'est qu'avant l'audience, le poursuivant a examiné [TRADUCTION] l'« affaire concernant les prostituées » et [TRADUCTION] l'« a rejetée » : dossier d'appel, à la page 113. On ne sait trop pourquoi. Le rapport d'enquête mentionne que [TRADUCTION] « la possibilité de faire comparaître [les femmes] comme témoins » était [TRADUCTION] « moins que certaine », mais rien au dossier ne confirme qu'il s'agit bien de la raison : dossier d'appel, à la page 216. Le rapport d'enquête est demeuré dans les dossiers et l'incertitude l'entourant n'a pas été dissipée.

[15]           Entre le moment de l'incident et aujourd'hui, soit une quinzaine d'années, l'intimé a été promu à des grades de sous‑officier. Son dossier était excellent et irréprochable.

[16]           Toutefois, l'intimé n'a jamais été promu autrement qu'aux grades de sous‑officier. En 2005, et de nouveau en 2009, l'intimé a participé au Programme des aspirants officiers, et l'a réussi. Il a ensuite été inscrit à la liste des candidats admissibles à une promotion. Les deux fois, sa période d'admissibilité a pris fin sans qu'il soit nommé officier : motifs de la Cour fédérale, aux paragraphes 8 et 9. Il se trouve qu'un surintendant a dit au directeur gérant les promotions que [TRADUCTION] « l'affaire disciplinaire semblait plus grave » que le laissaient croire la décision du comité d'arbitrage et le dossier : motifs de la Cour fédérale, paragraphe 10. C'est ce qu'a découvert l'intimé à la suite d'une demande d'accès à l'information.

[17]           Des procédures à ce sujet s'en sont suivies et ont donné lieu aux griefs soumis par l'intimé. L'intimé prétend qu'il a été victime de harcèlement en milieu de travail en raison de rumeurs répandues au sujet de l'incident. Le processus de grief est en cours.

B.        Les faits précis à l'origine de la présente affaire

[18]           En 2011, l'intimé avait une fois de plus réussi le Programme des aspirants officiers. Il a de nouveau été inscrit sur la liste des candidats admissibles à une promotion. La plupart des approbations aux fins de la promotion avaient été obtenues.

[19]           Finalement, le dossier a été transmis au commissaire. Il devait examiner s'il allait recommander au gouverneur en conseil que l'intimé soit promu au poste d'inspecteur en Saskatchewan.

[20]           Pendant son examen du dossier, le commissaire a examiné une copie du rapport d'enquête. Il était préoccupé et en a discuté avec le sous‑commissaire. Le sous‑commissaire a rencontré l'intimé et a discuté du rapport avec lui. Il lui a donné une copie du rapport d'enquête et l'a questionné à ce sujet, soulignant les incohérences entre la version des faits de l'intimé et celle des femmes. L'intimé a répondu aux questions sans objection.

[21]           Le sous‑commissaire n'était pas satisfait des réponses de l'intimé et il a donc retiré son soutien relativement à la promotion de l'intimé. Comme le soutien du sous‑commissaire est requis pour la promotion, l'intimé n'était plus admissible au poste en Saskatchewan. Plus tard, l'intimé a été retiré de la liste des candidats généralement admissibles à des nominations. L'intimé a déposé deux griefs contre le sous‑commissaire pour ses actions.

[22]           Après le succès d'un des griefs et les commentaires favorables reçus lors du contrôle judiciaire d'une autre décision sur un grief (voir Boogaard c. Canada (Procureur général), 2013 CF 267), l'avocat de l'intimé a écrit au commissaire, demandant que son client soit promu. Quelques mois plus tard, en septembre 2013, l'intimé a envoyé d'autres lettres demandant sa promotion.

[23]           Le 13 septembre 2013, le commissaire a envoyé la lettre « sous toutes réserves » à l'avocat de l'intimé rejetant sa demande de promotion. L'intimé a jugé qu'il s'agissait d'une décision susceptible de contrôle. Il a donc demandé à la Cour fédérale de rendre une ordonnance annulant la décision du commissaire et ordonnant au commissaire de le promouvoir au grade d'inspecteur avec effet rétroactif à partir de 2005.

C.        Objection préliminaire : est-ce que la lettre « sous toutes réserves » du commissaire était protégée par le privilège relatif aux transactions et que, par conséquent, il ne s'agissait pas d'une décision susceptible de contrôle?

[24]           Autant devant la Cour fédérale que devant notre Cour, le procureur général a fait valoir que la lettre du commissaire était protégée par le privilège relatif aux transactions et qu'il ne s'agissait pas d'une « décision » susceptible de contrôle en vertu de la Loi sur les Cours fédérales, précitée.

[25]           Comme il se doit, la Cour fédérale a d'abord examiné cette objection préliminaire au contrôle judiciaire : voir, de façon générale, l'arrêt Budlakoti c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139, aux paragraphes 27 à 30. Si elle est maintenue, l'objection préliminaire mettrait rapidement terme au contrôle judiciaire.

[26]           Mais la Cour fédérale n'a pas maintenu l'objection. Elle a décidé que la lettre du commissaire était une décision rejetant la demande de promotion de l'intimé. Dans son jugement, la Cour fédérale a conclu que la lettre n'était pas protégée par le privilège relatif aux transactions. Il est vrai qu'elle portait les mots « sous toutes réserves », mais dans les circonstances, c'était sans conséquence. Pour en venir à cette conclusion, la Cour fédérale a relevé les principes juridiques pertinents et a examiné attentivement la lettre à la lumière de ces principes.

[27]           Devant notre Cour, le procureur général affirme que la Cour fédérale a mal compris les principes juridiques pertinents et a mal interprété la lettre. Il prétend que la lettre aurait dû demeurer confidentielle en tant que communication envoyée pour tenter de régler l'affaire. À son avis, elle ne peut être considérée comme étant une décision susceptible de contrôle.

[28]           Quelle est la norme de contrôle applicable à une décision rendue par la Cour fédérale relativement à une objection préliminaire à un contrôle judiciaire? Il s'agit de la norme de contrôle applicable en matière d'appel établie dans l'arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. La norme de contrôle du droit administratif — énoncée dans l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 — ne s'applique pas. En l'espèce, nous examinons une décision de la Cour fédérale concernant sa capacité à traiter la demande, et non une décision de la Cour fédérale au sujet du caractère acceptable d'une décision rendue par un décideur administratif : arrêt Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, aux paragraphes 25 et 26; arrêt Budlakoti, précité, aux paragraphes 37 et 38. La norme de contrôle du droit administratif s'applique dans le cas du premier arrêt, mais pas dans le cas du deuxième.

[29]           Par conséquent, pour que la Cour infirme la décision de la Cour fédérale voulant que la lettre n'était pas protégée par un privilège et qu'il s'agissait d'une lettre de décision, le procureur général doit nous convaincre que la Cour fédérale a commis une erreur relativement à une question juridique isolable ou a commis une erreur manifeste et dominante.

[30]           Le procureur général n'a pas réussi à démontrer l'un ou l'autre de ces points. La Cour fédérale a correctement relevé les principes juridiques pertinents et n'a pas commis d'erreur manifeste et dominante en les appliquant à la lettre.

[31]           Après avoir rejeté l'objection préliminaire, la Cour fédérale pouvait poursuivre le contrôle judiciaire. C'est ce qu'elle a fait. Elle a annulé la décision du commissaire et ordonné que le commissaire fasse tout en son pouvoir pour promouvoir l'intimé au grade d'inspecteur.

D.        L'examen de la décision du commissaire

(1)        La norme de contrôle applicable : la décision raisonnable

[32]           La Cour fédérale a conclu qu'elle devait examiner la décision du commissaire en appliquant la norme de la décision raisonnable. Tous en conviennent devant notre Cour.

[33]           Je suis d'accord pour affirmer que la norme de la décision raisonnable est la norme applicable. La décision du commissaire comporte un pouvoir discrétionnaire fondé sur les faits ainsi que des éléments d'expertise, de politiques et de spécialisation. La question sera abordée plus en détail plus loin lorsqu'il sera question de la marge d'appréciation à laquelle a droit le commissaire. Pour les besoins de la présente affaire, de telles décisions sont présumées susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : arrêt Dunsmuir, précité, aux paragraphes 51 et 53.

[34]           Maintenant qu'elle a conclu que la Cour fédérale a choisi la norme de contrôle appropriée, soit la norme de la décision raisonnable, notre Cour doit décider si la Cour fédérale a correctement conclu que la décision du commissaire était déraisonnable. En d'autres termes, nous devons nous mettre à la place de la Cour fédérale et procéder nous-mêmes à un examen du caractère raisonnable pour vérifier si nous sommes d'accord avec la Cour fédérale. Voir, de façon générale, Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47.

[35]           Il est instructif de considérer la norme de la décision raisonnable comme comprenant un certain nombre d'étapes analytiques : Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, aux paragraphes 26 à 28.

[36]           D'abord, nous devons circonscrire la question précise que devait trancher le décideur administratif ainsi que le pouvoir juridique du décideur en la matière. Nous devons ensuite examiner l'éventail des issues acceptables qui peuvent se justifier ou la marge d'appréciation dont jouit le décideur. Dans certains cas, la marge ou l'éventail des issues acceptables est grand, dans d'autres, il est étroit : Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, aux paragraphes 17, 18 et 23; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59; McLean c. Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, aux paragraphes 37 à 41. Certains concepts et facteurs peuvent aider à trancher la question : Canada (Ministre des Transports, de l'Infrastructure et des Collectivités) c. Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006, aux paragraphes 90 à 99. Finalement, vu le dossier de la preuve présenté au décideur et le droit applicable, nous devons décider si la décision appartenait à cet éventail ou relève de cette marge d'appréciation. Voir, de façon générale, Asad c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 141, aux paragraphes 27 et 28.

[37]           Ce n'est pas une formule qui doit être suivie dans tous les cas. Bien souvent, l'analyse peut être réalisée de manière souple. Mais selon la nature de l'affaire, l'avocat qui plaide en contrôle judiciaire ou la cour qui procède au contrôle peut utilement se concentrer sur une étape en particulier ou les étapes de l'analyse sur lesquelles reposera l'affaire. C'est ainsi que je procéderai.

[38]           La question précise que devait trancher le commissaire était de savoir s'il devait recommander la promotion de l'intimé.

[39]           Les parties ont convenu que le pouvoir du commissaire de recommander des promotions est énoncé à l'article 5 de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. 1985, ch. R‑10 (la Loi). En particulier, elles ont reconnu que les promotions font partie de la « pleine autorité sur la Gendarmerie et tout ce qui s'y rapporte » du commissaire, comme l'indique le paragraphe 5(1).

[40]           L'article 5 était ainsi libellé pendant la période visée par la présente affaire :

5. (1) Le gouverneur en conseil peut nommer un officier, appelé commissaire de la Gendarmerie royale du Canada, qui, sous la direction du ministre, a pleine autorité sur la Gendarmerie et tout ce qui s'y rapporte.

 

5. (1) The Governor in Council may appoint an officer, to be known as the Commissioner of the Royal Canadian Mounted Police, who, under the direction of the Minister, has the control and management of the Force and all matters connected therewith.

 

(2) Le commissaire peut déléguer à tout membre les pouvoirs ou fonctions que lui attribue la présente loi, à l'exception du pouvoir de délégation que lui accorde le présent paragraphe, du pouvoir que lui accorde la présente loi d'établir des règles et des pouvoirs et fonctions visés à l'article 32 (relativement à toute catégorie de griefs visée dans un règlement pris en application du paragraphe 33(4)), aux paragraphes 42(4) et 43(1), à l'article 45.16, au paragraphe 45.19(5), à l'article 45.26 et aux paragraphes 45.46(1) et (2).

 

(2) The Commissioner may delegate to any member any of the Commissioner's powers, duties or functions under this Act, except the power to delegate under this subsection, the power to make rules under this Act and the powers, duties or functions under section 32 (in relation to any type of grievance prescribed pursuant to subsection 33(4)), subsections 42(4) and 43(1), section 45.16, subsection 45.19(5), section 45.26 and subsections 45.46(1) and (2).

 

[41]           À mon avis, le commissaire dispose d'une très grande marge d'appréciation en ce qui concerne les décisions qu'il rend en matière de promotion en vertu du paragraphe 5(1). Dans ce cas, rien ne pourrait réduire cette marge.

[42]           Les mots utilisés dans la loi  « a pleine autorité sur la Gendarmerie et tout ce qui s'y rapporte » — sont en effet très généraux. Ils sont inconditionnels et ne sont assujettis à aucun autre article de la Loi. Le pouvoir et la responsabilité sont conférés au commissaire personnellement et à personne d'autre.

[43]           Parfois, les termes de la loi exigent qu'un décideur administratif respecte une procédure particulière ou restreignent la portée de son pouvoir discrétionnaire : voir, par exemple, Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193, [2011] 4 C.F. 203, au paragraphe 53. Ce n'est pas le cas en l'espèce.

[44]           Parfois, les affaires portant sur l'interprétation légale limitent les décisions qu'un décideur administratif peut raisonnablement rendre : Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266; Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75. Ce n'est pas le cas en l'espèce.

[45]           Il est possible que les décisions rendues par des décideurs administratifs en vertu de la Loi, comme les organismes disciplinaires ou ceux chargés de s'occuper des griefs, puissent limiter le pouvoir du commissaire quant à la « pleine autorité sur la Gendarmerie et tout ce qui s'y rapporte ». Ou peut-être que non. Cela dépend probablement de l'interprétation de la Loi, peut‑être dans le cas du droit de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée. En l'espèce, toutefois, nous n'avons pas à trancher cette question. Comme nous le verrons aux paragraphes 66 à 72 ci‑dessous, les organismes disciplinaires et ceux chargés de s'occuper des griefs dans la présente affaire n'ont pas dissipé l'incertitude décrite dans le rapport d'enquête. En fait, ils n'ont pas pu jeter la lumière sur les versions des faits contradictoires de l'intimé et des femmes.

[46]           Pour rendre des décisions en matière de promotion en vertu du paragraphe 5(1), le commissaire doit faire appel à ses connaissances, son expérience et son expertise relativement aux besoins du service policier, à la gestion du service policier et aux personnes qui permettront le plus au service policier d'atteindre ses objectifs et de servir les intérêts du public.

[47]           Un autre facteur est le contexte policier. La police fait partie de la gouvernance du Canada. Pour travailler efficacement, elle doit avoir la confiance du public. Pour maintenir cette confiance, elle doit s'acquitter — et être perçue comme s'acquittant — de ses fonctions de façon juste et irréprochable. C'est d'autant plus important dans le cas de la GRC, un service de police unique en son genre chargé d'une vaste mission :

La GRC est un organisme canadien chargé de l'application de la loi unique en son genre. Non seulement est-elle notre service de police national, mais elle offre également des services de police provinciaux et municipaux dans une bonne partie du pays, en plus d'offrir des services policiers aux aéroports internationaux et à des centaines de communautés autochtones. La GRC offre des services de protection aux dignitaires canadiens et étrangers, des services de sécurité lors de la tenue d'événements d'envergure nationale et internationale en sol canadien, ainsi que des contrôles aux frontières. De plus, elle offre des services de police spécialisés à tous les corps policiers canadiens, notamment en matière de renseignements criminels, de prélèvement de preuves biologiques, d'analyse génétique, de renseignements sur les empreintes digitales et les antécédents judiciaires et d'analyse balistique. La GRC dirige également le Programme canadien des armes à feu, le Centre d'information de la police canadienne, le Collège canadien de police, le Centre national de coordination contre l'exploitation des enfants, le Registre national des délinquants sexuels et le Programme de la criminalité technologique. Sur l'ensemble du territoire canadien, la GRC veille au respect d'une foule de lois fédérales, y compris celles portant sur les crimes commerciaux, la contrefaçon, le trafic de stupéfiants, le crime organisé et le terrorisme.

(Association de la police montée de l'Ontario c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 1, [2015] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 265, le juge Rothstein (dissident, la majorité n'est pas en désaccord sur ce point). Voir aussi Alain‑Robert Nadeau, Droit policier fédéral 2010 (Toronto, Éditions Yvon Blais, 2009) : la GRC est plus que jamais dans la mire du public.)

[48]           Ensuite, il y a la nature de la décision en litige en l'espèce, à savoir la promotion. Dans la présente affaire, l'intimé a mis l'accent sur l'importance de la promotion pour lui. Le travail est de la plus grande importance pour la personne et les promotions procurent une satisfaction accrue, souvent un plus grand potentiel de réalisation et d'épanouissement, et souvent un salaire plus important. L'intimé a aussi souligné que plusieurs de ses anciens collègues et, maintenant, de ses subalternes, ont obtenu des promotions.

[49]           Il ne fait aucun doute que l'intimé est personnellement très intéressé par la promotion. Rien dans les présents motifs ne devrait être compris comme minimisant ce fait. Et, dans certaines circonstances, des décisions d'une grande importance pour des personnes peuvent rendre la cour chargée du contrôle plus vigilante dans son application des normes de primauté du droit et, par conséquent, peuvent réduire la marge d'appréciation accordée au décideur : arrêt Farwaha, précité, au paragraphe 92. Par exemple, les décisions administratives qui ont une incidence sur le droit à la liberté des personnes exigent un contrôle rigoureux : Walchuk c. Canada (Justice), 2015 CAF 85, aux paragraphes 33 et 56; Erasmo c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 129.

[50]           Toutefois, l'importance personnelle de la décision pour la personne touchée doit être considérée de façon objective et en contexte, particulièrement à la lumière de la nature de la décision faisant l'objet d'un contrôle. La nature de la décision est un facteur important dans l'évaluation de l'intensité du contrôle et, par conséquent, mérite une grande attention dans l'analyse.

[51]           Bien qu'en l'espèce, la promotion soit d'une grande importance pour l'intimé, normalement nous n'estimons pas que les gens ont « droit » à une promotion. Souvent, dans les décisions concernant une promotion, peu ont gain de cause, beaucoup plus perdent, et la différence entre gagner et perdre peut légitimement dépendre de peu de chose ou de détails parfois subjectifs ou subtils. Par exemple, nous décrivons généralement les personnes qui ont été promues comme étant « méritantes » ou « chanceuses ». Nous ne disons pas qu'elles ont été promues parce que leur employeur avait l'obligation légale de le faire.

[52]           En outre, une décision concernant une promotion, comme celle dans le cas qui nous intéresse, n'est pas simple, et il ne suffit pas de traiter l'information objectivement et logiquement par rapport à un critère juridique établi pour y arriver. Il s'agit plutôt d'une décision complexe comportant de multiples aspects pour laquelle il faut apprécier avec finesse les renseignements, les impressions et les indications en utilisant des critères qui peuvent changer et être appréciés différemment d'une fois à l'autre selon les priorités et les besoins changeants de l'organisme. Quels sont les besoins et les priorités de l'organisation, actuellement et dans l'avenir, peut-être des années plus tard? Quelle est la nature du poste que souhaite obtenir le candidat? Est-ce que ce dernier possède les compétences, le jugement, l'expérience, la fiabilité, l'intégrité, le caractère et la personnalité requis pour assumer les responsabilités liées au poste et superviser d'autres personnes? Est-ce que le candidat constitue un exemple des valeurs et de la culture de l'organisme? Comment le candidat se compare-t-il aux autres qui ont déjà été promus et à ceux qui souhaitent aussi obtenir des promotions? Comment les autres réagiraient-ils? Nous pourrions continuer ainsi encore longtemps.

[53]           En concluant qu'en l'espèce, le commissaire a droit à une très grande marge d'appréciation, je n'affirme pas un instant qu'il est à l'abri d'un contrôle. Son pouvoir discrétionnaire n'est pas absolu ou illimité. Même le plus vaste pouvoir conféré par la loi doit être exercé de bonne foi, conformément aux buts des dispositions, de la loi applicable et de la Constitution :

[TRADUCTION]

Dans une réglementation publique de cette nature, il n'y a rien de tel qu'un « pouvoir discrétionnaire » absolu et sans entraves, c'est‑à‑dire celui où l'administrateur pourrait agir pour n'importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l'exprime expressément, s'interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n'importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit‑il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi. La fraude et la corruption au sein de la commission ne sont peut‑être pas mentionnées dans des lois de ce genre, mais ce sont des exceptions que l'on doit toujours sous‑entendre. Le « pouvoir discrétionnaire » implique nécessairement la bonne foi dans l'exercice d'un devoir public. Une loi doit toujours s'entendre comme s'appliquant dans un certain objectif, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son objet est tout aussi répréhensible que la fraude ou la corruption.

(Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, à la page 140)

(2)        Application de la norme de la décision raisonnable à l'espèce

[54]           En l'espèce, je conclus que la décision du commissaire était raisonnable. Il a respecté la marge d'appréciation qui lui est accordée par le paragraphe 5(1) de la Loi. Sa conclusion appartient aux issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[55]           Le commissaire avait devant lui, entre autres, l'excellent dossier de l'intimé au cours des 15 dernières années, le rapport d'enquête sur l'incident survenu il y a 15 ans et les résultats de la rencontre du sous‑commissaire avec l'intimé concernant le rapport d'enquête.

[56]           L'intimé reconnaît que le commissaire a été valablement saisi du rapport d'enquête. Ce rapport est essentiel. Il décrit un conflit non résolu relativement à ce qui s'est passé pendant l'incident, opposant les paroles de l'intimé à celles des deux femmes. Cette situation crée une incertitude en ce qui a trait à l'intimé. Normalement, au fil du temps, après des années de bon rendement, cette incertitude peut se dissiper. Toutefois, à la lumière de la rencontre entre le sous‑commissaire et l'intimé et de l'insatisfaction du sous‑commissaire relativement aux réponses de l'intimé, il est probablement juste de dire que l'incertitude a subsisté et a peut‑être même augmenté : dossier d'appel, à la page 202.

[57]           Lorsque le commissaire a rédigé sa lettre « sous toutes réserves », cette incertitude existait et il en était bien conscient : dossier d'appel, aux pages 202 et 205. Mais il était également saisi des renseignements concernant le rendement général de l'intimé tout au long de sa carrière. Le commissaire devait apprécier ces éléments et décider s'il devait accepter la demande de promotion de l'intimé. Il a décidé de la rejeter.

[58]           Dans ses motifs, le commissaire a fait référence à cette incertitude. Il a mentionné que [TRADUCTION] « la véritable nature des faits » entourant l'incident n'a pas été prise en compte dans la procédure disciplinaire. Il a souligné qu'un exposé conjoint des faits présenté dans cette procédure était [TRADUCTION] « muet » quant à cette incertitude.

[59]           Le commissaire s'est ensuite demandé quelle norme il devait appliquer pour trancher la demande de promotion de l'intimé :

[TRADUCTION]

Une nomination comme officier au sein de la Gendarmerie nécessite que je fasse preuve de la plus grande prudence pour m'assurer que les candidats possèdent et représentent les valeurs essentielles de la GRC, notamment l'honnêteté, l'intégrité, la responsabilisation [...] voir l'en‑tête de mon papier à lettres.

[60]           À la GRC, ces termes ont une signification particulière bien établie : dossier d'appel, aux pages 204 et 205. Le commissaire intégrait cette signification par renvoi.

[61]           En appliquant ce principe, le commissaire n'était pas convaincu que l'intimé devait être promu :

[TRADUCTION]

Je suis d'avis, compte tenu de ma compréhension de la nature exacte des événements entourant le sergent d'état‑major Boogaard, qu'il ne répond pas aux critères exigés des officiers de la Gendarmerie.

Les mots [TRADUCTION] « nature exacte des événements » entourant l'intimé font référence à l'incertitude.

[62]           Comme on peut le voir dans ses motifs, le commissaire a fait appel à son appréciation des faits ainsi qu'à son autorité sur le service de police, qui est le vaste pouvoir qui lui est conféré par le paragraphe 5(1) de la Loi. Il s'est fondé sur des considérations subjectives, des politiques générales concernant ce qu'est un candidat approprié pour une promotion et l'intérêt général de son service de police — des sujets qui concordent avec les objectifs du paragraphe 5(1) et de la Loi. Il a gardé à l'esprit la nécessité de faire [TRADUCTION] « preuve de la plus grande prudence » afin de [TRADUCTION] s'« assurer que les candidats possèdent et représentent les valeurs essentielles de la GRC ». Ce sont toutes des questions qui dépassent la compétence des tribunaux, des questions qui relèvent de la marge d'appréciation du commissaire.

[63]           Vu le dossier de la preuve, le commissaire avait le droit de conclure qu'il existait toujours de l'incertitude au sujet de l'intimé en raison des questions non résolues dans le rapport d'enquête et des réponses que l'intimé a données au sous‑commissaire pendant la rencontre. Le degré de l'incertitude et la question de savoir si elle éclipse le rendement général de l'intimé sont des questions qui relèvent du jugement du commissaire. Compte tenu de la très grande marge d'appréciation que nous devons accorder au commissaire dans la présente affaire, je ne peux pas remettre en question les conclusions du commissaire sur ces points.

[64]           Il est vrai que le commissaire aurait pu accorder plus de poids au rendement général de l'intimé et qu'il aurait pu en arriver à une conclusion différente. Cependant, les cours de révision procédant à un contrôle au regard de la norme de la décision raisonnable ne réévaluent pas les éléments de preuve présentés au décideur administratif. C'est particulièrement le cas lorsque, comme en l'espèce, la marge d'appréciation qui doit être accordée au décideur est très grande.

[65]           L'intimé a fait valoir que malgré ce qui précède, la décision du commissaire était déraisonnable. Il a fait plusieurs observations.

– I –

[66]           L'intimé affirme qu'au moment de la décision du commissaire, l'incertitude à son sujet s'était dissipée. La procédure de grief et les actions de l'agent poursuivant dans l'affaire disciplinaire ont dissipé la majeure partie de l'incertitude mentionnée dans le rapport d'enquête au sujet de l'incident avec les femmes. Il ajoute que le comité d'arbitrage n'avait pas conclu qu'il était en train de négocier avec les femmes.

[67]           L'argument de l'intimé fait écho à l'argument qu'il a présenté au commissaire. Dans l'une de ses lettres au commissaire, il soutenait que le poursuivant dans la procédure disciplinaire avait [TRADUCTION] « expressément examiné les allégations [...] et les avait jugées sans fondement sans même les avoir soumises à un comité d'arbitrage de la GRC » : dossier d'appel, à la page 193.

[68]           La Cour fédérale a accepté cet argument. Elle semble avoir considéré que le fonctionnement du processus disciplinaire prévu par la Loi entravait le pouvoir de promotion du commissaire. Elle a conclu que « l'officier compétent [le poursuivant dans la procédure disciplinaire] et le comité d'arbitrage avaient déjà décidé ce qui était arrivé ce jour‑là en 2000 » (au paragraphe 78). Pour faire bonne mesure, la Cour fédérale a ajouté qu'il n'appartient pas au commissaire de revenir sur cet incident et de substituer sa propre opinion à celle des autorités participant à la procédure disciplinaire (au paragraphe 78). Par conséquent, le commissaire ne pouvait pas déjouer la procédure disciplinaire (au paragraphe 80).

[69]           À ce sujet, je ne suis d'accord ni avec l'intimé ni avec la Cour fédérale. Le commissaire avait le droit de continuer de prendre en compte tous les renseignements concernant l'intimé, y compris le rapport d'enquête et la rencontre de l'intimé avec le sous‑commissaire.

[70]           Je ne conviens pas que le commissaire aurait dû conclure que les procédures antérieures dans la présente affaire avaient dissipé l'incertitude quant à ce qui s'était passé entre l'intimé et les femmes. En fait, au vu du dossier, le commissaire n'aurait pas pu en arriver à cette conclusion :

                    Dans la procédure de grief antérieure, on s'est penché sur le fait inacceptable de répandre des rumeurs en milieu de travail — une conduite constituant du « harcèlement en milieu de travail » — au sujet de l'incident, mais l'incident lui‑même n'a pas fait l'objet de commentaires.

                    Cette question n'a pas du tout été abordée dans la procédure disciplinaire. Dans ses motifs, le commissaire a souligné que l'affaire avait été instruite sur le fondement d'un exposé conjoint des faits qui n'avait pas dissipé l'incertitude concernant ce qui s'était passé entre l'intimé et les femmes.

                    Le poursuivant dans la procédure disciplinaire « a rejeté » l'« affaire concernant les prostituées », mais nous ne savons pas exactement pourquoi. Le rapport d'enquête mentionne que les femmes n'auraient peut-être pas voulu ou n'auraient peut-être pas pu participer à la procédure disciplinaire.

[71]           Il est vrai que les versions des femmes quant à l'incident figurant dans le rapport d'enquête n'ont jamais été prouvées. Mais, en rendant sa décision concernant une promotion, le commissaire n'est pas limité à l'examen des faits qu'un juge considérerait comme avérés. Il n'est pas un juge établissant si des accusations ont été prouvées ou si une cause d'action a été établie.

[72]           Il est plutôt un fonctionnaire à la tête d'un service de police dont l'efficacité dépend de la confiance du grand public, tentant de décider, à la suite d'un calcul complexe, lequel parmi de nombreux candidats mérite d'être admissible à une promotion, péchant par excès de prudence ou, comme l'a dit le commissaire, faisant preuve [TRADUCTION] « de la plus grande prudence ». Pour ce faire, il a le droit de se fier à ses préoccupations, pourvu qu'elles soient claires et qu'elles aient une apparence de réalité.

– II –

[73]           L'intimé souligne que le commissaire ne s'est pas limité à conclure qu'il existait de l'incertitude concernant l'intimé. Il a conclu que les versions des femmes quant à l'incident étaient vraies. L'intimé affirme qu'au vu du dossier, le commissaire ne pouvait pas en arriver à cette conclusion.

[74]           Sur ce point, la Cour fédérale était d'accord avec l'intimé. Elle a souligné que le commissaire avait tenu « les allégations formulées contre le demandeur comme effectivement avérées » : motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 80.

[75]           Je suis plutôt de cet avis. Selon moi, il n'est pas possible que le commissaire croie les versions des femmes uniquement sur la foi du rapport d'enquête. Comme je l'ai déjà dit, le rapport d'enquête décrit un conflit entre la version de l'intimé et celle des femmes relativement à l'incident. Il ne résout pas le conflit.

[76]           Est-ce que les réponses insatisfaisantes de l'intimé pendant la rencontre avec le sous‑commissaire ont amené le commissaire à croire les versions des femmes? Les motifs du commissaire ne le disent pas. Toutefois, les motifs doivent être examinés à la lumière du dossier, y compris les éléments de preuve concernant cette rencontre : Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, au paragraphe 15. Peut-être que la rencontre a amené le commissaire à faire les commentaires qu'il a faits.

[77]           La question de savoir si le commissaire a été trop catégorique dans ses conclusions au sujet de l'incident n'est pas une question que nous devons trancher. Ce n'est pas à nous de décider ce qui s'est produit lors de l'incident il y a 15 ans.

[78]           Nous devons plutôt évaluer si le commissaire pouvait en arriver à la décision à laquelle il est arrivé. Pour les motifs susmentionnés, au vu des motifs rendus par le commissaire à la lumière du dossier, celui‑ci avait des raisons acceptables et justifiables au regard des faits et du droit de refuser la promotion de l'intimé.

– III –

[79]           L'intimé met l'accent sur la sévérité de la décision du commissaire. Après tout, l'incident allégué s'est produit il y a 15 ans. Et il affirme que s'il avait eu à faire face aux questions en litige dans le rapport d'enquête il y a longtemps, il aurait peut‑être pu dissiper les inquiétudes.

[80]           Dans une certaine mesure, ce dernier argument va à l'encontre de la preuve versée au dossier. L'intimé avait la possibilité d'obtenir tout élément de preuve disponible à l'appui de sa position lorsqu'il a été accusé lors de la procédure disciplinaire. Et, quoi qu'il en soit, le rapport d'enquête démontre qu'il n'était peut-être pas possible aux autres personnes, y compris l'intimé, de demander aux femmes de faire part de leurs versions.

[81]           Mais la sévérité n'a rien à voir avec la question. Dans un contrôle au regard de la norme de la décision raisonnable, les juges ne peuvent pas intervenir en se fondant sur des opinions personnelles au sujet de la sévérité ou non de la décision. Les juges doivent plutôt se limiter à la question suivante : en tenant compte de la marge d'appréciation qui doit être accordée au décideur, est-ce que la décision est acceptable et justifiable au regard des faits et du droit? Pour évaluer le caractère acceptable et justifiable, les juges se fondent sur les lois et la jurisprudence portant sur le problème en question, la nature de la décision faisant l'objet du contrôle, le dossier de la preuve, la compréhension des juges de ce qu'est la primauté du droit et les facteurs influençant la marge d'appréciation du décideur — non pas sur des politiques indépendantes, des opinions personnelles ou des émotions dissociées de ces considérations. Les effets d'une décision — y compris la sévérité — peuvent être un indice ou un signe qu'une décision est déraisonnable au regard de l'un ou l'autre de ces éléments : voir, par exemple, l'arrêt Delios, précité, au paragraphe 27; l'arrêt Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l'énergie), 2014 CAF 245, au paragraphe 69; l'arrêt Farwaha, précité, au paragraphe 100; l'arrêt Ligue des droits de la personne de B'Nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307, [2012] 2 R.C.F. 312, au paragraphe 87. Mais en soi, la sévérité n'est pas un élément pertinent.

– IV –

[82]           L'intimé avance un argument fondé sur la mauvaise foi. Il prétend [TRADUCTION] qu'« il est injuste et franchement abusif que la GRC enquête sur une allégation portée contre un membre de la GRC, décide de ne pas y donner suite, puis conserve secrètement les renseignements pour les utiliser contre le membre plus de dix années plus tard » : mémoire des faits et du droit de l'intimé, au paragraphe 46.

[83]           Cet argument va trop loin. Selon la preuve dont la Cour est saisie, des renseignements pertinents, y compris le rapport d'enquête figurant au dossier, ont tout simplement été recueillis relativement à la question de savoir si l'intimé devait être promu. Cela n'a rien de répréhensible ou d'abusif. En fait, lors du processus de promotion, l'intimé a signé un consentement autorisant la GRC à utiliser tous les renseignements figurant au dossier, y compris le rapport d'enquête.

– V –

[84]           Enfin, dans son mémoire des faits et du droit, l'intimé exprime des inquiétudes au sujet de l'équité procédurale. Toutefois, l'intimé semble fonder ces inquiétudes sur l'utilisation importante qui a été faite du rapport d'enquête, une question dont j'ai déjà traité.

[85]           Quoi qu'il en soit, l'intimé a bénéficié de l'équité procédurale. Le rapport d'enquête — le principal obstacle à sa promotion — lui a été remis lors de la rencontre avec le sous‑commissaire. Il a eu la possibilité de répondre et il l'a fait. S'il avait été pris par surprise, il aurait pu demander plus de temps, mais il ne l'a pas fait. Le dossier ne fait état d'aucune demande concernant la tenue d'une autre rencontre. L'intimé n'a pas laissé entendre que la rencontre en soi fut inéquitable sur le plan de la procédure.

[86]           Pour les motifs que j'ai exposés, je conclus que la décision du commissaire était raisonnable.

E.        Dispositif proposé

[87]           Par conséquent, je suis d'avis d'accueillir l'appel, d'annuler le jugement rendu le 21 novembre 2014 par la Cour fédérale dans le dossier T‑1548‑13 et de rejeter la demande de contrôle judiciaire, avec dépens dans toutes les cours.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

A. F. Scott, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

A‑556‑14

APPEL D'UN JUGEMENT DU JUGE O'KEEFE DU 21 NOVEMBRE 2014, NO T‑1548‑13

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. LE SERGENT D'ÉTAT‑MAJOR WALTER BOOGAARD

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 3 Juin 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENt :

le juge STRATAS

 

Y ont souscrit :

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 JuIn 2015

 

COMPARUTIONS :

Gregory S. Tzemenakis

Adrian Bieniasiewicz

 

PoUr L'Appelant

 

Paul Champ

Bijon Roy

POUR L'INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

PoUr L'Appelant

 

Champ & Associates

Ottawa (Ontario)

POUR L'INTIMÉ

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.