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Date : 20151005


Dossier : A-124-15

Référence : 2015 CAF 212

PRÉSENTE :            LA JUGE TRUDEL

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

appelant

et

ZUNERA ISHAQ

intimée

et

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DE L’ONTARIO

intervenante

Requête écrite décidée sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 5 octobre 2015.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE TRUDEL

 


Date : 20151005


Dossier : A-124-15

Référence : 2015 CAF 212

PRÉSENTE :            LA JUGE TRUDEL

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

appelant

et

ZUNERA ISHAQ

intimée

et

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DE L’ONTARIO

Intervenante

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA JUGE TRUDEL

[1]               La Cour est saisie d’une requête présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) en vue d’obtenir un sursis à l’exécution d’un jugement que la Cour a rendu le 15 septembre 2015 (2015 CAF 194) ainsi que du jugement connexe que la Cour fédérale a rendu le 6 février 2015 (2015 CF 156).

[2]               Les deux jugements ont trait au Bulletin opérationnel 359, daté du 12 décembre 2011, dont la teneur a plus tard été intégrée au Guide des politiques C-15 (la Politique). La Politique exige que les candidats à la citoyenneté portant un vêtement leur couvrant le visage, partiellement ou totalement, retirent ce vêtement pour la prestation du serment au cours de la cérémonie de citoyenneté, afin d’obtenir la citoyenneté canadienne.

[3]               L’intimée a contesté la Politique en invoquant l’alinéa 2a) et le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (la Charte), et en invoquant des motifs de droit administratif, à savoir que la Politique n’était pas compatible avec la loi applicable et qu’elle entravait indûment le pouvoir discrétionnaire des juges de la citoyenneté qui font prêter le serment de citoyenneté.

[4]               Je tiens d’abord à préciser que la Cour fédérale a conclu que la demande n’était pas prématurée, étant donné que les politiques dont on allègue l’illégalité ou l’inconstitutionnalité peuvent être contestées en tout temps (May c. CBC/Radio Canada, 2011 CAF 130, 231 C.R.R. (2d) 369). Cet argument n’a pas été invoqué avec vigueur par l’appelant devant notre Cour en ce qui concerne la question administrative.

[5]               La Cour fédérale a déclaré que la Politique était illégale, concluant qu’elle était obligatoire et qu’elle était incompatible avec la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), c. c‑29, et avec son règlement d’application. Le juge de la Cour fédérale a exercé son pouvoir discrétionnaire et a décidé de ne pas examiner les questions relatives à la Charte, étant donné qu’il n’était pas nécessaire de le faire pour trancher l’affaire.

[6]               Bien que ne souscrivant pas à toutes les conclusions de la Cour fédérale, notre Cour a rejeté l’appel du ministre, déclarant qu’elle ne disposait d’aucun fondement lui permettant de modifier la conclusion de la Cour fédérale quant au caractère obligatoire du changement de politique. Notre Cour a décidé de ne pas se pencher sur les questions relatives à la Charte, parce qu’il n’était pas nécessaire de rendre une décision à cet égard pour disposer de l’affaire et parce que le dossier était assez ténu pour ce qui est de ces questions.

[7]               Notre Cour et la Cour fédérale n’ont pas décidé si le ministre pouvait ou ne pouvait pas imposer des règles concernant la prestation du serment. Elles ont seulement statué que le ministre ne pouvait pas obtenir le résultat qu’il souhaitait en changeant sa politique. Rien n’empêche le ministre de dûment édicter un règlement, à condition bien entendu que celui‑ci respecte les limites fixées par la Charte.

[8]               Le ministre a déposé un avis de demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada et sollicite un sursis à l’exécution des jugements de la Cour d’appel fédérale et de la Cour fédérale : a) jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue relativement à la demande d’autorisation d’appel du ministre à la Cour suprême du Canada, ou b) si la demande d’autorisation est accueillie, jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue par la Cour suprême du Canada relativement à l’appel, selon le plus tardif de ces événements.

[9]               J’ai examiné le dossier de l’appelant, le dossier de l’intimée et la réponse de l’appelant, et je conclus que la requête en sursis doit être rejetée et les dépens adjugés à l’intimée.

[10]           J’ai aussi pris connaissance du mémoire des faits et du droit de l’intervenant, la procureure générale de l’Ontario. Compte tenu de la conclusion que j’ai tirée, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les observations en réponse de l’appelant selon lesquelles la procureure générale de l’Ontario n’a pas qualité pour intervenir dans le cadre de la présente requête en sursis. Elle est intervenue de plein droit dans l’appel devant la Cour d’appel fédérale après avoir reçu un avis de question constitutionnelle, mais la Cour ne s’est penchée sur aucune question constitutionnelle dans le jugement visé par la requête en sursis de l’appelant.

[11]           Les motifs que l’appelant a invoqués à l’appui de la requête sont les suivants :

[traduction]

a)         Le ministre a déposé un avis de demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada à l’encontre du rejet par la Cour, le 15 septembre 2015, de l’appel interjeté contre la décision rendue par le juge Boswell le 6 février 2015 (les jugements);

b)         Les jugements soulèvent une question d’intérêt public sur laquelle la Cour suprême du Canada ne s’est pas prononcée : quelle est la bonne façon d’interpréter une politique administrative afin d’établir si elle a un effet contraignant inacceptable qui entrave le processus décisionnel administratif d’une manière qui n’est pas autorisée par la loi?;

c)         En donnant des directives aux juges de la citoyenneté qui doivent veiller à la prestation du serment, qui est la dernière exigence à laquelle il faut satisfaire pour devenir citoyen, la politique en question renforce l’intégrité du processus menant à l’obtention de la citoyenneté et favorise l’objectif plus général qui consiste à faire prononcer le serment publiquement, ouvertement et en groupe. Il s’agit de valeurs canadiennes importantes qui font partie intégrante du processus menant à l’obtention de la citoyenneté canadienne. Si la politique était déclarée invalide jusqu’à l’issue de l’appel à la Cour suprême du Canada, un préjudice irréparable serait causé à l’intérêt public pour ce qui est de ces valeurs;

d)        En ce qui concerne la prépondérance des inconvénients, le préjudice irréparable que subira l’intérêt public, qui est représenté par le ministre, si le sursis n’est pas accordé est plus important que le préjudice que subira l’intimée si le sursis est accordé;

e)         La présente requête en sursis est urgente parce que, si un sursis n’est pas accordé, la prestation du serment par l’intimée rendra théorique l’appel du ministre à la Cour suprême du Canada;

f)         Les articles 8, 35 et 55 des Règles des Cours fédérales, et l’article 65.1 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), c. S‑26.

[12]           Le paragraphe 65.1(1) de la Loi sur la Cour suprême énonce ce qui suit :

Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26

Supreme Court Act, R.S.C. 1985, c. S-26

65.1(1) La Cour, la juridiction inférieure ou un de leurs juges peut, à la demande de la partie qui a signifié et déposé l’avis de la demande d’autorisation d’appel, ordonner, aux conditions jugées appropriées, le sursis d’exécution du jugement objet de la demande.

65.1(1) The Court, the court appealed from or a judge of either of those courts may, on the request of the party who has served and filed a notice of application for leave to appeal, order that proceedings be stayed with respect to the judgment from which leave to appeal is being sought, on the terms deemed appropriate.

[13]           Dans la mesure où la requête porte sur l’allégation selon laquelle une question d’intérêt public se pose et des valeurs fondamentales canadiennes sont en jeu en l’espèce, il serait délicat que notre Cour, plutôt que la Cour suprême du Canada, décide si un sursis devrait être accordé, surtout si l’on tient compte du fait que l’appelant a déjà déposé un avis de demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada.

[14]           Cela dit, il est de droit constant que le critère permettant de décider s’il faut accueillir une requête en sursis est énoncé dans l’arrêt RJR — Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 (RJR‑Macdonald) : premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu’une question sérieuse a été soulevée. Deuxièmement, il faut déterminer si l’appelant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond (Ibidem, à la page 334).

[15]           Il est également établi en droit que le défaut de satisfaire à l’un ou l’autre des trois éléments du critère est fatal.

[16]           J’ai décidé de ne pas me prononcer sur la question de savoir s’il existe ou non une question sérieuse à trancher. Comme je l’ai déjà dit, à mon humble avis, il vaut mieux laisser à la Cour suprême du Canada le soin de trancher cette question.

[17]           Je souligne, toutefois, que la question soulevée par l’appelant dans sa requête n’a pas été examinée par notre Cour.

[18]           En effet, la question soumise à la Cour par l’appelant n’a rien à voir avec la question dont la Cour a été saisie, alors que l’appelant avait concédé que son appel ne pouvait être accueilli s’il était conclu que la Politique était obligatoire et que des règlements valides devraient être adoptés par le gouverneur en conseil en application de l’alinéa 27h) de la Loi sur la citoyenneté afin d’atteindre l’objectif que vise le ministre au moyen d’énoncés de politique.

[19]           Ma décision définitive découle de ma conclusion selon laquelle l’appelant n’a pas satisfait au deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt RJR‑Macdonald, à savoir si un préjudice irréparable serait causé si la demande de sursis est rejetée.

[20]           Si l’on suppose que l’appelant a raison de dire que la Politique en cause n’est pas obligatoire et que les juges de la citoyenneté peuvent l’appliquer ou non ou, pour reprendre les termes de l’appelant tels qu’ils ont été exprimés par l’avocat à l’audience de l’appel, que la Politique équivaut simplement à un vif encouragement, comment peut‑on invoquer le préjudice irréparable?

[21]           En outre, une déclaration selon laquelle la Politique est illégale ne laisse aucun vide juridique; elle permet simplement le retour aux lois et aux règlements sous‑jacents ainsi qu’aux politiques légales qui étaient en vigueur. Devant notre Cour, l’avocat de l’appelant est allé jusqu’à déclarer la Politique inopérante, et ce, avant même que la Cour se prononce. Il est tout simplement contradictoire d’affirmer, d’une part, qu’une politique n’a aucune force obligatoire à l’égard des décideurs, et d’affirmer, d’autre part, qu’une déclaration selon laquelle la politique est illégale causerait un préjudice irréparable.

[22]           Comme l’intimée le fait observer à juste titre, Citoyenneté et Immigration Canada disposait, avant l’adoption de la Politique, de lignes directrices et de procédures valides afin de veiller à ce que les candidats à la citoyenneté puissent prêter serment (représentations écrites de l’intimée, au paragraphe 8). La conclusion selon laquelle la Politique est illégale ne change rien en ce qui concerne ces lignes directrices et ces procédures. Il n’y a pas de vide législatif ou réglementaire.

[23]           Je conclus que l’appelant n’a pas démontré que le rejet de sa demande de sursis causerait un préjudice irréparable à l’intérêt public, ce qui suffit pour trancher la requête en sursis présentée par l’appelant.

[24]           En conséquence, la requête en sursis est rejetée avec dépens en faveur de l’intimée.

« Johanne Trudel »

j.c.a.

TRADUCTION


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

A-124-15

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. ZUNERA ISHAQ ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ONTARIO

 

 

REQUÊTE ÉCRITE DÉCIDÉE SANS COMPARUTION DES PARTIES

mOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TRUDEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 octobre 2015

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Peter Southey

Negar Hashemi

Julie Waldman

 

POUR L’APpelant

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

Lorne Waldman

 

POUR L’INTIMÉE

ZUNERA ISHAQ

 

Marlys A. Edwardh

 

POUR L’INTIMÉE

ZUNERA ISHAQ

 

Courtney Harris

Rochelle S. Fox

 

POUR L’IntervenANT

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ONTARIO

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’Appelant

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

Waldman and Associates

Toronto (Ontario)

 

pour l’intimée

ZUNERA ISHAQ

 

Sack Goldblatt Mitchell, srl

Toronto (Ontario)

 

pour l’intimée

ZUNERA ISHAQ

 

Le procureur général de l’Ontario

Direction du droit constitutionnel

Toronto (Ontario)

 

POUR L’IntervenANT

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ONTARIO

 

 

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