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Date : 20151217


Dossier : A-369-14

Référence : 2015 CAF 289

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

NETFLIX, INC.

demanderesse

et

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE, APPLE CANADA, APPLE INC., BCE INC., ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS, CINEPLEX ENTERTAINMENT LP, FACEBOOK INC., ROGERS COMMUNICATIONS PARTNERSHIP, SHAW COMMUNICATIONS INC., VIDEOTRON G.P. et YAHOO! CANADA CO.

défenderesses

Audience tenue à Montréal (Québec), le 5 octobre 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 décembre 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY


Date : 20151217


Dossier : A-369-14

Référence : 2015 CAF 289

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

NETFLIX, INC.

demanderesse

et

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE, APPLE CANADA, APPLE INC., BCE INC., ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS, CINEPLEX ENTERTAINMENT LP, FACEBOOK INC., ROGERS COMMUNICATIONS PARTNERSHIP, SHAW COMMUNICATIONS INC., VIDEOTRON G.P. et YAHOO! CANADA CO.

défenderesses

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I.                   Introduction

[1]               Notre Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse, Netflix, Inc. (Netflix), visant une décision de la Commission du droit d’auteur (la Commission) datée du 18 juillet 2014 homologuant le tarif des redevances pour les diffusions Web audiovisuelles (le tarif 22.D.1, parfois appelé le tarif) concernant la période allant de 2007 à 2013 inclusivement. Plus particulièrement, Netflix conteste l’alinéa 3b) du tarif qui établit une redevance minimale mensuelle dans le cas d’abonnements d’essai gratuits.

[2]               À mon avis, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

II.                Les faits

[3]               Netflix offre un service de transmission en ligne qui propose des films et des émissions de télévision. Ses abonnés paient un montant mensuel qui leur donne un accès illimité à l’ensemble des émissions et des films de Netflix. Toutefois, les abonnés ne peuvent pas conserver de copie du matériel sur leurs propres appareils. Comme outil de marketing pour attirer des abonnés potentiels, Netflix offre un essai gratuit d’un mois non renouvelable. Selon Netflix, pratiquement tous ses clients s’abonnent à son service à la fin de la période d’essai gratuit.

[4]               La Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (la SOCAN) est une société de gestion des droits d’auteur au sens de l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, c. C-42; en cette qualité, elle a le droit de percevoir les redevances prévues aux tarifs homologués par la Commission. La SOCAN est la seule entité parmi les défenderesses nommées dont les intérêts sont directement opposés à ceux de Netflix. Les autres défenderesses offrent divers genres de diffusions par Internet d’œuvres audiovisuelles. Hormis l’Association canadienne des radiodiffuseurs et Facebook Inc., ces défenderesses (les opposantes) ont participé au processus d’opposition de la Commission, que je discuterai ci-dessous, et ont été parties à une entente de règlement avec la SOCAN qui a abouti à l’homologation du tarif par la Commission.

[5]               De 2007 à 2013, la SOCAN a déposé des déclarations annuelles des redevances qu’elle envisageait de percevoir à l’égard des œuvres audiovisuelles diffusées en ligne, et ces projets de tarifs ont été publiés chaque année dans la Gazette du Canada. Ces déclarations faisaient état de redevances calculées sous forme de pourcentage des revenus ou des dépenses et ne contenaient pas de dispositions particulières sur les services par abonnement ou sur les essais gratuits de ceux-ci. Netflix ne s’est jamais opposée aux projets de tarifs de la SOCAN.

[6]               En avril 2011, la Commission a annoncé qu’elle envisagerait d’homologuer notamment le tarif 22-D (devenu plus tard le numéro 22.D.1) pour la période allant de 2007 à 2011. Ce processus a été engagé par la publication d’une directive sur la procédure le 8 juin 2011 (la directive), laquelle établissait la procédure que la Commission avait l’intention de suivre pour examiner les projets de tarifs et les oppositions formulées à leur égard. En temps opportun, la Commission a fixé une audience qui devait commencer le 19 juin 2012. Toutefois, pour les raisons que je vais expliquer ci-dessous, l’audience n’a pas commencé au moment fixé; en fait, elle n’a jamais eu lieu.

[7]               Le 5 mars 2012, la SOCAN a déposé son énoncé de cause à la Commission, lequel contenait ses observations et les éléments de preuve qu’elle entendait produire. Toutefois, avant que les défenderesses déposent leur énoncé de cause respectif en réponse à l’énoncé de cause de la SOCAN, la Commission a suspendu le déroulement de l’audience pour permettre la tenue de négociations entre les parties en vue d’un règlement.

[8]               Je dois signaler à ce stade que Netflix n’était pas partie à l’instance introduite par la SOCAN à la suite de la publication de la directive de la Commission.

[9]               Le 28 juin 2012, la SOCAN et les opposantes ont conclu une entente qui prolongeait l’application du tarif 22.D.1 de manière à inclure les années 2012 et 2013. Mais, fait encore plus important, les dispositions sur les redevances prévues par l’entente étaient passablement différentes de celles que contenaient les versions précédemment publiées du projet de tarif 22.D.1.

[10]           Plus particulièrement, les versions antérieures du tarif n’opéraient nulle distinction entre les modèles d’entreprise, elles ne différenciaient pas les services par abonnement des autres services et, en dernier lieu, elles ne proposaient pas de redevances sur les essais gratuits. Toutefois, le projet de tarif, comme il était formulé dans l’entente, proposait d’opérer une distinction entre les services qui facturent aux consommateurs des frais par programme, ceux qui offrent des abonnements et ceux qui encaissent des revenus publicitaires.

[11]           En particulier, les redevances relatives aux services par abonnement devaient être calculées non seulement sous forme de pourcentage du montant total payé par les abonnés, mais elles comprenaient aussi, dans le cas des essais gratuits, un minimum mensuel de 6,8 ¢ pour les années 2007 à 2010 et de 7,5 ¢ pour les années 2011 à 2013 par abonné à l’essai gratuit.

[12]           Il est important de faire remarquer que les opposantes signataires de l’entente, soit facturaient des frais par programme, soit touchaient des revenus publicitaires, soit les deux. Aucune des opposantes n’offrait d’abonnement; par conséquent, aucune opposante n’était touchée par le nouveau calcul distinct des redevances pour les abonnements ni par les redevances supplémentaires pour les essais gratuits.

[13]           Le 28 novembre 2012, conformément à la clause 4 de l’entente, la SOCAN a déposé une demande conjointe au nom des signataires de l’entente en vue d’obtenir l’homologation d’un nouveau projet de tarif (qui est appelé « le tarif de l’entente » dans l’entente). Si l’homologation était accordée, le tarif s’appliquerait à tous les utilisateurs du répertoire de la SOCAN qui exploitaient des services audiovisuels sur Internet au Canada, dont Netflix, qu’ils aient été signataires de l’entente ou non.

[14]           Le 5 décembre 2012, la Commission a invité la SOCAN et les opposantes à lui présenter des observations écrites concernant le tarif de l’entente au plus tard le vendredi 11 janvier 2013, et elle a indiqué que les parties pourraient répondre aux observations écrites des autres participants au plus tard le vendredi 25 janvier 2013. Étant donné que Netflix n’était pas partie à l’instance, la Commission ne l’a pas invitée à participer à cette démarche.

[15]           Le 11 janvier 2013, la SOCAN a déposé ses observations à la Commission. La Commission n’a reçu d’observations d’aucune autre partie à l’entente.

[16]           Le 11 janvier 2013, Netflix a également déposé des observations écrites à la Commission au sujet du tarif de l’entente. Pour produire ses observations, Netflix a invoqué le paragraphe 2 de la directive de la Commission qui permettait à tout le monde de se prononcer par écrit sur tout aspect des procédures découlant de sa directive. Les observations déposées par Netflix se limitaient aux redevances supplémentaires pour les essais gratuits, au sujet desquelles elle a affirmé que les essais gratuits constituaient une utilisation équitable et que les redevances supplémentaires n’étaient pas conformes à la jurisprudence récente de la Cour suprême en matière de neutralité technologique, laquelle interdit la superposition des redevances.

[17]           Le 1er février 2013, la Commission a rendu une ordonnance en vertu de laquelle les observations déposées par Netflix le 11 janvier 2013 ne feraient pas partie du dossier de l’instance. La Commission a ainsi conclu pour deux raisons. En premier lieu, étant donné que les observations de Netflix n’étaient pas fondées sur le dossier dans l’état dans lequel il se trouvait, il aurait fallu une preuve additionnelle pour examiner les points soulevés par Netflix dans ses observations. Deuxièmement, les questions soulevées par Netflix n’avaient été discutées par aucune des parties aux procédures. Lorsqu’elle a pris cette décision, la Commission a fait remarquer que même si Netflix était au courant de l’instance [traduction] « depuis un certain temps », elle avait choisi de ne pas y participer.

[18]           Cependant, la Commission a décidé qu’en raison de l’existence de circonstances exceptionnelles, elle allait permettre à Netflix de prendre part à un nouveau processus. À son avis, vu que Netflix était un acteur dominant dans son marché, il était préférable de lui permettre de participer, indépendamment des perturbations qui en résulteraient.

[19]           La Commission a donc ordonné un nouveau processus à suivre pour le dépôt des observations concernant l’entente et le tarif de l’entente. Ce nouveau processus, que la Commission a reformulé dans des ordonnances datées du 8 mars 2013 et du 26 mars 2013, incluait maintenant Netflix. Cependant, la Commission a établi clairement les règles du jeu : les parties devaient discuter les questions qui avaient déjà été soulevées, c’est-à-dire en fait par la SOCAN et par les opposantes, et que la production de nouveaux éléments de preuve devait être évitée, à moins qu’il ne s’agît de faits qui ne prêtaient pas à controverse et qui [traduction] « jettent un éclairage important sur le plan d’action » (ordonnance du 1er février 2013 de la Commission, page 2).

[20]           Le 16 avril 2013, Netflix a produit des observations par lesquelles elle s’opposait à l’imposition de redevances supplémentaires sur les essais gratuits, soutenant que les essais gratuits constituaient une utilisation équitable au sens de la Loi sur le droit d’auteur et que les redevances supplémentaires sur les essais gratuits portaient atteinte aux principes énoncés par la Cour suprême du Canada.

[21]           Le 21 mai 2013, la SOCAN a répondu aux observations de Netflix en faisant valoir qu’il n’y avait aucun élément de preuve au dossier à l’appui de celles-ci. Aucune opposante n’a déposé d’observations.

[22]           Le 10 juin 2013, Netflix a demandé l’autorisation, en vertu du paragraphe B de l’ordonnance de la Commission datée du 26 mars 2013, de produire des renseignements limités et ciblés concernant la question des essais gratuits et de déposer une réponse aux observations de la SOCAN.

[23]           Le 11 juin 2013, la Commission a autorisé la SOCAN à répliquer à la demande d’autorisation de Netflix et a permis ensuite à Netflix de répondre à la réplique de la SOCAN.

[24]           Le 13 juin 2013, la SOCAN a répondu aux observations de Netflix. Plus particulièrement, elle s’est dite d’avis que Netflix ne devrait pas pouvoir présenter des observations à l’égard de l’entente et du tarif de l’entente, étant donné qu’elle avait intentionnellement décidé de ne pas participer aux procédures résultant de la directive. La thèse de la SOCAN a été formulé en partie comme suit :

[traduction] La SOCAN continue de s’opposer à ce que Netflix puisse faire des observations au sujet de l’entente de règlement, alors que Netflix a intentionnellement décidé de ne pas prendre part à la procédure de la Commission, qu’elle n’a pas eu à répondre à des demandes de renseignements et qu’elle tente maintenant de convaincre la Commission qu’elle a droit à un traitement préférentiel différent de celui qui a été négocié entre la SOCAN et les opposantes qui ont participé.

La démarche de Netflix menace de ridiculiser la procédure de la Commission et elle encouragera d’autres titulaires de licence potentiels à rester en attente, à refuser de participer au processus d’échange de renseignements et à ensuite tenter de se parachuter dans l’instance lorsque cela fait leur affaire. Elle dissuadera aussi les parties de négocier des ententes si d’autres utilisateurs dans le cadre du même projet de tarif peuvent se manifester après coup pour tenter d’obtenir un taux ou une structure spécial de tarif pour eux-mêmes en se fondant sur des preuves qui n’ont pas été discutées dans le cadre du processus d’échange de renseignements.

[25]           Subsidiairement, la SOCAN a soutenu valoir que si la Commission était disposée à faire droit à la demande du 10 juin 2013 de Netflix, elle devait ordonner à Netflix de répondre à 19 questions qui, à son avis, se rapportaient aux points dont la Commission était saisie. Le 17 juin 2013, Netflix a répondu à la SOCAN pour lui signaler qu’elle était prête à répondre à la plupart des questions posées par la SOCAN.

[26]           Le 2 juillet 2013, la Commission a rejeté la demande de Netflix d’être autorisée à produire des nouvelles preuves et elle a également rejeté sa proposition de répondre aux questions posées par la SOCAN. Les motifs de la Commission sont brefs et se présentent comme suit :

[traduction] La demande de produire des nouvelles preuves est rejetée pour deux motifs. Premièrement, le projet de taux pour les essais gratuits, un prix en cents par abonné, est de telle nature qu’un tarif peut être homologué sans décider si les essais gratuits constituent une utilisation équitable. Un essai gratuit qui n’exige pas de licence de la part de la SOCAN ne donne pas droit à des redevances. Il revient à la juridiction de droit commun de décider si un essai en particulier exige une licence de la SOCAN. Deuxièmement, même si Netflix pouvait prouver que ses essais gratuits constituent actuellement une utilisation équitable pour une fin permissible, elle n’a pas pu prouver que tous les essais gratuits constitueront toujours une utilisation équitable pendant la durée du tarif. La Commission serait quand même tenue d’homologuer un tarif pour les essais gratuits.

La demande d’autorisation de répondre est sans objet, dans la mesure où elle concerne l’utilisation équitable. Pour ce qui est du reste, la demande est accueillie. Netflix devra déposer sa réponse au plus atrd (sic) le mardi 9 juillet 2013.

[27]           Dans la mesure permise par la Commission, Netflix a déposé sa réponse le 10 juillet 2013.

III.             La décision de la Commission

[28]           Le 18 juillet 2014, la Commission a rendu sa décision. Essentiellement, le tarif de l’entente proposé par les parties à l’entente a été homologué par la Commission. Une fois homologué, le tarif de l’entente contenait les dispositions sur les redevances supplémentaires pour les essais gratuits que Netflix avait contestées.

[29]           En résumé, les motifs de la Commission étaient les suivants. Premièrement, la Commission a signalé qu’elle avait établi, dans sa décision sur le Tarif 5 de Ré:Sonne – Utilisation de musique pour accompagner des événements en direct, 2008-2012 (le 25 mai 2012) (Commission du droit d’auteur), au paragraphe 10 [Ré:Sonne 5], le cadre permettant de déterminer si elle doit homologuer un tarif basé sur une entente, puis elle a déclaré que dans l’affaire dont elle était saisie, aucun des motifs énoncés dans la décision Ré:Sonne 5 ne justifiait la non-homologation du tarif en question.

[30]           La Commission s’est ensuite penchée sur les arguments de Netflix selon lesquels l’imposition de redevances sur les essais gratuits violait le principe de neutralité technologique consacré par la Cour suprême à l’occasion de l’affaire Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 34, [2012] 2 RCS 231. La Commission était d’avis qu’« aucune question ne se pose à l’égard de la neutralité technologique », parce qu’il « n’existe aucune technologie de rechange équivalente à un essai gratuit de Netflix » (paragraphe 58 de la décision de la Commission).

[31]           La Commission a ensuite rejeté le moyen de Netflix selon lequel ses essais gratuits constituaient une « utilisation équitable », à l’instar des écoutes préalables gratuites d’iTunes. La Commission a étudié ce moyen comme suit aux paragraphes 60, 61 et 62 de sa décision :

60.       Premièrement, l’analogie entre les écoutes préalables gratuites et les essais gratuits est faible. Dans le cas d’une écoute préalable gratuite, le consommateur peut écouter une partie d’une œuvre musicale dont la qualité sonore est inférieure. Dans le cas d’un essai gratuit, le consommateur peut écouter des œuvres musicales dans leur intégralité pour autant qu’elles soient intégrées dans les œuvres audiovisuelles regardées.

61.       Deuxièmement, il n’est pas clair que Netflix est le seul qui offre des essais gratuits. Quand la Commission a examiné les écoutes préalables offertes par iTunes, il était possible de croire qu’iTunes était le fournisseur dominant de téléchargements permanents. Ainsi, en examinant les pratiques d’iTunes, la Commission examinait essentiellement les pratiques de l’industrie des téléchargements permanents. Il n’est toutefois pas clair que Netflix domine le marché des vidéos. Sans cette dominance, l’analyse de la politique de Netflix sur les essais gratuits serait nécessairement incomplète à l’égard de l’ensemble de l’industrie des vidéos (sic).

62.       Troisièmement, et tout aussi important, aucun fondement probatoire ne nous permet de rendre cette décision. Nous pourrions reporter cette décision pendant quelques mois encore et, au cours de cette période, recueillir des éléments de preuve des parties sur la question, mais le fait que Netflix ait refusé de participer au processus pendant de nombreux mois est un motif suffisant pour refuser de le faire. Si Netflix veut maintenant faire valoir qu’elle ne doit rien pour ses essais gratuits, l’autorité pour entendre ses arguments n’est pas la Commission.

[Non souligné dans l’original.]

[32]           La Commission a ensuite décidé que la SOCAN n’était pas tenue de justifier l’existence d’une redevance minimale car, à son avis, cette justification était évidente. Pour reprendre les mots de la Commission, « s’il n’y avait pas de redevance minimale, les titulaires de droits ne seraient aucunement rémunérés pour les essais gratuits, peu importe leur durée » (paragraphe 64 de la décision de la Commission).

[33]           En dernier lieu, la Commission a conclu, au paragraphe 65 de ses motifs, que même s’il était possible, comme le soutenait Netflix, qu’aucune des opposantes signataires n’offrait d’essais gratuits, ce facteur n’était pas déterminant. Ni la SOCAN ni Netflix n’ont produit quelque élément de preuve que ce soit sur la question de l’équité de la redevance minimale. Donc, en l’absence de telles preuves, elle « ne [pouvait] que présumer que la redevance minimale qui provient des négociations entre des parties expérimentées faisait l’objet d’une entente au même titre que n’importe quel autre élément de cette entente ».

IV.             Questions en litige

[34]           Même si la demande de contrôle judiciaire soulève de nombreuses questions, il suffit que je discute la question de savoir si le processus en vertu duquel la Commission a homologué le tarif a été équitable au plan procédural. À mon avis, il ne l’a pas été.

V.                Analyse

[35]           Pour examiner la question de l’équité procédurale, je n’ai pas besoin de m’étendre sur la question de la norme de contrôle, sauf pour signaler que la norme de la décision correcte est la norme applicable (voir la décision Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique au Canada, 2014 CAF 48, paragraphe 34 (« Conditionnement physique »); Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, paragraphe 43).

[36]           Je devrais signaler qu’il n’y a nulle controverse entre les parties en ce qui concerne cette norme.

[37]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême s’est dite d’avis, au paragraphe 79 de ses motifs, que « [l]’équité procédurale est un fondement du droit administratif canadien moderne ». À titre d’organisme administratif, la Commission a l’obligation d’agir équitablement lorsqu’elle prend des décisions qui ont un effet sur les droits, les privilèges et les intérêts d’une personne. À titre d’exemple, dans l’affaire Conditionnement physique, la Cour a annulé une décision de la Commission, parce qu’une partie « a été privée du droit à un procès équitable en n’ayant pas été avisée à l’avance des éléments de preuve sur lesquels reposeraient la décision de la Commission, et en n’ayant pas eu l’occasion ainsi de présenter d’observations sur la justesse de la méthodologie employée par la Commission » (paragraphe 75).

[38]           Les décideurs administratifs jouissent d’une grande latitude pour établir leur propre procédure, y compris les aspects qui relèvent de la portée de l’équité procédurale, notamment les demandes d’ajournement, l’ampleur de la communication par les parties, l’ampleur du contre-interrogatoire qui est permis et la possibilité d’autoriser la représentation par avocat. « Le contexte et les circonstances dictent l’étendue du pouvoir discrétionnaire du décideur à l’égard de ces questions de procédure et permettront de savoir s’il y a eu manquement à l’obligation d’équité » (Conditionnement physique, paragraphe 37).

[39]           Comme le prévoit l’article 67.1 de la Loi sur le droit d’auteur, les sociétés de gestion des droits d’auteur, comme la SOCAN, sont tenues de déposer, au plus tard le 31 mars chaque année, des projets de redevances à la Commission, lesquels sont ensuite publiés dans la Gazette du Canada. Les utilisateurs potentiels ont ensuite 60 jours pour s’y opposer. En l’espèce, pour justifier son refus d’autoriser Netflix à produire des nouvelles preuves ou à faire des observations au sujet de la question de l’utilisation équitable, la Commission a invoqué le fait que Netflix n’avait pas participé au processus d’opposition ainsi que les délais qui se produiraient nécessairement s’il était permis à Netflix d’intervenir à une étape tardive des procédures. Il n’y a aucun doute que la décision de la Commission a eu un effet sur le droit de Netflix d’être entendue, lequel englobe le droit de recevoir un avis préalable de la décision de la Commission, de produire des preuves et de formuler des observations (voir Brown et Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuillets mobiles, Toronto, Carswell, 2015, volume 2, chapitre 10, paragraphe 10-1.

[40]           La SOCAN affirme que Netflix ne s’est pas abstenue de s’opposer en raison du fait que les propositions initiales qui se trouvaient dans les tarifs publiés [traduction« ne contenaient rien d’inadmissible », mais plutôt parce que Netflix s’est fiée aux opposantes pour contester les projets de redevances, se soustrayant ainsi au processus de l’échange de renseignements. Que ce soit le cas ou non, l’allégation de la SOCAN ne peut pas, dans les circonstances, porter atteinte aux droits procéduraux de Netflix à l’égard des sujets qui ne figuraient pas le premier projet de tarif publié dans la Gazette du Canada.

[41]           Comme la SOCAN, je suis d’avis que le fait de restreindre le droit d’une partie qui ne s’est pas prévalue de son droit en temps utile ne constitue pas en soi un manquement à l’obligation d’équité procédurale. Toutefois, en l’espèce, Netflix s’oppose seulement à l’alinéa 3b) du tarif qui porte sur les redevances pour les abonnements d’essai gratuits, une disposition qui ne se trouvait pas dans la version du tarif qui était à la disposition du public pendant la totalité de la période régulière prévue pour les oppositions.

[42]           La question qui se pose consiste à savoir si Netflix avait le droit d’être entendue au sujet des redevances sur les essais gratuits, indépendamment du fait qu’elle n’avait pas pris part au processus d’opposition initial. À mon avis, la réponse doit être affirmative. Même si Netflix elle-même n’avait pas ce droit, l’industrie touchée par la disposition en cause jouissait de ce droit et devait avoir la possibilité d’être entendue et de présenter ses arguments.

[43]           Étant donné que les tarifs homologués par la Commission sont d’application générale, les intérêts qui doivent être pris en considération sont ceux d’une industrie, par opposition à ceux d’un particulier ou d’une entité. Il s’agit d’un facteur pertinent dont il faut tenir compte quand on recherche s’il y a eu atteinte au devoir d’équité procédurale.

[44]           Un autre facteur dont il faut nécessairement tenir compte est le fait qu’en adoptant l’article 67.1 de la Loi sur le droit d’auteur, le législateur fédéral a établi un mécanisme d’opposition afin de permettre aux parties visées de se faire entendre. Ce droit ne peut pas être perdu ni refusé chaque fois que la Commission homologue un tarif qui contient un sujet qui ne se trouvait pas dans le tarif mis à la disposition du public. Il n’y a pas de doute que l’avis donné publiquement à l’industrie par l’entremise de la Gazette du Canada est crucial en ce qui concerne la décision de s’opposer ou non à un projet de tarif.

[45]           Au paragraphe 10 de sa décision Ré:Sonne 5, la Commission a énoncé les facteurs qui, à son avis, doivent être pris en considération avant que soit homologué un tarif négocié par des opposants et une société de gestion :

[10]      Avant d’homologuer un tarif qui reflète des ententes, il est habituellement préférable d’examiner : a) la mesure dans laquelle les parties aux ententes peuvent s’exprimer au nom de tous les utilisateurs et b) si les prétentions mises de l’avant par d’anciennes parties ou des tiers utilisateurs ont été prises en compte.

[46]           En l’espèce, comme je l’ai signalé auparavant, au paragraphe 43 de sa décision, la Commission a cité sa jurisprudence Ré:Sonne 5 par laquelle elle a établi un cadre permettant de rechercher si elle doit homologuer un projet de tarif basé sur une entente. Comme je l’ai aussi déjà signalé, la Commission a conclu, au paragraphe 48 de sa décision, qu’aucun motif au titre du tarif 5 de Ré:Sonne ne justifie en l’espèce de refuser l’homologation du projet de tarif qui découlait de l’entente conclue entre la SOCAN et les opposantes. En tout respect, je suis d’avis que la Commission a commis une erreur en tirant cette conclusion.

[47]           Premièrement, même si la Commission semble avoir tenu compte des facteurs qui sont recensés dans la décision Ré:Sonne 5, elle a omis, à mon avis, de prendre en considération le facteur a), c’est-à-dire la mesure dans laquelle les parties aux ententes peuvent s’exprimer au nom de tous les utilisateurs qui, en l’espèce, comprennent nécessairement Netflix. Ailleurs dans sa décision, la Commission a reconnu que les opposantes, c’est-à-dire les parties qui avaient signé l’entente avec la SOCAN, n’offraient pas d’essais gratuits. À mon avis, ce facteur n’était pas déterminant, parce que le projet de tarif que les parties à l’entente demandaient d’homologuer, « prov[enait] des négociations entre des parties expérimentées », pour reprendre l’expression employée par la Commission. Il va sans dire que l’expérience n’est pas un critère qui peut se substituer à la représentation des intérêts touchés.

[48]           Deuxièmement, en ce qui concerne le facteur b) de la décision Ré:Sonne 5, la Commission a refusé de se pencher au fond sur les moyens pertinents invoqués par Netflix, la seule non-partie à l’entente qui a fait des observations concernant les redevances sur les essais gratuits de services d’abonnement.

[49]           Troisièmement, je rejette l’affirmation générale qu’a formulée la Commission dans Ré:Sonne 5 selon laquelle « l’utilisateur éventuel qui ne s’oppose pas dans les délais prévus n’a plus voix au chapitre » (paragraphe 10). Dans des circonstances normales, cette observation de la Commission ne serait pas problématique, en ce sens que le processus d’opposition doit avoir une fin et que les parties doivent donc faire preuve de diligence pour défendre leurs intérêts. Toutefois, quand une entente de règlement porte sur une question qui ne figurait pas dans le projet de redevances publié, comme c’est le cas en l’espèce, et quand aucune des parties à la table de négociation n’est lésée par le changement, comme c’est aussi le cas en l’espèce, il me semble que l’équité procédurale exige qu’on donne à un membre représentatif du segment lésé de l’industrie la possibilité, s’il le désire, de formuler ses observations et son point de vue pour que la Commission en dispose.

[50]           Quatrièmement, aux paragraphes 62 et 65 de ses motifs, la Commission fait observer qu’elle n’est pas saisie d’éléments de preuve pertinents qui lui permettraient de statuer sur certaines questions comme on lui a demandé de le faire. Je conviens que la Commission ne disposait pas de ces éléments de preuve, mais je dois faire remarquer que la Commission n’était pas saisie de ces preuves pour la simple raison qu’elle avait refusé de les admettre.

[51]           Par conséquent, je suis d’avis que la Commission a commis une erreur en homologuant des dispositions du tarif qui ne touchaient aucune des parties à la négociation. Dans les circonstances, l’équité procédurale exigeait que la Commission accorde à Netflix, si elle concluait que celle-ci était un membre représentatif de l’industrie touchée (il ne semble y avoir aucun doute que Netflix est un membre représentatif de l’industrie visée), la possibilité d’exposer entièrement ses thèses, y compris la possibilité de produire des preuves nouvelles et d’invoquer de nouveaux moyens sur les questions qui n’étaient pas incluses dans le projet de tarif publié dans la Gazette du Canada. Le refus par la Commission de permettre à Netflix de faire valoir son argumentaire constitue, à mon avis respectueux, une atteinte au droit procédural qu’avait Netflix d’être entendue.

[52]           Avant de conclure, je dirai simplement qu’en fin de compte, les règles de procédure existent pour servir les intérêts de la justice. À mon avis, la justice en l’espèce exigeait qu’on donne à Netflix la possibilité de défendre sa cause en ce qui concerne les questions de l’utilisation équitable et de la neutralité technologique.

VI.             Conclusion

[53]           J’accueillerais donc la demande de contrôle judiciaire avec dépens, j’annulerais la décision de la Commission dans la mesure où elle porte sur les redevances relatives aux essais gratuits et je renverrais l’affaire à une autre formation différemment de la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision conforme aux présents motifs.

« M. Nadon »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs

Richard Boivin, j.c.a »

« Je souscris à ces motifs

Yves de Montigny, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

NOMS DES PROCUREURS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

A-369-14

(DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE D’UNE DÉCISION DE LA COMMISSION DU DROIT D’AUTEUR DATÉE DU 18 JUILLET 2014 HOMOLOGUANT LE TARIF 22.D.1 DE LA SOCAN)

INTITULÉ :

NETFLIX, INC. c. SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE, APPLE CANADA, APPLE INC., BCE INC., ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS, CINEPLEX ENTERTAINMENT LP, FACEBOOK INC., ROGERS COMMUNICATIONS PARTNERSHIP, SHAW COMMUNICATIONS INC., VIDEOTRON G.P. et YAHOO! CANADA CO.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MontrÉal (quÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE:

LE 5 octobRE 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LES JUGES BOIVIN ET DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 DÉCEMBRE 2015

COMPARUTIONS :

Me David W. Kent

Me Jonathan O’Hara

 

pour la demanderesse

 

Me D. Lynne Watt

Me Matthew Estabrooks

pour les défenderesses

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McMillan, s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR la demanderesse

 

Gowling Lafleur Henderson, s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR les défenderesses

 

 

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