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Date : 20160111


Dossier : A-473-14

Référence : 2016 CAF 4

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

JAMES T. GRENON

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Calgary (Alberta), le 5 novembre 2015.

Jugement rendu à (Ottawa) Ontario, le 11 janvier 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20160111


Dossier : A-473-14

Référence : 2016 CAF 4

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

JAMES T. GRENON

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE

I.                   Contexte

[1]               L’appelant a supporté des frais de justice et des dépens dans le cadre d’instances contentieuses visant à déterminer le montant de la pension alimentaire pour enfants qu’il devait verser à son ex‑épouse. Il a ensuite tenté de déduire ces dépenses de son revenu de 1999 et de 2000. Le ministre a refusé la déduction et a établi des cotisations en conséquence, dont l’appelant a interjeté appel devant la Cour canadienne de l’impôt.

[2]               Dans une décision (2014 CCI 265) rendue par le juge Graham, la Cour de l’impôt a débouté l’appelant. Ce dernier fait appel de cette décision et, pour les motifs qui suivent, je rejetterais son appel.

[3]               Trois dispositions législatives sont en cause en l’espèce. L’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu (L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.)) (LIR) permet à un contribuable de déduire des dépenses « dans la mesure où elles ont été engagées ou effectuées par le contribuable en vue de tirer un revenu de l’entreprise ou du bien ». Aux termes de la définition qui figure au paragraphe 248(1), les « biens » comprennent notamment « les droits de quelque nature qu’ils soient, les actions ou parts ». Enfin, l’article 60 prévoit certaines dépenses qui, outre celles qui relèvent de l’application de l’alinéa 18(1)a), sont également des déductions autorisées.

[4]               Selon l’interprétation retenue par les tribunaux, l’effet combiné des paragraphes 18(1) et 248(1) de la LIR permet une déduction pour les frais de justice et les dépens supportés par un contribuable en vue d’obtenir ou de faire exécuter ou modifier une pension alimentaire pour enfants, mais il ne permet pas de déduire les dépenses engagées par le contribuable qui verse la pension alimentaire pour enfants.

II.                La décision de la Cour de l’impôt

[5]               L’appelant a fait valoir deux arguments devant la Cour de l’impôt.

[6]               Le premier reposait sur ce que l’appelant prétendait être la bonne interprétation de l’alinéa 18(1)a) de la LIR. Le second était fondé sur la Charte canadienne des droits et libertés (Lois constitutionnelles, 1867 à 1982, partie I) (la Charte) : un régime fiscal qui permet à la personne qui reçoit la pension alimentaire pour enfants, mais pas à celle qui la paie, de déduire ses frais de justice viole le paragraphe 15(1) de la Charte, car il opère une discrimination fondée sur le sexe et la situation de famille.

[7]               Le juge a rejeté l’argument portant sur l’interprétation de la loi. Il a conclu que l’arrêt Nadeau c. M.R.N., 2003 CAF 400, rendu par notre Cour, avait réglé cette question. Dans cet arrêt, le juge Noël (maintenant juge en chef), s’exprimant au nom de la Cour, a conclu au paragraphe 14 qu’« [u]ne jurisprudence constante reconnaît depuis plus de 40 ans que le droit à une pension alimentaire lorsqu’établi par un tribunal est un " bien ” au sens du paragraphe 248(1) de la Loi et que le revenu issu d’une telle pension constitue entre les mains de la personne qui la reçoit un revenu de bien ». Le juge Graham a également rejeté l’argument selon lequel l’arrêt Nadeau avait comme corollaire nécessaire que les frais de justice supportés par l’appelant avaient aussi été engagés pour « tirer un revenu [. . .] du bien » et devaient être déductibles, car ils réduisaient l’étendue de son obligation de payer une pension et avaient préservé ou maintenu son revenu.

[8]               De plus, après avoir passé en revue l’historique législatif du traitement fiscal des paiements de pension alimentaire pour enfants, le juge a conclu que le législateur n’avait pas l’intention de changer l’interprétation de longue date de l’alinéa 18(1)a) afin d’inclure les paiements de pension alimentaire pour enfants parmi les biens. Depuis plus de 40 ans, les payeurs ne peuvent déduire leurs frais de justice, et le législateur n’y a rien fait. Comme l’avait fait précédemment notre Cour dans l’arrêt Nadeau, le juge a fait observer que les modifications apportées à la LIR en 1996 — pour que les paiements de pension alimentaire pour enfants ne soient plus inclus dans le revenu — ont été rédigées de manière à continuer de permettre la déduction des frais de justice au titre de l’alinéa 18(1)a).

[9]               Le juge a également rejeté l’argument de l’appelant fondé sur la Charte au motif qu’il ne respectait pas les critères expliqués dans le plus récent des arrêts sur le sujet, Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, permettant d’établir qu’il y a eu violation de l’article 15. Dans cet arrêt, la Cour suprême du Canada a exigé qu’il soit effectué une analyse en deux temps. Premièrement, la cour doit décider si la loi crée une distinction fondée sur l’un des motifs énumérés à l’article 15 ou sur un motif qui y est analogue. Deuxièmement, elle doit déterminer si la distinction crée un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application d’un stéréotype.

[10]           Le juge a conclu que le premier volet du critère de l’arrêt Withler n’avait pas été respecté, étant donné que l’alinéa 18(1)a) et le paragraphe 248(1) ne créaient pas a priori de distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue. Reprenant le raisonnement énoncé dans l’arrêt Nadeau, il a fait observer que la différence de traitement entre celui qui paye la pension alimentaire pour enfants et celui qui la reçoit reposait sur le fait que les paiements de pension alimentaire pour enfants constituaient un droit existant et qu’à ce titre constituaient un « bien » entre les mains de celui qui les reçoit. Par conséquent, les dépenses faites pour conserver ou modifier ce droit étaient déductibles.

[11]           Il a ajouté que même si les dépenses faites pour établir un droit ou un intérêt dans un bien doivent, en vertu des principes fiscaux établis, être considérées comme des frais engagés à titre de capital, elles ont néanmoins été aussi considérées comme des frais engagés à titre du revenu. Même si elle n’est ni un élément essentiel du raisonnement du juge ni déterminante pour l’issue du présent appel, la caractérisation (au paragraphe 15) des dépenses engagées pour « établir » une pension alimentaire pour enfants soulève une question.

[12]           L’arrêt Nadeau indique clairement que c’est le droit existant à une pension qui justifie le traitement fiscal des dépenses à titre du revenu. Partant, les dépenses ne sont pas faites pour établir le droit; celui-ci existe déjà par le jeu de la common law et du droit civil et de leur codification provinciale.

[13]           Le juge a conclu que le traitement différent réservé à ceux qui payent une pension alimentaire pour enfants et à ceux qui la reçoivent « repose uniquement sur le fait que les bénéficiaires ont une source de revenus provenant d’un bien qui prend la forme d’un droit à la pension alimentaire, alors que les payeurs n’en ont pas » et que la déductibilité des frais ne dépend aucunement du sexe de celui qui paie et de celui qui reçoit.

[14]           Le juge s’est ensuite penché sur la question de savoir si la distinction était fondée sur un motif analogue. Appliquant le critère établi dans l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, au paragraphe 13, il a conclu que le fait de posséder ou non une source de revenus tirés d’un bien ne constituait pas un motif analogue, étant donné qu’il n’était pas attribuable à une caractéristique personnelle qui était soit immuable soit modifiable uniquement à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle. L’argument fondé sur l’article 15 ayant échoué, le juge n’a par conséquent pas jugé nécessaire d’examiner le deuxième volet du critère de l’arrêt Withler.

[15]           Le juge s’est montré sensible à l’argument de l’appelant et a fait remarquer l’absence de « fondement logique » à cette situation. Il a ajouté qu’« on a eu tendance, depuis de nombreuses années, d’ajouter à l’article 60 de la Loi une disposition autorisant les bénéficiaires d’une pension alimentaire au profit de leur enfant à déduire leurs frais de justice, indépendamment du fait que ceux-ci soient ou non supportés pour tirer un revenu d’un bien ». Il considérait toutefois qu’il était lié par l’arrêt Nadeau et a donc confirmé la cotisation.

[16]           Compte tenu de la probabilité qu’un appel soit interjeté, le juge a passé en revue la preuve présentée par deux experts qui ont témoigné au procès pour le compte de l’appelant. Ayant rejeté une bonne partie de la preuve des experts pour des raisons de pertinence et d’admissibilité, le juge a toutefois admis la preuve selon laquelle 92,8 p. 100 des payeurs sont des hommes. Il a conclu que la quasi‑totalité des payeurs de pensions alimentaires pour enfants est des hommes.

III.             Rejet de la demande de réouverture de la preuve

[17]           Il convient à ce stade-ci de faire une parenthèse sur une question de preuve. Je le fais en raison de l’importance que revêt la question dans toutes les affaires dans lesquelles on cherche à obtenir un jugement déclaratoire fondé sur l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[18]           Au procès, le ministre n’a pas produit de preuve fondée sur le paragraphe 15(2) ni l’article premier de la Charte pour justifier une atteinte. Il n’a pas non plus opposé de preuve à celle de l’appelant voulant que la quasi‑totalité des payeurs soit des hommes.

[19]           Après la clôture de la preuve et à la conclusion des observations orales, l’avocate du ministre a demandé de rouvrir sa preuve pour produire des éléments de preuve supplémentaires concernant les questions relatives au paragraphe 15(2) et à l’article premier. Le juge a rejeté sa demande. Cette décision était manifestement correcte.

[20]           Dans ses observations visant à obtenir l’autorisation de rouvrir sa preuve, l’avocate de l’intimée a admis que la Couronne savait que l’article 15 était en cause et qu’il aurait fallu produire une preuve au sujet de la politique justifiant la distinction dans le traitement fiscal de ceux qui versent la pension alimentaire et de ceux qui la reçoivent. L’avocate a indiqué que la Couronne avait décidé de ne pas faire comparaître de témoins à ce sujet. Selon elle, cette décision n’était pas judicieuse, et je lui donnerais raison. La Couronne est directement responsable de l’insuffisance du dossier.

[21]           En rejetant la requête en autorisation de réouverture, le juge a fait remarquer que l’instance perdurait, l’affaire ayant été portée devant la Cour d’appel fédérale à deux reprises concernant des questions interlocutoires, et l’une de ces dernières ayant été l’objet d’une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada. De l’avis du juge, le ministre s’attend à obtenir gain de cause en invoquant seulement l’arrêt Nadeau et « ne semble pas s’être inquiét[é] de la possibilité de devoir présenter une preuve répondant au deuxième volet du critère ou de préparer une défense fondée sur l’article premier ». Il a ajouté que l’appelant n’était pas sans savoir que la Cour de l’impôt s’estimerait liée par l’arrêt Nadeau, mais cela ne l’a pas empêché de soumettre la preuve d’expert dont il avait besoin pour constituer un dossier et interjeter appel. Il a conclu, à bon droit selon moi, que « l’intimée aurait dû savoir qu’il lui fallait, à l’étape du procès, jeter les fondements de la preuve qu’elle entendait présenter pour se défendre contre une contestation fondée sur l’article 15 en appel ».

[22]           Compte tenu de l’issue du présent appel, l’absence de preuve a peu de conséquences. Il n’en demeure pas moins que la Cour a été invitée à rendre un jugement déclaratoire sur la constitutionnalité de dispositions clés de la LIR, et ce, sans qu’on lui présente les observations qui s’imposent. Il est bien établi que les questions de constitutionnalité devraient seulement être tranchées après une analyse approfondie du contexte législatif, juridique, social, économique et politique pertinent (Mackay c. Manitoba, [1989] 2 R.C.S. 357).

IV.             Analyse

A.                L’argument de l’interprétation législative – L’alinéa 18(1)a) de la LIR permet‑il de déduire les frais de justice du payeur?

[23]           La LIR ne permet pas expressément la déduction des frais de justice engagés dans le but d’établir les obligations en matière de pension alimentaire pour enfants. Ces dépenses peuvent seulement être déduites s’il est possible de démontrer qu’elles ont été engagées en vue de tirer un revenu d’une entreprise ou d’un bien. Toutefois, comme notre Cour l’a conclu au paragraphe 18 de l’arrêt Nadeau, « [...] les dépenses encourues par le payeur d’une pension alimentaire (soit pour empêcher qu’elle soit établie ou augmentée, ou soit pour la diminuer ou y mettre fin), ne peuvent être considérées comme ayant été encourues pour gagner un revenu et les tribunaux n’ont jamais reconnu de droit à la déduction de ces dépenses ».

[24]           À la lumière de la jurisprudence en la matière, le juge a rejeté à bon droit l’argument de l’appelant selon lequel, puisque son ex‑épouse était tenue par leur entente de séparation et de parentage de lui rembourser les sommes qu’il dépensait au profit des enfants, il avait lui aussi le droit de déduire de son revenu ses frais de justice. Toutefois, contrairement à son ex‑épouse, l’appelant n’avait pas un droit préexistant à un remboursement. Comme l’a fait remarquer le juge Noël au paragraphe 28 de l’arrêt Nadeau, « il n’en demeure pas moins que le droit à une pension alimentaire est un “bien ” selon la Loi. Si le droit à une pension alimentaire est un “ bien ”, il est difficile de l’en dissocier du revenu qui découle de l’exercice de ce droit ». Cette justification ne s’applique pas à l’égard du payeur, qui ne tire d’aucune source un droit au remboursement.

[25]           L’appelant fait valoir qu’il y a lieu de revenir sur l’interprétation de l’alinéa 18(1)a) faite dans l’arrêt Nadeau. Il prétend que le principe du stare decisis n’est pas à lui seul un motif suffisant pour continuer à retenir cette interprétation. À l’appui de son argument, il affirme que les frais de justice engagés pour s’opposer à une demande de pension alimentaire pour enfants servent à augmenter ou à maintenir son revenu.

[26]           À mon avis, cet argument ne tient pas compte du libellé de l’alinéa 18(1)a), qui exige que les dépenses soient faites « en vue de tirer » un revenu de l’entreprise ou du bien. En présence d’une source ou d’un droit préexistant, il ne ferait pas de doute que les montants dépensés pour augmenter le revenu de cette source seraient déductibles. En l’espèce, toutefois, le payeur n’a pas droit à une pension alimentaire pour enfants ni à un revenu provenant d’un intérêt dans un bien.

[27]           Enfin, l’appelant prétend que la LIR devrait être interprétée à la lumière des valeurs consacrées par la Charte. Cette thèse fait double emploi avec celle selon laquelle les dispositions enfreignent la Charte. Quoi qu’il en soit, les valeurs de la Charte peuvent seulement aider à interpréter une disposition qui est ambiguë. Or, l’alinéa 18(1)a) ne l’est pas (Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 62; Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 R.C.S. 431, par. 67).

[28]           Comme l’a fait remarquer le juge dans ses motifs, des juges de la Cour canadienne de l’impôt ont exprimé des réserves quant à la politique fiscale qui sous-tend les paiements de pension alimentaire pour enfants. Le juge y décrit divers scénarios qui illustrent l’absence de fondement logique du régime actuel. Dans l’état actuel du droit, même un payeur qui a gain de cause à l’égard de demandes déraisonnables dans un litige sur la pension alimentaire pour enfants ne peut déduire les frais de justice qui excèdent le montant des dépens alloués. Il s’ensuit que, dans le régime d’imposition actuel, le législateur pénalise les payeurs qui cherchent à faire reconnaître leurs droits juridiques et il offre une subvention publique à l’une des parties à un litige privé. On pourrait par ailleurs soutenir que l’idée selon laquelle le paiement de pension alimentaire pour enfants est un « bien » entre les mains de celui qui la reçoit est artificielle. C’est l’enfant qui a droit aux aliments. La pension alimentaire pour enfants est versée au parent au profit de l’enfant. Ces préoccupations de politiques publiques ressortissent au législateur, et elles n’ont rien à voir avec la question juridique de savoir ce qu’est un « bien » et si une pension alimentaire pour enfants correspond à des « droits de quelque nature qu’ils soient » au sens de la LIR.

[29]           L’appelant exhorte notre Cour à réexaminer l’arrêt Nadeau et allègue à cette fin des décisions faisant état de préoccupations au sujet de la déductibilité des frais de justice pour une seule partie (voir Loewig c. Canada, 2006 CCI 476; Rabb c. Canada, 2006 CCI 140; McLaren c. Canada, 2009 CCI 514; Trignani c. Canada, 2010 CCI 209).

[30]           Notre Cour ne s’écarte d’une décision antérieure que si celle‑ci est manifestement erronée ou si des décisions subséquentes commandent un réexamen (Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370). Ni l’un ni l’autre de ces critères ne s’applique à l’interprétation faite par notre Cour de l’alinéa 18(1)a) dans l’arrêt Nadeau; ce motif d’appel est donc rejeté.

B.                 La deuxième question – Le paragraphe 18(1) de la LIR enfreint‑il le paragraphe 15(1) de la Charte?

(1)               Discrimination directe

[31]           Avant d’examiner les motifs du juge de la cour d’instance inférieure, je tiens à faire remarquer qu’au paragraphe 37 de l’arrêt Nadeau, la Cour a expressément refusé de se prononcer sur la question de savoir si l’interdiction de déduction enfreignait l’article 15. C’est donc la première fois que notre Cour examinera cette question relative à la Charte.

[32]           L’examen visant à déterminer si une loi contrevient au paragraphe 15(1) s’effectue en deux temps. À la première étape, le demandeur doit démontrer que la loi accorde un avantage inégal ou impose un fardeau inégal en raison d’un motif qui est énuméré au paragraphe 15(1) ou qui y est analogue. À la deuxième étape, le demandeur doit démontrer que le traitement inégal constitue de la discrimination. À cette étape, on doit chercher à savoir si le traitement inégal perpétue des stéréotypes et des préjugés ou s’il donne à penser que certains membres de la société méritent moins d’égards que d’autres. En cas de réponse affirmative à ces deux étapes, il y a violation du paragraphe 15(1). Le fardeau incombe alors à la Couronne, qui doit justifier la violation sur le fondement du paragraphe 15(2) (la disposition sur les programmes de promotion sociale) ou de l’article premier.

[33]           A priori, les dispositions en cause de la LIR semblent être neutres, et aucune distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue ne ressort de l’article 248. Le législateur a défini les « biens » comme étant les droits de toute nature, et l’alinéa 18(1)a) permet de déduire les dépenses faites dans le but de tirer un revenu. L’alinéa 18(1)a) n’établit une distinction que dans la mesure où il interdit les déductions sauf si la dépense a été engagée pour « tirer un revenu [. . .] du bien ». Le législateur a laissé aux cours le soin de délimiter cette définition.

[34]           En fin de compte, la LIR opère une discrimination entre ceux qui tirent un revenu d’un bien et ceux qui n’en tirent pas. La LIR regorge de distinctions de cette nature, notamment entre le capital et le revenu, les pertes et les profits. Ces distinctions ne sont pas fondées sur le sexe du contribuable, mais bien sur la nature et la source du revenu ainsi que sur les moyens employés pour le produire. Le fait que seule une fraction de la société canadienne — susceptible dans les faits d’être constituée en grande partie d’hommes ou de femmes — peut bénéficier d’une déduction ne correspond pas à un motif énuméré ou analogue. Bref, tirer du revenu d’un bien ne constitue pas une caractéristique inhérente ou personnelle, et qualifier une telle distinction de violation à la Charte équivaut à confondre inégalités de revenu et droit garanti par la Charte.

[35]           Il n’existe donc aucune distinction directe fondée sur un motif énuméré ou analogue.

[36]           Toutefois, l’argument fondé sur la Charte n’est pas vidé pour autant. Une loi a priori neutre peut avoir un effet disproportionné ou préjudiciable sur un groupe ou une personne de manière fortuite. Dans ce cas, il est satisfait aux exigences du premier volet du critère établi dans l’arrêt Withler. Même s’il est arrivé au résultat correct, le juge du procès a omis cet élément de l’analyse que commande l’article 15. Il n’a pas cherché à savoir si les dispositions de la LIR, si elles n’engendraient pas de discrimination directe fondée sur le sexe et la situation de famille, produisaient néanmoins un effet discriminatoire indirect et non intentionnel.

(2)               Discrimination par suite d’un effet préjudiciable

[37]           On a reconnu que la question de savoir s’il y a eu discrimination par suite d’un effet préjudiciable fait partie intégrante de l’analyse relative à l’article 15 (Tétreault-Gadoury c. Canada (Commission de l’emploi et de l’immigration), [1991] 2 R.C.S. 22, par. 41). La question devient donc la suivante : la non-déductibilité des frais de justice des payeurs qui résulte indirectement du jeu de l’alinéa 18(1)a) et de la définition de « biens » au paragraphe 248(1), intentionnellement ou autrement, est-elle fondée sur une caractéristique personnelle? Si la réponse à cette question est affirmative, il faut décider si la distinction ainsi créée est discriminatoire.

[38]           Selon la preuve qui a été présentée au juge, 92,8 p. 100 des payeurs sont des hommes. Je fais remarquer de façon incidente que, même si cette statistique était la meilleure preuve présentée au juge, elle provenait d’un rapport du ministère de la Justice datant de 2004 et n’est peut-être pas représentative de la situation qui existe une décennie plus tard. Quoi qu’il en soit, au vu de la preuve dont disposait le juge, les dispositions a priori neutres de la LIR touchent majoritairement les hommes. On ne peut toutefois pas nécessairement en déduire que cet effet est « préjudiciable », et contraire à l’article 15.

[39]           Voilà le faux syllogisme qui sous‑tend la thèse de l’appelant. Ce dernier confond le fait que presque tous les payeurs sont des hommes et la preuve d’un effet préjudiciable. Certes, presque tous les payeurs sont des hommes et, partant, la déduction est refusée surtout à des hommes, mais ce fait ne résulte pas de la loi. Il n’y a aucun rapport entre les prescriptions de la LIR et cette conséquence.

[40]           La déduction est refusée aux hommes non pas parce qu’ils sont des hommes, mais parce qu’ils n’ont pas, dans la majorité des cas, la garde des enfants. Suivant les Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants, ce qui détermine à qui il incombera de payer dépend de la réponse à la question de savoir lequel a la garde des enfants plus de 60 p. 100 du temps, ce qui est décidé par entente ou ordonnance de la cour. Dans les cas de garde partagée, la décision est fondée sur les revenus respectifs des parents. Ce qui détermine qui paie et qui reçoit la pension n’a absolument rien à voir avec la LIR.

[41]           Quand la Cour suprême du Canada a indiqué qu’une loi pouvait avoir un effet préjudiciable ou disproportionné, elle s’exprimait dans le contexte de l’analyse dominante relative à l’article 15, qui est une recherche de discrimination réelle. Pour établir qu’il y a violation de l’article 15, l’appelant doit démontrer que la loi, appliquée de manière objective, a un effet préjudiciable à l’égard des hommes. Quand elle est appliquée aux hommes, par opposition aux femmes, la loi doit avoir un effet qualitativement différent pour les hommes. Un simple déséquilibre numérique ne suffit pas. Comme l’analyse qui vise à décider si une disposition contestée est « discriminatoire » recherche l’existence d’une inégalité réelle, celle relative à l’effet préjudiciable exige qu’il y ait un effet discriminatoire réel.

[42]           Selon l’interprétation qui lui a été donnée, l’alinéa 18(1)a) ne touche pas les hommes différemment des femmes. Les payeurs de sexe féminin sont touchés de la même manière et dans la même mesure que ceux de sexe masculin. Quant à son effet, la loi a des conséquences neutres.

[43]           L’argument fondé sur la Charte échoue parce qu’il confond les circonstances sociales sous‑jacentes et les conséquences de la loi. Prenons l’exemple d’une taxe spéciale imposée aux contribuables qui appartiennent au « un pour cent » des Canadiens les mieux nantis. Une taxe de cette nature pourrait toucher les hommes de manière disproportionnée, mais cela ne signifie pas que les hommes feraient l’objet d’un traitement différent au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’article 15. De même, le fait que davantage de femmes que d’hommes reçoivent le supplément de revenu garanti en raison de l’âge et du revenu ne signifie pas que les femmes bénéficient d’une prestation dont les hommes sont privés. Les taxes spéciales et les retenues tenant lieu d’impôt pour les ressortissants étrangers peuvent toucher davantage les gens d’une certaine origine ethnique ou d’un certain pays.

[44]           Dans chaque cas, il doit être établi que la mesure fiscale touche le groupe de personnes visé en raison d’un motif de discrimination interdit (sexe, âge ou origine ethnique), et non par contrecoup.

[45]           Autrement dit, l’analyse qu’appelle l’article 15 exige la démonstration d’un lien qualitatif entre la loi et le groupe. Comme le juge Iacobucci le précise dans l’arrêt Symes c. Canada, [1993] 4 R.C.S. 695, aux pages 764-765, « [p]our que l’analyse des effets préjudiciables soit cohérente, il ne faut pas présumer qu’une disposition législative possède un effet qui n’est pas prouvé ». Le fait qu’on refuse la déduction aux hommes est une conséquence de décisions relatives à la garde des enfants qui ont été prises par entente ou qui ont été rendues par une cour provinciale ou, dans le cas de la garde partagée, des revenus respectifs des parents. L’analyse relative à la Charte échoue donc à la première étape.

[46]           Je rejetterais l’appel avec dépens.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Richard Boivin j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT DATÉ DU 3 OCTOBRE 2014, NO 2002-3842(IT)G

DOSSIER :

A-473-14

 

INTITULÉ :

JAMES T. GRENON c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 novembre 2015

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

DATE DES MOTIFS :

LE 11 JANVIER 2016

COMPARUTIONS :

Ronald Robinson

POUR L’appelant

Wendy Bridges

POUR L’intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ronald Robinson

Avocat

Calgary (Alberta)

POUR L’appelant

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR L’intimée

 

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