Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20160113


Dossier : A‑342‑14

Référence : 2016 CAF 9

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

JOHN C. TURMEL

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 11 janvier 2016.

Jugement rendu à Toronto (Ontario), le 13 janvier 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20160113


Dossier : A‑342‑14

Référence : 2016 CAF 9

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

JOHN C. TURMEL

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]               Nous sommes saisis de 26 appels. Quatre appelants portent en appel une ordonnance du 4 juin 2014 et les vingt‑deux autres appelants portent en appel une ordonnance modifiée du 9 juillet 2014. Ces deux ordonnances ont été prononcées par le juge Phelan de la Cour fédérale : 2014 FC 537.

[2]               Notre Cour a ordonné que les appels soient réunis. Voici les motifs de la décision rendue à l'égard des appels réunis. Une copie des présents motifs sera versée dans chacun des dossiers d'appel.

A.                Les contestations en instance contre la réglementation en matière de marihuana

[3]               Les appelants en l'espèce, qui agissent pour leur propre compte, ainsi que d'autres parties sans avocat, ont contesté devant la Cour fédérale la constitutionnalité du Règlement sur l'accès à la marihuana à des fins médicales, DORS/2001‑227 (le RAMFM), et du Règlement sur la marihuana à des fins médicales, DORS/2013‑119 (le RMFM). En tout, il y a environ 300 contestations pratiquement identiques.

[4]               La constitutionnalité du RMFM a également été contestée devant la Cour fédérale dans Allard et al. c. Sa Majesté la Reine, dossier no T‑2030‑13.

B.                Les procédures interlocutoires

[5]               Le 7 mai 2014, en réponse à une requête présentée par l'intimée, la Cour fédérale a exercé son pouvoir discrétionnaire en accordant une suspension des instances de toutes les parties sans avocat au motif que la contestation visée dans l'affaire Allard se trouvait à [TRADUCTION] « un stade plus avancé » et était très susceptible de [TRADUCTION] « réduire le nombre des questions en litige, préciser les questions qu'il resterait à trancher, simplifier le litige pour les parties sans avocat » et « épargner les ressources judiciaires » : 2014 CF 435, aux paragraphes 12, 22 et 24. En ordonnant la suspension, la Cour fédérale a fait remarquer qu'elle était confrontée à une [TRADUCTION] « situation sans précédent dans laquelle on compte des centaines de parties sans avocat » dont les demandes étaient difficiles à « véritablement coordonner » (aux paragraphes 12 et 22). L'ordonnance prononcée le 7 mai 2014 n'a pas été portée en appel.

[6]               Le grand nombre d'instances introduites devant la Cour fédérale par des parties sans avocat est attribuable au fait que le demandeur principal, M. Turmel, avait créé et diffusé sur Internet des documents types pour les demandes. Dans le cas des requêtes qui ont débouché sur l'ordonnance du 4 juin 2014 qui fait l'objet du présent appel, les appelants se sont servis de l'un de ces documents types pour rédiger leurs affidavits à l'appui des requêtes. Le document en question leur demandait d'indiquer leur état de santé, sans fournir de détails ni d'élément de preuve. Les appelants avaient également la possibilité d'inscrire le numéro de leur autorisation de possession, un certificat délivré en raison de leur état de santé passé.

[7]               En prononçant l'ordonnance du 4 juin 2014, la Cour fédérale a exercé son pouvoir discrétionnaire pour rejeter les requêtes présentées par les appelants en exemption constitutionnelle provisoire à l'application de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances jusqu'à l'audience. Dans l'ordonnance modifiée du 9 juillet 2014, la Cour fédérale a précisé que la suspension ordonnée le 7 mai 2014 resterait en vigueur jusqu'à l'épuisement des recours en appel dans l'affaire Allard.

C.                Les questions en litige

[8]               Malgré cette situation procédurale complexe, il n'y a que deux questions à trancher dans les présents appels. Nous devons déterminer si la Cour fédérale a commis des erreurs susceptibles de contrôle :

                     en suspendant les contestations jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue dans l'affaire Allard;

                     en rejetant les requêtes en exemption constitutionnelle provisoire à l'application de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19.

D.                La norme de contrôle

[9]               Le juge de la Cour fédérale qui a tranché ces questions agissait à titre de juge chargé de la gestion de l'instance. Il a prononcé une ordonnance interlocutoire discrétionnaire, en appliquant des normes juridiques aux conclusions de fait, sur le fondement de la preuve dont il disposait.

[10]           Une telle ordonnance ne peut être infirmée en appel que s'il y a eu une erreur de droit ou une erreur touchant aux principes juridiques : voir, p. ex., Soulos c. Korkontzilas, [1997] 2 R.C.S. 217, au paragraphe 54. En l'absence d'une erreur de cette nature, le tribunal d'appel doit s'en remettre à l'appréciation du juge des requêtes, surtout s'il s'agit d'une ordonnance de gestion de l'instance : voir, p. ex., Bande de Sawridge c. Canada, 2001 CAF 338, [2002] 2 C.F. 346, au paragraphe 11.

[11]           Au fil des ans, notre Cour et la Cour suprême ont eu recours à différents termes pour décrire le degré de retenue dont il convient de faire preuve — en d'autres termes, le moment où le tribunal peut intervenir en l'absence d'une erreur de droit ou d'une erreur touchant aux principes juridiques. La jurisprudence fait état d'une erreur manifeste, d'une erreur d'appréciation des faits qui entraînerait une injustice, du fait de ne pas accorder suffisamment d'importance aux considérations pertinentes, du fait que la décision soit erronée au point de créer une injustice, d'une erreur manifeste et dominante, et ainsi de suite. La jurisprudence est unanime pour dire que les tribunaux d'appel ne peuvent apprécier à nouveau la preuve, formuler leurs propres conclusions et les substituer aux conclusions du juge de première instance. Voir, p. ex., Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87, au paragraphe 83; Penner c. Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19, [2013] 2 R.C.S. 125, au paragraphe 27; Banque Canadienne Impériale de Commerce c. Green, 2015 CSC 60, [2015] 3 R.C.S. 801; David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588, à la page 594 (C.A.); Decor Grates Incorporated c. Imperial Manufacturing Group Inc., 2015 CAF 100, [2016] 1 R.C.F. 246, citant Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Dans l'affaire Decor Grates, par souci de simplicité et de cohérence, j'ai cherché à établir une correspondance entre les ordonnances interlocutoires discrétionnaires et les ordonnances visées dans l'arrêt Housen qui appartiennent à la catégorie des questions mixtes de fait et de droit, mais je reconnais que, selon certains, ces ordonnances ont des caractéristiques différentes des ordonnances fondées sur des questions mixtes de fait et de droit.

[12]           Abstraction faite de ces subtilités, le point commun de toutes ces expressions est le fait qu'en l'absence d'une erreur de droit ou d'une erreur touchant aux principes juridiques, le tribunal d'appel ne peut modifier une ordonnance discrétionnaire que s'il y a une erreur manifeste et grave qui met à mal son intégrité et sa viabilité. Il s'agit d'un critère exigeant, auquel il est rarement satisfait, selon la jurisprudence. Notre Cour a appliqué dans le passé cette norme de contrôle qui commande la retenue aux ordonnances discrétionnaires portées en appel, et c'est cette même norme que nous appliquerons à l'ordonnance interlocutoire discrétionnaire de la Cour fédérale dont nous sommes saisis en l'espèce.

E.                Analyse

[13]           Gardant cette norme de contrôle à l'esprit, je suis d'avis que la Cour fédérale n'a pas commis d'erreur susceptible de révision lorsqu'elle a prononcé les ordonnances du 4 juin et du 9 juillet 2014.

(1)               La décision portant suspension

[14]           En ce qui concerne cette question, la Cour fédérale a appliqué des principes juridiques bien établis; les appelants n'ont pas démontré que la Cour fédérale a commis une erreur de droit.

[15]           En outre, la décision suspendant les instances liées aux contestations des parties sans avocat jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue dans l'affaire Allard s'appuie sur le dossier de preuve dont disposait le juge. Elle s'appuie également sur les conclusions de la Cour fédérale ayant mené à l'ordonnance du 7 mai 2014, laquelle n'a pas été portée en appel.

[16]           La preuve dont disposait la Cour fédérale indiquait un chevauchement important entre les contestations présentées par les parties sans avocat et la contestation dans l'affaire Allard, et la Cour a donc conclu que tel était le cas (au paragraphe 5). Les appelants nous demandent d'apprécier les éléments de preuve et de conclure à l'absence de chevauchement important. Compte tenu de la norme de contrôle, nous ne pouvons pas procéder à l'appréciation de la preuve. La preuve dont disposait la Cour fédérale étayait la conclusion relative à l'existence d'un chevauchement important.

[17]           La Cour fédérale a également pris en compte des questions concernant les ressources judiciaires, l'efficacité et la conduite ordonnée de plusieurs instances devant la Cour (au paragraphe 24). La Cour a conclu que la contestation visée dans l'affaire Allard, qui était menée par un [TRADUCTION] « avocat chevronné », se trouvait à un stade très avancé et serait utile pour trancher les contestations engagées par les parties sans avocat (aux paragraphes 5, 22 et 24). De plus, le juge a fait observer que d'autres cours supérieures avaient temporairement suspendu des demandes semblables en attendant la décision concernant la contestation dans l'affaire Allard (au paragraphe 10). Là encore, sur tous ces points, la preuve dont disposait la Cour fédérale pouvait étayer ses motifs et ses conclusions.

(2)               La décision portant sur les mesures provisoires

[18]           Sur cette question, les appelants n'ont pas non plus démontré que la Cour fédérale a commis une erreur touchant aux principes juridiques.

[19]           La décision de rejeter les requêtes en exemption constitutionnelle provisoire à l'application de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue dans l'affaire Allard s'appuie également sur le dossier de la preuve dont disposait le juge.

[20]           À l'audience devant notre Cour, les appelants nous ont invités à apprécier à nouveau la preuve et à parvenir à une conclusion différente. Comme je l'ai expliqué, à titre de tribunal d'appel qui doit appliquer la norme de contrôle en matière d'appel, nous ne pouvons pas procéder de la sorte.

[21]           Pour rejeter les requêtes en exemption constitutionnelle provisoire des appelants, la Cour fédérale s'est fondée sur les éléments suivants :

                     Un redressement semblable avait été sollicité dans la contestation de l'affaire Allard, mais il a été refusé en raison de sa nature trop générale et « inappropriée ». En l'espèce, la Cour fédérale a conclu que le redressement recherché avait [TRADUCTION] « pour l'essentiel une portée illimitée » et qu'il [TRADUCTION] « n'était pas conçu pour remédier à l'atteinte présumée aux droits garantis par la Charte » (aux paragraphes 21 et 22).

                     Bien que la Cour fédérale ait suspendu les contestations des appelants, bon nombre d'entre eux pourraient tirer avantage d'une injonction prononcée précédemment par cette même Cour dans l'affaire Allard (2014 CF 280, conf. en grande partie en appel, 2014 CAF 298) (aux paragraphes 15 et 20).

                     Dans les motifs de son ordonnance du 7 mai 2014 (au paragraphe 26), la Cour fédérale a affirmé qu'elle continue d'être prête à instruire les requêtes en redressement provisoire qui sont étayées par des éléments de preuve adéquats et qui sont présentées par ceux qui n'avaient pas bénéficié de l'injonction précédente, et a ajouté que cela permettrait de [TRADUCTION] « réduire, voire éliminer » le risque de préjudice.

                     M. Turmel, l'appelant dans le dossier principal dans les appels réunis, ne sollicitait pas l'accès à la marihuana pour traiter une affection reconnue, mais pour prévenir la maladie. La Cour fédérale a déclaré que, compte tenu de la preuve, elle n'était pas convaincue que l'utilité de la marihuana dans la prévention de la maladie avait été établie (au paragraphe 23).

                     Les appelants n'ont pas réussi à démontrer que l'exemption d'ordre médical prévue par le RAMFM ou le RMFM porte atteinte à leurs droits garantis par la Charte de façon que la Cour fédérale puisse y remédier en accordant l'exemption constitutionnelle qu'ils sollicitaient (au paragraphe 23).

                     Une exemption constitutionnelle avait été accordée dans R. c. Parker (2000), 49 R.J.O. (3e) 481, 188 D.L.R. (4th) 385 (C.A.). Or, la Cour fédérale a estimé que l'affaire Parker était différente quant aux faits (aux paragraphes 24 à 26). Dans Parker, le redressement découlait d'une déclaration d'inconstitutionnalité et du prononcé d'une suspension temporaire de l'application de certaines dispositions de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. En outre, la Cour fédérale a fait observer qu'après l'arrêt Parker, la Cour suprême avait circonscrit étroitement la possibilité d'obtenir une exemption constitutionnelle (aux paragraphes 27 et 28, citant R. c. Ferguson, 2008 CSC 6, [2008] 1 R.C.S. 96).

                     Les appelants n'ont pas fourni suffisamment d'éléments de preuve quant à leur état de santé qui justifient la prise de mesures provisoires (au paragraphe 28). La Cour fédérale ne disposait que des renseignements restreints fournis au moyen du modèle diffusé sur Internet, qui n'étaient étayés par aucune preuve documentaire sur l'état de santé actuel des appelants.

[22]           Tous ces points, qui étaient étayés par la preuve au dossier, justifiaient la décision de la Cour fédérale. Nous ne pouvons donc pas modifier sa décision.

[23]           Devant notre Cour, M. Turmel a souligné, au nom des appelants, que le choix d'une date pertinente pour accorder un redressement dans certains cas seulement dans l'injonction prononcée dans l'affaire Allard était dénué de sens. La distinction opérée n'était pas fondée sur les besoins médicaux, mais plutôt sur un critère d'une autre nature, à savoir la viabilité du régime du RMFM. M. Turmel a fait valoir que la Cour fédérale avait commis une erreur dans son ordonnance du 4 juin 2014 en appliquant cette même démarche erronée. Il a demandé à notre Cour de remédier à cette situation et d'accorder une exemption à tous ceux qui répondent au critère relatif aux besoins médicaux.

[24]           Le problème que soulève ce point est le même que celui indiqué plus haut, à savoir que la Cour fédérale a conclu à l'insuffisance de la preuve fournie par les appelants relativement aux besoins médicaux. De l'avis de la Cour fédérale, les affirmations contenues dans les affidavits types ne suffisaient pas. Là encore, il s'agit d'une évaluation du caractère suffisant de la preuve ou de l'appréciation de la preuve, une question à l'égard de laquelle nous devons faire preuve de retenue.

[25]           J'ajouterais que, dans son ordonnance du 7 mai 2014, la Cour fédérale n'a pas fermé la porte aux demandeurs qui pouvaient établir, par des éléments supplémentaires et plus solides que ceux présentés dans les affidavits types, qu'ils avaient un besoin justifié de prendre de la marihuana pour des fins médicales. Dans les documents qui ont mené à l'ordonnance du 4 juin 2014, aucun des appelants n'a donné suite à l'offre de la Cour fédérale.

F.                 Les dépens

[26]           Les parties conviennent qu'il convient de fixer les dépens à 3 350 $, tout compris, collectivement pour tous les appels. M. Turmel s'est engagé au nom des appelants à payer les dépens.

G.               La décision proposée

[27]           Par conséquent, je rejetterais l'appel de M. Turmel, avec dépens fixés à 3 350 $, tout compris. Je rejetterais tous les autres appels sans frais.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

A‑342‑14

APPEL DE L'ORDONNANCE PRONONCÉE LE 4 JUIN 2014 PAR LE JUGE PHELAN ET DE L'ORDONNANCE MODIFIÉE DU 9 JUILLET 2014

INTITULÉ :

JOHN C. TURMEL c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 11 JANVIER 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JANVIER 2016

 

COMPARUTIONS :

John C. Turmel

 

EN SON NOM ET AU NOM DES APPELANTS DANS LES AUTRES APPELS RÉUNIS

 

Jon Bricker

Andrew Wheeler

 

POUR L'INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR L'INTIMÉE

 

 

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