Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20160209


Dossier : A‑402‑14

Référence : 2016 CAF 44

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 

ENTRE :

SPORT MASKA INC. s/n REEBOK‑CCM HOCKEY

appelante

et

BAUER HOCKEY CORP.

intimée

et

EASTON SPORTS CANADA INC.

intimée

Audience tenue à Montréal (Québec), le 15 septembre 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 9 février 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 


Date : 20160209


Dossier : A‑402‑14

Référence : 2016 CAF 44

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 

 

ENTRE :

SPORT MASKA INC. s/n REEBOK‑CCM HOCKEY

appelante

et

BAUER HOCKEY CORP.

intimée

et

EASTON SPORTS CANADA INC.

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I.                   Introduction

[1]               Dans le présent appel, Sport Maska Inc. s/n Reebok‑CCM Hockey (« CCM ») conteste la décision (2014 CF 853) rendue par le juge Harrington (le « juge ») de la Cour fédérale le 8 septembre 2014, par laquelle il a rejeté la requête de CCM qui visait à faire annuler l'ordonnance rendue le 20 juin 2014 (2014 CF 594) par le protonotaire Morneau (le « protonotaire »), qui a rejeté la requête présentée par CCM afin d'obtenir l'autorisation d'intervenir dans l'instance introduite par l'intimée Bauer Hockey Corp. (« Bauer ») dans le dossier no T‑1036‑13 de la Cour fédérale.

[2]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejetterais l'appel.

II.                Les faits

[3]               CCM, Bauer et Easton Sports Canada Inc. (« Easton ») sont des concurrentes dans l'industrie de l'équipement de hockey. Bauer est à l'heure actuelle la titulaire de la marque de commerce « SKATE'S EYESTAY Design » (dessin sur le renfort d'oeillets de patins), enregistrée sous le numéro LMC 361 722 (la « marque 722 », la « marque de commerce » ou la « marque »).

SKATE'S EYESTAY DESIGN

[4]               Le 11 janvier 2010, conformément à une demande faite par Easton, le registraire des marques de commerce (le « registraire ») a donné un avis en vertu de l'article 45 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T‑13 (la « Loi »), enjoignant à Bauer de fournir une preuve d'emploi de la marque « SKATE'S EYESTAY Design » durant la période de trois ans précédant l'avis.

[5]               Le 12 janvier 2011, Bauer a introduit une instance contre Easton, alléguant notamment la contrefaçon de la marque 722 (dossier de la Cour fédérale no T‑51‑11). Le 21 décembre 2012, Bauer a introduit une instance similaire contre CCM (dossier de la Cour fédérale no T‑311‑12).

[6]               Le 5 avril 2013, le registraire a ordonné que la marque 722 soit radiée du registre, car il avait conclu que la marque n'avait pas été employée, comme enregistrée, durant la période visée. Le 11 juin 2013, conformément à l'article 56 de la Loi, Bauer a déposé un avis de demande à l'égard de la décision du registraire dans lequel Easton a été nommée comme défenderesse (dossier de la Cour fédérale no T‑1036‑13) (la « demande de Bauer »).

[7]               Le 13 février 2014, Bauer et Easton sont parvenues à un règlement selon lequel Bauer a accepté de renoncer à son action en contrefaçon contre Easton et cette dernière a accepté d'abandonner sa contestation de la demande de Bauer visant la décision du registraire.

[8]               Le 7 avril 2014, CCM a déposé une requête devant la Cour fédérale afin de demander l'autorisation d'intervenir dans la demande de Bauer.

[9]               Le 9 avril 2014, CCM a déposé sa défense et demande reconventionnelle dans le dossier de la Cour fédérale no T‑311‑12.

[10]           Le 30 avril 2014, Bauer a déposé sa réponse et sa défense à la demande reconventionnelle de CCM, soutenant notamment que CCM ne pouvait pas contester sa marque de commerce en raison d'une entente conclue le 21 février 1989 entre CCM et les prédécesseurs en titre de Bauer. Plus précisément, CCM et Canstar Sports Group et Canstar Sports Inc. (« Canstar »), prédécesseurs en titre de Bauer, avaient conclu une entente en vertu de laquelle CCM avait convenu de retirer son opposition à la demande de marque de commerce 548 351 déposée le 9 septembre 1985 par Warrington Inc. (à qui Canstar a succédé en titre), ce qui avait mené à l'enregistrement de la marque 722 le 3 novembre 1989. Dans une lettre du 24 février 1989, l'avocat de CCM a écrit au registraire pour l'informer que sa cliente, l'opposante, ne s'opposerait pas à l'emploi et à l'enregistrement de la marque de commerce associée aux marchandises énoncées dans la demande de marque de commerce.

III.             Décisions des instances inférieures

A.                La décision du protonotaire

[11]           Dans sa décision du 20 juin 2014, le protonotaire, qui était le juge responsable de la gestion de l'instance affecté à la demande de Bauer et aux actions connexes intentées par Bauer contre Easton et contre CCM pour contrefaçon de la marque de commerce, a rejeté la requête déposée par CCM en vertu de l'article 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), visant à intervenir dans la demande de Bauer.

[12]           Le protonotaire a commencé son analyse en faisant remarquer que le fait d'accorder le statut d'intervenante à CCM aurait pour effet de permettre à celle‑ci de remplacer Easton, qui n'a pas comparu, comme défenderesse. Or, selon le protonotaire, ce n'était pas là la façon d'utiliser l'article 109 des Règles. Le protonotaire s'est appuyé sur la décision de la Cour dans Canada (Procureur général) c. Siemens Enterprises Communications Inc., 2011 CAF 250 (Siemens), où, à son avis, la Cour avait conclu que l'article 109 ne devait pas s'appliquer s'il avait pour effet de remplacer un défendeur par un intervenant.

[13]           Le protonotaire s'est ensuite penché sur l'argument de CCM selon lequel les intérêts de la justice militaient en faveur de l'accueil de sa requête en intervention afin de fournir à la Cour un point de vue différent de l'affaire. Le protonotaire a traité l'argument de CCM en renvoyant à la décision de la protonotaire Tabib, qu'il a approuvée, dans l'affaire Genencor International, Inc. c. Commissaire aux brevets, 2007 CF 376 (Genencor), dans laquelle la protonotaire a déclaré que même s'il était utile à la Cour d'avoir un opposant dans une affaire de brevet, la Cour pouvait néanmoins s'acquitter de ses fonctions sans avoir le bénéfice d'un opposant.

[14]           Le protonotaire s'est ensuite penché sur l'argument de Bauer selon lequel on devait respecter le règlement intervenu avec Easton et ne pas le mettre en péril en permettant à CCM de remplacer Easton comme défenderesse. Le protonotaire a indiqué qu'il souscrivait pleinement à cet argument.

[15]           Le protonotaire a ensuite examiné l'argument de CCM selon lequel les instances fondées sur l'article 45 avaient un intérêt public. Il a rejeté cet argument et a de nouveau renvoyé à la décision de la protonotaire Tabib dans Genencor, où la protonotaire, malgré qu'il s'agît d'une question d'enregistrement d'un droit de propriété intellectuelle et non d'une instance fondée sur l'article 45, a conclu que le fait d'autoriser une intervention afin de veiller à ce que des enregistrements intenables ou invalides en matière de propriété intellectuelle ne soient pas conservés ne faisait pas intervenir l'intérêt public.

[16]           Enfin, le protonotaire s'est penché sur l'observation de Bauer voulant que puisque, dans sa demande reconventionnelle visant l'action pour contrefaçon dans le dossier de la Cour fédérale no T‑311‑12, CCM avait soulevé l'invalidité de la marque 722 pour les mêmes motifs que ceux sur lesquels le registraire s'était fondé pour radier la marque de commerce en cause, Bauer avait soulevé dans sa défense à la demande reconventionnelle de CCM le fait que celle‑ci n'avait pas le droit, vu l'entente conclue avec Bauer en 1989, de contester la marque 722. Cette observation a amené le protonotaire à déclarer [TRADUCTION] « qu'il semble que Bauer ne pourrait pas présenter cet argument contre CCM en appel si cette dernière se voyait accorder le statut d'intervenante » (paragraphe 13 de la décision du protonotaire).

[17]           Le protonotaire a ensuite mentionné les motifs rendus par mon collègue le juge Stratas dans Première Nation Pictou Landing c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 21, [2015] 2 R.C.F. 253 (« Pictou Landing »), où, au paragraphe 11, il a énoncé les facteurs qu'il juge pertinents pour déterminer s'il convient d'accorder le statut d'intervenant. À la lumière des facteurs énoncés dans Pictou Landing, le protonotaire a conclu qu'en raison de ce qu'il a qualifié de [TRADUCTION] « débat de fond déjà en cours dans le dossier no T‑311‑12 », les deux premiers facteurs étaient respectés, mais les facteurs III, IV et V ne l'étaient pas.

[18]           Le protonotaire était donc d'avis que, tout bien pesé, CCM ne devrait pas se voir accorder le statut d'intervenante dans l'instance fondée sur l'article 45, qui était [TRADUCTION] « déjà bien avancée » (paragraphe 16 des motifs du protonotaire). En conséquence, il a rejeté la requête en intervention de CCM, avec dépens.

B.                 La décision de la Cour fédérale

[19]           Le juge a d'abord abordé la norme de contrôle qui devait être appliquée à l'examen de la décision du protonotaire. À son avis, comme les questions en cause lors d'une requête en intervention n'ont pas une influence déterminante sur l'issue du principal, la décision du protonotaire devait être examinée conformément aux principes énoncés par la Cour dans Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, [2004] 2 R.C.F. 459, au paragraphe 19. Par conséquent, il devait déterminer si le protonotaire avait exercé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits.

[20]           Le juge a ensuite examiné brièvement les faits et s'est penché sur les facteurs qui devaient le guider pour déterminer s'il y avait lieu d'accorder le statut d'intervenante. À cet égard, il a mentionné la décision rendue par la Cour dans Rothmans, Benson & Hedges Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 1 C.F. 90, [1989] A.C.F. no 707 (QL) (Rothmans, Benson & Hedges), où la Cour, en accueillant les appels dont elle était saisie, a confirmé le bien‑fondé des facteurs, c.‑à‑d. les six facteurs à prendre en compte pour trancher une requête en intervention énoncés par le juge de première instance, le juge Rouleau de la Cour fédérale ([1990] 1 C.F. 74, au paragraphe 12).

[21]           Après avoir énoncé les six facteurs du juge Rouleau, le juge a mentionné les motifs rendus par le juge Stratas dans Pictou Landing et a cité le paragraphe 11, où mon collègue a énoncé les facteurs qui, à son avis, étaient pertinents à notre époque. Le juge a ensuite fait remarquer que les facteurs pertinents énoncés dans Rothmans, Benson & Hedges et dans Pictou Landing ne devaient pas être pris, comme il l'a dit, « au pied de la lettre ». Il a également indiqué que la décision de la Cour dans Siemens n'entraînait pas automatiquement le rejet d'une requête en intervention, ajoutant qu'il ne croyait pas qu'il était nécessaire de procéder à une analyse détaillée des faits par rapport aux facteurs exposés dans Rothmans, Benson & Hedges et dans Pictou Landing. Il a ensuite précisé que les motifs rendus par le juge Stratas dans Pictou Landing étaient ceux d'un juge des requêtes siégeant seul et qu'ils ne liaient donc pas la Cour, ajoutant que celle‑ci était réticente à infirmer ses propres décisions, comme elle l'a déclaré dans la décision Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, [2002] A.C.F. no 1375 (QL) (Miller), au paragraphe 8.

[22]           Le juge s'est ensuite penché sur le bien‑fondé de la requête dont il était saisi. À son avis, il ne faisait aucun doute que CCM avait un intérêt dans la demande de contrôle judiciaire de Bauer visant la décision du registraire et que l'intervention de CCM serait utile à la Cour, car personne ne s'opposait à Bauer dans l'instance. Il a ensuite indiqué que le protonotaire avait manifestement commis une erreur en tenant compte du règlement intervenu entre Bauer et Easton.

[23]           Il s'est ensuite penché sur la question de savoir si le protonotaire n'avait pas accordé une importance suffisante à l'aspect public du registre. Il a mentionné plusieurs décisions de la Cour et de la Cour fédérale pour faire valoir que les instances fondées sur l'article 45 de la Loi comportaient un aspect d'intérêt public. Cependant, à son avis, l'aspect public de ces instances n'est pas comparable à l'intérêt public des affaires dans lesquelles, par exemple, des questions constitutionnelles sont soulevées. Sur cette question, le juge a conclu qu'il « se pourrait fort bien que l'intervention de CCM soit utile à la Cour, parce qu'elle offrirait un point de vue différent dans la mesure où Easton n'offre aucun point de vue » (paragraphe 29 des motifs du juge).

[24]           Tout cela a amené le juge à conclure que même si le protonotaire avait eu tort de tenir compte du règlement intervenu entre Bauer et Easton, cette erreur n'était pas fatale, car il était convaincu que le protonotaire en serait arrivé à la même conclusion de toute façon. Le juge a par la suite fait valoir que c'était lors du litige en contrefaçon entre CCM et Bauer que CCM devrait présenter ses prétentions. Ainsi, selon le juge, le protonotaire n'avait pas exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits. Par conséquent, il a rejeté l'appel de CCM.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[25]           À mon avis, deux questions sont soulevées dans le présent appel :

(1)            Quels sont les critères applicables pour décider s'il y a lieu d'accorder le statut d'intervenante à CCM?

(2)            Le juge a‑t‑il eu tort de ne pas modifier la décision du protonotaire?

[26]           Les deux parties s'entendent sur le fait que la décision d'un protonotaire ne peut être invalidée par un juge que lorsqu'elle est manifestement erronée, c'est‑à‑dire lorsque l'exercice du pouvoir discrétionnaire était fondé sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits. En conséquence, dans l'affaire qui nous occupe, nous ne devrions pas modifier la décision du juge à moins qu'il y ait eu des motifs justifiant son intervention ou que sa décision soit mal fondée ou manifestement erronée (Z.I. Pompey Industrie c. ECU‑Line N.V., 2003 CSC 27, [2003] 1 R.C.S. 450, au paragraphe 18).

V.                Thèses des parties

A.                Observations de CCM

[27]           CCM soutient que la décision du protonotaire était fondée sur de mauvais principes et sur une mauvaise appréciation des faits, ce qui faisait que le juge avait ainsi des motifs d'annuler l'ordonnance. CCM est d'avis que la décision du protonotaire contient de nombreuses erreurs, qui peuvent être regroupées en trois catégories.

(1)               Mauvaise application de la décision Siemens de notre Cour

[28]           Lorsqu'il a appliqué les critères énoncés dans Pictou Landing, le protonotaire a conclu que les critères III, IV et V n'avaient pas été respectés. Le critère III porte sur les précisions et les perspectives utiles qu'un intervenant devrait fournir à la Cour. Le protonotaire a conclu que CCM ne ferait que remplacer Easton comme défenderesse, en se fondant sur la décision de la Cour dans Siemens. CCM fait toutefois valoir que la règle énoncée dans Siemens [TRADUCTION] « ne visait que le méfait particulier du chevauchement » (mémoire des faits et du droit de CCM, paragraphe 32). Selon CCM, il n'y aura pas de chevauchement en l'espèce, car Easton s'est engagée à ne pas participer au contrôle judiciaire.

(2)               Conclusion d'absence d'un aspect d'intérêt public dans les instances fondées sur l'article 45 — Défaut de tenir compte du fait qu'il est dans l'intérêt de la justice que la Cour entende les deux côtés de l'affaire — Conclusion selon laquelle l'intervention est incompatible avec l'article 3 des Règles

[29]           Les critères IV et V énoncés dans Pictou Landing ont pour but de veiller à ce que l'intervention serve l'intérêt de la justice et à ce qu'elle réponde aux exigences prévues à l'article 3, qui précise que les règles doivent être interprétées et appliquées de façon à permettre « d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ». CCM soutient qu'il est dans l'intérêt public de s'assurer de l'exactitude du registre, à titre de recueil public des marques de commerce : « Le fait que l'auteur d'une demande fondée sur l'article 45 ne soit même pas tenu d'avoir un intérêt dans l'affaire en dit long sur la nature publique des intérêts que l'article vise à protéger » (mémoire des faits et du droit de CCM, paragraphe 39, citant Berg Equipment Co. (Canada) Ltd. c. Meredith & Finlayson, [1991] A.C.F. no 1318 (QL) (C.A.F.) (« Meredith »)).

[30]           CCM affirme que le protonotaire a commis une erreur en refusant d'accueillir sa requête en intervention au motif qu'il y avait un [TRADUCTION] « débat de fond déjà en cours » entre elle et Bauer en raison des différentes questions en cause dans l'instance fondée sur l'article 45 et dans l'action en contrefaçon. Par ailleurs, dans Pictou Landing, on a jugé que l'existence d'un autre moyen efficace de soumettre une question à la Cour n'est pas pertinente.

(3)               Reconnaissance du règlement intervenu avec Easton

[31]           Cette entente privée ne joue aucun rôle dans la question de savoir si CCM devrait se voir accorder le statut d'intervenante. Le juge était d'accord avec CCM sur ce point et a jugé que le protonotaire avait manifestement commis une erreur en tenant compte du règlement.

[32]           CCM soutient que le juge a cerné quelques [TRADUCTION] « erreurs » dans la décision du protonotaire : le règlement n'aurait pas dû être pris en compte, le registre des marques de commerce revêt un intérêt public, Siemens n'entraîne pas automatiquement le rejet d'une requête en intervention, et il serait utile à la Cour que quelqu'un soit présent pour défendre la radiation (mémoire des faits et du droit de CCM, paragraphe 21). En outre, CCM affirme que le juge a [TRADUCTION] « commis une erreur en laissant entendre que la décision rendue dans Pictou Landing infirme la décision de la Cour d'appel fédérale dans Rothmans » (mémoire des faits et du droit de CCM, paragraphe 71). CCM soutient que la décision Pictou Landing ne fait que mettre à jour les facteurs énoncés dans Rothmans, Benson & Hedges. En conséquence, la décision du juge était manifestement erronée.

B.                 Observations de l'intimée

[33]           Bauer soutient que la décision du juge de ne pas intervenir n'est pas fondamentalement erronée, puisque le protonotaire s'est penché sur les facteurs applicables et n'a pas fait une mauvaise appréciation des faits. La seule erreur que le juge a trouvée est le poids accordé au règlement intervenu entre Bauer et Easton, et il n'était pas convaincu que si le protonotaire « s'était abstenu de faire référence à ce règlement, il en serait arrivé à une conclusion différente » (mémoire des faits et du droit de Bauer, paragraphe 48, citant la décision du juge au paragraphe 30).

[34]           Contrairement à ce que CCM prétend, la décision du juge n'était pas fondée sur la conclusion selon laquelle il serait plus approprié que CCM fasse valoir ses prétentions dans l'action en contrefaçon, mais plutôt sur une application adéquate de la norme de contrôle. Bauer soutient également que l'on devrait faire preuve d'une plus grande déférence encore à l'égard de la décision du protonotaire, car il était le juge chargé de la gestion de l'instance et il [TRADUCTION] « connaissait très bien » les faits et les détails de l'affaire. Selon Bauer, [TRADUCTION] « CCM doit démontrer que le juge “a commis une erreur fondamentale” en refusant de modifier la décision du protonotaire car il s'agissait clairement “d'un cas où un pouvoir discrétionnaire judiciaire a manifestement été mal exercé” » (mémoire des faits et du droit de Bauer, paragraphe 42).

[35]           Bauer affirme aussi que la liste des facteurs à prendre en considération dans une requête en intervention avait [TRADUCTION] « initialement été créée dans Rothmans il y a 25 ans et a depuis été confirmée à plusieurs reprises » (mémoire des faits et du droit de Bauer, paragraphe 53). Bauer fait valoir que le nouveau critère énoncé dans Pictou Landing ne doit pas s'appliquer en l'espèce, car il a été créé par un seul juge et qu'il n'est donc pas contraignant. Bauer fait remarquer que la Cour fédérale a appliqué les facteurs [TRADUCTION] « traditionnels » de Rothmans, Benson & Hedges dans une affaire de radiation de marque de commerce postérieure à Pictou Landing (Coors Brewing Company c. Anheuser‑Busch, LLC, 2014 CF 318).

[36]           En outre, Bauer fait valoir que la requête en intervention a été déposée en retard (CCM ne l'a déposée qu'après avoir appris que Bauer et Easton étaient parvenues à un règlement), que les instances fondées sur l'article 45 ne comportaient pas d'aspect public, que les affaires de ce genre dans lesquelles il n'y a pas d'opposition sont fréquentes à la Cour fédérale et que CCM conteste déjà la validité de la marque 722 dans l'action en contrefaçon. Enfin, Bauer soutient que CCM s'est engagée, dans une entente signée en 1989, à ne pas s'opposer à l'emploi ou à l'enregistrement de la marque de commerce et qu'on pourrait donc affirmer qu'elle contrevient à cette entente.

VI.             Analyse

A.                Quels sont les critères applicables pour décider s'il y a lieu d'accorder le statut d'intervenante à CCM?

[37]           Je souligne tout d'abord qu'il semble y avoir une certaine confusion en ce qui concerne la jurisprudence régissant la question des requêtes en intervention depuis la décision rendue par mon collègue le juge Stratas dans Pictou Landing. À mon avis, que je ne crois pas être contentieux, une décision d'une formation de la Cour l'emporte sur celle d'un juge de la Cour siégeant seul comme juge des requêtes. Mon collègue l'a reconnu dans ses motifs : voir Pictou Landing, au paragraphe 8. Cela signifie que la décision faisant jurisprudence est Rothmans, Benson & Hedges.

[38]           Cela étant dit, j'aimerais préciser que la présente formation, ou n'importe quelle autre formation de la Cour, ne peut pas empêcher un juge des requêtes siégeant seul d'exprimer son opinion sur le droit s'il le souhaite. À mon avis, les parties peuvent se fonder sur le raisonnement d'un juge des requêtes si elles le souhaitent et l'intégrer à leur plaidoirie afin de convaincre la Cour qu'elle devrait modifier sa jurisprudence. Toutefois, il faut savoir que l'opinion d'un seul juge ne change pas le droit jusqu'à ce qu'elle soit adoptée par une formation de la Cour.

[39]           Une comparaison des facteurs énoncés dans Rothmans, Benson & Hedges et dans Pictou Landing révèle que les principales différences sont le retrait du facteur « S'agit‑il d'un cas où il semble n'y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour? » (troisième facteur dans Rothmans, Benson & Hedges) et du facteur « La Cour peut‑elle entendre l'affaire et statuer sur le fond sans autoriser l'intervention? » (sixième facteur dans Rothmans, Benson & Hedges), ainsi que l'ajout du facteur « Les exigences procédurales sont‑elles satisfaites? » (premier facteur dans Pictou Landing) et du facteur « L'intervention désirée est‑elle incompatible avec les exigences énoncées à l'article 3 des Règles? » (cinquième facteur dans Pictou Landing). À mon avis, ces différences ne sont pas substantielles. De fait, le facteur relatif aux exigences procédurales constituera presque toujours une considération pertinente, et le facteur relatif à la compatibilité avec l'article 3 des Règles peut toujours être pris en compte lors de l'examen du facteur relatif à l'intérêt de la justice (cinquième facteur dans Rothmans, Benson & Hedges).

[40]           Je ne suis pas en désaccord avec les commentaires du juge Stratas dans Pictou Landing selon lesquels l'existence d'un autre moyen approprié n'est pas nécessairement une raison de refuser une intervention proposée qui peut être utile à la Cour. Cela dépend évidemment des circonstances. Il va également sans dire que la Cour, dans la plupart des cas, peut entendre et trancher une affaire sans intervenant et que « la question la plus importante consiste à se demander si l'intervenant fournira à la Cour d'autres précisions et perspectives utiles qui l'aideront à la prise d'une décision » (Pictou Landing, paragraphe 9, dernier point). Cette exigence est essentiellement la même que celle prévue à l'alinéa 109(2)b) des Règles. Quoi qu'il en soit, comme l'a reconnu le juge Stratas au paragraphe 7 de ses motifs, il aurait pu en arriver au même résultat en appliquant les facteurs énoncés dans la décision Rothmans, Benson & Hedges et en accordant peu de poids aux facteurs qui ne lui semblaient pas pertinents.

[41]           À mon avis, les différences mineures entre les facteurs énoncés dans Rothmans, Benson & Hedges et ceux énoncés dans Pictou Landing ne justifient pas que nous modifions les facteurs jugés pertinents dans Rothmans, Benson & Hedges. Comme les facteurs de la décision Rothmans, Benson & Hedges ne sont pas exhaustifs, la Cour peut, dans une affaire donnée, leur accorder le poids qu'elle souhaite.

[42]           Les critères à remplir pour accueillir ou rejeter une requête en intervention doivent demeurer souples, car chaque requête est différente : il y a des faits différents, des questions juridiques différentes et des contextes différents. Autrement dit, la souplesse est de mise lorsqu'il est question de requêtes en intervention. En fin de compte, nous devons décider si, dans une affaire donnée, l'intérêt de la justice nous oblige à accueillir ou à rejeter la requête en intervention. On ne gagne rien à ajouter des facteurs pour répondre à chaque situation nouvelle qu'une requête en intervention amène. À mon avis, les facteurs énoncés dans Rothmans, Benson & Hedges sont bien adaptés à cette tâche. Plus particulièrement, le cinquième facteur, « L'intérêt de la justice sera‑t‑il mieux servi si l'intervention demandée est autorisée? », permet à la Cour de se pencher sur les circonstances et les faits particuliers de l'affaire qui fait l'objet de la demande d'intervention. À mon avis, les facteurs énoncés dans Pictou Landing sont simplement un exemple de la souplesse que les facteurs de la décision Rothmans, Benson & Hedges accordent à un juge lorsqu'il doit déterminer si, dans une affaire donnée, la requête en intervention doit être accueillie.

[43]           Pour conclure sur ce point, je dirais que le concept de « l'intérêt de la justice » est un concept vaste qui ne permet pas seulement à la Cour de tenir compte de ses intérêts, mais aussi de ceux des parties au litige.

B.                 Le juge a‑t‑il eu tort de ne pas modifier la décision du protonotaire?

[44]           Pour trancher la deuxième question dont nous sommes saisis, nous devons garder en tête que notre tâche n'est pas de décider si nous croyons que CCM respecte les facteurs pertinents en matière d'intervention et devrait donc se voir accorder le statut d'intervenante, mais plutôt de déterminer si le juge a eu tort de refuser de modifier la décision du protonotaire. Je m'attellerai donc maintenant à cette tâche.

[45]           Il s'agit donc de savoir si le juge aurait dû modifier l'ordonnance du protonotaire. CCM affirme que le protonotaire a commis plusieurs erreurs qui auraient dû justifier l'intervention du juge. D'abord, elle soutient que le protonotaire n'a pas appliqué correctement la décision Siemens.

[46]           Je tiens d'abord à préciser que la requête de CCM n'est pas, en réalité, une requête en intervention. Il s'agit plutôt d'une requête visant à permettre à CCM d'agir comme défenderesse à la place d'Easton dans la demande de Bauer. À cet égard, la requête de CCM est similaire à celle de West Atlantic Systems (WAS) dans Siemens, où WAS a demandé l'autorisation d'intervenir dans une demande de contrôle judiciaire déposée par le procureur général à la suite d'une décision que le Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE) a rendue contre Travaux publics et Services gouvernementaux Canada. Plus précisément, le TCCE a conclu que les marchés publics en cause étaient irréguliers et n'étaient pas conformes au paragraphe 1007(1) de l'Accord de libre‑échange nord‑américain.

[47]           Siemens Enterprises Communications Inc. (« Siemens »), qui avait déposé plusieurs plaintes auprès du TCCE et qui avait participé pleinement aux procédures devant le Tribunal, avait choisi de ne pas participer à la demande de contrôle judiciaire du procureur général. WAS, qui avait tenté sans succès de participer aux procédures devant le TCCE, voulait obtenir l'autorisation de la Cour d'intervenir dans les procédures de contrôle judiciaire. Lorsqu'il a rejeté la requête de WAS, le juge Mainville, au nom de la Cour, a formulé les commentaires suivants au paragraphe 4 de ses motifs :

[TRADUCTION]

Par sa requête, WAS tente de remplacer Siemens à titre de défenderesse dans la présente demande de contrôle judiciaire. WAS veut contester la demande en obtenant une ordonnance de la Cour qui, pour ainsi dire, aurait pour effet de lui accorder un statut équivalent à celui de défenderesse dans la présente instance. Les règles autorisant les interventions visent à offrir un moyen par lequel les personnes qui ne sont pas parties aux procédures peuvent néanmoins aider la Cour à prendre une décision sur toute question de fait ou de droit se rapportant à l'instance (alinéa 109(2)b) des Règles des Cours fédérales). Ces règles ne doivent pas être utilisées pour remplacer un défendeur par un intervenant et ne se veulent pas un mécanisme permettant à une personne de compenser son omission de protéger sa propre position en temps opportun.

[Non souligné dans l'original.]

[48]           CCM soutient que le protonotaire a commis une erreur en se fondant sur Siemens, car la décision que la Cour a rendue dans cette affaire [TRADUCTION] « devrait être interprétée comme si elle ne visait que le méfait particulier du chevauchement » (paragraphe 32 du mémoire des faits et du droit de CCM). À mon avis, cet argument n'est pas fondé, car il n'est aucunement question de chevauchement dans Siemens; il n'y avait pas de défendeur dans le contrôle judiciaire puisque Siemens avait décidé de ne pas y participer.

[49]           Étant donné que la Cour a jugé dans Siemens que l'article 109 ne devrait pas servir à remplacer un défendeur dans une instance, on ne peut prétendre, à mon avis, que le protonotaire a eu tort de considérer comme pertinent le fait que l'objectif de la requête de CCM était de prendre la place d'Easton à titre de défenderesse. Cependant, je suis d'accord avec le juge sur le fait que la décision Siemens n'entraîne pas automatiquement le rejet d'une requête en intervention.

[50]           Ensuite, CCM affirme que le protonotaire a commis une erreur en jugeant que l'instance fondée sur l'article 45 ne comportait pas un aspect d'intérêt public suffisant pour justifier son intervention dans la demande de Bauer. Plus précisément, elle soutient que le protonotaire a eu tort de se fonder sur la décision rendue par la protonotaire Tabib dans Genencor, qui visait une affaire complètement différente, ajoutant [TRADUCTION] « qu'il est dans l'intérêt public de s'assurer de l'exactitude du registre, à titre de recueil public des marques de commerce » (mémoire des faits et du droit de CCM, paragraphe 41).

[51]           CCM affirme également que le protonotaire a commis une erreur en jugeant que la demande de contrôle judiciaire de Bauer pouvait être tranchée sans sa participation, ajoutant que le protonotaire a encore eu tort de se fonder sur la décision Genencor. CCM fait valoir que les Règles et l'article 45 de la Loi envisagent la participation de la partie qui présente la demande dans les instances en vertu de l'article 45 et dans tout appel en découlant. Selon CCM, on peut s'attendre à ce que dans tout appel d'une décision relative à l'article 45, la Cour puisse profiter de la participation d'un appelant et d'un intimé. Par conséquent, CCM soutient que le juge aurait dû intervenir, car le protonotaire a eu tort de conclure que l'instance fondée sur l'article 45 ne comportait pas d'aspect public et que l'affaire pouvait être instruite sans sa participation.

[52]           Avant de déterminer si le protonotaire a commis une erreur, comme le prétend CCM, il importe de jeter un bref coup d'oeil à l'article 45 et aux instances qui en découlent. Conformément à l'article 45, le registraire peut, et doit sur demande écrite d'une personne, donner au propriétaire inscrit d'une marque de commerce un avis lui enjoignant de fournir un affidavit ou une déclaration solennelle indiquant si la marque de commerce a été employée au Canada à un moment quelconque au cours des trois ans précédant la date de l'avis.

[53]           Lorsqu'il doit trancher la question de savoir si la marque a été employée durant la période énoncée à l'article 45, la seule preuve que le registraire peut recevoir est l'affidavit ou la déclaration solennelle susmentionné. C'est sur cet élément de preuve et sur les observations des parties que le registraire doit se fonder pour déterminer si la marque a été employée comme le prévoit l'article 45.

[54]           À la suite de la décision du registraire, un appel peut être interjeté à la Cour fédérale en vertu de l'article 56 de la Loi, et de nouveaux éléments de preuve peuvent être présentés à la Cour en plus de la preuve déjà présentée devant le registraire. Si les nouveaux éléments de preuve auraient pu modifier de façon importante la décision du registraire, la Cour doit alors examiner l'affaire de novo et parvenir à sa propre conclusion quant aux questions auxquelles se rapportent les nouveaux éléments de preuve.

[55]           L'objectif des instances fondées sur l'article 45 est de permettre la radiation des enregistrements périmés. Le fardeau de la preuve qui incombe au propriétaire inscrit n'est pas très lourd. Dans la décision Locke c. Osler, Hoskin & Harcourt LLP, 2011 CF 1390, le juge O'Keefe a déclaré au paragraphe 23 que « [l]e critère servant à déterminer l'emploi est relativement souple et il suffit que le demandeur présente une preuve prima facie de l'emploi ». Il a également été dit que le but de l'article 45 de la Loi est de débarrasser le registre du « bois mort » (voir Eclipse International Fashions Canada Inc. c. Shapiro Cohen, 2005 CAF 64, au paragraphe 6). Dans Dart Industries Inc. c. Baker & McKenzie LLP, 2013 CF 97, au paragraphe 13, le juge O'Keefe a mentionné que « [l]es instances fondées sur l'article 45 de la Loi ont un caractère sommaire et administratif ». Enfin, dans Meredith, le juge Hugessen, au nom de la Cour, a indiqué ce qui suit aux paragraphes 3 à 5 au sujet des instances fondées sur l'article 45 :

L'article 45 prévoit une méthode simple et rapide de radier du registre les marques tombées en désuétude. Il n'est pas censé prévoir un moyen supplémentaire de contester une marque de commerce, autre que la procédure litigieuse courante visée par l'article 57. Le fait que l'auteur d'une demande fondée sur l'article 45 ne soit même pas tenu d'avoir un intérêt dans l'affaire (en l'espèce, la société intimée est un cabinet d'avocats) en dit long sur la nature publique des intérêts que l'article vise à protéger.

Le paragraphe 45(2) est clair : le registraire peut seulement recevoir une preuve présentée par le propriétaire inscrit ou pour celui‑ci. Cette disposition ne vise manifestement pas la tenue d'une instruction qui porterait sur une question de faits contestée mais, plus simplement, à donner au propriétaire inscrit l'occasion d'établir, s'il le peut, que sa marque est employée, ou bien d'établir les raisons pour lesquelles elle ne l'est pas, le cas échéant.

Le fait d'interjeter appel à la Cour, en application de l'article 56, n'a pas pour effet d'élargir la portée de l'enquête ni, par voie de conséquence, celle de la preuve qui s'y rapporte. Le passage suivant du juge en chef Thurlow mérite d'être reproduit textuellement. S'exprimant au nom de cette Cour, dans l'arrêt Plough (Canada) Ltd. c. Aerosol Fillers Inc. (1980), 53 C.P.R. (2d) 62, à la page 69, le juge cite, en les approuvant, les commentaires du président Jackett dans l'affaire Broderick & Bascom Rope Co. c. Le registraire des marques de commerce ((1970), 62 C.P.R. 268) :

À mon avis, toute preuve produite par la partie à la demande de qui a été donné l'avis prévu au paragraphe 44(1) (le paragraphe 45(1) actuel), est irrecevable aussi bien sur l'appel interjeté contre la décision du registraire que devant ce dernier. Sur ce point, je fais miens les propos tenus par le président Jackett dans l'affaire Broderick & Bascom Rope Co. c. Le registraire des marques de commerce (précitée) à la page 279 : [...]

[Non souligné dans l'original.]

[56]           À mon avis, le protonotaire aurait dû tenir compte du fait que les instances fondées sur l'article 45 comportent un aspect d'intérêt public. Pour en arriver à sa conclusion, le protonotaire s'est fondé sur la décision Genencor. Cependant, je remarque qu'aux paragraphes 3 et 7 de Genencor, la protonotaire Tabib a établi une distinction claire entre la nature des instances dont elle était saisie et celle des instances fondées sur l'article 45 de la Loi. Plus précisément, lorsqu'elle a rejeté la requête en intervention de l'intervenante proposée, elle a fait remarquer que les dispositions en cause, savoir les articles 48.1 à 48.5 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4, n'étaient pas similaires à l'article 45, car elles ne conféraient pas aux tiers le droit de contester des brevets par procédure sommaire de la même façon que l'article 45 permettait aux tiers de contester des marques de commerce.

[57]           Les instances fondées sur l'article 45 envisagent la participation de personnes n'ayant aucun intérêt dans l'existence d'une marque de commerce donnée. La disposition permet à quiconque de demander qu'un avis soit donné conformément à l'article 45, de présenter des observations au registraire et, en cas d'appel, soit d'intenter celui‑ci, soit d'y participer en tant qu'intimé. Comme la Cour l'a mentionné au paragraphe 3 de la décision Meredith, cela « en dit long sur la nature publique des intérêts que l'article vise à protéger », c'est‑à‑dire radier du registre les marques de commerce tombées en désuétude. Par conséquent, il s'ensuit à mon avis que la nature des instances fondées sur l'article 45 constitue un facteur pertinent à prendre en considération lorsqu'il s'agit de déterminer si le statut d'intervenant devrait être accordé à un tiers, comme à CCM dans l'affaire qui nous occupe.

[58]           Pour en arriver à cette opinion, je tiens compte des observations de Bauer en réponse à celles de CCM à cet égard. Plus précisément, j'ai à l'esprit les observations suivantes de Bauer : la décision Genencor est pertinente; la décision Meredith doit être interprétée dans son contexte, c'est‑à‑dire que la nature publique des instances en vertu de l'article 45 était attribuable au fait que tout membre du public peut demander qu'un avis soit donné conformément à l'article 45; comme le prévoit Genencor, le fait de s'assurer que les marques de commerce invalides ne sont pas conservées dans le registre public ne constitue pas une question générale d'intérêt public; les instances découlant de l'article 45 ne visent habituellement pas des questions juridiques complexes, mais, au contraire, des principes juridiques simples bien connus provenant d'une jurisprudence abondante; les instances fondées sur l'article 45 sont fréquentes à la Cour fédérale.

[59]           Toutefois, le fait que les instances fondées sur l'article 45 comportent un aspect d'intérêt public n'a pas pour effet d'élever ces instances au même rang que les affaires qui, pour reprendre les mots du juge au paragraphe 26 de ses motifs, « touchent un large secteur de la population ou qui soulèvent des questions constitutionnelles ». Par conséquent, la nature publique des instances fondées sur l'article 45 doit être mise en équilibre avec d'autres facteurs pertinents qui, à mon avis, doivent être pris en considération dans la présente affaire. Comme je l'expliquerai sous peu, l'existence d'un intérêt public dans les instances fondées sur l'article 45 ne l'emporte pas sur les autres facteurs qui militent contre l'accueil de la requête en intervention en l'espèce. À mon avis, lorsque tous les facteurs pertinents sont pris en considération, la nature publique des instances fondées sur l'article 45 ne fait pas pencher la balance du côté de CCM. Autrement dit, un juste équilibre entre tous les facteurs pertinents m'amène à conclure que le protonotaire n'a pas commis d'erreur en refusant d'accorder le statut d'intervenante à CCM.

[60]           Je me penche maintenant sur ces autres facteurs.

[61]           Le premier est l'entente conclue entre Bauer et CCM et par laquelle CCM a accepté de ne pas s'opposer à l'emploi ou à l'enregistrement de la marque de commerce en cause par Bauer. En raison de cette entente contractuelle, Bauer soutient que CCM ne peut pas contester la validité de sa marque de commerce. Elle affirme que cette thèse peut être présentée en défense contre la demande reconventionnelle de CCM dans le dossier no T‑311‑12 de la Cour fédérale et qu'elle sera l'une des questions que la Cour devra trancher dans ce dossier. Toutefois, Bauer indique que si le statut d'intervenante est accordé à CCM, Bauer sera incapable de soulever la question dans l'instance fondée sur l'article 45, car la Cour fédérale [TRADUCTION] « ne fera qu'examiner la décision du registraire de radier la marque de commerce de Bauer en appliquant la norme de révision appropriée » (mémoire des faits et du droit de Bauer, au paragraphe 113).

[62]           Je dois préciser que l'entente susmentionnée conclue entre CCM et Bauer a été prise en considération par la Cour dans Bauer Hockey Corp. c. Sport Maska inc. s/n Reebok‑CCM Hockey, 2014 CAF 158, où elle a jugé que le juge de première instance avait commis une erreur en radiant certaines parties de la déclaration modifiée de Bauer. Plus précisément, la Cour était d'avis que les allégations modifiées de Bauer, qui étaient fondées en partie sur l'entente susmentionnée, étaient telles que l'on ne pouvait pas conclure que la demande de Bauer pour obtenir des dommages‑intérêts punitifs n'avait aucune chance raisonnable d'être accueillie. Autrement dit, il n'était pas évident et manifeste pour la Cour que la déclaration modifiée ne révélait aucune cause d'action valable pour des dommages‑intérêts punitifs.

[63]           Le protonotaire s'est penché sur ce point au paragraphe 13 de ses motifs et a conclu [TRADUCTION] « qu'il semble que l'argument de Bauer ne pourrait pas être présenté contre CCM en appel si cette dernière se voyait accorder le statut d'intervenante ». Il est clair, à mon avis, qu'il s'agit de l'un des facteurs qui ont mené le protonotaire à conclure que la requête en intervention de CCM ne devrait pas être accueillie. Le protonotaire n'a pas commis d'erreur en jugeant les ententes contractuelles de Bauer et de CCM comme étant pertinentes pour déterminer si le statut d'intervenante devait être accordé. J'ajouterais qu'il aurait commis une erreur s'il n'avait pas tenu compte de ce point.

[64]           L’autre facteur qui, à mon avis, milite contre l'octroi du statut d'intervenante à CCM est l'existence d'un litige entre Bauer et CCM dans le dossier no T‑311‑12 devant la Cour fédérale. Dans ce dossier, Bauer a intenté une instance contre CCM, alléguant que cette dernière avait contrefait sa marque de commerce. CCM a déposé une demande reconventionnelle et a demandé une déclaration portant que la marque de commerce était invalide. En contestant la validité de la marque de commerce, CCM mentionne au paragraphe 25 de sa défense et demande reconventionnelle :

[TRADUCTION]

25        [...] Bauer n'emploie pas la [marque de commerce] comme une marque de commerce; la [marque de commerce] sert simplement de finition décorative sur le patin pour mettre en évidence le mot servant de marque BAUER. Si la [marque de commerce] ou le dessin sur le renfort d'oeillets a déjà figuré sur les patins de Bauer, ceux‑ci ont toujours été combinés avec le mot servant de marque BAUER. [...]

[65]           Cette assertion de CCM est similaire à celle qui figure au paragraphe 13 de la décision du registraire :

[13]      Je suis d'avis que l'ajout du mot « BAUER » est un élément dominant de la Marque telle qu'elle est employée. Ainsi, la Marque telle qu'elle est employée ne constitue plus simplement un dessin de marque, mais elle est clairement composée de deux éléments : un design sur le garant et le mot BAUER. Quant à l'emploi du mot BAUER dans le dessin de marque, je ne suis pas convaincue que le public le percevrait comme une marque de commerce différente de la Marque en question. Un tel élément supplémentaire altérerait la perception qu'a le public de l'emploi de la marque de commerce « SKATE'S EYESTAY DESIGN » en soi.

[66]           Bauer affirme que son emploi de la marque de commerce au moment où Easton a demandé au registraire d'envoyer un avis en vertu de l'article 45 est le même que celui qu'elle en faisait au moment où elle a conclu une entente avec CCM, il y a environ 30 ans. Dans sa réponse et sa défense à la demande reconventionnelle de CCM, Bauer soutient également, comme je viens de l'indiquer, que CCM ne peut pas contester sa marque de commerce en raison de cette entente.

[67]           Le protonotaire était d'avis que le litige dans le dossier no T‑311‑12 de la Cour était un facteur qui devait être pris en considération pour déterminer si le statut d'intervenante devait être accordé à CCM. Au paragraphe 15 de ses motifs, le protonotaire a fait mention de cette procédure en renvoyant au [TRADUCTION] « débat de fond déjà en cours dans le dossier no T‑311‑12 — ce qui n'était pas le cas dans Pictou Landing ». Le juge partageait l'avis du protonotaire et a déclaré au paragraphe 31 de ses motifs : « La validité de la marque de commerce est en litige dans l'affaire qui oppose Bauer et CCM dans le dossier T‑311‑12. C'est l'instance devant laquelle CCM devrait présenter ses arguments. »

[68]           À mon avis, le protonotaire et le juge n'ont commis aucune erreur lorsqu'ils sont arrivés à cette conclusion. Je souscris à l'assertion de Bauer selon laquelle le fait de permettre à CCM d'intervenir ne simplifierait pas nécessairement ni n'accélérerait le conflit en cours à l'égard de la marque de commerce de Bauer. Cependant, je n'ai pas besoin d'examiner plus en détail la question, car le protonotaire et le juge, exerçant leur pouvoir discrétionnaire respectif, étaient tous deux d'avis que le litige dans le dossier no T‑311‑12 était un facteur pertinent dont il fallait tenir compte pour déterminer si la requête en intervention de CCM devrait être accueillie. Je ne vois aucune raison de conclure qu'ils ont eu tort de considérer le litige en cours entre les parties comme étant un facteur pertinent. Là encore, je suis d'avis que le fait de ne pas tenir compte de ce litige aurait été une erreur.

[69]           CCM soutient par ailleurs, comme elle l'a fait devant le juge, que le protonotaire a commis une erreur en tenant compte du règlement intervenu entre Bauer et Easton. Comme je l'ai mentionné précédemment, le juge était d'accord avec CCM, mais était convaincu que l'erreur du protonotaire n'avait aucune conséquence. Je suis aussi de cet avis. Quoi qu'il en soit, je crois que l'entente liant Bauer et CCM et que l'existence du litige dans le dossier no T‑311‑12 de la Cour fédérale l'emportent clairement sur tous les autres facteurs dans la présente affaire.

[70]           Bien que je sois d'avis que cela est suffisant pour rendre une décision dans le présent appel, je vais néanmoins examiner brièvement les facteurs précis énoncés dans Rothmans, Benson & Hedges à la lumière de la preuve qui nous est présentée.

[71]           Tout d'abord, CCM est‑elle directement touchée par l'issue de l'instance fondée sur l'article 45? La réponse est qu'elle est touchée d'une certaine façon. Plus précisément, si la décision du registraire est maintenue, la marque de commerce de Bauer sera radiée et cette conclusion sera utile à CCM dans l'action en contrefaçon de Bauer. Cependant, il est clair à mon avis que dans les circonstances de la présente affaire, CCM tente d'obtenir le statut d'intervenante en vue de gagner un avantage tactique. Je ne le dis pas dans l'intention de critiquer CCM. Je ne fais qu'exprimer ce que je crois être une observation réaliste de ce qui se passe dans le dossier.

[72]           Quant au deuxième facteur, « Y a‑t‑il une question qui relève de la compétence des tribunaux ainsi qu'un véritable intérêt public? », j'ai déjà répondu à cette question lorsque j'ai abordé les arguments de CCM concernant la nature publique des instances fondées sur l'article 45.

[73]           Pour ce qui est du troisième facteur, « S'agit‑il d'un cas où il semble n'y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour? », la réponse est non. La question soulevée dans l'instance fondée sur l'article 45 est, quoique le contexte soit différent, aussi soulevée dans le litige en cours entre les parties dans le dossier no T‑311‑12 à la Cour fédérale. Le fait d'empêcher CCM d'intervenir dans l'instance fondée sur l'article 45 ne causera aucun préjudice, sauf la perte d'un avantage tactique. Quoi qu'il en soit, CCM peut et aurait pu demander au registraire de donner à Bauer un avis en vertu de l'article 45 à tout moment. Elle a choisi de ne pas le faire pour des raisons qui ne nous concernent pas. La question de savoir si elle a choisi de ne pas demander au registraire de donner un tel avis en raison de l'entente conclue avec Bauer de ne pas s'opposer à l'emploi ou à l'enregistrement de la marque de commerce par Bauer est une question sur laquelle je n'ai pas à me pencher.

[74]           En ce qui concerne le quatrième facteur, « La position de la personne qui se propose d'intervenir est‑elle défendue adéquatement par l'une des parties au litige? », la réponse est non, car il n'y a aucune partie, à l'exception de Bauer. La position que CCM souhaite avancer est la même que celle qu'Easton a présentée, avec succès, devant le registraire et qu'elle aurait défendue dans l'appel devant la Cour fédérale.

[75]           Quant au sixième facteur, « La Cour peut‑elle entendre l'affaire et statuer sur le fond sans autoriser l'intervention? », la réponse est oui. Le fait qu'il n'y aurait aucun intimé n'empêche pas la Cour fédérale de s'acquitter de sa fonction dans les circonstances. Il ne fait aucun doute qu'un intimé serait utile à la Cour, mais, dans les circonstances, ce facteur ne fait pas pencher la balance en faveur de CCM. Quoi qu'il en soit, c'est la conclusion à laquelle est arrivé le protonotaire, et je ne vois aucune raison de la modifier.

[76]           Comme je l'ai dit, je suis convaincu que lorsque tous les facteurs pertinents sont pris en considération, l'intérêt de la justice sera mieux servi si l'intervention demandée par CCM n'est pas autorisée.

VII.          Conclusion

[77]           Pour ces raisons, je conclus que le juge n'a commis aucune erreur en refusant de modifier la décision du protonotaire. Par conséquent, je rejetterais l'appel, mais, dans les circonstances, sans dépens.

« M. Nadon »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑402‑14

(APPEL D'UN JUGEMENT RENDU PAR LE JUGE HARRINGTON LE 8 SEPTEMBRE 2014, DOSSIER NO T‑1036‑13)

INTITULÉ :

SPORT MASKA INC. s/n REEBOK‑CCM HOCKEY c. BAUER HOCKEY CORP. et EASTON SPORTS CANADA INC.

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Montréal (QUÉBEC)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 15 septembre 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 

DATE DU JUGEMENT :

Le 9 février 2016

 

COMPARUTIONS :

Christopher Van Barr

 

Pour l'appelante

 

François Guay

Jean‑Sébastien Dupont

 

Pour l'intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

Pour l'appelante

 

Smart & Biggar

Montréal (Québec)

Pour l'intimée

 

 

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