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Date : 20160217


Dossier : A-187-15

Référence : 2016 CAF 55

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

PHILIP MORRIS PRODUCTS S.A. et ROTHMANS, BENSON & HEDGES INC.

appelantes

et

MARLBORO CANADA LIMITÉE et IMPERIAL TOBACCO CANADA LIMITÉE

intimées

Audience tenue à Montréal (Québec), le 14 janvier 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 février 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LA COUR

 


Date : 20160217


Dossier : A-187-15

Référence : 2016 CAF 55

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

PHILIP MORRIS PRODUCTS S.A. et ROTHMANS, BENSON & HEDGES INC.

appelantes

et

MARLBORO CANADA LIMITÉE et IMPERIAL TOBACCO CANADA LIMITÉE

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

[1]               La Cour est saisie d’un appel interjeté par Philip Morris Products S.A. et Rothmans, Benson & Hedges Inc. (les appelantes) en vertu de l’alinéa 27(1)c) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, à l’encontre d’une ordonnance discrétionnaire prononcée par un juge de la Cour fédérale (2015 CF 364) (le juge). Le juge a statué que Marlboro Canada Limitée et Imperial Tobacco Canada Limitée (les intimées) avaient droit de choisir entre une restitution des bénéfices ou la totalité des dommages qu’elles ont subis en raison de la violation de leurs droits relativement à la marque de commerce enregistrée MARLBORO. Le juge a aussi ordonné que les intérêts, avant et après jugement, soient déterminés par le juge chargé du renvoi, dans l’éventualité où les intimées opteraient pour la restitution des bénéfices.

[2]               La présente ordonnance découle de la décision de notre Cour d’accueillir en partie l’appel interjeté par les intimées relativement à la décision par laquelle la Cour fédérale (2010 CF 1099) a conclu à l’existence d’un risque de confusion entre les marques de cigarettes sans nom des appelantes et les cigarettes MARLBORO des intimées, surtout au sein du soi‑disant « marché invisible », et donc qu’il y avait violation de la marque de commerce des intimées au titre de l’alinéa 20(1)a) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T‑13 (2012 CAF 201). Par conséquent, notre Cour a renvoyé l’affaire au juge pour que celui‑ci tranche la question de savoir si les intimées ont le droit de choisir entre les dommages‑intérêts et la restitution des bénéfices, et pour qu’elles puissent formuler des observations en ce qui a trait aux intérêts et aux dépens. Il s’agit de cette ordonnance discrétionnaire rendue par le juge à la suite du renvoi par la Cour qui fait l’objet du présent appel.

[3]               Le juge a décidé qu’il y avait lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de permettre aux intimées de choisir la restitution des bénéfices, compte tenu des facteurs qui avaient été relevés comme étant importants pour les parties dans les observations qu’elles ont formulées devant le juge, soit : la conduite de la demanderesse, la complexité du processus de restitution des bénéfices, la conduite de la personne ayant procédé à la contrefaçon, les dommages subis par la demanderesse et l’existence d’une confusion réelle.

[4]               Les appelantes invoquent quatre motifs à l’appui de leur contestation de l’ordonnance du juge :

  Premièrement, elles affirment que le juge a appliqué un critère juridique incorrect en faisant fi de l’objectif de restitution de la restitution des bénéfices;

  Deuxièmement, les appelantes allèguent que le juge a commis une erreur lorsqu’il a conclu qu’un renvoi relatif aux dommages‑intérêts pouvait être tout aussi complexe qu’une restitution des bénéfices;

  Troisièmement, elles prétendent que le juge a commis une erreur en omettant d’enjoindre aux intimées de démontrer l’existence d’un fondement positif à l’appui de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire; le juge a plutôt statué qu’elles avaient le droit à ce qu’il exerce son pouvoir discrétionnaire en l’absence d’une disposition l’en empêchant;

  En dernier lieu, les appelantes prétendent que le juge a commis une erreur en ne reconnaissant pas qu’une restitution des bénéfices leur occasionnerait un grave préjudice, compte tenu de l’actuelle contestation présentée par les intimées relativement à la nouvelle présentation de l’emballage relatif à la marque ROOFTOP (dossier de la Cour fédérale T‑1280).

I.                   L’objectif de restitution

[5]               Les appelantes prétendent que, pour que la réparation en equity consistant en la restitution des bénéfices soit accordée, celle-ci doit avoir un objectif de restitution, un objectif de prévention, ou les deux. Elles soutiennent que la Cour suprême du Canada a élaboré ce critère dans l’arrêt Strother c. 3464920 Canada Inc., 2007 CSC 24, [2007] 2 R.C.S. 177, aux paragraphes 74 à 77 [Strother], et que le juge a omis de l’appliquer, en ce sens qu’il a fait fi de l’objectif de restitution de la restitution des bénéfices.

[6]               Les appelantes prétendent qu’elles ne se sont pas enrichies injustement, parce qu’elles n’ont pas réellement utilisé la propriété intellectuelle des intimées. Elles soutiennent que ce fait aurait dû conduire à la conclusion selon laquelle la restitution des bénéfices n’atteindrait pas l’objectif de restitution.

[7]               Les faits dans l’arrêt Strother sont différents de ceux en l’espèce, puisque cet arrêt portait sur un avocat ayant contrevenu à son obligation de fiduciaire et que l’objectif de restitution de la réparation ne s’appliquait pas dans ce cas. Les appelantes n’ont pas convaincu la Cour qu’un critère a été dégagé dans l’arrêt Strother, et que, si tel avait été le cas, celui-ci doit nécessairement être appliqué en l’espèce, ni que la conclusion tirée par le juge au paragraphe 21, soit celle portant que l’ensemble des facteurs pertinents varie selon les circonstances de chaque cas, était viciée de quelque manière que ce soit. Néanmoins, le juge a bel et bien renvoyé à l’arrêt Strother au paragraphe 17 de ses motifs, et notre Cour est convaincue qu’il a tenu compte de cet arrêt dans son analyse.

[8]               Le juge a reconnu que son pouvoir discrétionnaire d’accorder une réparation en equity n’est pas illimité (motifs du juge, au paragraphe 20, renvoyant à l’arrêt Apotex Inc. c. Bristol‑Myers Squibb Co., 2003 CAF 263, 308 N.R. 152). Il devait donc [traduction« pondérer les facteurs pertinents à la lumière des objectifs d’equity de la réparation, en gardant à l’esprit que les [intimées] n’ont pas un droit à la restitution des bénéfices, mais qu’elles ne devraient pas se voir refuser cette possibilité en l’absence d’un motif convaincant » (motifs du juge, au paragraphe 21).

[9]               L’analyse du juge démontre clairement qu’il a tenu compte de l’objectif de restitution de la mesure de réparation, puisqu’il a pondéré les facteurs pertinents en l’espèce. Lorsqu’il discutait du facteur des dommages subis par les demanderesses, il a clairement reconnu la thèse des appelantes selon laquelle les intimées n’avaient pas un droit à une restitution des bénéfices, au paragraphe 36. Après examen des positions des parties sur les dommages et ainsi que de la preuve traitant de ceux‑ci, le juge a mentionné que, même si les questions liées à la preuve ne devaient pas être tranchées à l’étape de la détermination des dommages‑intérêts, ces éléments tendaient à miner l’argument des appelantes selon lequel [traduction« les ventes de leurs produits sans nom ne constituent pas un enrichissement injustifié donnant lieu à une réparation de nature restitutoire » (motifs du juge, au paragraphe 39). Il a aussi traité de l’enrichissement injustifié, en renvoyant de manière implicite à l’objectif de restitution de la restitution des bénéfices, lorsqu’il a examiné les observations des parties en ce qui a trait à la confusion.

[10]           En résumé, le juge a pleinement tenu compte de la pertinence de la restitution dans le contexte de son analyse, et les appelantes ne nous ont pas convaincus que la Cour devait intervenir à cet égard.

II.                La complexité

[11]           Deuxièmement, la Cour juge que l’argument des appelantes selon lequel le juge a commis une erreur en concluant que la complexité de la restitution des bénéfices est un facteur neutre, du fait que le calcul des dommages peut être tout aussi complexe que la restitution des bénéfices, est sans fondement.

[12]           Le juge a eu l’avantage d’entendre les positions et les arguments des parties quant à la question de la complexité du calcul des dommages, en sachant pleinement que ces observations étaient nécessairement de nature conjecturale à ce stade‑là, puisque le calcul réel n’avait pas été effectué et qu’il n’en disposait pas.

[13]           Au paragraphe 31, le juge a donné des motifs bien précis quant à savoir pourquoi le calcul des dommages serait complexe en l’espèce, motifs soutenus par des précédents doctrinaux appuyant la proposition selon laquelle le calcul des dommages peut être tout aussi complexe qu’une restitution des bénéfices.

[14]           Il est évident, à la lecture des motifs du juge dans leur ensemble, qu’il a tenu compte de toutes les questions qui lui avaient été soumises et de toute la preuve dont il disposait lorsqu’il a tiré sa conclusion selon laquelle le calcul des dommages serait vraisemblablement aussi complexe que la restitution des bénéfices. Il ne s’agit pas, là non plus, d’une erreur susceptible de contrôle.

III.        Les appelantes doivent‑elles démontrer un fondement à l’appui d’une réparation en equity?

[15]           Troisièmement, les appelantes allèguent qu’il incombait aux intimées de démontrer leur droit à une restitution des bénéfices en établissant l’existence d’un lien de causalité entre les dommages qu’elles ont subis et l’utilisation de leur propriété intellectuelle par les appelantes.

[16]           Elles se fondent sur l’arrêt Janssen‑Ortho Inc. c. Novopharm Ltd., 2006 CF 1234, [2006] A.C.F. no 1535 (QL) [Janssen], et notamment sur la proposition formulée par le juge Hughes selon laquelle il est nécessaire pour une partie qui réclame une réparation en equity, comme la restitution des bénéfices, de « justifier » l’exercice du pouvoir en equity (Janssen, au paragraphe 132).

[17]           La Cour conclut que cela n’est d’aucune utilité pour les appelantes. En l’espèce, il est évident qu’un lien de causalité a été établi, puisque la Cour a conclu à l’existence de confusion et à la présence d’une violation, soit la source de l’enrichissement injustifié des appelantes (motifs du juge, au paragraphe 42).

[18]           La Cour fait aussi remarquer que l’énoncé tiré de l’arrêt Janssen sur lequel les appelantes se fondent fait bande à part dans la jurisprudence et qu’il n’est appuyé par aucun précédent judiciaire. Le juge n’a pas commis une erreur en énonçant qu’il ne refuserait pas d’accorder aux intimées une restitution des bénéfices en l’absence de motifs convaincants (motifs du juge, au paragraphe 21).

IV.             Le préjudice

[19]           En dernier lieu, la Cour doit aussi rejeter l’argument des appelantes selon lequel elles subiront un préjudice si les intimées choisissent la restitution des bénéfices, à la lumière du litige parallèle qui a été introduit par les intimées et dans lequel elles allèguent que leur marque de commerce MARLBORO fait l’objet de violation supplémentaire depuis l’introduction, en juillet 2012, de la nouvelle présentation de l’emballage relatif à la marque ROOFTOP des appelantes.

[20]           Le juge a pris connaissance de la position des appelantes quant à cette question au paragraphe 27 de ses motifs; après l’avoir examiné, il a néanmoins conclu qu’une restitution des bénéfices pouvait être accordée aux intimées.

[21]           La Cour constate que la preuve et les conclusions de faits qui seront présentés dans le renvoi et celles qui le seront dans l’instance relative à la nouvelle violation seront nécessairement similaires, dans la mesure où les appelantes ont l’intention d’alléguer que leur nouvel emballage pour la marque ROOFTOP constitue une solution de rechange ne violant pas la marque de commerce des intimées. La Cour s’attend à ce que les intimées contestent cette thèse. Par conséquent, la question de savoir si l’emballage relatif à la marque ROOFTOP viole la marque de commerce MARLBORO sera sans doute en litige, autant dans le renvoi que dans l’instance relative à la violation.

[22]           Lorsque l’instance relative à la violation ou le renvoi sera prêt à être instruit, un sursis pourrait être prononcé à l’égard de l’autre instance, jusqu’à ce qu’une décision soit rendue. La Cour convient avec les intimées que cela aura effectivement pour effet de prévenir le préjudice éventuel que pourraient occasionner des instances parallèles. De plus, le juge n’a pas fait fi de cette question, et la Cour n’a pas pour mandat de pondérer à nouveau chacun des facteurs examinés par le juge dans le contexte d’une décision qu’il a rendue en vertu de son pouvoir discrétionnaire.

[23]           En résumé, les appelantes n’ont pas réussi à démontrer que le juge a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour à l’égard de sa décision, prise en vertu de son pouvoir discrétionnaire, de permettre aux intimées de choisir entre les dommages‑intérêts ou la restitution des bénéfices en réparation de la violation, par les appelantes, de leur marque de commerce.

[24]           Pour ces motifs, le présent appel sera rejeté avec dépens, qui sont fixés à 10 000$, y compris les taxes et débours.

« Johanne Trudel»

j.c.a.

«A.F. Scott»

j.c.a.

«Richard Boivin»

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑187‑15

 

 

INTITULÉ :

PHILIP MORRIS PRODUCTS S.A. et ROTHMANS, BENSON & HEDGES INC. c. MARLBORO CANADA LIMITÉE et IMPERIAL TOBACCO CANADA LIMITÉE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 14 janvier 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

la juge TRUDEL

le juge SCOTT

le juge BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS
Et du jugement :

le 17 février 2016

COMPARUTIONS :

Scott Jolliffe

A. Kelly Gill

James Green

 

pour les appelantes

 

François Guay

Jean‑Sébastien Dupont

 

pour les intiméEs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson LLP

Toronto (Ontario)

 

pour les appelantes

 

Smart & Biggar

Montréal (Québec)

pour les intiméEs

 

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