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Date : 20160323


Dossier : A-384-15

Référence : 2016 CAF 92

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Demandeur

Et

ASSOCIATION DES JURISTES DE JUSTICE

Défenderesse

Audience tenue à Montréal (Québec), le 11 janvier 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 mars 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20160323


Dossier : A-384-15

Référence : 2016 CAF 92

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Demandeur

Et

ASSOCIATION DES JURISTES DE JUSTICE

Défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]               Le 2 avril 2015, l’arbitre de grief Stephan J. Bertrand (l’arbitre) de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (la Commission) a accueilli un grief de principe de l’Association des juristes de Justice (l’Association) à l’encontre d’une directive de la Direction du droit de l’immigration du ministère de la Justice, bureau régional de Québec (l’employeur ou la Direction). Cette directive impose aux juristes l’obligation d’être disponibles, à tour de rôle, les soirs et les fins de semaine et ce, sans indemnisation. L’arbitre a conclu que cette directive porte atteinte au droit à la liberté des juristes protégé à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte) et contrevenait de ce fait au paragraphe 6.01 de la convention collective entre le Conseil du Trésor et l’Association, en plus de constituer un exercice déraisonnable et inéquitable des droits résiduaires de direction prévus au paragraphe 5.02 de la convention collective.

[2]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la présente demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision devrait être accueillie. L’arbitre a erré en concluant que la directive n’est pas conforme à la convention collective et contrevient au droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte.

I.                   Les faits

[3]               Les faits ne sont pas contestés et ont fait l’objet d’un énoncé conjoint devant l’arbitre. Je me contenterai d’en résumer les faits saillants aux fins de la présente demande.

[4]               Depuis le début des années 1990, la Direction offre aux ministères clients des services juridiques de garde les soirs et les fins de semaine afin de traiter les demandes de sursis urgentes devant la Cour fédérale en matière d’immigration. Lorsqu’il est de garde, le juriste doit être accessible par téléavertisseur ou téléphone cellulaire, être en tout temps prêt à se rendre au bureau dans un délai d’une heure, et être en mesure, le cas échéant, de fournir les services requis. L’énoncé conjoint illustre l’impact que peut avoir cette obligation en exposant la situation personnelle de quatre juristes œuvrant à la Direction.

[5]               L’arbitre a résumé de la façon suivante les contraintes qu’impose la directive à ces quatre juristes (Dossier du demandeur, p. 30, para. 59) :

Les conditions imposées aux juristes affectent directement leurs habiletés et capacités de faire certaines choses et de poser certains gestes, notamment de ramasser leurs enfants à l’école et de les ramener à leur domicile, dans le cas où l’école en question se trouve à plus d’une heure du bureau, d’assister à des spectacles d’Opéra, de visiter les membres de leurs familles qui résident à plus d’une heure de leurs lieux de travail, de s’engager à suivre des cours de piano, d’entreprendre des sorties entre amis où ceux-ci pourraient autrement consommer même modérément de l’alcool, d’accompagner leurs enfants dans les arénas où ils pratiquent le hockey, de passer du temps en famille au chalet, quand ce chalet se situe à plus d’une heure de leur lieu de travail ou dans une région ou les téléavertisseurs ou les téléphones cellulaires ne sont pas fonctionnels, de skier avec leurs enfants ou de les accompagner aux glissades d’eau, de recevoir des amis ou de la famille à souper, de s’entraîner pour un triathlon ou de participer à de telles courses, et de choisir des activités personnelles ou familiales se déroulant à plus d’une heure de leur travail […].

[6]               Jusqu’à l’entrée en vigueur de la directive contestée, en mars 2010, les juristes effectuant des périodes de garde étaient compensés par des journées de congé discrétionnaire de l’employeur, et la garde n’était pas obligatoire dans la mesure où il y avait suffisamment de volontaires. Or, l’employeur a avisé les employés vers le 22 mars 2010 qu’ils seraient dorénavant uniquement rémunérés pour les heures réellement travaillées lors d’une période de garde, et non pas pour l’entièreté de la période de garde. En l’absence de volontaires suite à cette annonce, l’employeur a imposé à tous les juristes de la Direction l’obligation de se rendre disponibles à tour de rôle pour assurer la garde. Un tableau de garde a été préparé selon les disponibilités et la situation personnelle des juristes, ce qui se traduit par des gardes obligatoires de 1 à 3 fois par année en moyenne. L’employeur permet par ailleurs aux juristes de s’accommoder entre eux pour se faire remplacer.

[7]               Les conditions de travail des juristes faisant partie de l’unité de négociation ont été initialement fixées par une décision arbitrale rendue le 23 octobre 2009, qui tenait lieu de convention collective. Cette dernière est entrée en vigueur le 1er novembre 2009, mises à part certaines dispositions qui ne sont entrées en vigueur que le 20 février 2010. Ni cette décision arbitrale ni les descriptions de tâche des employés ne traitent du temps de garde ou d’une indemnisation pour une telle période. Les alinéas 13.01c) et 13.02c) de la convention collective signée le 27 juillet 2010 prévoient une semaine normale de travail de 37,5 heures, qui s’étale du lundi au vendredi « sauf dans le cas où le juriste est appelé à travailler un jour de repos ou un jour férié afin de pouvoir remplir ses fonctions et obligations professionnelles » (Dossier du demandeur, vol. 1, p. 142).

[8]               L’employeur invoque plutôt le droit de direction que lui reconnaissent les articles 7 et 11.1 de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F-11 [LGFP], tel que repris à l’article 5 de la convention collective, pour justifier la directive qu’il a émise. L’article 5 de la convention collective se lit comme suit (Dossier du demandeur, vol. 1, p. 137) :

5.01 L’Association reconnaît que l’Employeur retient toutes les fonctions, les droits, les pouvoirs et l’autorité que ce dernier n’a pas, d’une façon précise, fait diminuer, déléguer ou modifier par la présente convention.

5.02 L’Employeur agit raisonnablement, équitablement et de bonne foi dans l’administration de la présente convention collective.

[9]               Ce droit de direction est par ailleurs balisé par l’article 6 de la convention collective, qui se lit comme suit (Dossier du demandeur, p. 137) :

6.01 Rien dans la présente convention ne peut être interprété comme une diminution ou une restriction des droits constitutionnels ou de tous autres droits d’un juriste qui sont accordés explicitement par une loi du Parlement du Canada.

[10]           Le 15 mai 2010, l’Association a déposé un grief de principe en vertu de l’article 220 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 [LRTFP], alléguant que cette nouvelle directive était un exercice déraisonnable des droits de direction de l’employeur, et réclamant les mesures correctives suivantes : (1) que l’employeur cesse d’imposer une obligation de garde; (2) dans l’alternative, que l’employeur traite les heures de garde comme des heures travaillées; (3) dans l’alternative, que l’employeur indemnise les avocats pour le temps de garde selon la politique antérieure; et (4) tout autre redressement que le tribunal jugera bon d’accorder (Dossier du demandeur, vol. 1, p. 126).

[11]           Suite à une première audience, une arbitre a rejeté le grief au motif qu’elle n’avait pas la compétence pour en traiter dans la mesure où la politique de garde ne fait pas partie expressément ou implicitement d’un sujet que traite la convention collective. Cette décision a été annulée en contrôle judiciaire, le juge Martineau se disant d’avis que le grief portait précisément sur une violation alléguée du paragraphe 5.02 et de l’article 6 de la convention collective, qui incorporent l’article 7 de la Charte (Association des juristes de Justice c. Canada (Procureur général), 2013 CF 806, [2013] A.C.F. no 849).

[12]           Les 28 et 29 octobre 2014, le grief a été entendu par un nouvel arbitre. À l’audience, l’Association a retiré les revendications qui figuraient aux points 2 et 3 de la liste des mesures correctives reproduites plus haut, c’est-à-dire les revendications de nature économique visant à obtenir une indemnisation pour les heures de garde. Aucune preuve directe de ce retrait n’a été déposée devant cette Cour, bien que l’arbitre en ait pris acte aux paragraphes 25 et 32 de sa décision.

II.                La décision contestée

[13]           Tout en reconnaissant que l’employeur conservait des droits résiduaires de direction conformément à au paragraphe 5.01 de la convention collective, l’arbitre a ajouté que l’employeur devait agir raisonnablement, équitablement et de bonne foi dans l’exercice de ces droits et devait notamment se conformer à l’article 7 de la Charte. Dans cette perspective, il a conclu que la directive n’était pas raisonnable:

[45] Une telle directive ne m’apparaît tout simplement ni raisonnable, ni équitable. Bien au contraire, il est plutôt raisonnable que les juristes s’attendent à ce qu’ils soient libres d’agir et de se conduire comme bon leur semble à l’extérieur de leur lieu de travail et en dehors des heures normales de travail, et cela, sans aucune ingérence de la part de leur employeur. Il serait plutôt équitable qu’ils soient indemnisés pour les moments où l’employeur continue d’exercer un certain contrôle sur leur vie.

[14]           L’arbitre note par ailleurs la présence fréquente de clauses d’indemnisation dans les conventions collectives régissant les fonctionnaires fédéraux, dans lesquelles les parties s’entendent sur les modalités ayant trait à la disponibilité des employés en dehors des heures normales de travail moyennant une certaine indemnisation, de façon à éviter l’exercice déraisonnable du pouvoir de direction. À ses yeux, le fait qu’une convention collective soit silencieuse sur le temps de garde ne signifie pas que l’employeur ait carte blanche pour obliger une garde et en prévoir les modalités.

[15]           Tout en reconnaissant qu’une urgence sur laquelle l’employeur n’a aucun contrôle en dehors des heures normales de travail puisse représenter un besoin organisationnel légitime, l’arbitre estime que le besoin organisationnel en l’espèce découle plutôt du choix de l’employeur d’offrir et de vendre les services professionnels de ses employés en dehors des heures normales de travail. S’il en allait autrement, l’employeur aurait indiqué la disponibilité pour le temps de garde comme étant une condition d’emploi. L’arbitre note également qu’aucune preuve établissant que la période de garde est le seul moyen dont dispose l’employeur pour répondre aux urgences n’a été présentée.

[16]           Enfin, l’arbitre distingue les décisions des tribunaux administratifs provinciaux citées par le demandeur au motif qu’elles traitent de l’interprétation d’une clause de la convention collective sur la disponibilité sur appel. À l’inverse, il note que le demandeur n’a référé à aucune décision de la Commission ou des cours fédérales laissant entendre que la décision de l’employeur régissant la garde obligatoire et les conditions régissant la conduite des fonctionnaires tenus d’effectuer cette garde en dehors du lieu de travail et des heures normales de travail, sans indemnisation, serait un exercice raisonnable des fonctions de gestion de l’employeur.

[17]           Dans un deuxième temps, l’arbitre conclut que la directive porte atteinte au droit à la vie privée protégée par l’article 7 de la Charte et le paragraphe 6.01 de la convention collective. Il fait tout d’abord référence à l’arrêt de la Cour suprême dans Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844, 152 D.L.R. (4th) 577 [Godbout], où la Cour a estimé que le choix du lieu de résidence était un droit protégé par l’article 7 de la Charte et l’article 5 de la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. ch. C-12 (Charte québécoise).

[18]           L’arbitre convient que la Charte ne protège pas toute activité qu’un individu considère être essentielle à son mode de vie. Il distingue cependant les exemples fournis dans l’arrêt R. c. Malmo-Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571[Malmo-Levine] (choix de fumer de la marijuana, de jouer au golf, de s’adonner à des jeux de hasard et de consommer des aliments gras), qui s’apparentent davantage à des préférences personnelles, des exemples de contrainte fournies par les juristes, qui tiennent davantage de décisions essentiellement privées tenant de la nature même de l’autonomie personnelle. Plutôt que de caractériser les libertés que les juristes tentent de protéger « d’activités récréatives, sociales et familiales ou de préférences personnelles qui ne méritent aucune protection », il les assimile plutôt à la « volonté de tisser des liens familiaux, d’assumer leurs responsabilités parentales, de planifier l’aménagement de leur vie personnelle et familiale, de vaquer aux occupations ordinaires de la vie, ainsi que de se développer et de réaliser leur potentiel au maximum » (para. 61 de la décision).

[19]           Compte tenu de sa conclusion à l’effet que le droit à la liberté prévu par l’article 7 de la Charte inclut le droit de jouir d’une vie privée en dehors du lieu de travail et des heures normales de travail, l’arbitre estime que la directive viole ce droit à la vie privée. Il conclut son analyse à cet égard dans les termes suivants :

[63] À mon avis, si la Cour suprême est sympathique à l’idée que l’article 7 de la Charte canadienne protège un droit à la vie privée et qu’elle prône l’importance de l’autonomie personnelle et le caractère fondamental de l’intégrité de la cellule familiale (Children’s Aid Society et Godbout), il va de soi que la directive sur la garde de l’employeur, par son caractère clairement intrusif dans la vie privée des juristes, brime les garanties prévues par cet article en s’immisçant directement dans plusieurs volets de l’autonomie personnelle de ses employés.

[20]           À la question de savoir si l’atteinte au droit à la liberté des juristes est conforme aux principes de justice fondamentale, l’arbitre répond par la négative. Tout en reconnaissant qu’un lien rationnel existe entre l’objectif de répondre aux demandes de sursis et des heures supplémentaires, il se dit d’avis que les effets préjudiciables de la directive sont totalement disproportionnés à cet objectif. À ses yeux, d’autres moyens moins intrusifs permettraient d’atteindre le même résultat. Il mentionne à titre d’exemple la possibilité pour le gestionnaire d’appeler les employés à tour de rôle jusqu’à ce qu’il rejoigne un juriste disponible ou à défaut d’assurer lui-même le service, l’amendement de la directive de façon à ce que la garde soit volontaire, ou l’ajout d’une clause de disponibilité à la convention collective.

III.             Analyse

[21]           Il est bien établi selon une jurisprudence constante que la norme de contrôle applicable à la décision d’un arbitre en matière de relations de travail est celle de la décision raisonnable : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, para. 68; British Columbia Teachers’ Federation c. British Columbia Public School Employers’ Association, 2014 CSC 70, [2014] 3 R.C.S. 492; Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 503 c. Compagnie Wal-Mart du Canada, 2014 CSC 45, [2014] 2 R.C.S. 323, para. 85; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes et Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 R.C.S. 458, para. 7 [Irving]. En l’espèce, les parties ne contestent pas que la décision de l’arbitre quant au caractère équitable et raisonnable de la directive contestée au regard du paragraphe 5.02 de la convention collective doit faire l’objet de déférence. Il en va ainsi notamment à cause de la clause privative protégeant les arbitres de la Commission (art. 233 de la LRTFP), de leur expertise en la matière et de la nature largement factuelle de l’exercice. Comme le rappelait récemment mon collègue le juge Stratas dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Delios, 2015 CAF 117, [2015] A.C.F. no 549, para. 20 :

[…] [L]es interprétations de dispositions de conventions collectives comportent des facteurs d’appréciation des faits, de spécialisation et d’expertise concernant les conventions collectives, les différends auxquels elles donnent lieu, les négociations qui précèdent leur conclusion et, de façon plus générale, la manière dont la cohabitation patronalesyndicale qui les entoure se manifeste dans une variété de circonstances. Tous ces éléments militent en faveur de la norme de la décision raisonnable, et non celle de la décision correcte […].

[22]           Les parties ne s’entendent pas, cependant, quant à la norme applicable à la décision de l’arbitre à l’effet que la directive contrevient à l’article 7 de la Charte et, par le fait même, à l’article 6 de la convention collective. Le demandeur soutient que la norme de la décision correcte doit s’appliquer puisqu’il s’agit d’une décision non discrétionnaire soulevant l’interprétation de la Charte. L’Association, pour sa part, s’appuie notamment sur l’arrêt Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 R.C.S. 395 [Doré] et plaide que la norme de la raisonnabilité doit être retenue lorsqu’un tribunal administratif ne décide pas de la constitutionnalité d’une loi, mais ne cherche qu’à protéger les droits conférés par la Charte dans l’exercice de ses pouvoirs.

[23]           À mon avis, la question de savoir si les contraintes auxquelles sont soumis les juristes pendant les périodes de garde contreviennent au droit à la liberté que garantit l’article 7 de la Charte ne doit faire l’objet d’aucune déférence de la part de cette Cour. Il s’agit là d’un enjeu qui va bien au-delà de ce qui était en cause dans l’arrêt Doré, où la question était de savoir si un décideur administratif avait suffisamment tenu compte des valeurs consacrées par la Charte en rendant une décision à la suite de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. En d’autres termes, la Cour était appelée à déterminer dans cette affaire si le décideur avait restreint le droit protégé par la Charte de manière disproportionnée et donc déraisonnable. Dans la présente instance, c’est la délimitation même du droit à la liberté enchâssé par l’article 7 qui est en cause. Il s’agit là d’une question essentiellement juridique, de nature constitutionnelle par surcroît, qui ne saurait se prêter à différentes interprétations. Si l’interprétation de la convention collective relève sans l’ombre d’un doute de l’expertise de l’arbitre, il en va bien autrement de l’interprétation d’un texte constitutionnel. De la même façon que la portée et le sens du concept de situation de famille en tant que motif de distinction illicite (Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1R.C.S. 554 aux pp. 576 à 578, 100 D.L.R. (4th) 658) et le concept de discrimination (Canada (Procureur général) c. Sketchley, 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392), la détermination de ce qu’englobent les notions de vie privée et d’autonomie personnelle ne peut donner lieu à des jugements incompatibles et doit donc être scrutée avec rigueur : voir Erasmo c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 129, [2015] A.C.F. no 638, para. 29 et 30; Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110, [2015] 2 R.C.F. 595, para. 36-52. Bien entendu, l’application de l’interprétation qui doit être donnée à ces concepts aux faits de l’espèce commandera l’application de la norme du caractère raisonnable.

A.                La raisonnabilité de l’interprétation donnée par l’arbitre à l’article 5 de la convention collective

[24]           Il ne fait aucun doute que le Conseil du Trésor, à titre d’employeur dans la fonction publique, s’est vu confier des pouvoirs étendus par le législateur. L’alinéa 7(1)e) de la LGFP prévoit notamment que le Conseil du Trésor peut agir au nom du Conseil privé de la Reine pour le Canada à l’égard de « la gestion des ressources humaines de l’administration publique fédérale, notamment la détermination des conditions d’emploi ». Dans l’exercice de cette attribution, le Conseil du Trésor peut « déterminer et réglementer les traitements auxquels ont droit les personnes employées dans la fonction publique, leurs horaires et leurs congés, ainsi que les questions connexes » (al. 11.1(1)c) de la LGFP). Dans l’exercice de ses fonctions, il est bien établi que l’employeur peut faire tout ce qui ne lui est pas expressément ou implicitement interdit par une convention collective ou par une loi : voir Brescia c. Canada (Conseil du Trésor), 2005 CAF 236, [2006] 2 R.C.F. 343, para. 40-45 et 50; Peck c. Canada (Parcs Canada), 2009 CF 686, [2009] A.C.F. no 1707, para. 33; P.S.A.C. v. Canada (Canadian Grain Commission) (1986), 5 F.T.R. 51 (C.F.1re inst.), [1986] F.C.J. No. 498, p. 19; Alliance de la fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor (Ministère des Anciens Combattants), 2013 CRTFP 165, [2013] C.R.T.F.P.C. no 135, para. 83, conf. par 2014 CF 1152, [2014] A.C.F. no 1198; Institut professionnel de la fonction publique du Canada c. Conseil du Trésor (Ministère des ressources humaines et du développement des compétences), 2014 CRTFP 18, [2014] C.R.T.F.P.C. no 18, para. 48. La convention collective reconnaît d’ailleurs expressément les droits résiduaires de direction de l’employeur à son paragraphe 5.01.

[25]           Les droits de gestion résiduaires d’un employeur ne sont cependant pas absolus. Dans le contexte de la fonction publique, les pouvoirs du Conseil du Trésor font notamment l’objet de plusieurs restrictions aux termes de la LRTFP et ne s’étendent pas aux questions visées par la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13. De façon plus générale, il est acquis que la mesure prise par un employeur dans l’exercice de son droit de gestion ne doit pas déroger à la convention collective, et doit être raisonnable et reliée à un objectif légitime. Comme l’affirmait la Cour suprême dans l’arrêt Irving, au paragraphe 24 :

L’étendue du pouvoir de la direction d’imposer unilatéralement des règles au titre de la convention collective est expliquée de manière convaincante dans l’affaire Re Lumber & Sawmill Workers’ Union, Local 2537, and KVP Co. (1965), 16 L.A.C. 73 (Robinson). L’élément central du « critère énoncé dans KVP », que les arbitres appliquent traditionnellement, veut que la règle ou la politique imposée unilatéralement par l’employeur, à laquelle le syndicat n’a pas donné son aval par la suite, soit conforme à la convention collective et raisonnable (Donald J.M. Brown et David M. Beatty, Canadian Labour Arbitration (4e éd. (feuilles mobiles)), vol. 1, sujet 4 :1520).

[26]           Cette exigence est reprise pour l’essentiel au paragraphe 5.02 de la convention collective, qui stipule expressément l’obligation pour l’employeur d’agir raisonnablement, équitablement et de bonne foi, tandis que le paragraphe 6.01 prévoit que les droits constitutionnels ou tous autres droits accordés explicitement par une loi du Parlement ne peuvent être diminués ou restreints par l’employeur. Je reviendrai plus loin sur ce dernier paragraphe.

[27]           Le demandeur soutient que l’arbitre a erré en concluant que la directive sur les jours de garde était déraisonnable et contrevient de ce fait à une jurisprudence constante où ce genre de directive a été considéré comme un exercice raisonnable du droit de gestion tant et aussi longtemps que l’employé n’est pas tenu de rester à domicile. Le demandeur allègue également que cette décision n’est pas intelligible ni justifiée dans la mesure où l’arbitre, d’une part, invoque des motifs économiques pour conclure que la directive est déraisonnable alors même que l’Association a renoncé à toutes les conclusions du grief qui impliquaient une compensation monétaire ou autre, et d’autre part construit son raisonnement en s’appuyant sur la prémisse erronée qu’une politique sur les heures et les jours de garde doit nécessairement être autorisée par une clause de disponibilité dans la convention collective.

[28]           Je ne crois pas que l’arbitre ait erré en considérant l’absence de rémunération pour le temps de garde alors même que l’Association ne réclamait plus une ordonnance subsidiaire liée à une indemnisation. Il est vrai que l’arbitre souligne qu’il « serait plutôt équitable qu’ils [les juristes] soient indemnisés » pour la disponibilité (para. 45), qu’une clause de disponibilité offre « une certaine indemnisation » pour la disponibilité (para. 46), qu’il y a absence de précédent fédéral où l’on impose des périodes de disponibilité « sans indemnisation » et que les parties « négocient habituellement une clause de disponibilité prévoyant des modalités favorables aux deux parties » (para. 51). Une lecture attentive de ces paragraphes, cependant, révèle que ces références à une contrepartie monétaire s’inscrivent dans une discussion portant sur la raisonnabilité de la directive et de l’exercice qu’a fait l’employeur de son droit de gestion. Je vois mal comment l’arbitre aurait pu passer sous silence cette considération importante, d’autant plus que c’est la décision de l’employeur de ne plus indemniser les juristes pour leur temps de garde qui est à l’origine du grief. Même si l’Association a renoncé à toute conclusion d’ordre monétaire (pour des raisons qui me semblent davantage reliées à l’argument fondé sur l’article 7 de la Charte), l’arbitre était tout à fait justifié de considérer l’absence de compensation dans le cadre de son examen de la raisonnabilité de la directive. Sans que ce soit nécessairement un facteur déterminant, il m’apparaît difficile de nier qu’il s’agit à tout le moins d’un facteur pertinent.

[29]           Il ne me semble pas non plus que l’arbitre a erré en se fondant sur une fausse prémisse, à savoir que la disponibilité sur appel doit être prévue à la convention collective pour que l’employeur puisse exercer ses pouvoirs de direction à cet égard. Il est vrai que l’arbitre a beaucoup insisté sur l’absence d’une clause prévoyant la disponibilité sur appel des employés, et noté la présence de telles clauses dans d’autres conventions collectives régissant des fonctionnaires fédéraux. Il s’agissait cependant d’un facteur parmi d’autres qui a convaincu l’arbitre que la directive en l’espèce était déraisonnable. Comme il l’indique au paragraphe 46 de ses motifs, c’est justement pour éviter un exercice potentiellement déraisonnable et inéquitable des droits de direction que les parties insèrent souvent dans la convention collective une clause prévoyant la disponibilité des employés moyennant une certaine indemnisation. Je n’en déduis pas que l’arbitre a exigé de l’employeur qu’il codifie tout exercice de ses pouvoirs de direction, comme le suggère le demandeur. Il conclut plutôt qu’une directive unilatérale restreignant les activités des employés à l’extérieur du lieu et des heures de travail payées, sans indemnisation et alors que ni la convention collective ni les lettres d’emploi ou descriptions de tâches ne révélaient une quelconque obligation de disponibilité, était déraisonnable. Cette lecture me paraît corroborée par le paragraphe final de son analyse sur cette question, qui se lit comme suit :

[52] Il ne s’agit pas ici d’un droit de direction que l’employeur tente d’exercer sur le lieu de travail et durant les heures normales de travail. Bien au contraire, ce grief porte sur un droit de direction que l’employeur exerce à l’extérieur du lieu de travail et en dehors des heures normales de travail de ses employés. De là l’importance accrue de s’assurer que ce droit de direction est exercé de façon « raisonnable, équitable et de bonne foi », ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[30]           Le demandeur a également soutenu que la décision de l’arbitre s’écarte d’une jurisprudence constante selon laquelle l’imposition d’une disponibilité obligatoire constituerait un exercice raisonnable du droit de direction : United Nurses of Alberta v. Alberta Health Services (On-Call Program Grievance), [2014] A.G.A.A. No. 24, 2014 CanLII 50285 (A.B. G.A.A.); Shell Canada Ltd. v. Communications Energy and Paperworkers Union of Canada, Local 835 (Call-Out Grievance), [2001] A.G.A.A. No. 51 (Q.L.); Pembroke General Hospital v. Canadian Union of Public Employees, Local 1502 (Collective Agreement Grievance), (1974) 6 L.A.C.(2d) 149, [1974] O.L.A.A. No. 6; Re Corporation of the County of Hastings and International Union of Operating Engineers, Local 793 (1974), 2 L.A.C.(2d) 78, [1972] O.L.A.A. No. 71. Or, une lecture attentive de cette jurisprudence ne me permet pas d’en arriver à cette conclusion. Ce que j’en retiens plutôt, c’est qu’un arbitre jouit d’une discrétion limitée lorsqu’on lui demande de se prononcer sur les modalités (et notamment sur l’indemnisation) qu’entraîne la mise en œuvre d’une obligation de garde par ailleurs prévue par une convention collective. Bien que l’on ait déclaré déraisonnable une obligation de garde imposant à l’employé de rester à domicile pendant sa période de disponibilité, on a refusé d’accorder une indemnisation lorsqu’elle n’était pas prévue à la convention collective. Ce que cette jurisprudence démontre également, c’est qu’il sera plus facile de démontrer la raisonnabilité d’une obligation de garde si cette dernière est prévue à la convention collective.

[31]           Ceci étant dit, la décision de l’arbitre me paraît néanmoins déraisonnable dans l’analyse qu’il fait des justifications présentées par l’employeur. L’arbitre note tout d’abord au paragraphe 47 de ses motifs que le fait de traiter une demande de sursis ne constitue pas une urgence hors du contrôle de l’employeur, dans la mesure où l’obligation de garde découle uniquement de son choix d’offrir des services juridiques à ses clients en dehors des heures normales de bureau. Cette conclusion va à l’encontre de la preuve commune soumise par les parties, à l’effet qu’une demande de sursis peut survenir de façon imprévisible et doit être traitée de façon urgente. Il n’est pas loisible à l’employeur de refuser d’offrir ces services, puisqu’il se trouverait alors à priver les ministères clients de la possibilité d’être représentés dans le cadre de ces procédures devant la Cour fédérale. Il s’agit donc là, me semble-t-il, d’un besoin organisationnel légitime sur lequel l’employeur a très peu de contrôle.

[32]           D’autre part, l’arbitre ne semble pas tenir compte du fait que chaque avocat n’est tenu d’assurer une garde que deux à trois semaines par année, que l’employeur tient compte de leur disponibilité et de leur situation personnelle dans la préparation de l’horaire de garde, et qu’il permet aux juristes de s’entendre entre eux pour se remplacer. De toute évidence, il s’agissait là d’un facteur important pour évaluer la raisonnabilité de la directive, dont l’arbitre ne tient aucunement compte dans son analyse.

[33]           Enfin, l’arbitre impose à l’employeur un fardeau excessif lorsqu’il note au paragraphe 49 de ses motifs qu’aucune preuve n’établissait que la période de garde est le seul moyen dont dispose l’employeur pour répondre aux urgences. L’employeur n’est pas tenu de démontrer que sa décision est le seul moyen ou le meilleur moyen de régler le problème; son obligation consiste plutôt à démontrer que la solution retenue est raisonnable dans les circonstances. Lorsqu’un arbitre est appelé à interpréter le paragraphe 5.02 de la convention collective, son rôle n’est pas de déterminer si l’employeur a pris la meilleure décision possible; il doit plutôt se demander si l’employeur a agi de façon raisonnable, équitable et de bonne foi. Bien que l’arbitre puisse tenir compte des autres moyens dont l’employeur aurait pu se prévaloir pour atteindre son objectif, il doit quand même lui laisser une certaine marge de manœuvre et intervenir seulement lorsqu’un autre moyen beaucoup moins intrusif et tout aussi efficace, par exemple, rend la décision de l’employeur déraisonnable.

[34]           En l’occurrence, l’arbitre a non seulement imposé à l’employeur un fardeau excessif pour démontrer le caractère raisonnable de sa directive, mais il a également fait fi de la preuve à l’effet qu’aucun juriste ne s’était porté volontaire suite à l’annonce faite par l’employeur que les employés ne seraient rémunérés que pour les heures travaillées pendant une période de garde. En fait, tout porte à croire que seule une compensation financière aurait pu amener l’arbitre à considérer l’imposition d’une période de garde comme étant un exercice raisonnable du droit de gestion. Un tel raisonnement me paraît aller clairement à l’encontre du droit applicable en la matière.

[35]           Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que la décision de l’arbitre eu égard à la conformité de la directive avec l’article 5 de la convention collective est déraisonnable.

B.                 La directive viole-t-elle l’article 7 de la Charte?

[36]           Il ne fait pas de doute que la portée du droit à la liberté enchâssé à l’article 7 de la Charte a évolué depuis 1982. Le concept de liberté a initialement été interprété de façon assez étroite, et en tenant compte tout particulièrement du fait qu’il s’inscrivait dans une section de la Charte portant sur les garanties juridiques. On retrouve une illustration de cette approche dans les motifs prononcés par le juge Lamer dans le Renvoi relatif à l’art. 93 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 aux pp. 1173 et 1174, 109 N.R. 81, qu’il a subséquemment repris dans l’affaire B.(R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315, 122 D.L.R. (4th) 1 [B.(R.)], para. 21 :

Aux pages 1173 et 1174 du Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), précité, j’exprime également l’opinion que « [l]es intérêts protégés par l’art. 7 sont ceux qui relèvent traditionnellement et à proprement parler du pouvoir judiciaire » et, plus particulièrement, lorsque l’État « recourt au pouvoir judiciaire pour restreindre la liberté physique d’une personne, par l’imposition d’une peine ou par la détention, lorsqu’il restreint la sécurité de la personne ou lorsqu’il restreint d’autres libertés en employant un mode de sanction et de peine qui relève traditionnellement du domaine judiciaire » (je souligne). Je n’ai pas changé d’opinion. Les principes de justice fondamentale étant des éléments qui relèvent essentiellement du système d’administration de la justice, le type de liberté visé par l’art. 7 doit être celui qui peut être retiré ou restreint par une cour de justice ou par un autre organisme auquel l’État confie un pouvoir de coercition permettant d’assurer le respect de ses lois.

[37]           La Cour suprême s’est progressivement éloignée de cette interprétation, et privilégie maintenant une approche plus extensive de la notion de liberté susceptible d’englober une certaine forme du droit à la vie privée et d’autonomie personnelle. La Cour a cependant pris soin de préciser que le droit à la liberté tel que protégé par l’article 7 de la Charte ne s’entendait pas du droit d’agir à sa guise en toutes circonstances ni de s’adonner à une activité qu’une personne peut choisir de considérer comme essentielle à son mode de vie. L’extrait suivant de l’arrêt Godbout, au para. 66, me paraît bien refléter l’état de la jurisprudence sur cette question :

L’analyse qui précède ne fait que répéter mon opinion générale selon laquelle la protection du droit à la liberté garantie par l’art. 7 de la Charte s’étend au droit à une sphère irréductible d’autonomie personnelle où les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l’État. Comme les propos que j’ai tenus dans l’arrêt B.(R.) l’indiquent, je n’entends pas par-là, je le précise, que cette sphère d’autonomie est vaste au point d’englober toute décision qu’un individu peut prendre dans la conduite de ses affaires. Une telle opinion, en effet, irait à l’encontre du principe fondamental que j’ai formulé au début des présents motifs et dans les motifs de l’arrêt B.(R.), selon lequel nul ne peut, dans une société organisée, prétendre à la garantie de la liberté absolue d’agir comme il lui plaît. J’estime même que cette sphère d’autonomie ne protège pas tout ce qui peut, même vaguement, être qualifié de « privé ». Je suis plutôt d’avis que l’autonomie protégée par le droit à la liberté garanti par l’art. 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participants de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles.

[Voir, au même effet : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, [2000] 2 R.C.S. 307, para. 49-54; Malmo-Levine, para. 85; B.(R.), para. 80; R. c. Clay, 2003 CSC 75, [2003] 3 R.C.S. 735, para. 31 [Clay].]

[38]           Dans cette logique, certains juges ont accepté que le droit à la liberté protège le droit des parents de choisir un traitement médical pour leur enfant (B.(R.)) et leur donne accès à leur enfant (Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G.(J.), [1999] 3 R.C.S. 46, 177 D.L.R. (4th) 124). Dans la même veine, la juge Wilson s’est dite d’avis que le droit à la liberté et à la sécurité de sa personne garantit à une femme le droit de décider d’interrompre une grossesse (R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, p. 171, 44 D.L.R. (4th) 385). Il convient cependant de noter que toutes ces opinions étaient minoritaires, la majorité préférant souvent une analyse fondée sur le droit à la sécurité de la personne.

[39]           En revanche, les tribunaux n’ont eu aucune difficulté à conclure que le choix d’un mode de vie centré sur une activité sportive ou récréative ou sur la consommation d’un produit comme la marijuana et les droits de nature essentiellement économiques (comme le droit d’exercer une profession ou de ne pas subir un examen médical aux fins d’un emploi) ne pouvaient être assimilés à des questions qui impliquent « des choix fondamentaux participants de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles ». Voir, à titre d’illustrations : Malmo-Levine, para. 86; Clay, para. 32 et 33; R. v. S.A., 2014 ABCA 191, 575 A.R. 230, para. 154, autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, 36050 (11 déc. 2014); R. v. Schmidt, 2014 ONCA 188, [2014] O.J. No. 1074, para. 40; Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6, para. 45 et 46; British Columbia Teachers’ Federation v. Vancouver School District No. 39, 2003 BCCA 100, 224 D.L.R. (4th) 63, para. 205-210. Il n’est pas non plus sans intérêt de constater que la Cour suprême s’est jusqu’à ce jour refusée de consacrer le droit de choisir son lieu de résidence comme un droit garanti à l’article 7, malgré le jugement minoritaire à cet effet dans l’arrêt Godbout : voir Alberta (Affaires autochtones et développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670, para. 93.

[40]           En concluant que la directive sur le temps de garde contrevient au droit à la liberté (et à la vie privée) protégé par la Charte, l’arbitre me semble avoir erré à plusieurs égards. D’une part, la décision de l’arbitre me semble élargir considérablement la portée du droit à la liberté dans la mesure où il semble tenir pour acquis que la participation à certaines activités récréatives ou sportives ne constitue pas des choix personnels, mais « s’apparente à des décisions essentiellement privées tenant de la nature même de l’autonomie personnelle » (para. 60). Plusieurs des activités que les juristes ne peuvent exercer pendant leur période de garde me semblent aller bien au-delà de ce que la jurisprudence a considéré comme des choix intrinsèquement reliés à l’autonomie personnelle et fondamentale d’un individu.

[41]           Quant aux contraintes et aux restrictions qu’impose la directive de l’employeur sur la capacité des parents de s’occuper de leurs enfants, de voir à leur épanouissement et de maintenir une vie familiale riche et harmonieuse, l’argument de l’Association fondé sur le droit à la liberté me paraîtrait plus convaincant si les périodes obligatoires de garde étaient plus fréquentes. Il me semble en effet difficile de soutenir sérieusement que l’obligation de ne pas s’éloigner à plus d’une heure de sa résidence et d’être disponible pour rendre des services professionnels le soir et les fins de semaine, à raison de deux ou trois fois par année, est susceptible de contrevenir à un droit fondamental. Une telle obligation ne remet pas en question les droits qu’ont les parents d’éduquer leurs enfants, de prendre soin de leur développement et de prendre pour eux des décisions fondamentales, tels qu’évoqués dans l’arrêt B.(R.). Prétendre le contraire, me semble-t-il, ne pourrait que banaliser les droits que vise à protéger un instrument constitutionnel comme la Charte.

[42]           Enfin, j’estime que l’arbitre a eu tort de s’inspirer de la jurisprudence découlant de la Charte québécoise pour interpréter l’article 7 de la Charte et le droit à la liberté qui s’y retrouve. À la différence de la Charte, la Charte québécoise protège explicitement le droit à la vie privée à son article 5. C’est d’ailleurs sur cette base que six des neuf juges siégeant dans l’affaire Godbout ont déclaré invalide une résolution municipale obligeant tous les nouveaux employés permanents à habiter dans les limites de la municipalité. Bien que les deux Chartes se recoupent indéniablement à plusieurs égards, il m’apparaît hasardeux d’importer un concept spécifiquement mentionné dans une Charte pour interpréter un concept distinct, bien qu’à certains égards voisin, dans une autre Charte dont l’architecture est par ailleurs très différente. C’est donc à l’aulne de la jurisprudence qui s’est développée dans le contexte de l’article 7 de la Charte qu’il faut examiner les droits revendiqués par le demandeur; le droit à la vie privée et à l’autonomie personnelle que peuvent invoquer les juristes ne peut aller au-delà de la portée qu’ont reçue ces concepts dans l’interprétation du droit à la liberté garanti par la Charte. Il va sans dire, par ailleurs que la Charte québécoise ne peut recevoir directement application dans les champs de compétence fédérale.

[43]           Je terminerai en soulignant qu’en tout état de cause, une atteinte au droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne ne contrevient à l’article 7 de la Charte que dans la mesure où elle n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. La Cour suprême a maintes fois répété que cette exigence suppose que l’on pondère le droit en cause et les objectifs poursuivis par l’État en portant atteinte à ce droit. Comme la juge L’Heureux-Dubé l’écrivait dans l’arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425 à la p. 583, 67 D.L.R. (4th) 161, « la justice fondamentale vise premièrement à établir un juste équilibre entre les intérêts de la société et ceux des citoyens ». Seront considérées non conformes aux principes de justice fondamentale les dispositions qui sont arbitraires ou qui portent atteinte à un droit de façon excessive ou disproportionnée : Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101, para. 93-123.

[44]           Dans la présente affaire, l’arbitre pose mal le problème. Tout d’abord, il semble considérer qu’il est disproportionné de porter atteinte au droit à la liberté des juristes « 365 jours par année et au-delà de 40 heures par semaine » alors que les demandes de sursis devant la Cour fédérale ne surviennent les fins de semaine qu’ « au plus six(6) fois par année » (para. 65). Cette prémisse n’est pas du tout conforme à la preuve, qui révèle que chaque avocat est plutôt requis d’assurer une garde pendant deux ou trois semaines par année, et que les demandes de sursis surviennent plus fréquemment les soirs de semaine, pour un total d’environ 120 demandes par année.

[45]           D’autre part, l’arbitre ne semble pas accorder beaucoup de poids au fait que l’employeur a tenté de circonscrire les obligations de garde des juristes non seulement en n’imposant de telles périodes que quelques semaines par année, mais également en prévoyant que le juriste n’est pas tenu de rester à domicile pourvu qu’il puisse être rejoint et se rendre au bureau en moins d’une heure, qu’il connaît sa période de disponibilité bien à l’avance de façon à pouvoir faire des arrangements, que les périodes de disponibilité sont prévues en tenant compte des préférences et des situations de chaque juriste, et que les juristes peuvent s’entendre entre eux pour se remplacer.

[46]           Enfin, l’arbitre ne s’interroge pas sur l’adéquation entre le moyen retenu par l’employeur et l’objectif visé, tel que le requiert la jurisprudence, mais se demande plutôt s’il y avait d’autres moyens d’atteindre le même objectif. Non seulement ne s’agit-il pas là du test applicable, mais au surplus les moyens alternatifs proposés par l’arbitre me paraissent pour le moins assez conjecturaux. L’arbitre suggère que le gestionnaire pourrait entrer en contact avec les juristes jusqu’à ce qu’il en trouve un ou une qui soit disponible et apte à effectuer le travail. Or, cette façon de faire ne tient pas compte de l’urgence des services que sont appelés à rendre les juristes le soir et les fins de semaine. Quant à la possibilité d’amender la directive de façon à prévoir que la garde s’effectuera sur une base volontaire, c’est faire fi de la preuve à l’effet qu’une telle approche a été tentée mais s’est révélée infructueuse.

[47]           Reste la possibilité d’ajouter une clause de disponibilité dans la convention collective, telle qu’évoquée par l’arbitre. Le succès d’une telle démarche est évidemment tout à fait aléatoire. Dans la mesure où l’on peut supposer que l’insertion d’une telle clause se ferait moyennant une contrepartie monétaire, comme le laisse entendre l’arbitre lui-même, il y aurait lieu de s’interroger sur la dimension économique du droit que les juristes font valoir. On se trouverait en quelque sorte à admettre que le droit à la liberté n’est enfreint par une obligation de garde que dans la mesure où cette dernière ne s’accompagne pas d’une compensation financière. Or, tel que mentionné plus haut, il est bien établi que l’article 7 de la Charte ne protège pas les intérêts économiques.

[48]           Pour tous les motifs qui précèdent, j’en arrive donc à la conclusion que l’arbitre a erré en concluant que la directive sur la garde obligatoire contrevient au paragraphe 6.01 de la convention collective signée le 27 juillet 2010, du fait qu’elle porte atteinte au droit à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte, et que cette atteinte n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale.

IV.             Conclusion

[49]           La demande de contrôle judiciaire devrait donc être accueillie, avec dépens. Par conséquent, la décision de l’arbitre devrait être annulée, et le grief devrait être retourné à un autre arbitre pour qu’il en dispose en tenant pour acquis, d’une part, que la directive contestée ne porte pas atteinte au droit à la liberté des juristes tel que protégé par l’article 7 de la Charte et, de ce fait, ne contrevient pas au paragraphe 6.01 de la convention collective du 27 juillet 2010 et, d’autre part, qu’elle constitue un exercice raisonnable et équitable des droits résiduaires de direction prévus au paragraphe 5.02 de cette même convention.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Johanne Trudel j.c.a. »

« Je suis d’accord

Richard Boivin j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-384-15

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. ASSOCIATION DES JURISTES DE JUSTICE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 JANVIER 2016

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE BOIVIN

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 mars 2016

 

 

COMPARUTIONS :

Sean Kelly

pour le demandeur

Bernard Philion

pour LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

pour le demandeur

 

PHILION LEBLANC BEAUDRY

Montréal (Québec)

pour lA DÉFENDERESSE

 

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