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Date : 20160427


Dossier : A-280-15

Référence : 2016 CAF 131

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

appelant

et

Jose de Jesus BERMUDEZ

intimé

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 16 mars 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 avril 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RYER

 

LE JUGE NEAR

 


Date : 20160427


Dossier : A-280-15

Référence : 2016 CAF 131

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

appelant

et

Jose de Jesus BERMUDEZ

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

I.                   Introduction

[1]               Dans le cadre du présent appel, il faut rechercher si un agent d’audience de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) (l’agent d’audience) peut-il, à sa discrétion, examiner les circonstances ou facteurs qui ne sont pas explicitement énumérés à l’article 108 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la LIPR), plus précisément les facteurs d’ordre humanitaire et l’intérêt supérieur de l’enfant, lorsqu’il étudie la question de savoir si une demande de constat de perte de l’asile devrait être présentée à la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’elle puisse décider si l’asile est perdu sur constat des faits mentionnés au paragraphe 108(1) de la LIPR, plus particulièrement dans les cas visant un réfugié qui a obtenu le statut de résident permanent au Canada?

[2]               Par une décision datée du 8 juin 2015 (2015 CF 639), un juge de la Cour fédérale (le juge) a conclu que l’agente d’audience pouvait, à sa discrétion, tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire pour décider si une demande de constat de perte de l’asile devait être présentée à la SPR. Pour ce motif, le juge a accueilli la demande de contrôle judiciaire de M. Bermudez (l’intimé) et a annulé la décision rendue par l’agente d’audience de présenter une demande de constat de perte de l’asile à la SPR pour qu’elle puisse rechercher si l’asile de l’intimé avait été perdu :

À mon avis, l’agente d’audience conserve le pouvoir discrétionnaire de ne pas présenter de demande de constat de perte de l’asile, lorsqu’elle estime que les preuves présentées ne permettent pas de conclure qu’il y a eu une nouvelle réclamation au titre de l’article 108. Pour en arriver à cette décision, elle doit tenir compte des observations présentées par la personne concernée et ne pas se limiter à ses antécédents de voyages. En l’espèce, l’agente a omis de prendre en compte les observations pertinentes et il y a donc lieu de faire droit à la demande et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour qu’il l’examine à nouveau.

(Motifs du juge, au par. 39)

[3]               Ce faisant, le juge a reconnu que l’agente d’audience, déléguée du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) n’était pas tenue, aux termes de la LIPR, de présenter une demande de constat de perte de l’asile dans tous les cas énumérés au paragraphe 108(1) de la LIPR et pouvait en fait s’abstenir à sa discrétion de présenter une demande de constat de perte de l’asile pour des motifs d’ordre humanitaire. En omettant de le faire en l’espèce, l’agente d’audience avait entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et avait commis, selon le juge, une erreur susceptible de révision.

[4]               En tirant cette conclusion, le juge a souligné que l’intimé avait non seulement obtenu l’asile en vertu de la LIPR, mais il avait aussi obtenu le statut de résident permanent lorsqu’il est entré au Canada. Le juge a accepté l’argument de l’intimé selon lequel la résidence permanente « est un statut “qui commande une grande stabilité, une longévité et des droits connexes beaucoup plus importants” que ceux d’un étranger » (motifs du juge, au par. 30).

[5]               Le présent appel est interjeté par la Couronne, et la Cour en est saisie en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR. Le juge, en rendant sa décision, a certifié qu’une question grave d’importance générale, c’est-à-dire une question qui est déterminante pour l’issue du présent appel, était en litige. La question certifiée est ainsi rédigée :

L’agent de l’ASFC ou l’agent d’audience, qui est le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, a‑t‑il le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs autres que ceux qui sont énumérés au paragraphe 108(1), notamment de raisons d’ordre humanitaire et de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour décider de l’opportunité de présenter une demande de constat de perte de l’asile en vertu du paragraphe 108(2)?

[6]               Ni les questions soulevées devant le juge, ni la décision en appel ou les observations des parties ne visent de facteurs précis autres que ceux énoncés au paragraphe 108(1) et autres que des motifs d’ordre humanitaire et l’intérêt supérieur de l’enfant. À ce titre, je reformulerais la question certifiée de la façon suivante :

L’agent de l’ASFC ou l’agent d’audience, qui est le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, a‑t‑il le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire et de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour décider de l’opportunité de présenter une demande de constat de perte de l’asile en vertu du paragraphe 108(2)?

[7]               Par les motifs suivants, je suis d’avis de faire droit à l’appel. Il y a lieu de répondre par la négative à la question certifiée, et la décision de l’agente d’audience doit être maintenue.

II.                Faits et procédures

[8]               L’intimé a obtenu l’asile dans son pays natal, la Colombie, où il avait été victime de violence paramilitaire, et des membres de sa famille avaient été tués lors d’un massacre le 31 mai 2001. Il est arrivé au Canada le 18 août 2006 et, à titre de membre de la catégorie de personnes de « pays source », il a acquis le statut de résident permanent à son arrivée.

[9]               L’intimé est retourné par la suite en Colombie en 2008 et en 2009. À ces deux occasions, il a pris des mesures pour éviter d’être découvert en Colombie. Le but de ses voyages en Colombie était de rencontrer la femme qui était alors sa fiancée et de l’épouser. Le mariage a été reporté en raison de la santé de la mère de sa fiancée et, en fin de compte, les fiançailles furent rompues.

[10]           En juin 2011, l’intimé a demandé la citoyenneté canadienne et a déclaré, dans le cadre de sa demande de citoyenneté ses déplacements en Colombie en 2008 et en 2009.

[11]           Le 5 février 2014, l’intimé est entré au Canada après un déplacement au Mexique et a été interrogé par un agent de l’ASFC. L’agent de l’ASFC a noté que l’intimé était titulaire d’un passeport colombien qui contenait la preuve de ses deux voyages précédents en Colombie. Pour ce motif, le dossier de l’intimé a été porté à l’attention de l’agente d’audience de l’ASFC pour examen d’une perte d’asile.

[12]           Le 26 mai 2014, l’avocat de l’intimé a déposé des observations écrites auprès de l’agente d’audience de l’ASFC en lui demandant de ne pas présenter une demande de constat de perte de l’asile pour des motifs d’ordre humanitaire. Joint aux observations de l’intimé figurait son affidavit souscrit le 26 mai 2014, des articles et des rapports relatifs au massacre survenu en Colombie et à l’état actuel des groupes paramilitaires, ainsi que des lettres de soutien de la part de bon nombre de membres de la famille de l’intimé.

[13]           Les observations de l’intimé ont été rejetées et, le 7 juillet 2014, l’agente d’audience a présenté la demande de constat de perte de l’asile à la SPR en vertu du paragraphe 108(2) de la LIPR pour qu’elle puisse rechercher si le droit d’asile de l’intimé avait été perdu. La demande de constat de perte de l’asile faisait état des motifs suivants à l’appui de la thèse que l’intimé s’était de nouveau et volontairement réclamé de la protection du pays dont il a la nationalité et que l’intimé avait perdu son droit d’asile :

4. Lorsqu’il a obtenu le droit d’établissement, l’intimé était titulaire d’un passeport délivré par la République de Colombie le 9 novembre 2005.

5. L’intimé a utilisé ce passeport pour voyager en Colombie lors des occasions suivantes :

            a. du 9 décembre 2008 au 8 janvier 2009;

            b. du 12 décembre 2009 au 15 février 2010.

6. La dernière entrée en Colombie le 12 décembre 2009 n’est pas établie par un timbre sur le passeport, mais avait été plutôt indiquée par l’intimé lui-même dans ses observations présentées à l’ASFC par l’entremise de son avocat le 26 mai 2014. Le timbre de sortie de Colombie lors de ce dernier voyage (15 février 2010) ne figure pas dans le passeport de l’intimé.

7. L’intimé a aussi utilisé ce passeport pour entrer aux États-Unis à au moins huit occasions, et l’a utilisé pour entrer au Mexique une fois en 2014.

8. Selon la preuve ci-jointe, le ministre soutient que l’intimé s’est de nouveau et volontairement réclamé de la protection du pays dont il a la nationalité, et est une personne visée par [l’alinéa] 108(1)a) de [la] LIPR.

(dossier d’appel, à la p. 281)

[14]           L’intimé a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale. Comme il est expliqué précédemment, le juge a fait droit à la demande de contrôle judiciaire, et la Couronne interjette maintenant appel de la décision du juge conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR.

III.             Dispositions légales pertinentes

[15]           Les cas menant à la perte d’asile sont énoncés à l’article 108 de la LIPR :

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

b) il recouvre volontairement sa nationalité;

(b) the person has voluntarily reacquired their nationality;

c) il acquiert une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays de sa nouvelle nationalité;

(c) the person has acquired a new nationality and enjoys the protection of the country of that new nationality;

d) il retourne volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré et en raison duquel il a demandé l’asile au Canada;

(d) the person has voluntarily become re-established in the country that the person left or remained outside of and in respect of which the person claimed refugee protection in Canada; or

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

(2) On application by the Minister, the Refugee Protection Division may determine that refugee protection referred to in subsection 95(1) has ceased for any of the reasons described in subsection (1).

(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected.

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

(4) Paragraph (1)(e) does not apply to a person who establishes that there are compelling reasons arising out of previous persecution, torture, treatment or punishment for refusing to avail themselves of the protection of the country which they left, or outside of which they remained, due to such previous persecution, torture, treatment or punishment.

[16]           Une décision prise en dernier ressort, conformément au paragraphe 108(2), donne lieu à interdiction de territoire aux termes de l’article 40.1 de la LIPR :

40.1 (1) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant la perte de l’asile d’un étranger emporte son interdiction de territoire.

40.1 (1) A foreign national is inadmissible on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased.

(2) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile d’un résident permanent emporte son interdiction de territoire.

(2) A permanent resident is inadmissible on a final determination that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d).

[17]           L’article 44 porte sur l’établissement des rapports en matière d’interdiction de territoire :

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44 (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

(3) L’agent ou la Section de l’immigration peut imposer les conditions qu’il estime nécessaires, notamment la remise d’une garantie d’exécution, au résident permanent ou à l’étranger qui fait l’objet d’un rapport ou d’une enquête ou, étant au Canada, d’une mesure de renvoi.

(3) An officer or the Immigration Division may impose any conditions, including the payment of a deposit or the posting of a guarantee for compliance with the conditions, that the officer or the Division considers necessary on a permanent resident or a foreign national who is the subject of a report, an admissibility hearing or, being in Canada, a removal order.

[18]           Enfin, l’alinéa 46(1)c.1) dispose que la résidence permanente est perdue en cas de perte d’asile :

46 (1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants: […]

46 (1) A person loses permanent resident status …

c.1) la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile;

(c.1) on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d)

IV.             Questions en litige

[19]           Je suis d’avis de formuler ainsi les questions en litige soulevées dans le présent appel :

1)      La demande de contrôle judiciaire devant le juge était-elle prématurée?

2)      L’agent d’audience a‑t‑il le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire pour décider de l’opportunité de présenter une demande de constat de perte de l’asile aux termes du paragraphe 108(2)?

3)      L’agente d’audience a-t-elle manqué à l’obligation d’équité procédurale?

V.                Norme de contrôle

[20]           Comme il s’agit d’un appel interjeté d’une décision de la Cour fédérale relative à une demande de contrôle judiciaire, la mission de notre Cour est de rechercher si le juge a retenu la bonne norme de contrôle et s’il l’a bien appliquée (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 57).

[21]           La première question énoncée ci-dessus, c’est-à-dire si la demande de contrôle judiciaire était prématurée, porte sur l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Une cour d’appel ne doit intervenir en l’absence d’erreur de droit ou d’erreur dans l’application d’un principe de droit que s’il peut être démontré qu’il y a une erreur évidente qui pourrait changer l’issue de l’affaire : French c. Canada, 2016 CAF 64, [2016] A.C.F. n° 238 (QL); Contrevenant no. 10 c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 42, [2016] A.C.F. n° 176 (QL); Turmel c. Canada, 2016 CAF 9, [2016] A.C.F. n° 77 (QL). Si l’on suit les paragraphes 43 et 44 de l’arrêt Kanthasamy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 R.C.S. 909 [Kanthasamy], la deuxième question, qui découle d’une question certifiée, porte sur l’interprétation des lois et est susceptible de révision selon la norme de la décision raisonnable (voir également Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Tran, 2015 CAF 237, [2015] A.C.F. n° 1324 (QL), autorisation de pourvoi à la C.S.C. accueillie, 36784 (14 avril 2016)). Enfin, la troisième question, qui a trait aux principes d’équité procédurale, a été soulevée pour la première fois par le juge. À ce titre, que ces principes aient été correctement appliqués ou non, cette question commande l’application de la norme de la décision correcte.

VI.             Analyse

A.                Cadre législatif

[22]           La perte d’asile est un concept qui fait partie du droit de l’immigration du Canada depuis qu’il a ratifié pour la première fois la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, R.T. Can 1969 n° 6. À l’heure actuelle, elle est prévue à l’article 108 de la LIPR et est fondée sur la prémisse que l’asile est une mesure temporaire contre la persécution. L’asile est perdu lorsque les cas énumérés au paragraphe 108(1) de la LIPR se produisent.

[23]           Les cas énumérés au paragraphe 108(1) de la LIPR comprennent les cas dans lesquels une personne s’est de nouveau et volontairement réclamée de la protection du pays dont elle a la nationalité, y compris en se rendant dans ce pays ou en voyageant ailleurs en utilisant le passeport de ce pays. De tels cas peuvent donner lieu à une demande de constat de perte de l’asile qui aboutit à une décision par la SPR. Avant 2012, dans les cas similaires à celui de l’intimé, la loi était telle que la perte d’asile n’avait nulle incidence sur le statut de résident permanent de l’intéressé.

[24]           Toutefois, depuis 2012, des modifications législatives édictées par le législateur fédéral dans le cadre de la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, L.C. 2012, ch. 17, aux paragraphes 18 et 19 (les modifications de 2012) prévoient maintenant que lorsque l’agent de l’ASFC présente une demande de constat de perte de l’asile à la SPR, cette dernière peut rendre une décision en dernier ressort portant qu’il y a perte de l’asile aux termes des alinéas 108(1)a) à d), et la perte du statut de résident permanent s’ensuit, c’est-à-dire que l’intéressé est interdit de territoire aux termes de la LIPR (article 40.1 et alinéa 46(1)c.1) de la LIPR).

[25]           En outre, selon les modifications de 2012, la perte d’asile donne également lieu aux conséquences suivantes aux termes de la LIPR :

-          la demande d’asile en question est réputée avoir été rejetée (par. 108(3));

-          l’intéressé n’a plus le droit de travailler ou d’étudier sans permis (par. 30(1));

-          l’intéressé n’a pas le droit d’interjeter appel auprès de la Section d’appel des réfugiés ou de la Section d’appel de l’immigration (al. 110(2)c), par. 63(3));

-          l’intéressé n’a pas le droit au sursis d’exécution de la mesure dans l’attente de l’issue du contrôle judiciaire d’une décision relative à la perte de l’asile (par. 231(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227); et

-          l’intéressé peut être renvoyé du Canada « dès que possible » (par.48(2)).

[26]           À la lumière de ces textes législatifs, je me pencherai maintenant sur les questions soulevées dans le présent appel.

B.                 La demande de contrôle judiciaire devant le juge était-elle prématurée?

[27]           La Couronne a accordé une grande importance au moyen tiré de la prématurité, affirmant que le juge avait commis une erreur de droit en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour rejeter la demande de contrôle judiciaire au motif que celle-ci était prématurée. Toutefois, vu les questions déférées au juge, et vu qu’un certain nombre des dispositions pertinentes en l’espèce (comme l’article 40.1 et l’alinéa 46(1)c.1)) ont été adoptées à titre de modifications à la LIPR en 2012, je ne suis pas disposé à conclure que le juge a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et qu’il était prématuré de discuter les questions en litige.

C.                 Perte de l’asile dans les cas prévus par la LIPR

[28]           J’estime que la principale question en litige dans le présent appel, soit celle de savoir si l’agente d’audience peut, à sa discrétion, tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire pour décider de présenter une demande de constat de perte de l’asile auprès de la SPR aux termes du paragraphe 108(2), en est une d’interprétation du régime de perte de l’asile de la LIPR. Cela nous amène donc à examiner les rôles et les pouvoirs des agents d’audience et de la SPR lorsqu’ils se penchent sur la question de la perte de l’asile aux termes de la LIPR.

[29]           Le juge en l’espèce a conclu que l’agente d’audience pouvait, à sa discrétion, examiner les facteurs d’ordre humanitaire pour retarder la demande de constat de perte de l’asile. Il a tiré cette conclusion en laissant entendre que les agents d’audience sont appelés à examiner les preuves dans leur ensemble, au-delà du cadre des cas énumérés à l’article 108, et en tenant compte, en l’espèce, des facteurs d’ordre humanitaire. Malgré tout le respect que j’ai pour lui, je suis d’avis que cette interprétation est déraisonnable puisqu’elle ajoute à l’article 108 de la LIPR des éléments qui n’ont pas été prévus par le législateur fédéral. À mon avis, la conclusion du juge n’accorde pas non plus l’importance nécessaire aux éléments de preuve essentiels en l’espèce.

[30]           Tout d’abord, dans le cadre de son analyse, le juge s’est fondé sur le Guide de Citoyenneté et Immigration Canada – 24 – Interventions ministérielles (Guide ENF-24) publié en 2005 et a examiné les facteurs énumérés dans le tableau 5 qui s’appliquent à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par l’agent d’audience. Au moment où le juge a entendu la demande de contrôle judiciaire, le Guide ENF-24 n’avait pas été mis à jour après les modifications de 2012 apportées à la LIPR. Le Guide ENF-24 a depuis été remplacé par le Bulletin opérationnel de l’ASFC : procédures de dépôt d’une demande de constat de perte de l’asile à la SPR (PRG‑2015‑07) [le Guide PRG-2015-07] le 5 février 2015. Selon les facteurs énumérés dans le Guide ENF-24, y compris l’ « établissement », le juge a conclu au paragraphe 38 de ses motifs que l’agente d’audience est tenue de tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire comme l’«  établissement » :

Le guide [ENF-24] envisage la possibilité qu’une demande [de] constat de perte de l’asile ne soit pas présentée lorsque la personne concernée est un résident permanent. Même lorsque cette personne n’est pas un résident permanent, l’agent est invité à tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire comme son établissement [...].

[31]           Le juge a donc conclu que les facteurs énumérés dans le Guide ENF-24 englobaient les facteurs d’ordre humanitaire au motif que le Guide ordonne à l’agent d’audience d’examiner l’ « établissement » comme facteur pertinent.

[32]           Pourtant, cette conclusion est contredite par la preuve d’un conseiller principal en matière de politique de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), M. Aaron Smith, qui a signalé que les facteurs énumérés dans le Guide ENF-24 portent spécifiquement sur les critères relatifs à la perte d’asile et ne constituent pas des facteurs d’ordre humanitaire dans le contexte (transcription du contre-interrogatoire d’Aaron Smith, dossier d’appel, vol. I, onglet 5, aux p. 184 à 187). M. Smith a expliqué que l’établissement [traduction] « est un facteur à considérer pour répondre à la question de savoir si oui ou non [...] il a été satisfait aux dispositions du paragraphe 108(1) » (ibid, à la p. 187, lignes 30 à 32). Si l’établissement d’un point de vue humanitaire signifie accorder une valeur probante indépendante à la mesure dans laquelle l’intéressé est établi au Canada (des facteurs tels que la question de savoir si cette personne a ou non un conjoint ou des enfants au Canada et si elle occupe un emploi ou est engagée dans la communauté), l’établissement dans une perspective de perte d’asile n’est pertinent que dans la mesure où il suppose que l’intéressé s’est établi au Canada et, qu’à ce titre, il ne s’est pas établi de nouveau dans son pays d’origine. Le juge n’a pas discuté cette preuve pertinente dans ses motifs et n’a pas expliqué pourquoi il n’en a pas tenu compte.

[33]           Deuxièmement, l’exercice du pouvoir discrétionnaire au chapitre des motifs d’ordre humanitaire étant exceptionnel par nature, il y a très peu de références à ce pouvoir discrétionnaire dans la LIPR. La principale disposition qui vise l’exercice du pouvoir discrétionnaire fondé sur des motifs d’ordre humanitaire est l’article 25. Les parties pertinentes de l’article 25 sont ainsi rédigées :

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[…]

(1.2) Le ministre ne peut étudier la demande de l’étranger faite au titre du paragraphe (1) dans les cas suivants :

(1.2) The Minister may not examine the request if

[…]

c) sous réserve du paragraphe (1.21), moins de douze mois se sont écoulés depuis le dernier rejet de la demande d’asile, le dernier prononcé de son retrait après que des éléments de preuve testimoniale de fond aient été entendus ou le dernier prononcé de son désistement par la Section de la protection des réfugiés ou la Section d’appel des réfugiés.

(c) subject to subsection (1.21), less than 12 months have passed since the foreign national’s claim for refugee protection was last rejected, determined to be withdrawn after substantive evidence was heard or determined to be abandoned by the Refugee Protection Division or the Refugee Appeal Division.

(1.21) L’alinéa (1.2)c) ne s’applique pas à l’étranger si l’une ou l’autre des conditions suivantes est remplie :

(1.21) Paragraph (1.2)(c) does not apply in respect of a foreign national

[…]

b) le renvoi de l’étranger porterait atteinte à l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché.

(b) whose removal would have an adverse effect on the best interests of a child directly affected.

[34]           À l’occasion de l’affaire Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a tout récemment discuté l’article 25 de la LIPR, quoique les faits soient différents de ceux de la présente espèce.

[35]           Dans cette affaire, à la suite d’un examen des risques avant renvoi défavorable, M. Kanthasamy a déposé une demande de mesure pour considérations d’ordre humanitaire sur le fondement du paragraphe 25(1) de la LIPR afin de présenter au Canada sa demande de résidence permanente. L’on peut utilement signaler que dans l’affaire  Kanthasamy, était directement en jeu l’article 25 de la LIPR et l’existence du pouvoir discrétionnaire de l’agente n’a pas été contestée.

[36]           Plus précisément, la question en litige dans l’affaire Kanthasamy n’était pas de savoir si le pouvoir discrétionnaire de l’agente lui permettait d’examiner les facteurs d’ordre humanitaire en application de l’article 25, mais plutôt de savoir si l’agente avait bien apprécié la situation dans son ensemble en exerçant le pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 25 de la LIPR.

[37]           En ce qui concerne la présente affaire, je remarque que la question certifiée emprunte son libellé à l’article 25 de la LIPR. La Cour doit donc rechercher si le pouvoir discrétionnaire fondé sur les motifs d’ordre humanitaire prévu par l’article 25 aurait dû être exercé dans le cadre d’une demande de constat de perte de l’asile présentée par l’agente d’audience. Je suis d’avis que la réponse à cette question doit être négative.

[38]           L’article 25 de la LIPR comprend des délégations précises de l’autorité du ministre à une catégorie limitée de personnes leur permettant d’exercer le pouvoir discrétionnaire fondé sur des motifs humanitaires selon des facteurs clairement et expressément définis. Il s’ensuit que des non-citoyens, qu’ils soient étrangers ou résidents permanents, n’ont pas le droit de voir ajoutés par interprétation des motifs d’ordre humanitaire à chaque disposition de la LIPR, dont l’application pourrait mettre en péril leur statut : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Varga, 2006 CAF 394, [2006] A.C.F. n° 1828 (QL), au par. 13; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539, au par. 47. En d’autres termes, l’article 25 de la LIPR « n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle » (Kanthasamy, aux par. 23 et 85).

[39]           L’intention du législateur fédéral, telle qu’elle est reflétée par le texte de l’article 108 de la LIPR – qui n’a pas été modifié en 2012 – est claire et sans ambiguïté : la demande d’asile doit être rejetée, et l’intéressé n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, si un ou plusieurs des cas énumérés au paragraphe 108(1) se produisent. Le champ d’application de l’article 108 est clairement défini et laisse très peu de marge de manœuvre en ce qui a trait aux cas qui le font jouer. Comme le dispose le paragraphe 108(2) de la LIPR, ces cas font jouer un processus dans le cadre duquel la SPR est chargée « à la demande du ministre » de rechercher si l’asile « est perdu de tels des faits mentionnés au paragraphe [108](1) ». Il s’ensuit que le rôle de l’agent d’audience, à titre de délégué du ministre, est de décider si, à première vue, un des motifs de perte de l’asile prévus au paragraphe 108(1) de la LIPR existe. Si tel est le cas, l’agent d’audience présente par conséquent la demande. Le rôle de l’agent d’audience prend alors fin, et le processus est repris par la SPR, qui recherche si la perte de l’asile est justifiée.

[40]           Il est également évident à la lecture des articles 40.1, 46 et 108 de la LIPR que le législateur fédéral a voulu expressément que les réfugiés qui ne sont plus des personnes à protéger n’aient plus le droit de demeurer au Canada, y compris les réfugiés qui ont obtenu le statut de résident permanent au Canada. En d’autres termes, lorsque les cas recensés au paragraphe 108(1) de la LIPR se produisent, et qu’une conclusion positive dans ce sens est tirée par la SPR, l’interdiction de territoire prévu par la LIPR s’ensuit. Les facteurs d’ordre humanitaire n’ont tout simplement pas été jugés utiles par le législateur fédéral en la matière. Si le législateur avait voulu que les motifs d’ordre humanitaire fussent pris en compte dans le processus de perte de l’asile, il aurait employé des termes exprès. Il ne l’a pas fait.

[41]           Il convient de rappeler que, dans la présente affaire, l’intimé soutient, en fait, que l’agent d’audience peut, à sa discrétion, examiner les motifs d’ordre humanitaire en vue de rechercher si une demande de constat de perte de l’asile doit être présentée ou non. Pourtant, l’avocat de l’intimé a reconnu que la SPR elle-même ne dispose pas d’un tel pouvoir discrétionnaire. Le juge y a également fait allusion dans ses motifs (par. 34). Cela nous amène à poser la question suivante : sur quel fondement un agent d’audience est-il réputé disposer du pouvoir discrétionnaire lui permettant d’examiner les motifs d’ordre humanitaire alors qu’il n’est nullement controversé que la SPR, un organisme quasi judiciaire, ne dispose pas d’un tel pouvoir? Nulle réponse convaincante n’a été produite devant la Cour à cet égard. En l’absence d’un texte dans la LIPR dans ce sens, je ne peux conclure que l’agent d’audience dispose du pouvoir discrétionnaire lui permettant d’examiner les motifs d’ordre humanitaire pour rechercher si une demande de constat de perte de l’asile doit être présentée.

[42]           Tout en ayant à l’esprit ce qui précède, bien que je retienne l’idée que les conséquences de la perte de l’asile, ainsi que les conséquences découlant de l’interdiction de territoire aux termes de la LIPR, soient importantes, ces conséquences ne permettent pas, en soi, à la Cour d’insuffler dans la loi un élément que le législateur fédéral n’a pas voulu. Il est loisible au législateur fédéral de modifier le régime de la LIPR, de sorte que le statut de résident permanent ne soit pas perdu au cas où la demande de constat de perte de l’asile serait favorable, ou que les motifs d’ordre humanitaire soient examinés par l’agent d’audience avant qu’il présente une demande en vertu du paragraphe 108(2) ou, plus généralement, que la situation précédant les modifications de 2012 prévaudrait. Le juge, cependant, doit respecter les choix politiques du législateur fédéral et appliquer la loi en l’état.

D.                Obligation d’équité procédurale

[43]           L’intimé soutient que l’agente d’audience a, en l’espèce, une obligation d’équité procédurale. En discutant cette question, le juge de première instance s’est appuyé sur la jurisprudence Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, [2005] A.C.F. n° 533 (QL) [Hernandez] qui visait un résident permanent. Elle décide que le pouvoir discrétionnaire dont dispose l’agent d’audience doit être interprété de façon plus large afin que soient pris en considération les motifs d’ordre humanitaire. Dans l’affaire Hernandez, cette question a été soulevée relativement au paragraphe 44(1) de la LIPR. La Cour fédérale a conclu que le paragraphe 44(1) de la LIPR confère un certain pouvoir discrétionnaire résiduel vu que le représentant du ministre « peut établir un rapport circonstancié ».

[44]           Quelques observations suffiront pour conclure que la jurisprudence Hernandez n’est pas pertinente en l’espèce. Tout d’abord, elle portait sur l’article 44 et non pas sur l’article 108 de la LIPR, dont le texte diffère entièrement. Comme il a été signalé précédemment, on trouve à l’article 44 le mot « peut », alors que l’on trouve au paragraphe 108(1) les termes « [e]st rejetée », ce qui ne laisse aucune possibilité de pouvoir discrétionnaire résiduel. En outre, la jurisprudence postérieure à la décision Hernandez, y compris des décisions rendues à l’égard de  résidents permanents, a eu tendance à réduire de façon importante le pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 44 de la LIPR envisagé par l’arrêt Hernandez (Nagalingam c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 1411, [2012] A.C.F. n° 1517 (QL); Faci c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693, [2011] A.C.F. n° 893 (QL); Richter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 806, [2009] 1 R.C.F. 675; Spencer c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 990, [2006] A.C.F. n° 1269 (QL)].

[45]           Le juge a également cité une autre décision de la Cour fédérale, soit la décision Olvera Romero c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 671, [2014] A.C.F. n° 720 (QL) [Olvera] où était  également en cause un résident permanent. La Cour fédérale a alors notamment conclu que l’agent d’audience n’avait pas le pouvoir discrétionnaire lui permettant de tenir compte de facteurs autres que ceux se rapportant aux alinéas 108(1)a) à d), y compris les motifs d’ordre humanitaire, et que l’obligation d’équité procédurale à laquelle est assujetti l’agent d’audience était minime. Fait à souligner, la Cour fédérale, dans l’affaire Olvera, était d’avis que « la distinction entre les résidents permanents et les autres catégories de noncitoyens tir[ait] peu à conséquence dans le cas qui nous occupe » (par. 98).

[46]           En l’espèce, toutefois, le juge a souligné que cette distinction doit être opérée. Se rapportant à la jurisprudence Olvera, le juge a relevé l’importance de l’issue de la demande de constat de perte de l’asile pour l’intimé et a conclu comme suit au paragraphe 35 :

Je souscris à l’avis de la juge Strickland que les droits de participation qu’entraîne l’obligation d’équité dans un tel contexte n’exigeaient pas une entrevue ou une audience. À mon avis, compte tenu de l’importance de la décision pour le demandeur, l’obligation d’équité exige toutefois d’accorder au demandeur la possibilité de présenter toutes ses observations et d’expliquer pourquoi il ne convient pas de présenter une demande à la SPR. Comme le révèle le dossier, le demandeur a tenté de le faire, mais l’agente d’audience a décidé d’ignorer la plus grande partie de ces documents au motif que le ministre les considérait comme non pertinents. Elle a rendu cette décision en se fondant uniquement sur les renseignements faisant état des voyages du demandeur à l’étranger. Selon moi, lorsqu’elle a agi ainsi, l’agente d’audience a limité son pouvoir discrétionnaire. 

[47]           Compte tenu de ce qui précède, l’intimé soutient qu’il avait droit à ce qui peut être uniquement qualifié d’ « audience préalable à l’audience » devant l’agente d’audience, qui aurait lieu avant l’audience complète devant la SPR. Il soutient également que les mots « à la demande du ministre » du paragraphe 108(2) de la LIPR impliquent que ladite demande ne doit être présentée qu’une fois que l’agent d’audience a procédé à l’appréciation des motifs d’ordre humanitaire. L’intimé soutient que l’agent d’audience doit également fournir des motifs qui pourraient faire l’objet d’un contrôle judiciaire devant la Cour fédérale.

[48]           En réalité, la thèse de l’intimé, si elle est acceptée, reviendrait à créer un processus bifurqué sous le régime de la LIPR, lorsque les demandes de constat de perte de l’asile visent un résident permanent. Soit dit en tout respect, ce n’est pas ce que le législateur fédéral a voulu, et le texte de l’article 108 de la LIPR ne va pas dans ce sens.

[49]           En effet, selon le sens ordinaire des mots utilisés dans les paragraphes 108(1) et (2) de la LIPR, le législateur fédéral a voulu que ce soit la SPR, un organisme quasi judiciaire disposant de vastes pouvoirs procéduraux, qui soit chargée de rechercher s’il y a eu perte de l’asile dans un cas particulier, et non pas l’agent d’audience. Ainsi, lorsque la demande de constat de perte de l’asile est présentée à la SPR, l’intéressé a la possibilité de présenter pleinement ses moyens dans le cadre d’un processus ouvert et impartial devant la SPR. Plus précisément, l’intéressé qui comparaît devant la SPR peut produire des observations, il a droit à une audience quasi judiciaire en bonne et due forme, il a droit à un avocat et il a le droit de citer des témoins et de produire des éléments de preuve. Ce processus permet à la SPR d’exercer ses fonctions juridictionnelles et de rendre une décision quant à la question de savoir s’il faut accueillir ou rejeter la demande de constat de perte de l’asile aux termes du paragraphe 108(2). La SPR apprécie l’ensemble des éléments de preuve et tient compte de critères tels que le caractère volontaire et l’intention ainsi que le fait ou non de se réclamer d’un autre pays. Il s’ensuit que le dépôt de la demande en application du paragraphe 108(2) ne constitue rien de plus qu’une décision provisoire qui met en branle la procédure devant un organisme quasi judiciaire, à savoir la SPR.

[50]           Nous ne voulons pas dire par là que l’agent d’audience n’est pas tenu d’agir équitablement aux termes de la LIPR aux fins de l’article 108. Toutefois, la portée de cette obligation est minime. En effet, avant de présenter une demande de constat de perte de l’asile, l’agent d’audience peut demander des renseignements supplémentaires, les examiner et en tenir compte au regard des motifs prévus au paragraphe 108(1). La Couronne elle-même a confirmé que c’est une pratique que les agents d’audience peuvent suivre mais que celle-ci n’est pas obligatoire. À cet égard, je relève que cette pratique est reflétée dans le guide PRG-2015-07, qui a depuis remplacé le Guide ENF-24. Le Guide PRG-2015-07 signale que [traduction] « dans certaines circonstances, l’agent d’audience peut juger nécessaire de recueillir des renseignements supplémentaires avant de décider de présenter une demande de constat de perte d’asile, y compris, au besoin, en interrogeant la personne protégée visée » (recueil conjoint de jurisprudence et de doctrine, Vol. III, onglet 62, à la p. 2). Les renseignements recueillis peuvent aider les agents d’audience à établir si, à première vue, un motif existe et s’il est opportun de présenter une demande de constat de perte de l’asile. Bien qu’aucun droit ne soit déterminé à cette étape, l’appréciation de l’agent d’audience est assujettie à une obligation d’équité minimale. L’analyse contextuelle dépend du contexte  (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, [1999] 2 R.C.S. 817, à la p. 837, [1999] A.C.S. n° 39 (QL); Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la p. 682, [1990] A.C.S. no 26 (QL).

[51]           En l’espèce, l’intimé a été convoqué à une entrevue et son avocat a également fourni des observations à l’agente d’audience en sachant qu’une demande de constat de perte de l’asile était envisagée. Dans les circonstances, on ne saurait dire que l’agente d’audience a violé de quelque façon que ce soit l’obligation d’équité envers l’intimé.

[52]           L’intimé formule aussi un grief du fait qu’environ 200 pages de documents produits par l’intimé ont été retirées du dossier certifié du tribunal (DCT) produit par le ministre. Ainsi, l’intimé soutient que l’agente d’audience a omis de tenir compte de tous les éléments de preuve avant de décider de présenter la demande de constat de perte de l’asile auprès de la SPR.

[53]           Pourtant, il n’y a pas de preuve concluante au dossier dont il ressort que l’agente d’audience n’a pas tenu compte des documents en question. Il ressort plutôt du dossier que l’agente d’audience avait inclus deux pages de document dans le DCT; on peut en inférer qu’il s’agissait des deux seules pages qu’elle a jugées pertinentes eu égard aux cas recensés au paragraphe 108(1).

[54]           Étant donné que l’agente d’audience ne pouvait pas, à sa discrétion, aborder les motifs d’ordre humanitaire en présentant une demande de constat de perte de l’asile et qu’il n’y a aucun élément de preuve qu’elle a omis d’examiner les documents de l’intimé, je ne vois aucune raison de modifier sa décision.

VII.          Conclusion

[55]           Je suis d’avis de répondre comme suit à la question certifiée :

Question :       L’agent de l’ASFC ou l’agent d’audience, qui est le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, a‑t‑il le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire et de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour décider de l’opportunité de présenter une demande de constat de perte de l’asile en vertu du paragraphe 108(2)?

Réponse :        Non.

[56]           Pour les motifs précités, j’accueillerais l’appel, sans frais.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

C. Michael Ryer j.c.a. »

« Je suis d’accord.

D. G. Near j.c.a. »

Traduction


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-280-15

(APPEL D’UN JUGEMENT MODIFIÉ DU JUGE MOSLEY DE LA COUR FÉDÉRALE DU CANADA DATÉ DU 8 JUIN 2015, NUMÉRO DE DOSSIER IMM-5825-14.)

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c. Jose de Jesus BERMUDEZ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 mars 2016

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

 

Y ONT (A) SOUSCRIT :

LE JUGE RYER

LE JUGE NEAR

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 avril 2016

 

 

COMPARUTIONS :

Banafsheh Sokhansanj

Mary Murray

 

Pour l'appelant

 

Peter Edelmann

Jennifer Ellis

 

POUR L’INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l'appelant

 

Edelmann & Company

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR L’INTIMÉ

 

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