Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20160610


Dossiers : A-499-14

A-33-15

Référence : 2016 CAF 176

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE STRATAS

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

TEVA CANADA LIMITÉE

appelante

et

GILEAD SCIENCES, INC.

intimée

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 29 octobre 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 juin 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20160610


Dossiers : A-499-14

A-33-15

Référence : 2016 CAF 176

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE STRATAS

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

TEVA CANADA LIMITÉE

appelante

et

GILEAD SCIENCES INC.

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]               Teva Canada Limitée a présenté à la Cour fédérale deux requêtes consécutives afin d’obtenir l’autorisation de modifier sa déclaration. Par les ordonnances datées du 3 novembre 2014 et du 19 janvier 2015 (rendues toutes les deux par le juge Barnes), la Cour fédérale a rejeté les requêtes. Teva interjette appel de ces deux ordonnances.

[2]               Les présents motifs tranchent les deux appels. Une copie en sera versée à chaque dossier d’appel.

[3]               À mon avis, la Cour fédérale n’a commis aucune erreur susceptible de révision en rendant ces ordonnances. Par conséquent, je rejetterais les appels, avec dépens.

A.                L’action en invalidation

[4]               À l’été 2012, Teva a déposé une déclaration à la Cour fédérale pour faire invalider les revendications 1 à 32 du brevet canadien numéro 2 261 619 (brevet 619) et les revendications 1 à 14 du brevet canadien numéro 2 298 059 (brevet 059).

[5]               Selon Teva, les revendications du brevet 619 ne sont pas valides pour cause d’évidence, d’antériorité, d’absence d’utilité et de divulgation insuffisante. D’autre part, elle affirme que les revendications du brevet 059 ne sont pas valides pour cause d’évidence, de double protection, de portée excessive, d’absence d’utilité et d’ambiguïté. Elle a abandonné l’action à l’encontre du brevet 059.

[6]               Les brevets 619 et 059 ont fait l’objet d’instances intentées en application du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133. Dans le cadre de ces instances, Teva a affirmé dans son avis d’allégation que les inventeurs du brevet 619 n’avaient pas valablement prédit son utilité. Dans sa déclaration, Teva a décidé de ne pas invoquer ce moyen.

[7]               L’intimée, Gilead Sciences Inc., s’est opposée à la déclaration, niant tous les arguments portant sur l’invalidité. Les interrogatoires préalables ont suivi et sont maintenant terminés. Teva a eu la possibilité de procéder à l’interrogatoire préalable du représentant de Gilead à deux occasions distinctes, de cinq des six inventeurs du brevet 619 et des trois inventeurs du brevet 059.

B.                 Première requête de Teva en vue d’obtenir l’autorisation de modifier sa déclaration

[8]               Environ deux ans après avoir déposé sa déclaration, Teva a déposé une requête pour obtenir l’autorisation de la modifier. Certaines des modifications proposées étaient mineures et d’ordre administratif; d’autres étaient beaucoup plus litigieuses. Suivant ces dernières, le brevet 619 aurait été obtenu frauduleusement à la suite d’une tromperie auprès du Bureau des brevets et était donc invalide et nul pour cause d’allégation trompeuse, en application du paragraphe 53(1) de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4.

C.                Décision rendue par la protonotaire

[9]               La protonotaire a été saisie de la première requête. Elle a accepté les modifications mineures, d’ordre administratif.

[10]           Quant aux modifications litigieuses, elle a rejeté la requête au motif que les modifications proposées manquaient de précision. Elle a toutefois autorisé Teva à présenter de nouveau sa requête une fois qu’elle l’aurait étoffée.

D.                Requête à la Cour fédérale

[11]           Teva a présenté de nouveau sa requête, cette fois en ajoutant des précisions, comme les noms des inventeurs ayant fourni les témoignages sur lesquels elle s’appuie, et en offrant plus de détails sur l’allégation trompeuse. La Cour fédérale a été saisie de cette requête (décision rendue par le juge Barnes, juge désigné pour le procès).

[12]           À la Cour fédérale, Teva a indiqué que les prétentions qu’elle souhaitait ajouter à sa déclaration étaient fondées sur des éléments de preuve obtenus durant l’interrogatoire préalable.

[13]           Selon Teva, le brevet 619 revendique un très grand nombre de promédicaments à base d’analogues nucléotidiques de phosphonate. À la date de dépôt de la demande de brevet, Gilead n’avait produit qu’un petit nombre de ces composés. Aux dires de Teva, à l’interrogatoire préalable, les inventeurs et le représentant de Gilead avaient admis qu’ils n’avaient pas fait de prédictions relatives à l’utilité pour tous les nombreux composés revendiqués dans le brevet 619  et ne croyaient pas qu’ils auraient pu le faire.

[14]           À la lumière de ces témoignages, Teva a conclu que Gilead avait fait une déclaration trompeuse en déposant la demande de brevet 619 en l’absence d’un fondement factuel pour prouver ou prédire valablement son utilité. Ainsi, Teva a demandé à modifier sa déclaration afin d’ajouter cette prétention, et les faits substantiels qui la soutiennent.

[15]           Par une ordonnance datée du 3 novembre 2014, la Cour fédérale a rejeté la requête de Teva. Les motifs de cette ordonnance sont analysés plus en détail dans les paragraphes qui suivent, mais, pour résumer, la Cour fédérale a conclu que les modifications avaient pour effet d’ajouter des prétentions de fraude sans les étayer suffisamment. En outre, les prétentions n’avaient aucune possibilité raisonnable de succès.

E.                 Seconde requête à la Cour fédérale

[16]           Moins de deux semaines après l’ordonnance de la Cour fédérale concernant la première requête, Teva a déposé une seconde requête afin d’obtenir l’autorisation de modifier ses actes de procédure. Sur la foi de certains témoignages faits à l’interrogatoire préalable, elle a affirmé que seul un très faible nombre des composés revendiqués dans le brevet 619 avaient été produits et que les inventeurs n’avaient pas prédit et ne pouvaient pas prédire l’efficacité de ces composés. Teva a souligné que le brevet 619 revendiquait néanmoins ces composés.

[17]           Teva a donc cherché à plaider que le brevet 619 était invalide au motif que ce qui est divulgué dans le mémoire descriptif n’est pas l’invention « telle[. . .] que [l’]a conçue[. . .] son inventeur », comme l’exige le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets.

[18]           La Cour fédérale a été saisie de cette seconde requête (décision rendue par le juge Barnes, qui est le juge désigné pour le procès). Par une ordonnance datée du 19 janvier 2015, elle a rejeté la requête.

[19]           J’examinerai aussi les motifs dont la Cour fédérale a assorti le rejet de la requête dans les paragraphes qui suivent. Cependant, pour l’instant, mentionnons que la Cour fédérale a conclu que les témoignages issus des interrogatoires préalables n’appuyaient pas les modifications proposées. Les modifications n’avaient pas de possibilité raisonnable de succès. Et, de l’avis de la Cour fédérale, la seconde requête de Teva aurait dû être déposée avec la première requête; il s’agissait essentiellement de la même requête déposée sur le même fondement.

F.                 Norme de contrôle applicable en appel à la Cour d’appel fédérale

[20]           Dans leurs mémoires des faits et du droit, les parties préconisaient l’application de normes de contrôle différentes dans les présents appels. Toutefois, avant la date de l’audience, notre Cour a publié une nouvelle jurisprudence sur la norme de contrôle.

[21]           Dans son mémoire, Teva a laissé entendre que les questions associées à la modification de ses actes de procédure étaient essentielles aux questions finales de cette affaire et que la Cour devrait par conséquent effectuer un examen de novo. Or, il s’agit là de la norme de contrôle applicable dans le cas d’un appel interjeté en vertu de l’article 51 des Règles des cours fédérales d’une ordonnance rendue par un protonotaire. Dans le cas présent, les requêtes déposées par Teva ont été jugées sur le fond par un juge de la Cour fédérale en première instance, et non comme juge siégeant en appel en vertu de l’article 51 des Règles.

[22]           Dans son mémoire, Gilead a prétendu que la décision de la Cour fédérale était une décision discrétionnaire. Par conséquent, elle ne peut être annulée que si cette cour a commis une erreur de droit, a mal apprécié les faits ou a exercé à tort un pouvoir discrétionnaire, en ce sens qu’elle n’a pas accordé d’importance, ou pas suffisamment d’importance, à des facteurs pertinents ou en a accordé à des facteurs non pertinents.

[23]           Toutefois, dans une jurisprudence récente, notre Cour a modifié cette formulation de la norme de contrôle applicable aux ordonnances comme celles visées dans le présent appel, en vue d’uniformiser les règles sur la norme de contrôle concernant tous les appels d’ordonnances. Voir Imperial Manufacturing Group Inc. c. Decor Grates Incorporated, 2015 CAF 100, [2016] 1 R.C.F. 246, inf. David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 R.C.F. 588, au paragraphe 594; voir également plus récemment, Turmel c. Canada, 2016 CAF 9. Conformément à cette jurisprudence récente, la norme de contrôle à appliquer aux ordonnances en appel est celle qui s’applique habituellement en appel suivant l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235.

[24]           Par conséquent, selon cette jurisprudence récente, pour que le présent appel soit accueilli, Teva doit nous convaincre que la Cour fédérale a commis une erreur sur une pure question de droit ou sur un principe juridique pouvant être dégagé d’une question mixte de fait et de droit. En l’absence de ce type d’erreur de droit, il ne peut être fait droit à l’appel de Teva que si elle peut prouver une erreur manifeste et dominante. Une erreur manifeste et dominante est une erreur qui est à la fois évidente et déterminante, en ce sens qu’elle mine l’issue de l’instance inférieure. Voir Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, au paragraphe 46.

[25]           Toutefois, comme nous le verrons, peu importe comment on l’énonce, la norme de contrôle applicable est caractérisée par la retenue. Comme nous l’expliquerons ci-dessous, à la lumière de cette norme, nous ne sommes pas convaincus par la thèse de Teva qu’il y avait lieu de modifier les ordonnances de la Cour fédérale.

G.                Analyse de l’ordonnance rendue relativement à la première requête : ordonnance du 3 novembre 2014

[26]           Les requêtes en modification sont régies par l’article 75 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Une modification devrait être autorisée « aux fins de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties » pourvu qu’elle « serve les intérêts de la justice » et ne cause pas « d’injustice à l’autre partie » que « des dépens ne pourraient réparer » (Canderel Ltée c. Canada, [1994] 1 C.F. 3, par. 10).

[27]           Devant notre Cour, Teva souligne que les modifications à ses actes de procédure découlant des témoignages à l’interrogatoire préalable, comme celles qu’elle propose en l’espèce, sont bénéfiques en ce sens qu’elles permettent de recentrer et de préciser les points en litige, et facilitent par le fait même l’instruction de l’action (Dené Tha’ First Nation c. Canada, 2008 FC 679 (prot.); Hoechst Marion Roussel Deutchland Gmbh c. Adir et Cie, 2000 CanLII 15451 (CF)). Teva ajoute que Gilead n’a pas montré qu’elle subirait un préjudice si les modifications étaient acceptées.

[28]           Mais ces arguments sont possiblement hors de propos : il est illogique qu’un tribunal accorde une modification qui est vouée à l’échec. En l’espèce, les modifications proposées par Teva présentent de nouveaux moyens à l’appui de son recours. Cependant, si ces moyens n’ont pas de possibilité raisonnable de succès, les admettre ne ferait que compliquer et prolonger inutilement le litige.

[29]           Fait peu surprenant, l’absence d’une possibilité raisonnable de succès constitue un motif reconnu pour lequel les tribunaux peuvent rejeter une requête en modification (Bauer Hockey Corp. c. Sport Maska inc. (Reebok-CCM Hockey), 2014 CAF 158; Nidek Co. Ltd. c. VISX Incorporated, 1996 CanLII 11534 (CAF), p. 6; voir aussi R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, par. 17-20, sur la signification de l’expression « possibilité raisonnable de succès » dans l’examen d’une requête en radiation d’une demande et dont la Cour dans l’arrêt Bauer (par. 16) a étendu l’emploi à l’examen d’une requête en modification des actes de procédure).

[30]           Le critère de la « possibilité raisonnable de succès » est plus qu’une simple évaluation des chances mathématiques. Pour décider si une modification présente une possibilité raisonnable de succès, il faut examiner ses chances dans le contexte du droit et du processus judiciaire et adopter un point de vue réaliste (Imperial Tobacco, précité, par. 25).

[31]           Dans la jurisprudence, l’obligation pour la modification de présenter une possibilité raisonnable de succès est devenue une condition préalable (Remo Imports Ltd. c. Jaguar Cars Ltd., 2005 CF 870, par. 49). Normalement, la Cour ne se penche sur d’autres questions, comme le préjudice dont pourrait souffrir la partie adverse à la suite de la modification, que s’il est d’abord satisfait à cette condition.

[32]           C’est la démarche qu’a adoptée la Cour fédérale dans l’analyse ayant mené au rejet de la première requête. Elle a d’abord cherché à voir si les modifications proposées présentaient une possibilité raisonnable de succès. Comme elle était d’avis que ce n’était pas le cas, la Cour fédérale a conclu qu’il n’était pas nécessaire de tenir compte d’autres points :

[traduction] À mon avis, les modifications proposées par Teva ne présentent, au vu de la preuve, aucune possibilité raisonnable de succès. Même si l’on interprète généreusement les éléments de preuve présentés par Teva, il n’existe aucune possibilité que le recours prévu à l’article 53 de la Loi sur les brevets puisse être accordé.

(Paragraphe 7 de l’ordonnance de la Cour fédérale du 3 novembre 2014.)

[33]           En appel, Teva affirme que cette conclusion est entachée d’une erreur de droit. Teva soutient que la Cour fédérale a assoupli le critère, de sorte que les tribunaux peuvent conclure plus facilement à l’absence de toute « possibilité raisonnable de succès ». Autrement dit, Teva affirme que la Cour fédérale s’est écartée de l’approche libérale à adopter lorsqu’elle doit décider s’il faut accorder l’autorisation de modifier des actes de procédure.

[34]           À cet égard, Teva invoque la déclaration de la Cour fédérale (au paragraphe 6 de son ordonnance) selon laquelle [traduction] « le paysage entourant les autorisations de modifier des actes de procédure a quelque peu changé depuis l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7,] [2014] 1 R.C.S. 87] ». La Cour fédérale a ajouté (également au paragraphe 6) que [traduction] « bien que demeure le principe directeur que constitue la notion de possibilité raisonnable de succès, il est tempéré par des intérêts concurrents concernant l’accès à la justice, la proportionnalité et l’efficacité judiciaire », des concepts qu’a soulignés la Cour suprême dans l’arrêt Hryniak.

[35]           Je rejette la prétention de Teva. En renvoyant à l’arrêt Hryniak, la Cour fédérale n’a pas modifié le sens de l’expression « possibilité raisonnable de succès » et n’a donc pas commis d’erreur de droit.

[36]           Saisie d’une prétention selon laquelle la cour de première instance a appliqué un principe erroné, une cour d’appel doit examiner d’une manière globale et juste les motifs de la cour de première instance en fonction du dossier qu’elle avait en main. Il arrive souvent que les cours de première instance ne décrivent pas de façon parfaitement précise ou encyclopédique les principes qui étayent leurs décisions. Pourtant, dans un grand nombre de cas, un examen global et juste de leurs motifs au vu du dossier confirme qu’elles ont fait intervenir tous les bons principes dans leur décision.

[37]           C’est le cas en l’espèce. Si l’on interprète ses motifs d’une manière globale et juste, la Cour fédérale n’a pas altéré la condition relative à la « possibilité raisonnable de succès ». Elle a plutôt demandé si les modifications proposées avaient une possibilité raisonnable de succès, sans déformer cette question, et a conclu en fonction des faits et du droit que les modifications ne pourraient possiblement être accordées.

[38]           À cet égard, la Cour fédérale a conclu (au paragraphe 7) que [traduction] « [m]ême si l’on interprète généreusement les éléments de preuve présentés par Teva, il n’existe aucune possibilité que le recours prévu à l’article 53 de la Loi sur les brevets puisse être accordé ». La preuve présentée par Teva à l’appui des modifications proposées aux actes de procédure concerne la question de l’évidence et vise une période précédant l’obtention de l’invention revendiquée; elle n’a rien à voir avec ce que savait ou croyait Gilead lorsqu’elle a déposé sa demande de brevet, ni avec la possibilité de prédire ou non l’efficacité des composés non testés à partir des composés testés et jugés utiles. La Cour fédérale a également conclu que Teva avait extrapolé à partir des déclarations des scientifiques et avait mal interprété leur importance (aux par. 7 et 8). À son avis, les déclarations des scientifiques, bien interprétées, représentaient simplement l’expression d’une incertitude scientifique associée au processus d’invention et n’appuyaient pas les modifications proposées par Teva. Enfin, la Cour fédérale a souligné (au par. 5) que les modifications proposées soulevaient de très sérieuses assertions de fraude qui doivent être solidement étayées.

[39]           L’analyse de la Cour fédérale à cet égard démontre qu’elle avait compris et a appliqué les principes juridiques pertinents. En outre, son analyse des faits qui lui ont été présentés et son application des principes juridiques aux faits présentés ne sont pas entachées d’une erreur manifeste et dominante.

[40]           Quant au renvoi à l’affaire Hryniak, si on l’examine à la lumière du contexte, la Cour fédérale ne faisait que réitérer l’idée que, pour des raisons d’accès à la justice, de proportionnalité et d’efficacité judiciaire, les modifications qui n’ont aucune possibilité raisonnable de succès ne sauraient être admises. Cela va de soi : les modifications proposées qui sont vouées à l’échec doivent être écartées.

H.                Analyse de l’ordonnance rendue relativement à la seconde requête : ordonnance du 19 janvier 2015

[41]           La Cour fédérale a conclu que la seconde requête de Teva était fondée [traduction] « essentiellement sur les mêmes questions factuelles » que la première. En effet, sa seconde requête s’appuyait sur les témoignages faits aux interrogatoires préalables sur lesquels sa première requête était fondée, à ses propres dires.

[42]           La Cour fédérale a rejeté la seconde requête de Teva, principalement sur le fondement des motifs pour lesquels elle avait rejeté la première. Elle a conclu une fois de plus que Teva avait extrapolé à partir des témoignages faits lors des interrogatoires préalables. À cet égard, la Cour fédérale a répété ce qu’elle a dit au paragraphe 7 de ses motifs d’ordonnance du 3 novembre 2014 : les témoignages ne pouvaient pas être raisonnablement interprétés de la façon préconisée par Teva et, par conséquent, les modifications proposées ne pouvaient pas être retenues en droit.

[43]           La Cour fédérale a également indiqué (au paragraphe 5 de son ordonnance du 19 janvier 2015) que la seconde requête de Teva l’invitait en fait à siéger en appel de sa propre décision rendue sur la première requête. Bref, elle a conclu qu’en présentant la seconde requête, Teva remettait en cause la première, et ce à tort.

[44]           La Cour fédérale a aussi rejeté les modifications proposées au motif qu’elles ne présentaient pas de possibilité raisonnable de succès. À son avis, Teva avait confondu les concepts d’inutilité (article 2 de la Loi sur les brevets) et d’insuffisance (paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets), une démarche qui va à l’encontre de la conclusion de notre Cour dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CAF 108, [2009] 1 R.C.F. 253. Que Gilead ait pu prédire ou ait prédit l’utilité de tous les composés revendiqués ne nous dit pas si la personne versée dans l’art disposait de suffisamment de renseignements pour réaliser l’invention.

[45]           Je ne vois aucune erreur de droit dans l’une ou l’autre des analyses de la Cour fédérale, ni aucune erreur manifeste et dominante. J’ajouterais les commentaires additionnels suivants.

[46]           Teva affirme que la Cour fédérale a appliqué une norme trop stricte dans son évaluation visant à déterminer si les modifications proposées avaient une possibilité raisonnable de succès. Elle suggère que la Cour fédérale a indûment exigé de Teva non seulement qu’elle prouve que les moyens invoqués par les modifications étaient soutenables, mais aussi qu’elle la convainque du bien-fondé de sa cause. Teva souligne que notre Cour a adopté une approche libérale concernant les modifications aux actes de procédure et que la Cour fédérale a rompu avec cette approche (voir, par exemple, Anderson Consulting c. Canada, [1998] 1 C.F. 605; Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, [2004] 2 R.C.F. 459, par. 31).

[47]           Si j’interprète les motifs de la Cour fédérale de manière globale et juste, je ne suis pas d’accord pour dire qu’elle a imposé un fardeau trop lourd à Teva ou a appliqué un critère erroné en droit. Au contraire, la Cour fédérale a conclu, en fonction des faits, que les modifications proposées par Teva n’avaient pas la moindre chance de succès.

[48]           Teva affirme également que la Cour fédérale s’est trompée en qualifiant sa seconde requête comme étant essentiellement une répétition ou un appel de sa première requête.

[49]           Je rejette également cette prétention. La Cour fédérale a qualifié en ces termes la seconde requête à la lumière des faits présentés et elle n’a pas commis ainsi d’erreur manifeste et dominante. Je partage l’avis de la Cour fédérale à cet égard.

I.                   Autres observations de Gilead

[50]           Gilead présente d’autres observations à l’appui du rejet des requêtes, comme le manque de précision dans les modifications demandées dans la première requête, le préjudice qu’elle subirait en raison des modifications si tardives et le fait que, longtemps auparavant, durant les instances engagées en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), Teva était au courant des points qu’elle cherche aujourd’hui à ajouter à sa déclaration tardivement.

[51]           Il n’est pas nécessaire de traiter de ces observations, sauf pour souligner qu’elles fourniraient des motifs additionnels pour confirmer les ordonnances rendues par la Cour fédérale.

J.                  Dispositif proposé

[52]           Je rejetterais les appels, avec dépens.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Eleanor R. Dawson j.c.a.»

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossiers :

A-499-14 ET A-33-15

APPEL DES ORDONNANCES DE MONSIEUR LE JUGE BARNES DATÉES DU 3 NOVEMBRE 2014 ET DU 19 JANVIER 2015 DANS LE DOSSIER NO T-1529-12

INTITULÉ :

TEVA CANADA LIMITÉE c. GILEAD SCIENCES INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 octobre 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 juin 2016

 

COMPARUTIONS :

Me Jonathan Stainsby

 

Pour l’appelante

 

Me Brian Daley

Me Louisa Pontrelli

 

Pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aitken Klee LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelante

 

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

Pour l’intimée

 

 

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