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Date : 20160609


Dossier : A-260-15

Référence : 2016 CAF 175

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

CHIME TRETSETSANG

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 11 février 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 9 juin 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RYER

LE JUGE WEBB

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE RENNIE

 


Date : 20160609


Dossier : A-260-15

Référence : 2016 CAF 175

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

CHIME TRETSETSANG

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE (Motifs dissidents)

I.                   Introduction

[1]               En droit international, l’asile est une protection auxiliaire, qui n’est offerte que lorsque le pays de nationalité d’une personne ne peut ou ne veut protéger cette personne contre les risques énoncés dans la Convention relative au statut des réfugiés adoptée en 1951 (Convention). Les demandeurs d’asile qui ont plusieurs nationalités doivent donc prouver qu’aucun des pays dont ils ont la nationalité ne pourra les protéger. Suivant ce principe, le ressortissant étranger qui présente une demande d’asile au Canada doit établir qu’il est apatride ou que le pays dont il a la nationalité ne peut le protéger contre les menaces énoncées aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (L.C. 2001, ch. 27) (LIPR) (voir Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689).

[2]               Le présent appel a pour genèse des décisions rendues par la Cour fédérale au sujet du critère juridique et du fardeau de preuve qui servent à établir si un demandeur d’asile a, ou n’a pas, de « nationalité » au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’article 96 de la LIPR. Dans chacune de ces affaires, il a été établi que le demandeur pouvait en droit réclamer la citoyenneté d’un pays étranger. Toutefois, le demandeur avait fait valoir que, dans les faits, l’État étranger ne le reconnaissait pas comme citoyen, d’où l’incertitude quant à la faculté pour lui de se réclamer de la protection de l’État par la citoyenneté. La question, en pareilles circonstances, est de savoir si l’État étranger est un pays de nationalité.

[3]               Dans une série de décisions, la Cour fédérale a examiné cette question et est parvenue à des conclusions divergentes. Ce conflit apparent, et j’utilise ce terme résolument, s’est présenté en l’espèce et a amené la Cour fédérale (le juge Mosley, 2015 CF 455) à demander la certification de la question suivante dans son jugement rendu le 11 mai 2015 :

[traduction]

L’expression « pays dont elle a la nationalité », se retrouvant à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, inclut-elle un pays dont le demandeur est citoyen, mais où il pourrait rencontrer des obstacles quant à l’exercice des droits et privilèges reliés à la citoyenneté, tel le droit d’obtenir un passeport?

[4]               Pour les motifs qui suivent, il appert que la question certifiée ne se prête pas au type de réponse catégorique qu’appellent les questions certifiées, parce que la réponse à la question est fortement tributaire des faits. La question laisse également entendre, au moyen d’un exemple, que la citoyenneté est assortie du droit d’obtenir un passeport, ce qui n’est pas nécessairement le cas. Un passeport peut être refusé ou révoqué pour diverses raisons qui ne sont pas contraires au maintien de la citoyenneté (voir Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, art. 9-11).

[5]               De façon générale, une question à laquelle on ne peut répondre entraînera le rejet de l’appel au motif que le droit d’appel est subordonné à la certification d’une question adéquate. Or, la Cour n’est toutefois pas limitée dans son analyse par le libellé de la question, qu’elle peut reformuler pour l’harmoniser avec la question en litige (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Ekanza Ezokola, 2011 CAF 224). La certification est simplement le moyen d’autoriser l’appel, dont la portée n’est pas circonscrite (voir Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Khalil, 2014 CAF 213). En l’espèce, il ne fait aucun doute, à la lumière de la question certifiée et des motifs de la Cour fédérale, que le présent appel soulève une question qu’il est grand temps de trancher.

II.                Historique judiciaire de la question en litige

[6]               En 2005, notre Cour a établi que, pour décider si le demandeur a une « nationalité », il faut demander si l’accès à la citoyenneté relève de son « contrôle » (voir l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Williams, 2005 CAF 126, par. 22). Si l’on répond à cette question par l’affirmative, on s’attend alors à ce que le demandeur puisse se réclamer de la protection du pays en question. Reprenant le raisonnement du juge Rothstein (alors juge à la Cour fédérale) dans la décision Bouianova c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 67 F.T.R. 74, le juge Décary a affirmé :

Je souscris entièrement aux motifs du juge Rothstein et en particulier au passage suivant, au paragraphe 12 :

Le fait de ne pas avoir de nationalité ne doit pas relever du contrôle d’un [demandeur].

Le véritable critère est, selon moi, le suivant : s’il est en son pouvoir d’obtenir la citoyenneté d’un pays pour lequel il n’a aucune crainte fondée d’être persécuté, la qualité de réfugié sera refusée au demandeur. Bien que des expressions comme « acquisition de la citoyenneté de plein droit » ou « par l’accomplissement de simples formalités » aient été employé[e]s, il est préférable de formuler le critère en parlant de « pouvoir, faculté ou contrôle du demandeur », car cette expression englobe divers types de situations [...]

[7]               Il appartient au demandeur d’établir qu’il n’est pas en son pouvoir d’obtenir la citoyenneté et donc qu’il n’est pas satisfait au critère énoncé dans l’arrêt Williams. Mais que faut‑il pour établir ce fait? Des conclusions différentes se dégagent de diverses décisions de la Cour fédérale. Un examen de ces affaires montre que la réponse à cette question est fortement tributaire des circonstances juridiques et factuelles qui sont propres à chaque instance.

[8]               Dans la décision Tsering Khan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 583, aux paragraphes 19 à 21, la Cour fédérale note que les autorités du Guyana disposent d’un pouvoir discrétionnaire légal qui leur permet de refuser la citoyenneté acquise par le mariage. Dans cette affaire, comme la demanderesse fondait sa demande de citoyenneté en Guyana sur le mariage, elle était privée de tout contrôle. Dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Hua Ma, 2009 CF 779, la Cour a conclu, à la lumière des éléments de preuve qui lui avaient été présentés, que les demandeurs auraient eu à payer des sommes importantes, voire à subir la stérilisation, car ils avaient déjà un enfant; ce serait donc leur « imposer un fardeau intolérable » que d’exiger des demandeurs qu’ils présentent d’abord une demande de citoyenneté en Chine. Il n’était pas satisfait au critère de l’arrêt Williams.

[9]               Dans la décision Wanchuk c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 885, la Cour a conclu que la citoyenneté n’était qu’une « simple possibilité » pour le demandeur, parce que ce dernier, pour l’obtenir, aurait eu à faire appel aux tribunaux, car le pays étranger ne lui reconnaissait pas le droit à la citoyenneté. Dans la décision Dolker c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 124, au paragraphe 27, la Cour a conclu que le droit canadien n’exige pas du demandeur d’asile qu’il ait d’abord demandé et se soit vu refuser la citoyenneté dans un pays sûr qui lui reconnaît le droit de la demander.

[10]           Dans la décision Dolma c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 703, à l’égard de faits très semblables à ceux visés par le présent appel, la Cour fédérale a conclu que l’existence, dans le droit du pays étranger, d’un droit juridique à la citoyenneté ou de la qualité de citoyen, n’était pas en soi suffisante pour que l’on puisse considérer ce pays comme un pays de nationalité. La Cour a indiqué, aux paragraphes 32 et 33, qu’obliger, par l’application du critère de l’arrêt Williams, les demandeurs d’asile à démontrer qu’ils avaient demandé et s’étaient vu refuser la citoyenneté d’un pays donné équivaudrait à restreindre la définition de réfugié prévue dans la Convention et à l’article 96 de la LIPR :

La question à se poser est de savoir si, selon les éléments de preuve dont disposait la Commission, il est permis de douter, après avoir examiné les lois, les pratiques, la jurisprudence et les politiques du pays de nationalité éventuelle, que l’obtention de la citoyenneté de ce pays ne soit pas considérée comme automatique ou comme relevant du pouvoir du demandeur, et non pas de savoir si celui-ci a fait des démarches en ce sens et a été débouté. Ainsi seraient exclues de la protection offerte aux réfugiés toutes les personnes qui n’ont pas déjà demandé la citoyenneté pour un certain nombre de raisons, y compris l’incapacité d’acquitter les frais relatifs à la demande ou aux procédures judiciaires découlant de celle‑ci.

[11]           Dans la décision Tashi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1301, tranchée après le prononcé de la décision visée par l’appel, mais invoquée par l’intimé, la Cour fédérale a mentionné que la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) avait souligné le fait que, depuis mai 2014, « des éléments de preuve récents révélaient que le gouvernement indien était en voie de reconnaître la citoyenneté des personnes ». La Cour fédérale a donc conclu que, même si la démarche préconisée dans la décision Dolma devait être appliquée, la Commission avait pris une décision raisonnable en concluant que les Tibétains avaient dorénavant la citoyenneté non seulement de droit, mais aussi de fait, et donc qu’il était en leur pouvoir d’obtenir celle-ci.

[12]           Pour conclure mon analyse de l’application du critère de l’arrêt Williams, je mentionnerai deux demandes de contrôle judiciaire comparables que la Cour fédérale a tranchées depuis la décision Tashi. Dans la décision Sangmo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 17, la Cour fédérale, souscrivant à la décision Dolma, a accueilli la demande de contrôle judiciaire. Selon elle, puisque la Section d’appel des réfugiés (SAR) était d’avis que la citoyenneté, qui était en principe accordée, était en fait subordonnée à l’apport d’un « soutien juridique ainsi que des fonds » et qu’il n’y avait pas de « droit automatique à la citoyenneté », la citoyenneté ne relevait pas en fait du contrôle de la demanderesse. Dans la décision Sangmo, la Cour fédérale a fait remarquer que le juge dans l’affaire Tashi n’avait pas rompu avec la décision Dolma, mais que, dans ce cas, la SAR avait plutôt conclu, à la lumière des faits présentés, que le gouvernement indien reconnaissait de fait les Tibétains comme des citoyens. Enfin, dans la décision Sangpo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 233, la Cour fédérale a accueilli une demande de contrôle judiciaire, sur le fondement de la décision Dolma.

[13]           Dans ce contexte, j’examine maintenant les faits dans le présent appel.

III.             Les faits

[14]           L’appelant est d’ethnicité tibétaine. Il est né en Inde de parents tibétains le 5 octobre 1968. Ses parents ont fui en Inde lorsque le gouvernement chinois a envahi et occupé le Tibet en 1959.

[15]           L’appelant est un disciple du dalaï-lama et craint d’être persécuté par les autorités chinoises en raison de ses croyances religieuses et de ses activités politiques. Il est entré au Canada en 2013 au moyen d’un faux passeport et y a présenté une demande d’asile. Il a prétendu qu’il était apatride et qu’il serait déporté en Chine s’il rentrait en Inde.

[16]           L’appelant n’a ni passeport ni certificat de naissance délivré par le gouvernement de l’Inde. Il a toutefois un « certificat d’identité » délivré par ce dernier, sur lequel il est indiqué qu’il est né en Inde, en 1968. Ce certificat porte également un timbre avec la mention [traduction] « Rien ne s’oppose à un retour », apposé par le gouvernement indien. Toutefois, ce certificat d’identité a expiré en 2001. La SPR a noté la déclaration de l’appelant selon laquelle son certificat d’enregistrement avait été saisi par les autorités indiennes en 2009; cet élément de preuve n’est pas contredit, et le certificat d’enregistrement n’est pas au dossier.

[17]           En vertu de la Citizenship Act, 1955 de l’Inde, une personne née en Inde entre le 26 janvier 1950 et le 1er juillet 1987 a la nationalité indienne, sans égard à la nationalité de ses parents. L’appelant est né durant cette période. L’appelant n’a toutefois pris aucune mesure pour établir ou confirmer sa citoyenneté auprès du gouvernement de l’Inde ou du Haut-Commissariat de l’Inde au Canada.

A.                 Procédure d’immigration

[18]           La SPR a accepté l’appelant à titre de réfugié au sens de la Convention. Elle a conclu que la crainte de persécution en Chine était bien fondée. Cette conclusion n’est pas contestée. La SPR a également conclu que l’appelant n’était pas un ressortissant de l’Inde, malgré la Citizenship Act, 1955, sur la foi de rapports sur la situation dans le pays indiquant que des Tibétains avaient [traduction] « connu des difficultés » à présenter des demandes de citoyenneté et qu’ « un nombre relativement faible » avait réussi à l’obtenir. En outre, selon la SPR, les autorités indiennes pouvaient ne pas reconnaître le droit légal à la citoyenneté de l’appelant et une personne d’origine tibétaine dans la situation de l’appelant ne disposait pas d’un droit de résidence protégé en Inde.

[19]           Le ministre a interjeté appel de cette décision auprès de la SAR. Le ministre a présenté de nouveaux éléments de preuve qui établissaient que l’appelant pouvait obtenir la citoyenneté, invoquant des articles rendant compte des décisions de deux Hautes Cours de l’Inde qui avaient tranché en faveur de personnes d’ethnicité tibétaine qui revendiquaient leur droit à la citoyenneté, accordé de naissance.

[20]           La SAR a accueilli l’appel. Elle a dit avoir des réserves en raison du fait que l’appelant n’avait pas de certificat de naissance, mais était d’avis que la preuve étaient insuffisante pour mener à la conclusion que le « certificat d’enregistrement » que l’appelant avait en sa possession ne pouvait être utilisé pour établir sa naissance en Inde durant la période pertinente. Je tiens à souligner qu’on ne sait pas vraiment si la SAR faisait référence au « certificat d’identité » expiré, étant donné qu’aucun certificat d’enregistrement ne figure dans le dossier, et que la SPR a mentionné le fait que l’appelant avait déclaré que les autorités indiennes avaient saisi son certificat d’enregistrement. Par conséquent, la SAR a jugé que l’absence de certificat de naissance ne voulait pas dire que la citoyenneté ne relevait pas du contrôle de l’appelant.

[21]           S’appuyant sur les comptes rendus des décisions des deux Hautes Cours de l’Inde, la SAR a conclu qu’il avait été satisfait au critère de citoyenneté défini dans l’arrêt Williams. Le paragraphe 55 décrit l’intégralité de l’analyse de la SAR sur cette question :

L’intimé [M. Tretsetsang] avance que la preuve souligne les difficultés que connaissent les Tibétains au moment d’obtenir la citoyenneté en Inde et que ces difficultés montrent qu’ils n’ont aucune influence sur le processus d’obtention de la citoyenneté. L’argument de l’intimé ne convainc pas la SAR. En effet, les décisions de la Haute Cour indiquent clairement qu’en tant que Tibétain né en Inde entre le 26 janvier 1950 et le 1er juillet 1987, l’intimé est citoyen indien de naissance, peu importe la nationalité de ses parents, et qu’il n’est pas nécessaire qu’il demande la citoyenneté puisque celle-ci lui est automatiquement accordée par naissance. La SAR fait remarquer que ces cas révèlent que certains Tibétains ont eu de la difficulté à acquérir un passeport; cependant, ils ne permettent pas d’établir que le processus d’octroi de la citoyenneté est indépendant de leur volonté. Après avoir examiné la preuve, la SAR estime, selon la prépondérance des probabilités, que l’intimé est citoyen indien.

[22]           Elle a rejeté l’argument subsidiaire de l’appelant selon lequel la décision devrait être renvoyée devant la SPR pour lui permettre de présenter de nouveaux éléments de preuve concernant les risques auxquels il serait exposé en Inde. La SAR a conclu qu’il avait été satisfait au critère de l’arrêt Williams, c’est-à-dire que l’obtention de la citoyenneté relevait du contrôle du demandeur.

B.                 La décision de la Cour fédérale

[23]           Devant la Cour fédérale, l’appelant et le ministre ont convenu de façon générale que le critère de l’arrêt Williams était celui qui devait s’appliquer, les parties ne s’entendant toutefois pas sur les éléments juridiques de ce critère, ni sur la nature du fardeau de preuve qui y est associé.

[24]           Le juge a conclu que l’appelant, en vertu de la Citizenship Act, 1955, était un citoyen de l’Inde, ou du moins que la loi lui reconnaissait le droit d’obtenir la citoyenneté indienne. Quant aux éléments de preuve attestant de pratiques administratives susceptibles de nuire à la faculté pour les Tibétains d’obtenir la citoyenneté indienne, le juge a conclu qu’il était satisfait au critère de l’arrêt Williams même dans le cas où le demandeur devait faire reconnaître par les tribunaux son droit à la citoyenneté. Il était également d’avis qu’un demandeur devait prendre des « mesures raisonnables » pour faire respecter son droit à la citoyenneté avant d’affirmer que ce droit lui était refusé.

[25]           Le juge a ainsi conclu que la situation se distinguait de celle qui avait mené à la décision Khan, car dans cette affaire, la loi du Guyana habilitait les autorités de ce pays, à leur discrétion, à accorder ou refuser la citoyenneté acquise par le mariage à une personne citoyenne du Guyana. Selon le juge, bien que les faits dans la décision Wanchuk soient comparables à ceux dans l’affaire de l’appelant, il ne pouvait suivre cette décision, car elle ne tenait pas compte de l’arrêt Williams, qui est contraignant. Selon le juge, suivant l’arrêt Williams, si un demandeur est, en droit, citoyen d’un pays, on s’attend à ce qu’il prenne des mesures raisonnables pour tenter d’exercer son droit à la citoyenneté. En l’absence de tels efforts, un demandeur ne peut établir que l’accès à la citoyenneté échappe à son « contrôle ».

IV.              Question en litige et norme de contrôle

[26]           La question soulevée en appel comporte deux volets. Le premier volet consiste à décider si un droit officiel à une citoyenneté étrangère, reconnu par la loi, emporte la conclusion que le demandeur a un pays de nationalité; le deuxième vise à déterminer si la SAR a commis une erreur susceptible de révision en appliquant le critère aux faits de l’affaire de l’appelant.

[27]           J’aborde ensuite la norme de contrôle applicable. Nous sommes saisis d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision rendue à l’issue d’un contrôle judiciaire. Notre Cour doit donc se mettre à la place du tribunal d’instance inférieure et sélectionner la bonne norme de contrôle et l’appliquer (voir Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559). Je conviens que, puisqu’il s’agit d’une question mixte de fait et de droit, le juge a correctement opté pour la norme de la décision raisonnable.

V.                 Analyse

A.                 Le droit applicable

[28]           La principale question en litige dans le présent appel est de savoir si l’existence d’un droit à la citoyenneté reconnu par la loi est déterminante lorsqu’il s’agit de décider s’il y a contrôle, ou si d’autres obstacles, notamment extrajudiciaires, doivent aussi être pris en compte. Si l’existence du droit n’est pas déterminante, une autre question est soulevée. Y a-t-il contrôle, pour l’application du critère, si un demandeur doit faire appel aux tribunaux de l’État étranger pour faire reconnaître son droit légal à la citoyenneté? Enfin, incombe-t-il au demandeur de prendre des mesures pour tenter d’obtenir la protection conférée par la citoyenneté avant d’affirmer qu’une telle protection échappe à son contrôle?

(1)               Pouvoir discrétionnaire judiciaire ou extrajudiciaire

[29]           On se souviendra que, dans l’affaire Khan, les autorités du Guyana pouvaient légalement autoriser ou rejeter la demande de citoyenneté de la demanderesse, à leur discrétion. Autrement dit, comme l’organe exécutif de l’État étranger avait le pouvoir légal de refuser la citoyenneté à un demandeur, celle-ci ne relevait pas du contrôle de ce dernier. Ni le juge ni l’intimé ne laissent entendre que la décision Khan est erronée. Tous deux établissent plutôt une distinction entre la décision Khan et la présente affaire au motif que, dans la première, il n’y avait pas de droit légal à la citoyenneté.

[30]           Selon l’appelant, il n’existe pas de différence significative entre un pouvoir discrétionnaire conféré par la loi et un pouvoir discrétionnaire qu’un État s’arroge tout simplement. L’État étranger qui ne respecte pas ses propres lois pose le même risque que celui qui refuse sa protection au demandeur. La protection auxiliaire du Canada est donc nécessaire. L’appelant affirme se trouver justement dans une telle situation.

[31]           J’en conviens. Si les incertitudes quant à la faculté pour le demandeur d’obtenir la protection que confère la citoyenneté d’un État étranger sont suffisantes pour établir que la citoyenneté ne relève pas du pouvoir du demandeur, la source des incertitudes n’a alors aucune importance. Dans un cas comme dans l’autre, le demandeur ne sait pas s’il peut obtenir la protection. Cependant, comme je l’expliquerai, le fardeau de preuve qui incombe au demandeur n’est pas le même dans les deux cas.

[32]           Par conséquent, ce que la SPR et la SAR doivent examiner, c’est le degré d’incertitude associé à la possibilité pour le demandeur d’obtenir la protection conférée par la citoyenneté du pays dont il pourrait avoir la nationalité. Le contrôle peut être vicié si l’État se réserve expressément le pouvoir de rejeter une demande de citoyenneté à sa discrétion (Khan), ou s’il existe des preuves suffisantes d’obstacles administratifs (Dolma et Sangmo). Dans ce dernier cas, toutefois, il appartient au demandeur d’infirmer la présomption applicable et déterminante selon laquelle le droit national du pays accordant la nationalité sera respecté.

(2)               Lorsque la citoyenneté est contestée

[33]           Selon l’intimé, le fait pour un demandeur — qui a par ailleurs le droit légal d’être protégé par la citoyenneté, mais à qui l’État ne reconnaît pas ce droit — d’être obligé de faire appel aux tribunaux de cet État pour l’exercer ne signifie pas que ce droit échappe à son contrôle. Si cet argument est accepté, il existe alors une véritable distinction entre le pouvoir discrétionnaire reconnu par la loi (Khan) et celui exercé par un État de manière extralégale, car, dans ce dernier cas, le pouvoir discrétionnaire peut être annulé par les tribunaux.

[34]           S’il est nécessaire pour une personne de faire appel aux tribunaux pour que l’État étranger reconnaisse son droit à la citoyenneté, on peut alors présumer que la citoyenneté échappe à son contrôle. Plusieurs facteurs mènent à cette conclusion. Premièrement, cette situation prouve non seulement que l’État ne reconnaît pas le droit du demandeur à la citoyenneté, mais qu’il s’y oppose activement. Deuxièmement, rien ne garantit que le demandeur obtienne gain de cause. Troisièmement, le demandeur n’a peut-être pas les moyens de s’adresser aux tribunaux; dans bien des cas, ce facteur pourrait se révéler dans les faits de la plus haute importance.

[35]           La probabilité qu’un demandeur ait à intenter une action pour établir sa citoyenneté est une question de fait. Si, par exemple, le demandeur peut prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il devra faire appel aux tribunaux pour se voir reconnaître ce que le droit national de son pays semble accorder ou s’il peut démontrer que le gouvernement étranger a mis en place une politique d’opposition absolue aux demandes de citoyenneté comme celle dont il est question. À l’inverse, s’il est peu probable, selon la prépondérance des probabilités, qu’une action sera nécessaire, cet élément sera déterminant. Comme je le mentionne, il est satisfait en principe au critère de contrôle sur preuve de l’existence d’un droit légal.

(3)               Obligation de prendre des mesures raisonnables

[36]           Selon le critère énoncé dans l’arrêt Williams, le demandeur doit prouver que la protection de l’État échappe à son contrôle. Par contrôle on entend une influence suffisante de sorte que s’il fait de véritables démarches en vue de se voir accorder la citoyenneté étrangère, le demandeur s’attendra raisonnablement à l’obtenir. J’ai expliqué dans quelles circonstances la preuve de la nécessité d’une action pour faire reconnaître le droit à la citoyenneté permet de réfuter la présomption découlant de l’existence d’un droit légal. Mais qu’en est-il des autres circonstances?

[37]           S’il invoque des obstacles administratifs ou de politique générale, il incombe au demandeur de prendre des mesures raisonnables pour tenter d’obtenir la citoyenneté. Le fait qu’un demandeur ait tenté, en vain, de se réclamer de la protection d’un État étranger est une preuve probante que la protection conférée par la citoyenneté échappe à son pouvoir. Dans bien des cas, cette preuve peut se révéler déterminante pour l’issue de son affaire. À l’inverse, le défaut de prendre des mesures raisonnables peut se solder par le rejet de la demande d’asile.

[38]           Bien que ce qu’il faut entendre par mesures raisonnables dépend grandement des faits, on peut observer que l’omission de demander un passeport, un titre de voyage ou d’autres documents constatant la nationalité constituera un facteur hautement pertinent, en particulier lorsque le pays de nationalité possède une ambassade ou un haut-commissariat au Canada. En effet, il serait étrange qu’un droit apparemment reconnu par la loi puisse aussi facilement être écarté par le seul fait de ne pas demander qu’il soit respecté.

(4)               Résumé du droit applicable

[39]           Voici, en bref, les conclusions générales auxquelles je suis arrivé :

a)         Si le droit à la citoyenneté est conféré en droit (c.-à-d. s’il n’existe aucun pouvoir discrétionnaire permettant de refuser la citoyenneté), l’obtention de la citoyenneté relève alors du contrôle du demandeur.

b)        Si la loi reconnaît un pouvoir discrétionnaire permettant de refuser au demandeur la citoyenneté, alors l’obtention de la citoyenneté échappe au contrôle du demandeur.

c)         Si le droit à la citoyenneté est conféré en droit, mais que des éléments de preuve démontrent, selon la prépondérance des probabilités, que l’État ou ses fonctionnaires exercent — par dérogation à la loi — un pouvoir administratif par lequel ils refusent à leur discrétion la reconnaissance de ce droit (Dolma, Tashi et Sangmo), alors l’obtention de la citoyenneté échappe au contrôle du demandeur. Il peut s’agir d’une situation où le demandeur pourrait devoir intenter une action pour obtenir le respect de la loi. Il incombe alors au demandeur d’établir que des pratiques administratives le privent de son droit à la citoyenneté reconnu en principe par la loi.

d)        Par conséquent, un demandeur sera généralement tenu de prendre des mesures raisonnables pour faire reconnaître son droit à la citoyenneté. Il est loisible à la Commission de tirer des inférences raisonnables s’il ne l’a pas fait. Lorsque le demandeur invoque des obstacles administratifs, il convient d’évaluer une telle déclaration, car elle constitue un élément substantiel et pertinent lorsqu’il s’agit de trancher la question relative au contrôle.

[40]           Je note qu’il incombe au demandeur de démontrer que sa situation correspond aux alinéas b) ou c) et qu’il lui incombe également de prendre des mesures raisonnables, comme je l’indique à l’alinéa d). Dans les situations comme celle décrite à l’alinéa b), c’est relativement simple : il suffit de démontrer (comme l’a fait la demanderesse dans l’affaire Khan) que la loi de l’État étranger prévoit un pouvoir discrétionnaire. Dans une situation correspondant à l’alinéa c) (comme en l’espèce), les éléments de preuve exigés sont forcément plus complexes, car il s’agit d’établir l’existence de pratiques administratives et de politiques générales autorisant les fonctionnaires étrangers à exercer un pouvoir discrétionnaire contraire à la loi. L’un des principaux moyens pour un demandeur de démontrer une telle situation est de tenter d’obtenir de bonne foi la citoyenneté. Le demandeur peut également produire d’autres éléments pour démontrer l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire contraire à la loi.

B.                 Application des règles de droit à la décision de la SAR

[41]           Dans le cas qui nous occupe, la loi ne confère aucun pouvoir discrétionnaire. En vertu de la Citizenship Act, 1955 de l’Inde, l’appelant est un citoyen de l’Inde.

[42]           La question est donc de savoir si la SAR est parvenue à une décision raisonnable en cherchant à déterminer si les autorités indiennes ont exercé un pouvoir discrétionnaire, malgré le libellé de la loi, de sorte que la protection conférée par la citoyenneté échappe au contrôle de l’appelant. Comme je le mentionne, il s’agit d’une question de preuve, dont le fardeau incombe à l’appelant.

[43]           Par conséquent, si l’appelant prouve la nécessité de faire appel aux tribunaux et que la SAR accepte cette preuve, il serait alors déraisonnable pour cette dernière de conclure néanmoins que l’accès à la citoyenneté relevait du contrôle de l’appelant. Il s’agirait là d’une erreur de droit. Comme je l’ai expliqué, on ne peut établir qu’il y a contrôle si un recours judiciaire doit être exercé, car l’issue de l’affaire dépend des tribunaux. D’un autre côté, si, en l’espèce, la SAR a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour démontrer la nécessité d’un recours judiciaire, il n’y a alors aucune erreur susceptible de révision.

[44]           Le caractère raisonnable ou non de la décision de la SAR doit donc être évalué au regard des motifs justifiant le rejet de la thèse de l’appelant. Je reviens donc aux motifs de la SAR :

En effet, les décisions de la Haute Cour indiquent clairement qu’en tant que Tibétain né en Inde entre le 26 janvier 1950 et le 1er juillet 1987, l’intimé est citoyen indien de naissance, peu importe la nationalité de ses parents, et qu’il n’est pas nécessaire qu’il demande la citoyenneté puisque celle-ci lui est automatiquement accordée par naissance. La SAR fait remarquer que ces cas révèlent que certains Tibétains ont eu de la difficulté à acquérir un passeport; cependant, ils ne permettent pas d’établir que le processus d’octroi de la citoyenneté est indépendant de leur volonté.

[45]           La SAR a ajouté foi aux éléments de preuve indiquant que certains Tibétains ont dû avoir recours aux tribunaux pour faire reconnaître ce que les lois de l’Inde accordent — en l’occurrence la citoyenneté —, mais a conclu que cela ne signifiait pas pour autant que la citoyenneté échappait au contrôle de l’appelant. La SAR ne précisait toutefois pas comment elle était parvenue à cette conclusion.

[46]           La SAR a commis une erreur de droit si elle a estimé que la nécessité d’intenter un recours judiciaire en Inde ne contredisait pas l’existence d’un contrôle. Si, au contraire, la SAR a conclu que le gouvernement de l’Inde, débouté à deux reprises, concéderait la citoyenneté au demandeur, elle aurait dû le mentionner et expliquer les motifs étayant sa conclusion. À cet égard, il est tout aussi raisonnable d’inférer que le gouvernement de l’Inde continuerait d’invoquer l’argument formulé en 2010 et repris en 2013.

[47]           La SAR a rendu sa décision sur la foi d’articles de journaux au sujet de l’affaire Dolkar v. Government of India (Ministry of External Affairs), W.P. 12179/2009. Elle ne disposait pas des motifs de la Haute Cour de l’Inde. Ces motifs ont été, sur consentement, présentés à notre Cour.

[48]           Suivant ces motifs, le ministère des Affaires étrangères de l’Inde considère les Tibétains comme des apatrides et, pour cette raison, des certificats d’identité, et non des passeports, leur sont délivrés. Je constate que l’argument invoqué par l’Inde dans l’affaire Dolkar pour expliquer pourquoi la Citizenship Act, 1955 ne s’appliquait pas correspond parfaitement à la situation de l’appelant — un certificat d’identité prive la personne du droit à la citoyenneté, car il porte que son titulaire est tibétain.

[49]           Il ne suffit pas de dire qu’il incombe au demandeu10r d’établir sa demande de protection car cela est entendu. La question qui se pose ici est de savoir si la SAR a évalué l’affaire de l’appelant au regard du bon critère juridique, celui du « contrôle ». Il incombait à la SAR d’expliquer les motifs appuyant sa conclusion selon laquelle les affaires invoquées « ne permettent pas d’établir que le processus d’octroi de la citoyenneté est indépendant de [la] volonté [de l’appelant] ».

[50]           En tirant cette conclusion, je renvoie à l’observation de la Cour suprême du Canada au paragraphe 16 de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, qui est ainsi rédigé :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

(Non souligné dans l’original.)

[51]           Les motifs ne répondent pas à ce critère.

[52]           L’existence d’un droit à la citoyenneté reconnu par la loi permet habituellement de déterminer si l’obtention de la protection conférée par la citoyenneté d’un État étranger relève du contrôle du demandeur. Le demandeur peut toutefois objecter que, malgré la loi, le comportement de l’État étranger indique que la protection ne lui sera pas accordée. La SPR et la SAR sont tenues d’évaluer les demandes d’asile en tenant compte de cet argument et d’évaluer de manière critique la preuve qui sous-tend cette thèse. En l’espèce, il est impossible de savoir si la SAR s’est interrogée sur la nécessité pour l’appelant d’intenter un recours judiciaire ou si elle a présumé qu’il aurait eu gain de cause dans ce cas. Je répondrais donc à la question certifiée par l’affirmative, accueillerais l’appel et renverrais l’affaire devant la SAR pour qu’elle la réexamine à la lumière des présents motifs.

[53]           Je conclurai brièvement en abordant les divergences entre l’avis de mes collègues et le mien.

[54]           Je ne souscris pas à l’interprétation de mes collègues dans la mesure où leurs motifs laissent entendre que, même lorsque l’absence de contrôle a été établie, le défaut de prendre des mesures raisonnables peut néanmoins l’emporter. Il s’agit là d’une modification du critère énoncé dans l’arrêt Williams, qui transforme ce qui constitue une analyse pertinente de la preuve en un critère juridique indépendant. Or, toute intention de modifier le critère énoncé dans l’arrêt Williams devrait être expresse, et non implicite.

[55]           Un deuxième point découle du premier. Si l’on convient que le défaut de prendre des mesures raisonnables n’est pas invariablement fatal, il s’ensuit, selon le droit et la logique, que la SAR était tenue de prendre en compte l’autre pendant de cet argument, à savoir la nécessité de faire appel aux tribunaux, puisque dans ce cas, il ne peut y avoir contrôle. La SAR est toutefois restée silencieuse sur ce point.

[56]           Enfin, la SAR a jugé sans importance le fait que l’appelant n’avait pas de certificat de naissance, car il pouvait utiliser son certificat d’enregistrement pour établir sa date de naissance. Cette conclusion est au cœur de la décision de la SAR.

[57]           Le hic — et il s’agit d’un problème fatal —, c’est que la SAR a conclu, sur la foi du certificat d’enregistrement de l’appelant, qu’il serait en mesure de prouver sa date de naissance. La SAR mentionne qu’il a présenté son certificat d’enregistrement à la SPR. Or, il n’en est rien. L’élément de preuve non contesté qui a été présenté à la SPR était que le certificat d’enregistrement avait été saisi par les autorités indiennes. La SAR a confondu le certificat d’enregistrement avec le certificat d’identité expiré, qui sont deux documents différents. Nous savons également, d’après les motifs des deux décisions rendues par les Hautes Cours de l’Inde, que le gouvernement indien n’accorde pas la même valeur juridique à ces deux documents. Comme la SAR a fait une interprétation erronée des éléments de preuve qui lui avaient été présentés, elle n’a pas cherché à déterminer si le certificat d’identité expiré suffirait à remplacer un certificat de naissance. Cette erreur ne fait aucun doute au vu du dossier. L’appelant a droit à ce que son affaire soit tranchée à la lumière de la preuve.

[58]           Enfin, les motifs de la SAR ne répondent pas aux critères énoncés dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, ni dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339. Les motifs ne sont pas des motifs; ils énoncent une conclusion. Le lecteur n’a d’autre choix que de faire des conjectures pour savoir comment elle est parvenue à cette conclusion. La SAR est une instance d’appel. L’omission de présenter une analyse sur un point essentiel est d’autant plus grave lorsque la SAR infirme une décision de la SPR qui était motivée. En concluant que l’appelant ne s’est pas acquitté de son fardeau de preuve, mes collègues conjecturent l’issue au vu de la preuve.

« Donald J. Rennie »

j.c.a


LE JUGE RYER ET LE JUGE WEBB

[59]           Nous avons pris connaissance des motifs de notre collègue le juge Rennie (les « motifs ») et souscrivons à bon nombre de ses conclusions. Cependant, malgré tout le respect que nous lui portons, nous ne pouvons souscrire à toutes ses conclusions ni au dispositif qu’il propose.

[60]           Comme il s’agit d’un appel à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale concernant une demande de contrôle judiciaire, la question qui se pose pour notre Cour est la suivante :

le juge de première instance a‑t‑il choisi la norme de contrôle appropriée et l’a‑t‑il appliquée correctement? (Agraira, par. 47).

[61]           À notre avis, le juge de la Cour fédérale a choisi la bonne norme de contrôle, celle de la décision raisonnable, et l’a bien appliquée.

[62]           Par souci de commodité et d’économie, nous reprenons les termes définis employés dans les motifs.

[63]           La question certifiée qui fait l’objet du présent appel (la « question certifiée ») figure dans une décision de la Cour fédérale dans laquelle le juge Mosley a confirmé la décision de la SAR, qui avait rejeté la demande de reconnaissance de la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger, en application des articles 96 et 97 de la LIPR, au motif que l’appelant était un citoyen indien qui n’avait pas affirmé craindre la persécution en Inde.

[64]           Il s’agit d’une affaire inhabituelle, car, dans son mémoire des faits et du droit, l’appelant a demandé à notre Cour de refuser de répondre à la question certifiée. Dans son mémoire des faits et du droit, le ministre a pour sa part fait valoir que la question n’était pas une question certifiée appropriée. Les deux parties ont donc demandé à notre Cour de ne pas répondre à la question certifiée.

[65]           Nous souscrivons à la remarque, énoncée au paragraphe 4 des motifs, selon laquelle on ne peut répondre à la question certifiée par un simple oui ou non. Il nous est donc impossible d’appuyer la conclusion énoncée au paragraphe 53 des motifs, à savoir qu’il faudrait répondre à la question certifiée par l’affirmative. Nous reconnaissons que la réponse à la question certifiée, telle qu’elle est énoncée, est « fortement tributaire des faits ». La question certifiée associe le droit à la citoyenneté à celui d’obtenir un passeport. Nous sommes d’avis que le droit à la citoyenneté dont il est question à l’article 96 de la LIPR est, non pas celui d’obtenir un passeport, mais celui de se réclamer de la protection de l’État.

[66]           À notre avis, la question certifiée devrait être reformulée ainsi (la « question certifiée reformulée ») :

Tout obstacle, quel qu’il soit, que doit surmonter la personne qui demande l’asile pour se réclamer de la protection d’un État dont elle est citoyenne suffit-il pour exclure ce pays du champ d’application de l’expression « pays dont elle a la nationalité » à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[67]           Nous convenons que le critère servant à déterminer si un demandeur a une « nationalité » est celui relatif au contrôle énoncé dans l’arrêt Williams. Nous convenons également qu’il appartient à l’appelant d’établir l’existence de l’obstacle invoqué et ainsi d’établir l’absence de contrôle et son incapacité à se faire reconnaître comme un citoyen de l’Inde et à obtenir la protection de cet État. À notre avis, un pays de nationalité s’entend d’un pays dont le demandeur est citoyen et dont la protection est subordonnée à des obstacles négligeables ou mineurs; il ne s’entend pas de celui dont la protection est acquise par suite d’obstacles importants.

[68]           Dans l’arrêt Williams, le juge Décary a également repris le passage suivant d’un jugement antérieur du juge Rothstein dans la décision Bouianova :

[...] Le critère du « contrôle » exprime aussi une idée qui ressort de la définition du réfugié, en l’occurrence le fait que l’absence de « volonté » du demandeur à accomplir les démarches nécessaires pour obtenir la protection de l’État entraîne le rejet de sa demande d’asile à moins que cette absence s’explique par la crainte même de persécution. Le paragraphe 106 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés [. . .] précise bien que « [c]haque fois qu’elle peut être réclamée, la protection nationale l’emporte sur la protection internationale ». Dans l’arrêt Ward, la Cour suprême du Canada fait observer, à la page 752, que « [l]orsqu’il est possible de l’obtenir, la protection de l’État d’origine est la seule solution qui s’offre à un demandeur ».

(Non souligné dans l’original.)

[69]           Cette exigence selon laquelle le demandeur doit prendre des mesures pour obtenir la protection de l’État est exprimée à l’alinéa 39d) des motifs. Nous convenons que ce principe qui consiste à exiger qu’un demandeur prenne des mesures raisonnables devrait aussi s’appliquer en l’espèce. La citoyenneté a été accordée en vertu de la Citizenship Act, 1995 de l’Inde, mais l’appelant prétend que l’Inde ne reconnaîtrait pas son droit à la citoyenneté. Nous souscrivons également aux commentaires formulés à l’alinéa 39d) :

Il est loisible à la Commission de tirer des inférences raisonnables s’il ne l’a pas fait. Lorsque le demandeur invoque des obstacles administratifs, il convient d’évaluer une telle déclaration, car elle constitue un élément substantiel et pertinent lorsqu’il s’agit de trancher la question relative au contrôle.

[70]           Si un demandeur affirme qu’il lui est impossible d’obtenir la protection de l’État dont il est citoyen, mais ne prend aucune mesure pour déterminer si ce pays le reconnaîtrait comme tel, son inaction, en l’absence de motifs raisonnables, serait fatale pour sa demande d’asile.

[71]           Comme nous l’avons mentionné, il appartient au demandeur d’établir qu’il ne peut se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité, ou qu’il est réticent à le faire, car il craint d’y être persécuté. Tout obstacle à l’exercice du droit à la protection de l’État qui est accordé aux citoyens doit être important. Nous sommes donc d’avis que la réponse à la question certifiée reformulée devrait être négative, car l’obstacle doit être important, et le demandeur doit faire des efforts raisonnables pour le surmonter.

[72]           Par conséquent, le demandeur qui invoque un obstacle à l’exercice de son droit à la citoyenneté dans un pays donné doit établir selon la prépondérance des probabilités :

a)         qu’il existe un obstacle important dont on pourrait raisonnablement croire qu’il l’empêche d’exercer son droit à la protection de l’État que lui confère la citoyenneté dans le pays dont il a la nationalité;

b)        qu’il a fait des efforts raisonnables pour surmonter l’obstacle, mais que ces efforts ont été vains et qu’il n’a pu obtenir la protection de l’État.

[73]           Ce qui constitue des efforts raisonnables pour surmonter un obstacle important (établi par le demandeur) dans une situation donnée ne peut être déterminé qu’au cas par cas. Le demandeur ne sera pas tenu de faire des efforts pour surmonter ces obstacles s’il démontre qu’il serait déraisonnable d’exiger pareils efforts.

[74]           En l’espèce, nul ne conteste la clarté du libellé de la disposition pertinente de la Citizenship Act, 1955 de l’Inde, qui prévoit que toute personne née en Inde durant une période précise (durant laquelle est né l’appelant) est un citoyen de l’Inde. L’appelant affirme toutefois que, malgré la clarté du libellé de la Citizenship Act, 1955 de l’Inde, ce pays ne le reconnaît pas comme tel. L’appelant fait référence à des rapports indiquant que le gouvernement de l’Inde a refusé de reconnaître comme des citoyens de ce pays des Tibétains nés durant la période visée.

[75]           Dans les observations qu’elles ont présentées à la SAR, les parties n’ont fait référence qu’à deux décisions des tribunaux de l’Inde. Dans la décision Dolkar, la Haute Cour de New Delhi a confirmé que quiconque était citoyen de naissance n’avait pas à présenter une demande de citoyenneté. La Haute Cour de Karnataka à Bengaluru l’a suivie dans une décision de 2013 (Ripoche v. Government of India (Ministry of External Affairs), W.P. 15437/2013).

[76]           Essentiellement, l’appelant prétend que, pour se faire reconnaître comme citoyen de l’Inde, il doit surmonter un obstacle, à savoir qu’il lui faudra s’adresser aux tribunaux pour faire reconnaître ce droit. Cependant, l’appelant n’a pris aucune mesure pour déterminer si l’Inde lui reconnaîtrait le droit à la citoyenneté prévu par la Citizenship Act, 1955 de l’Inde sans qu’il soit obligé d’intenter personnellement un recours judiciaire, et notamment pour déterminer si la documentation qu’il avait en sa possession serait suffisante pour établir, sans litige, qu’il était né en Inde durant la période pertinente. De plus, l’appelant n’a fourni aucune raison pour expliquer son inaction.

[77]           Aux paragraphes 55 et 56 de ses motifs, la SAR a conclu que l’appelant avait la citoyenneté indienne et qu’il n’avait pas réussi à démontrer que cette citoyenneté n’emporterait pas la protection de l’État.

[78]           Ces conclusions nous paraissent raisonnables. La loi indienne établit clairement la citoyenneté indienne de l’appelant, et la jurisprudence indienne invoquée par les parties va dans ce sens. Comme l’appelant n’a pris aucune mesure pour savoir si l’Inde le reconnaîtrait comme citoyen sans l’obliger à faire appel aux tribunaux, il s’ensuit qu’il n’a pas réussi à établir qu’un obstacle — encore moins un obstacle important — le privait de la protection de l’État inhérente à sa citoyenneté indienne.

[79]           En conclusion, nous répondrions ainsi à la question certifiée reformulée :

Question :    Tout obstacle, quel qu’il soit, que doit surmonter la personne qui demande l’asile pour se réclamer de la protection d’un État dont elle est citoyenne suffit-il pour exclure ce pays du champ d’application de l’expression « pays dont elle a la nationalité » à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

Réponse :    Non.

[80]           Par conséquent, nous sommes d’avis de rejeter l’appel.

« C. Michael Ryer »

j.c.a

« Wyman W. Webb »

j.c.a

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR FÉDÉRALE DATÉ DU 11 MAI 2015, DOSSIER NO IMM-67-14 (MOTIFS 2015 CF 455)

DOSSIER :

A-260-15

 

INTITULÉ :

CHIME TRETSETSANG c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 février 2016

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RYER

LE JUGE WEBB

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

Le 9 juin 2016

COMPARUTIONS :

Me D. Clifford Lyut

Pour l’appelant

Me Tamrat Gebeyehu

Me Meva Motwani

POUR L’INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Lyut

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour l’appelant

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario)

POUR L’INTIMÉ

 

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