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Date : 20160624


Dossier : A-343-15

Référence : 2016 CAF 191

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

M. UNTEL ET SUZIE JONES

intimés

Audience tenue à Ottawa, le 5 avril 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 24 juin 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RYER

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20160624


Dossier : A-343-15

Référence : 2016 CAF 191

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

M. UNTEL ET SUZIE JONES

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]               La Cour est saisie d’un appel de la Couronne contre une ordonnance de la Cour fédérale rendue le 27 juillet 2015 par laquelle le juge Phelan (le juge des requêtes) a autorisé un recours collectif contre la Couronne, formé par deux demandeurs anonymes pour le compte des inscrits au Programme d’accès à la marihuana à des fins médicales (le Programme). Les demandeurs affirment dans leur requête en autorisation que Santé Canada leur a expédié, du 12 au 15 novembre 2013, des enveloppes surdimensionnées adressées à leurs noms respectifs et spécifiant le Programme comme expéditeur, et que ce ministère s’est ainsi rendu coupable : 1) de manquement au contrat et à la garantie, 2) de négligence, 3) d’abus de confiance, 4) d’intrusion dans l’intimité, 5) de divulgation de la vie privée et 6) d’atteinte au droit à la vie privée garanti par les articles 7 et 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte). La Couronne s’est opposée à la requête en autorisation parce que, principalement, la déclaration ne révélait pas une cause d’action valable, que les points communs ne prédominaient pas sur ceux qui ne concernent que certains et que le recours collectif n’était pas le meilleur moyen de régler les questions en litige. Le juge des requêtes a accueilli la requête en autorisation avec dépens, sous réserve de la modification des prétentions fondées sur la Charte et de la désignation publique par son nom d’au moins un représentant du groupe. La Couronne interjette maintenant appel de l’ordonnance d’autorisation, et les demandeurs se pourvoient en appel incident contre la disposition les obligeant à désigner nommément et publiquement un représentant du groupe.

[2]               Pour les motifs dont l’exposé suit, j’estime que le présent appel devrait être accueilli en partie, dans la mesure où le juge des requêtes s’est trompé en concluant que les actes de procédure suffisaient à fonder toutes les causes d’action énoncées dans la troisième déclaration modifiée.

I.                    Rappel des faits

[3]               Les intimés (aussi les « demandeurs ») souffrent d’affections pour lesquelles leurs médecins leur ont prescrit un traitement comprenant la consommation de marihuana. Comme ils font valoir une atteinte à leur vie privée, ils ont été autorisés à plaider sous les pseudonymes « M. Untel » et « Suzie Jones ». M. Untel habite en Nouvelle-Écosse et travaille dans le secteur des soins de santé. Suzie Jones est domiciliée à Ottawa et occupe un emploi de nature juridique.

[4]               Les demandeurs ont sollicité l’autorisation de posséder de la marihuana pour usage médical personnel ou d’en produire pour l’usage médical d’une personne autorisée à en posséder à cette fin. La marihuana est en principe définie comme une substance désignée, réglementée au Canada par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19. À quelques exceptions près, il est illégal de cultiver ou de posséder de la marihuana sans en avoir obtenu l’autorisation sous le régime du Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales, DORS/2001-227 (le Règlement), abrogé et remplacé par le Règlement sur la marihuana à des fins médicales, DORS/2013-119. Au moment des faits, le Programme permettait l’usage de la marihuana à des fins médicales aux personnes recevant des soins palliatifs, ou souffrant de certains états pathologiques tels que la sclérose en plaques, le cancer, le VIH/sida, l’arthrite et l’épilepsie ou éprouvant d’autres symptômes invalidants.

[5]               Sous le régime du Règlement alors en vigueur, les demandeurs ont communiqué leurs adresses postales à Santé Canada au moyen d’un formulaire où ce ministère s’engageait à protéger leur vie privée dans les termes suivants :

A3 Représentant nommé

Cette section n’est pas obligatoire.

Vous pouvez nommer un représentant pour communiquer avec Santé Canada en votre nom. Santé Canada sera ainsi autorisé à discuter des renseignements personnels et médicaux contenus dans votre dossier avec la personne que vous nommez (par exemple, un membre de la famille ou un ami).

Si vous ne signez pas ce consentement, Santé Canada ne communiquera qu’avec vous […]

A5 Communication de renseignements aux services canadiens de police

Santé Canada aura l’autorité de communiquer des renseignements limités apparaissant sur votre autorisation ou votre licence, si la police le demande dans le cadre d’une enquête en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances ou du Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales. Ceci a pour but d’éviter des mesures de répression criminelle inutiles lorsque vous effectuez des activités permises en vertu de votre autorisation ou de votre licence. [En gras dans l’original.]

[6]               Contrairement à sa pratique antérieure consistant à n’indiquer que « Santé Canada » sur ses envois, Santé Canada, du 12 au 15 novembre 2013, a expédié aux intimés et à quelque 40 000 autres inscrits au Programme des enveloppes portant la mention de ce dernier à titre d’expéditeur. Cet envoi postal informait les inscrits au Programme du remplacement imminent du Règlement alors en vigueur par le Règlement sur la marihuana à des fins médicales, ainsi que des nouvelles conditions auxquelles elles pourraient utiliser la marihuana à des fins médicales. L’enveloppe contenait une lettre où Santé Canada rappelait la valeur élevée de la marihuana sur le marché noir et les risques connexes de violation de domicile avec agression et de détournement du produit vers ce marché. Les demandeurs ont fait valoir qu’en leur expédiant des enveloppes qui révélaient leurs liens avec le Programme, Santé Canada avait alimenté ces risques pour leur sécurité. Le 21 novembre 2013, le sous-ministre de Santé Canada a publié un communiqué dans lequel il qualifiait d’« erreur administrative » la mention sur les enveloppes du « Programme d’accès à la marihuana à des fins médicales » de Santé Canada.

[7]               Les demandeurs énonçaient de nombreuses causes d’action dans leur déclaration. Ils soutenaient qu’en remplissant leurs formulaires de demande, ils avaient conclu avec Santé Canada un accord comportant pour ce ministère des obligations expresses et tacites de confidentialité, auxquelles il avait manqué. Ils affirmaient aussi que Santé Canada avait fait preuve de négligence en ce qu’il avait manqué à son obligation de diligence envers eux relativement à la protection des renseignements personnels les concernant, en particulier en manquant à l’obligation légale de protéger ces renseignements et en leur causant un préjudice raisonnablement prévisible. Pour des raisons semblables, ils faisaient valoir que Santé Canada avait commis un abus de confiance, s’était rendu coupable d’une intrusion intentionnelle et imprudente dans leur intimité qu’une personne raisonnable estimerait très choquante, avait divulgué des détails de leur vie privée d’une manière choquante pour une personne raisonnable et n’avait pas respecté l’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée qu’ils tirent des articles 7 et 8 de la Charte.

[8]               Les demandeurs affirment avoir subi les préjudices suivants en conséquence de ces transgressions : dépenses pour prévenir les violations de domicile, les vols simples ou qualifiés et les dommages matériels; dépenses pour assurer leur sécurité personnelle; atteinte à leur réputation; perte d’emploi; possibilités d’emploi réduites; souffrances morales; débours divers ainsi que dérangements, frustration et anxiété causés par la nécessité de prendre des précautions.

[9]               Dans la requête en autorisation qu’ils ont formée sur le fondement du paragraphe 334.16(1) et de l’article 334.17 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), les demandeurs ont sollicité l’autorisation de leur instance comme recours collectif au nom du groupe qu’ils proposaient de définir ainsi:

[traduction] Toutes les personnes qui ont reçu de Santé Canada, en novembre 2013, une enveloppe portant sur le recto la mention « Programme d’accès à la marihuana à des fins médicales » ou « Marihuana Medical Access Program ».

[10]           Le 3 mars 2015, le Commissaire à la protection de la vie privée a produit un rapport exposant les conclusions de son enquête, où il constatait que Santé Canada avait enfreint la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21, en inscrivant ensemble sur les enveloppes le nom du Programme et celui du destinataire. Au commencement de l’audience sur la requête en autorisation, la Couronne a demandé l’exclusion de ce rapport, au motif qu’il n’était pas pertinent ni recevable comme preuve de son contenu.

II.                 La décision attaquée

[11]           Le juge des requêtes a formulé dans son rappel des faits quelques observations sur la pertinence de certains des éléments de preuve produits au soutien de la requête en autorisation. Après avoir mentionné les affidavits des demandeurs, il a noté au paragraphe 7 que « [l]’existence de faits avérés n’est pas déterminante pour la question de savoir si les actes de procédure révèlent une “cause d’action raisonnable” […], mais [qu’] un certain fondement factuel doit être établi […] à l’appui de la requête ». Les demandeurs avaient fait beaucoup d’efforts et produit une preuve considérable afin d’établir l’atteinte à la vie privée, a-t-il ajouté, tandis que la défenderesse avait invoqué le code de conduite de Postes Canada et soutenu que le fait d’avoir indiqué des noms et l’adresse de l’expéditeur n’ouvrait pas droit à une action. Cependant, le juge des requêtes a conclu qu’il n’avait pas à examiner « les tenants et aboutissants » de la présumée atteinte à l’étape de la requête, et que la défenderesse devait plutôt faire valoir ses arguments comme moyens de défense à l’audience sur le fond. Le juge des requêtes, signalant que la défenderesse s’opposait à la production du rapport du Commissaire à la protection de la vie privée, a avancé qu’il n’établissait pas la mauvaise foi, qui constitue le critère essentiel à l’action, aux termes de l’article 74 de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Le juge a indiqué au paragraphe 17 que ce rapport était pertinent pour établir l’existence d’« un certain fondement [factuel] » à la requête en autorisation, et qu’il n’était pas manifeste et évident que l’absence de mauvaise foi empêchât l’action.

[12]           Le juge des requêtes a exposé la marche à suivre dans l’examen d’une requête en autorisation d’un recours collectif en renvoyant à la norme de preuve qui consiste à établir « un certain fondement factuel », formulée dans l’arrêt Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2013 CSC 57, [2013] 3 R.C.S. 477 [Pro-Sys]. Il a ensuite cité les paragraphes 64 et 65 de l’arrêt Pro-Sys Consultants Ltd. c. Infineon Technologies A.G., 2009 BCCA 503, 312 D.L.R. (4th) 419, dans lequel la Cour d’appel de la Colombie-Britannique souligne que les dispositions relatives à l’autorisation de recours collectifs doivent recevoir une interprétation large afin d’assurer l’économie des ressources judiciaires, l’accès à la justice et la modification du comportement et déclare que pèse sur le demandeur la charge d’établir « un certain fondement factuel » pour chacune des conditions d’autorisation autres que la nécessité pour l’acte de procédure de révéler une cause d’action valable. Le juge des requêtes est ainsi parvenu à la conclusion suivante, formulée au paragraphe 27 :

S’agissant de la question préliminaire d’« un certain fondement factuel », je suis d’avis que les demandeurs ont établi un fondement suffisant qui autorise la Cour à examiner les autres éléments de l’analyse touchant l’autorisation. Le rapport du commissaire à la protection de la vie privée, un document public, est lui-même suffisant à cette fin, comme le sont les autres éléments de preuve présentés.

[13]           Le juge des requêtes s’est ensuite attaché à voir si la déclaration révélait une cause d’action valable, signalant que le critère applicable consistait à se demander s’il était « manifeste et évident » que l’action était vouée à l’échec. Il a conclu que, contrairement à la thèse de la défenderesse, les demandeurs avaient expressément invoqué la mauvaise foi en employant « des mots tels que “tyrannique”, “méprisant”, “insensible”, etc. » au paragraphe 22 de leur troisième déclaration modifiée. Concernant le manquement au contrat, le juge des requêtes a constaté que les demandeurs avaient invoqué l’existence d’un accord ou engagement tacite ou exprès et que cela suffisait. Au sujet de la négligence, il a conclu que les demandeurs avaient soulevé l’obligation de diligence, l’obligation d’origine législative, le manquement à l’obligation et la nature du préjudice, ce qu’il estimait suffisant, étant donné qu’il n’était pas nécessaire de faire valoir des préjudices matériels. En ce qui a trait à l’abus de confiance, il a constaté que les demandeurs avaient invoqué la confiance accordée et l’abus de cette dernière, ce qui était à son avis suffisant. À propos de l’intrusion dans l’intimité, il a fait observer que la prétention en question était quelque peu nouvelle, mais a conclu, sur le fondement de l’arrêt Jones c. Tsige, 2012 ONCA 32 [Tsige], que les demandeurs avaient suffisamment étayé leur thèse quant à la mauvaise foi, qu’il faut démontrer pour établir ce délit civil. En ce qui a trait à la divulgation de la vie privée, le juge des requêtes a fait remarquer qu’il s’agissait là d’une prétention tout à fait nouvelle au Canada, mais il a néanmoins conclu qu’il ne fallait pas l’écarter d’emblée à cette étape précoce du litige. Au sujet des prétentions fondées sur la Charte, il a conclu que les demandeurs n’avaient pas précisé dans leur déclaration en quoi les droits qu’ils tirent de l’article 7 intervenaient en l’espèce ou avaient été enfreints contrairement aux principes de justice fondamentale. En outre, selon lui, la prétention fondée sur l’article 8 était au mieux opaque. N’eût été la nécessité d’apporter d’autres modifications à la déclaration, a ajouté le juge, il aurait radié cette prétention, mais vu l’état des choses, il laissait aux demandeurs le choix de la modifier ou de la retirer.

[14]           Concernant les points de droit ou de fait communs, le juge des requêtes a fait observer que la question était de savoir si l’autorisation du recours collectif permettrait d’éviter la duplication de l’appréciation des faits et de l’analyse du droit. Après avoir énuméré les points communs proposés par les demandeurs, il a conclu qu’ils feraient avancer le litige et que ceux qui ne concernent que certains membres ne l’emporteraient pas sur l’intérêt à régler les points communs. Il a pris acte de l’argument de la défenderesse selon lequel rien ne permettait une condamnation aux dommages-intérêts punitifs sur le seul fondement que l’argument de mauvaise foi avait été jugé suffisant.

[15]           Quant à savoir s’il s’agissait du meilleur moyen de régler les points communs, le juge des requêtes a admis que la défenderesse avançait des préoccupations légitimes, mais a ajouté que « la perspective de voir des milliers de réclamations individuelles portées devant la Cour devrait l’inciter à réfléchir au fardeau administratif qui en résulterait pour elle » (au paragraphe 54). Il a expliqué que le règlement simultané de points communs favorisait l’accès à la justice, en particulier lorsque le montant des dommages-intérêts réclamés est peu élevé et susceptible de dissuader les intéressés d’intenter des actions individuelles. Il a également fait observer que les recours collectifs présentent du point de vue de l’économie des ressources judiciaires l’avantage considérable de prévenir l’introduction, d’un bout à l’autre du pays, d’une myriade d’actions individuelles dont un bon nombre pourrait ne pas être intentée par ministère d’avocat. Il a aussi noté qu’il convenait de considérer la modification du comportement sous l’angle de l’administration fédérale dans son ensemble et de ses processus de communication, ainsi que du point de vue du public. Il n’y avait guère d’autres voies pratiques, a-t-il constaté, puisque le Commissaire à la protection de la vie privée n’est pas habilité à accorder des dommages-intérêts, et son rôle consiste principalement à faire des recommandations. Il a donc conclu que le recours collectif constituait le meilleur moyen de régler les points communs.

[16]           Pour ce qui concerne la désignation par son nom d’un représentant demandeur, le juge des requêtes a signalé que la défenderesse avait laissé entendre que des personnes étaient disposées à être publiquement désignées comme représentantes du groupe que et les avocats des demandeurs avaient admis cette possibilité. Le juge a conclu qu’au moins un représentant du groupe devrait être nommément et publiquement désigné.

[17]           Le juge des requêtes a en conséquence accueilli la requête, avec dépens, sous réserve des modifications indiquées dans ses motifs.

III.               Les questions en litige

[18]           L’avocat de l’appelante soutenait dans son mémoire que le juge des requêtes avait commis une erreur en omettant de se prononcer sur la requête de la Couronne tendant à faire exclure de la preuve le rapport du Commissariat à la protection de la vie privée. Il s’est cependant désisté de ce moyen à l’audience.

[19]           De même, il n’est pas nécessaire de statuer ici sur la conclusion du juge des requêtes voulant que les prétentions des demandeurs fondées sur les articles 7 et 8 de la Charte soient lacunaires en ce qu’elles ne spécifient pas en quoi les droits garantis interviennent, mais qu’elles puissent néanmoins échapper à la radiation, car les intimés auront la possibilité d’en corriger la formulation en apportant à leur déclaration les autres modifications indiquées dans sa décision. Les intimés ont depuis abandonné ces prétentions, qui ne figurent pas dans leur quatrième déclaration modifiée.

[20]           En conséquence, il est acquis aux débats que le présent appel soulève les questions suivantes :

A.        Quelle est la norme de contrôle applicable?

B.        Le juge des requêtes s’est-il trompé dans l’application du critère d’autorisation?

C.        Le juge a-t-il commis une erreur en établissant que la déclaration révélait une cause d’action valable?

1)      Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que la question relative à l’existence d’un contrat exécutoire donne matière à procès?

2)      Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que les actes de procédure révélaient une cause valable d’action pour négligence et abus de confiance en l’absence d’arguments solides sur le préjudice matériel?

3)      Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que la divulgation de la vie privée constitue au Canada une cause d’action délictuelle indépendante?

4)      Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que les faits invoqués dans la déclaration satisfaisaient au critère de l’intrusion dans l’intimité?

D.        Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que le recours collectif constitue le meilleur moyen de régler les points communs?

E.         Le juge a-t-il commis une erreur en adjugeant des dépens?

[21]           La seule question en litige dans l’appel incident est celle de savoir si le juge des requêtes a commis une erreur en exigeant que le groupe soit représenté par au moins un demandeur nommément désigné.

IV.              Analyse

Principes généraux relatifs à l’autorisation d’une instance comme recours collectif

[22]           Les conditions de l’autorisation d’une instance comme recours collectif sont énoncées à l’article 334.16 des Règles. Aux termes de cet article, le juge autorise une instance comme recours collectif si les conditions suivantes sont réunies : a) les actes de procédure révèlent une cause d’action valable; b) il existe un groupe identifiable formé d’au moins deux personnes; c) les réclamations soulèvent des points de droit ou de fait communs; d) le recours collectif est le meilleur moyen de régler ces points de façon juste et efficace et e) il existe un représentant demandeur qui représenterait de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe. Ces critères sont essentiellement les mêmes que ceux qui sont appliqués dans les cours provinciales de l’Ontario et de la Colombie-Britannique. Ainsi, la jurisprudence de la Cour fédérale concernant l’autorisation s’appuie en grande partie sur des arrêts de la Cour suprême portant sur des litiges ayant pris naissance dans ces provinces (Buffalo c. Nation Crie de Samson, 2010 CAF 165).

[23]           Pour ce qui concerne le premier critère — à savoir que les actes de procédure doivent révéler une cause d’action valable —, les principes sont les mêmes que ceux qui s’appliquent aux requêtes en radiation. Les faits énoncés dans la déclaration sont tenus pour avérés, et aucun élément de preuve ne peut être pris en considération. Le critère consiste à se demander s’il est « manifeste et évident » que l’acte de procédure, si l’on tient pour avérés les faits y allégués, ne révèle pas de cause d’action valable. Autrement dit, les demandeurs doivent établir que leur prétention a une possibilité raisonnable d’être accueillie si la tenue d’un procès est autorisée (Hollick c. Toronto (Ville), 2001 CSC 68, [2001] 3 R.C.S. 158, par. 25 [Hollick]; Pro-Sys, par. 63; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, p. 980, 1990 CanLII 90 [Hunt]; et R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, par. 17 et 70). Si l’on tient pour avérés les faits allégués, il n’en reste pas moins qu’ils doivent être invoqués au soutien de chaque cause d’action. Les simples affirmations ne constituent pas des allégations de faits substantiels et ne peuvent fonder une cause d’action (Merchant Law Group c. Canada Agence du revenu, 2010 CAF 184, par. 34; Mancuso  c. Canada (Santé Nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227, par. 27).

[24]           Pour ce qui est des quatre autres critères d’autorisation (le groupe identifiable, les points communs, le meilleur moyen de les régler et le représentant du groupe), il incombe aux demandeurs de produire des éléments tendant à établir, selon « un certain fondement factuel », que ces critères sont remplis (Hollick, par. 25; Pro-Sys, par. 99 et AIC Limitée c. Fischer, 2013 CSC 69, [2013] 3 R.C.S. 949, par. 40 [Fischer]). Ces critères se rapportent à la forme de l’action et non à son fond. La norme de preuve dans ce cas est inférieure à celle de la prépondérance des probabilités, étant donné que ce n’est pas à l’étape de la requête en autorisation qu’il convient de se prononcer sur les éléments de preuve contradictoires (Pro-Sys, par. 102).

[25]           Comme l’explique la Cour suprême au paragraphe 15 de l’arrêt Hollick, il faut examiner l’application des critères d’autorisation en gardant à l’esprit les objets du recours collectif :

La Loi traduit la reconnaissance croissante des avantages importants qu’offre le recours collectif comme instrument de procédure. J’explique en détail dans Western Canadian Shopping Centres (par. 27-29) que le recours collectif a trois avantages majeurs sur les poursuites individuelles multiples. Premièrement, par le regroupement d’actions individuelles semblables, le recours collectif permet de faire des économies de ressources judiciaires en évitant la duplication inutile de l’appréciation des faits et de l’analyse du droit. Deuxièmement, en répartissant les frais fixes de justice entre les nombreux membres du groupe, le recours collectif assure un meilleur accès à la justice en rendant économiques des poursuites que les membres du groupe auraient jugées trop coûteuses pour les intenter individuellement. Troisièmement, le recours collectif sert l’efficacité et la justice en faisant en sorte que les malfaisants actuels ou éventuels prennent pleinement conscience du préjudice qu’ils infligent ou qu’ils pourraient infliger au public et modifient leur comportement en conséquence […] Il est donc essentiel, selon moi, que les tribunaux n’interprètent pas la loi de manière trop restrictive, mais qu’ils adoptent une interprétation qui donne pleinement effet aux avantages escomptés par les rédacteurs. [Non souligné dans l’original.]

[26]           Lorsqu’il s’agit d’établir si le recours collectif constitue « le meilleur moyen » de régler les points communs, il incombe au demandeur de démontrer qu’il serait un moyen juste, efficace et pratique de faire progresser l’instance, préférable aux autres recours que pourraient raisonnablement exercer les membres du groupe pour obtenir le règlement de leurs réclamations (Hollick, par. 28 et 31). Le paragraphe 334.16(2) des Règles énumère les facteurs qui jouent dans cette analyse, soit la prédominance des points communs sur ceux qui ne concernent que certains membres du groupe, la proportion de membres du groupe ayant un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées, le fait que les mêmes réclamations ont fait l’objet d’autres instances, le caractère moins pratique ou efficace des autres moyens possibles de régler les réclamations et les difficultés accrues de gestion du recours collectif par rapport aux autres mesures de réparation. On peut à cet égard comparer le recours collectif à des actions individuelles en justice, mais aussi à des recours non judiciaires susceptibles d’être exercés auprès d’organismes administratifs ou de réglementation ou de régimes d’indemnisation sans égard à la faute. La cour doit évaluer et comparer les recours possibles par rapport aux objectifs du recours collectif afin d’établir celui qui permet le mieux de les atteindre.

A.                 Quelle est la norme de contrôle applicable?

[27]           Les parties sont en désaccord sur la norme de contrôle applicable. L’appelante soutient que la décision du juge des requêtes selon laquelle les actes de procédure révèlent une cause d’action valable soulève une pure question de droit, qui appelle l’application de la norme de la décision correcte. Les intimés insistent quant à eux sur la déférence qu’il convient d’accorder aux décisions des juges des requêtes portant autorisation d’un recours collectif. À mon sens, les deux thèses sont vraies en substance; elles abordent cependant la question à partir d’angles différents.

[28]           Il ne fait aucun doute que les tribunaux judiciaires de partout au pays ont posé en principe dans de nombreuses décisions que la nature exceptionnelle des ordonnances d’autorisation commande une retenue considérable (voir par exemple Jer c. Royal Bank of Canada, 2014 BCCA 116, (sub. nom. Jer c. Samji) [2014] B.C.J. no 535, par. 61 et Wright Medical Technology Canada Ltd. c. Taylor, 2015 NSCA 68, [2015] N.S.J. no 285, par. 30 et 31). Comme l’explique la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Pearson c. Inco Ltd. et al., 78 O.R. (3d) 641, 2006 Can LII 913 [Pearson], cité avec approbation par la Cour suprême du Canada au paragraphe 65 de l’arrêt Fischer, cette retenue se justifie par l’expertise spéciale que les juges des requêtes ont acquise dans l’examen des requêtes en autorisation et par la nécessité pour ces derniers d’apprécier plusieurs facteurs pour voir s’il est satisfait aux critères d’autorisation :

[traduction] La décision du juge des requêtes sur une requête en autorisation commande une retenue considérable. Les juges saisis des requêtes de cette nature ont en effet acquis une expertise spéciale en la matière. De plus, il arrive souvent qu’ils aient géré l’instance et connaissent donc particulièrement bien le contexte factuel, comme c’était le cas du juge des requêtes dans la présente espèce. Sa décision sur le meilleur moyen commande donc, à mon sens, une déférence spéciale parce qu’elle suppose l’appréciation et la mise en balance de plusieurs facteurs.

(Pearson, p. 657.)

[29]           Par conséquent, l’analyse par le juge des requêtes des quatre derniers critères d’autorisation (c’est-à-dire les questions de savoir s’il existe un certain fondement factuel pour conclure que le recours collectif envisagé définit un groupe véritable, soulève des points communs suffisants, constitue le meilleur moyen de régler ces points et sera exercé par un représentant convenable du groupe) commande une retenue considérable, car ces critères soulèvent des questions mixtes de fait et de droit dont l’examen nécessite l’appréciation de la preuve à l’appui de la requête et une certaine connaissance de l’affaire acquise au cours de la gestion de l’instance (voir Hinton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 215, [2009] 1 R.C.F. 476, par. 36).

[30]           L’examen du premier critère d’autorisation — à savoir si la prétention révèle une cause d’action valable — soulève des questions de nature entièrement différente. Comme on l’a vu plus haut, l’analyse afférente à ce critère exclut l’appréciation de la preuve et appelle un raisonnement essentiellement juridique, consistant à se demander s’il est satisfait aux conditions juridiques nécessaires pour qu’une prétention donnée puisse être formulée. Il en va de même lorsqu’il s’agit de décider si le juge des requêtes a appliqué le bon critère pour conclure ou non à l’existence d’une cause d’action. Ce sont là des questions de droit, qu’il faut contrôler suivant la norme de la décision correcte. En effet, comme le faisait observer la Cour suprême au paragraphe 65 de l’arrêt Fischer, « la déférence ne saurait mettre une décision à l’abri d’une révision si elle est entachée d’erreurs de principe touchant directement la conclusion tirée ».

[31]           Cette démarche est conforme à la norme d’appel habituelle, énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Ce n’est pas parce que la décision d’un juge des requêtes d’autoriser ou non une instance comme recours collectif est largement discrétionnaire qu’elle appelle une analyse distincte en ce qui concerne la norme de contrôle. La jurisprudence la plus récente de notre Cour constate en effet la nécessité d’appliquer une approche uniforme aux appels de toutes ordonnances, qu’elles soient discrétionnaires ou non (voir Imperial Manufacturing Group Inc. c. Decor Grates Incorporated, 2015 CAF 100, [2016] 1 R.C.F. 246, inf. David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588, p. 594, 1994 CanLII 3529 (CAF); Turmel c. Canada, 2016 CAF 9, [2016] A.C.F. no 605 et Teva Canada Limitée c. Gilead Sciences Inc., 2016 CAF 176, par. 23, [2016] A.C.F. no 605). Je remarque aussi que c’est la norme qu’applique notre Cour à l’examen d’une ordonnance autorisant une action comme recours collectif (voir Condon c. Canada, 2015 CAF 159, [2015] A.C.F. no 803, par. 7 [Condon]).

[32]           En conséquence, j’applique la norme de la décision correcte aux questions B et C et la norme de l’erreur manifeste et dominante aux questions D et E.

B.                 Le juge des requêtes s’est-il trompé dans l’application du critère d’autorisation?

[33]           Comme on l’a vu plus haut, des faits substantiels doivent être invoqués à l’appui de chaque cause d’action avancée : les simples affirmations sont insuffisantes et ne peuvent fonder une cause d’action. L’avocat de l’appelante soutient que le juge des requêtes a commis une erreur en s’attachant à décider s’il existe « un certain fondement factuel », alors que cette norme ne s’applique qu’aux quatre autres conditions d’autorisation. Je souscris à cet argument. La lecture attentive de ses motifs m’amène à conclure que le juge des requêtes a confondu le critère permettant d’établir si l’acte de procédure révèle une cause d’action valable avec la norme de preuve applicable aux quatre autres conditions d’autorisation.

[34]           Au paragraphe 22 de ses motifs, le juge des requêtes assimile à un « litige factuel » les arguments avancés par la défenderesse, notamment l’argument selon lequel les demandeurs n’avancent aucun fait pour établir que des renseignements personnels ont été divulgués ou que Santé Canada a agi de manière tyrannique, scandaleuse, téméraire, insouciante, tout à fait négligente, délibérée, insensible, déshonorante et intentionnelle, et en ne tenant aucun compte des droits des demandeurs et des autres membres du groupe. Qui plus est, il ajoute que ce « litige factuel » n’intéresse que la question de l’existence d’« un certain fondement factuel ».

[35]           Le paragraphe 27 des motifs du juge des requêtes, reproduit ci-après, se révèle encore plus déconcertant :

S’agissant de la question préliminaire d’« un certain fondement factuel », je suis d’avis que les demandeurs ont établi un fondement suffisant qui autorise la Cour à examiner les autres éléments de l’analyse touchant l’autorisation. Le rapport du commissaire à la protection de la vie privée, un document public, est lui-même suffisant à cette fin, comme le sont les autres éléments de preuve présentés.

[36]           Ce passage pose deux problèmes. Premièrement, comme le fait observer la Couronne, il est erroné d’assimiler à une condition préalable la norme de l’existence d’« un certain fondement factuel ». Il s’agit plutôt de la norme de preuve applicable à l’analyse des quatre autres conditions d’autorisation.

[37]           Deuxièmement, s’il a examiné l’obligation d’alléguer des faits substantiels au soutien de chaque cause d’action avancée, le juge des requêtes semble croire que le rapport du Commissaire à la protection de la vie privée et les autres éléments de preuve produits sont suffisants. Or, il a manifestement commis là une erreur, ayant omis de distinguer les éléments présentés dans les actes de procédure et les éléments produits en preuve au soutien de la requête. En fait, on ne trouve dans ses motifs aucune analyse tendant à établir quels faits substantiels, s’il en est, ont été respectivement présentés à l’appui des prétentions. S’il est vrai qu’il n’a pas renvoyé explicitement à la preuve par affidavit dans son analyse proprement dite de chacune des causes d’action et qu’il a conclu en général que chacune d’elles était suffisamment étayée, il n’a pas non plus effectué d’analyse approfondie des prétentions contenues dans la troisième déclaration modifiée.

[38]           Pour les motifs qui précèdent, j’estime que le juge des requêtes n’a pas appliqué le critère qu’il fallait à la condition relative à la cause d’action valable, et qu’il a appliqué le critère de l’existence d’« un certain fondement factuel », lequel intervient plutôt dans l’examen des quatre autres conditions d’autorisation. Cette erreur, comme je l’expliquerai plus loin, est fatale à la plupart des causes d’action avancées.

C.                 Le juge a-t-il commis une erreur en établissant que la déclaration révélait une cause d’action valable?

[39]           Avant d’examiner les causes d’action, il convient de se pencher brièvement sur un argument avancé par l’appelante sur le fondement de la Loi sur la protection des renseignements personnels. L’article 74 de celle-ci est ainsi libellé :

74 Nonobstant toute autre loi fédérale, le responsable d’une institution fédérale et les personnes qui agissent en son nom ou sous son autorité bénéficient de l’immunité en matière civile ou pénale, et la Couronne ainsi que les institutions fédérales bénéficient de l’immunité devant toute juridiction, pour la communication de renseignements personnels faite de bonne foi dans le cadre de la présente loi ainsi que pour les conséquences qui en découlent; ils bénéficient également de l’immunité dans les cas où, ayant fait preuve de la diligence nécessaire, ils n’ont pu donner les avis prévus par la présente loi.

74 Notwithstanding any other Act of Parliament, no civil or criminal proceedings lie against the head of any government institution, or against any person acting on behalf or under the direction of the head of a government institution, and no proceedings lie against the Crown or any government institution, for the disclosure in good faith of any personal information pursuant to this Act, for any consequences that flow from that disclosure, or for the failure to give any notice required under this Act if reasonable care is taken to give the required notice.

[40]           L’avocat de l’appelante soutient que cette disposition confère à la Couronne l’immunité en matière civile pour la communication abusive de renseignements personnels, en l’absence de mauvaise foi. Or, raisonne-t-il, comme les intimés n’ont expressément invoqué dans leur déclaration ni la mauvaise foi ni la malveillance, et n’y ont avancé pour l’essentiel que de simples affirmations de conduite tyrannique, méprisante, insouciante, etc., non étayées par des faits substantiels, le présumé manquement ne peut fonder une cause d’action contre la Couronne.

[41]           J’estime que cet argument est mal fondé, non pas que les actes de procédure sont effectivement étayés de faits substantiels (je reviendrai à cette question ci-après dans l’examen du délit civil d’intrusion dans l’intimité), mais parce qu’il repose sur une interprétation erronée de l’article 74 de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Il ressort d’une lecture attentive de cet article que l’expression « dans le cadre de la présente loi » circonscrit l’immunité de la Couronne en matière civile ou pénale à la communication faite en conformité avec la loi.

[42]           Selon le Petit Robert de 2004, la locution « le cadre de » signifie « les limites prévues, imposées par ». Le Trésor de la langue française informatisé définit la locution « dans le cadre de » ainsi : « Dans les limites de ». La jurisprudence sur l’interprétation de dispositions de lois provinciales sur la protection des renseignements personnels conférant une immunité que cite l’appelante ne lui est d’aucune utilité non plus. Ou bien les actions concernaient des infractions à des dispositions précises de la loi applicable (Bracken c. Vancouver Police Board et al., 2006 BCSC 189, [2006] B.C.T.C. 189; Hung c. Gardiner, 2002 BCSC 1234, 45 Admin. L.R. (3d) 243); ou bien la disposition conférant l’immunité était libellée en termes plus généraux, et s’appliquait à tout acte ou omission faits de bonne foi dans l’exercice de fonctions ou de pouvoirs prévus à la loi en question (Opal c. Boyd, 2007 ABQB 373, 444 A.R. 216).

[43]           En l’espèce, aucune des prétentions des demandeurs n’est fondée sur la Loi sur la protection des renseignements personnels. Ils ne mentionnent cette loi qu’au sujet de manquement au contrat et à la garantie et soutiennent que Santé Canada n’a pas respecté les obligations que lui fixent cette loi et la Politique du Conseil du Trésor sur la protection de la vie privée. Par conséquent, l’immunité conférée par l’article 74 de la Loi sur la protection des renseignements personnels n’est pas pertinente en l’espèce et ne peut protéger la Couronne.

1)                  Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que la question relative à l’existence d’un contrat exécutoire donne matière à procès?

[44]           Les demandeurs soutenaient dans leur troisième déclaration modifiée qu’eux-mêmes et d’autres membres du groupe avaient conclu avec Santé Canada un [traduction] « accord exprès ou tacite » sur la collecte, la conservation et la communication des renseignements personnels les concernant lorsqu’ils avaient rempli le formulaire de demande d’une autorisation de possession ou d’une licence de production sous le régime du Règlement. Selon eux, Santé Canada s’engageait à n’utiliser ces renseignements personnels que pour ses propres fins, à s’abstenir de les divulguer et à respecter toutes les obligations applicables, prévues par la loi et les politiques, concernant les envois postaux. Or Santé Canada avait rompu cet accord en révélant, divulguant et communiquant les renseignements personnels « de manière imprudente et irrégulière », et en manquant aux obligations énoncées dans la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[45]           À mon sens, le juge des requêtes a commis une erreur en admettant, sans guère d’analyse, que cette prétention suffisait pour fonder une cause d’action. Premièrement, cette prétention ne s’appuie sur aucun fait substantiel, ce qui suffit en soi pour que soit écartée la cause d’action.

[46]           Chose plus importante, je suis d’accord avec la Couronne pour dire que les conditions de l’accord allégué étaient entièrement déterminées par les dispositions législatives et réglementaires applicables, les demandeurs ayant présenté les demandes en application du Règlement, et que Santé Canada ne s’était engagé qu’à remplir les obligations qui lui incombaient déjà en vertu de ce Règlement et de la législation applicable. Il n’y a contrat qu’à la condition d’un échange de promesses s’appuyant sur une contrepartie valable. En l’occurrence, il n’y a eu ni échange de contrepartie, ni négociation, ni accord de volontés. Les conditions de l’arrangement étaient entièrement prévues par la loi. C’est pourquoi le droit contractuel rechigne à forcer l’exécution des ententes qui ne font que reproduire une obligation légale, sans plus (voir S.M. Waddams, The Law of Contracts, 6e édition, Toronto, Canada Law Book, 2010, par. 135, p. 98). Or, une lecture de ses motifs ne permet pas d’établir que le juge des requêtes a tenu compte de la nature législative des obligations de Santé Canada en matière de confidentialité des renseignements.

[47]           Le droit contractuel s’accorde mal avec un régime législatif d’octroi de licences. Un tel régime est institué pour des raisons de politique générale et ressortit au droit public. L’application des principes du droit contractuel à ce régime législatif « serait une déformation tout à fait inacceptable de ces principes », comme la Cour fédérale le fait observer au paragraphe 83 de ses motifs dans l’affaire Cervinus Inc. c. Canada (Ministre de l’Agriculture), 2000 CanLII 16750).

[48]           Certes, les contrats sans contrepartie peuvent néanmoins être exécutoires pour d’autres motifs, par exemple en raison d’actes ultérieurs faits sur la foi de telles ententes (Waddams, par. 189, page 138). Cependant, la troisième déclaration modifiée est muette à cet égard, si ce n’est une mention à propos de la [traduction] « tranquillité d’esprit » (par. 33). En l’absence de fait substantiel à l’appui de la prétention que Santé Canada aurait pris des engagements additionnels et supérieurs aux obligations légales lui incombant, il n’était pas loisible au juge des requêtes de conclure que les demandeurs avaient suffisamment étayé leur prétention de manquement à un contrat ou à une garantie.

2)                  Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que les actes de procédure révélaient une cause valable d’action pour négligence et abus de confiance en l’absence d’arguments solides sur le préjudice matériel?

[49]           Le seul argument avancé par l’appelante à l’encontre de cette cause d’action est l’absence d’arguments solides sur les préjudices. Plus précisément, selon elle, les représentants demandeurs n’ont présenté aucun fait substantiel au soutien de l’affirmation que l’un ou l’autre aurait subi un quelconque préjudice parmi ceux énumérés au paragraphe 56 de leur troisième déclaration modifiée, reproduit ci-après :

[traduction]

a) dépenses engagées pour prévenir les violations de domicile, les vols simples ou qualifiés ou les dommages matériels, notamment des plants de marihuana et des accessoires s’y rapportant;

b) dépenses pour assurer la sécurité personnelle;

c) atteinte à la réputation;

d) perte d’emploi;

e) possibilités d’emploi réduites;

f) souffrances morales;

g) débours divers;

h) dérangements, frustration et anxiété causés par l’obligation de prendre des précautions pour réduire le risque de violation de domicile, de vol simple ou qualifié ou de dommages matériels, ainsi que pour assurer la sécurité personnelle;

i) tout autre préjudice à l’égard duquel les avocats conseilleraient de demander une indemnisation.

[50]           Il est possible de se prononcer sur cet argument sur le fondement de l’arrêt Condon rendu par notre Cour. Cette affaire concernait une requête en autorisation de recours collectif pour la perte d’un disque dur contenant des renseignements personnels relatifs aux bénéficiaires de prêts d’études. La juge de la Cour fédérale avait autorisé l’instance comme recours collectif pour manquement à un contrat et intrusion dans l’intimité, un délit civil, mais avait rejeté les prétentions de négligence et d’abus de confiance, au motif de l’absence de préjudices indemnisables. Le juge Webb, avec l’accord des juges Ryer et Near, a infirmé en appel la décision de la Cour fédérale sur ce point, ayant conclu que l’alinéa 182a) des Règles exige seulement que la déclaration indique « la nature des dommages-intérêts demandés » et qu’une description générale suffisait à cet égard (Condon, par. 20).

[51]           Or, c’est précisément ce que les intimés ont fait. Ils ont défini la nature des préjudices dont ils réclament l’indemnisation, notamment les dépenses engagées pour prévenir les violations de domicile, les vols simples ou qualifiés ou les dommages matériels, ainsi que la perte d’emploi et les possibilités d’emploi réduites. Ces préjudices ne sont pas des désagréments négligeables ni ne sont entièrement hypothétiques, et il convient de supposer que les dépenses en question ont effectivement été engagées, conformément au principe voulant qu’il faille donner une interprétation aussi généreuse que possible de la déclaration à l’étape de l’autorisation d’un recours collectif (voir Biladeau c. Ontario (Attorney General), 2014 ONCA 848, [2014] O.J. no 5679, par. 15). Évidemment, il appartiendra au juge du procès d’établir si ces préjudices ont été réellement subis et dans quelle mesure ils sont effectivement attribuables à la conduite de l’appelante. Mais ce n’est pas une raison pour rejeter cette cause d’action, et le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur en concluant que la prétention en question était suffisamment étayée dans la déclaration.

3)                  Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que l’intrusion dans l’intimité constitue au Canada une cause d’action délictuelle indépendante?

[52]           Les tribunaux canadiens se sont montrés en général peu enclins à reconnaître en common law un droit distinct au respect de la vie privée dont la violation constituerait un délit civil ouvrant droit à une action (voir A.M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law, 10e édition, Toronto, LexisNexis Canada, 2015, par. 2.78, p. 64). Cela dit, la Cour d’appel de l’Ontario a ouvert la voie dans ce sens dans son arrêt Tsige, où elle reconnaît l’existence d’un droit d’action pour intrusion dans l’intimité. Elle a fondé cette conclusion en partie sur le droit américain de la responsabilité délictuelle, qui reconnaît quatre délits relatifs à la vie privée. En effet, en plus de l’intrusion dans l’intimité, la jurisprudence américaine semble reconnaître trois délits de cette nature, dont la divulgation de faits embarrassants de nature privée (voir Restatement of the Law, Second, Torts, par. 652 (1977) [Restatement]). S’il est vrai que la Cour d’appel de l’Ontario a surtout traité de l’intrusion dans l’intimité et s’est expressément abstenue de faire des remarques plus générales, certains passages de son raisonnement semblent s’appliquer tout aussi bien à d’autres transgressions de la vie privée. Les derniers paragraphes touchant la reconnaissance de l’intrusion dans l’intimité comme délit civil se révèlent ainsi particulièrement généraux :

[66] Bien que loin d’être concluante, la jurisprudence soutient l’existence d’une telle cause d’action. Le respect de la vie privée est depuis longtemps reconnu comme une valeur fondamentale sous-jacente qui anime différentes causes d’action traditionnelles pour protéger la vie privée et la vie privée qui a trait à la maison. La jurisprudence de la Charte reconnaît le respect de la vie privée comme étant une valeur fondamentale dans nos lois et précise que le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels, qui est distinct du respect de la vie privée et du respect de la vie privée qui à trait à la maison, mérite d’être protégé. Le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels suit de près le même intérêt qui serait protégé par une cause d’action pour intrusion dans l’intimité. Plusieurs juristes et rédacteurs juridiques ayant examiné la question soutiennent la reconnaissance d’un droit d’action pour atteinte à la vie privée […]

[…]

[68] La common law a la capacité d’évoluer pour faire face au problème que posent la collecte et le groupement routiniers de renseignements très personnels et facilement accessibles en format électronique. Les changements technologiques représentent une nouvelle menace au droit à la vie privée qui est protégé depuis des siècles en common law sous différents aspects et qui, depuis 1982 et la Charte, est reconnu comme un droit intégral à l’ordre social et politique.

[53]           Vu que la nouveauté d’une cause d’action ne devrait pas empêcher les intimés de poursuivre leur instance et que la Cour doit interpréter la déclaration de manière généreuse, je serais d’accord avec le juge des requêtes pour dire que la cause d’action considérée ne devrait pas être rejetée pour cette raison (voir Attis c. Canada (Health), 2008 ONCA 660, par. 23, 300 D.L.R. (4th) 415 et Hunt, p. 979 et 980). Cela dit, j’estime que cette cause d’action aurait néanmoins dû être écartée au motif qu’elle n’est étayée d’aucun fait substantiel.

[54]           Selon le Restatement américain, le délit civil de divulgation de la vie privée comporte les éléments suivants :

[traduction]

Par. 652D Divulgation de la vie privée

Quiconque divulgue un fait intéressant la vie privée d’autrui peut être poursuivi pour atteinte à la vie privée de ce dernier, si le fait ainsi divulgué, à la fois :

a) est très choquant aux yeux d’une personne raisonnable;

b) ne présente aucun intérêt légitime pour le public.

[55]           Selon le même traité, publié par l’American Law Institute, la notion de [traduction] « divulgation » s’entend de la [traduction] « communication du fait au grand public ou à un nombre de personnes suffisant pour qu’il soit raisonnablement certain qu’il sera rendu public » (Restatement, par. 652D). Le traité précise que la communication d’un fait concernant la vie privée d’un demandeur à une seule personne ou même à un groupe restreint ne constitue pas une atteinte à la vie privée.

[56]           Dans la présente espèce, la déclaration n’invoque aucun fait susceptible de satisfaire à ce critère. Les seuls faits substantiels présentés à l’appui de la prétention relative à la divulgation des renseignements personnels concernent Postes Canada, dont les employés sont tenus à la confidentialité, et d’autres personnes qui n’ont aucune obligation de cette nature, notamment les parents, les conjoints, les colocataires, les personnes chargées de trier le courrier dans les immeubles d’habitation et celles à qui les enveloppes auraient été livrées par erreur. Je pense comme l’appelante que cela est loin d’être suffisant pour établir que les renseignements confidentiels ont été communiqués au grand public. Les exemples donnés par le traité américain des cas qui répondraient à la définition du terme « divulgation » pour l’application de ce délit civil — la publication dans un journal ou un périodique, ou dans un prospectus distribué à un grand nombre de personnes, ou encore une déclaration faite à la radio ou devant un auditoire nombreux — suffisent à montrer qu’il faut une ampleur sans commune mesure avec celle dont il est question en l’espèce. Par conséquent, le juge des requêtes a commis une erreur en négligeant cette condition et l’absence de faits substantiels suffisants à l’appui de cette prétention.

4)                  Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que les faits invoqués dans la déclaration satisfaisaient au critère de l’intrusion dans l’intimité?

[57]           Les éléments essentiels du délit civil d’intrusion dans l’intimité sont définis au paragraphe 71 de l’arrêt Tsige :

Les aspects principaux de cette cause d’action signifient, en premier lieu, que la conduite de la défenderesse doit être intentionnelle, et j’y ajouterais inconsidérée; en deuxième lieu, que la défenderesse doit s’être ingérée, sans justification légitime, dans les affaires privées ou les préoccupations personnelles de la plaignante; et en troisième lieu, qu’une personne raisonnable considérerait l’invasion comme étant très choquante et causant de la détresse, de l’humiliation ou de l’angoisse. Par contre, la preuve d’un préjudice à un intérêt économique reconnu ne constitue pas un élément de la cause d’action. Je retournerai plus bas à la question des dommages-intérêts, mais je considère important de souligner maintenant que, étant donné que l’intérêt protégé est intangible, les dommages-intérêts pour intrusion dans l’intimité se mesurent traditionnellement par une somme modeste.

[58]           Je suis d’accord avec l’appelante pour dire que les intimés n’ont invoqué dans leur déclaration aucun fait substantiel au soutien des éléments constitutifs du délit civil en question. Tout au plus, les faits substantiels avancés tendent à établir une erreur administrative isolée. On est ici très loin de la situation dont il était question dans l’affaire Tsige, où une employée de banque avait consulté les données financières privées concernant la demanderesse au moins 174 fois sur une période de quatre ans afin de se tenir au courant de la situation de son ex-mari et de la nouvelle conjointe de celui-ci; qui plus est, Mme Tsige savait que ses actes étaient répréhensibles. Or, dans la présente espèce, rien n’indique la mauvaise foi ou l’insouciance.

[59]           Il est donc manifeste et évident que cette cause d’action est vouée à l’échec, de sorte que le juge des requêtes a commis une erreur en ne l’écartant pas.

[60]           En conséquence, je conclus que la seule cause d’action valable que révèle la troisième déclaration modifiée est celle qui invoque la négligence et l’abus de confiance.

D.                 Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que le recours collectif constitue le meilleur moyen de régler les points communs?

[61]           Comme je le disais plus haut, les intimés doivent établir l’existence d’un certain fondement factuel à la thèse que le recours collectif constituerait le meilleur moyen de régler les points communs. Le paragraphe 334.16(2) des Règles énumère les facteurs qu’il faut prendre en compte à cet égard :

(2) Pour décider si le recours collectif est le meilleur moyen de régler les points de droit ou de fait communs de façon juste et efficace, tous les facteurs pertinents sont pris en compte, notamment les suivants :

(2) All relevant matters shall be considered in a determination of whether a class proceeding is the preferable procedure for the just and efficient resolution of the common questions of law or fact, including whether

a) la prédominance des points de droit ou de fait communs sur ceux qui ne concernent que certains membres;

(a) the questions of law or fact common to the class members predominate over any questions affecting only individual members;

b) la proportion de membres du groupe qui ont un intérêt légitime à poursuivre des instances séparées;

b) a significant number of the members of the class have a valid interest in individually controlling the prosecution of separate proceedings;

c) le fait que le recours collectif porte ou non sur des réclamations qui ont fait ou qui font l’objet d’autres instances;

(c) the class proceeding would involve claims that are or have been the subject of any other proceeding;

d) l’aspect pratique ou l’efficacité moindres des autres moyens de régler les réclamations;

(d) other means of resolving the claims are less practical or less efficient; and

e) les difficultés accrues engendrées par la gestion du recours collectif par rapport à celles associées à la gestion d’autres mesures de redressement.

(e) the administration of the class proceeding would create greater difficulties than those likely to be experienced if relief were sought by other means.

[62]           L’avocat de l’appelante soutient que les points de droit ou de fait communs aux membres du groupe ne prédominent pas sur ceux qui ne concernent que certains d’entre eux. Il ne fait aucun doute que d’importantes questions individuelles et de fait, concernant notamment la causalité et les préjudices, resteront à régler une fois qu’auront été réglés les points communs. Cela dit, affirmer, comme le fait l’appelante, que la seule chose que les membres du groupe aient en commun est d’avoir reçu de Santé Canada une lettre contenue dans une enveloppe sur laquelle le Programme figurait comme expéditeur me semble une simplification excessive.

[63]           Les intimés ont soulevé de nombreux points communs, dont un bon nombre sont maintenant dénués de pertinence, la plupart des causes d’action avancées ayant été écartées. Il reste cependant des points communs, relatifs à la négligence et à l’abus de confiance, notamment les questions de savoir si Santé Canada avait envers les membres du groupe une obligation de diligence pour ce qui concerne la collecte, l’utilisation, la conservation et la communication des renseignements personnels les concernant, si Santé Canada a manqué à cette obligation de diligence lorsqu’il a expédié les enveloppes, et si ce même ministère a abusé de la confiance des membres du groupe relativement à la collecte, à l’utilisation, à la conservation et à la communication de leurs renseignements personnels. Le règlement de ces questions, comme le juge des requêtes l’a conclu, fera avancer le litige. Même si les points individuels prédominaient sur les points communs, l’alinéa 334.16(1)c) dispose expressément que ce n’est pas une raison pour refuser l’autorisation.

[64]           Le juge des requêtes a reconnu les préoccupations de la Couronne à cet égard et il a fait observer, aux paragraphes 54 et 57 de ses motifs, que les soucis qu’entraînerait la nécessité de régler un certain nombre de questions individuelles seraient multipliés en l’absence du règlement commun de certains points. En outre, il ne s’agit que d’un critère parmi d’autres. Comme il y était tenu par la jurisprudence et les Règles, le juge des requêtes a pris en considération les objets du recours collectif — soit l’économie des ressources judiciaires, l’accès à la justice et la modification des comportements —, et il a souligné le fait que les intéressés risquent d’être dissuadés de défendre leurs droits précisément dans les cas où le montant des dommages-intérêts est possiblement modeste, voire symbolique.

[65]           Comme la Couronne le fait valoir, il se peut que la crainte de voir intenter des milliers d’actions individuelles soit exagérée, puisque le montant symbolique de l’indemnisation que chaque demandeur pourrait espérer rend cette éventualité improbable. Or, cet argument ne tient pas compte de l’objectif d’accès à la justice. C’est en fait précisément lorsque le montant des dommages-intérêts accordés à chaque demandeur ne saurait être élevé que le recours collectif devient le meilleur moyen, et parfois le seul, d’assurer véritablement l’accès à la justice. C’est pourquoi il était loisible au juge des requêtes de conclure à l’existence d’un certain fondement factuel à la thèse que le recours collectif était préférable à des actions individuelles, en particulier sur le plan de l’accès à la justice. Dans le cas contraire, il y aurait lieu de craindre que seuls les intéressés ayant effectivement perdu leur emploi ne soient incités à intenter une action pour négligence.

[66]           Enfin, l’appelante fait valoir que le législateur a créé, en adoptant la Loi sur la protection des renseignements personnels, un régime réglementaire complet pour la protection des renseignements personnels se trouvant en la possession d’une institution fédérale. Les articles 4 à 8 de cette loi établissent un code de pratiques justes régissant la collecte, la conservation, l’usage, la communication et le retrait des renseignements personnels par les institutions fédérales, et la même loi confère au commissaire à la protection de la vie privée de larges pouvoirs d’enquête sur des plaintes, notamment les pouvoirs de contraindre quelqu’un à déposer sous la foi du serment, de pénétrer dans les locaux occupés par une institution fédérale et d’examiner ou de se faire remettre des copies de documents. Le législateur s’est abstenu de créer un régime prévoyant l’indemnisation des intéressés, raisonne l’appelante, et il convient de respecter ce choix lorsqu’il s’agit de déterminer le meilleur moyen de régler les réclamations.

[67]           En bref, la réponse à cet argument est que le commissaire à la protection de la vie privée n’exerce qu’une fonction de recommandation et n’est investi d’aucun pouvoir d’indemnisation (voir l’article 35 de la Loi sur la protection des renseignements personnels). Un rapport faisant état d’une infraction à la Loi sur la protection des renseignements personnels par l’institution fédérale aura sans doute un certain effet et entraînera possiblement une modification des comportements, mais ce serait une bien mince consolation pour la personne qui a perdu son emploi lorsque son employeur a appris qu’elle souffrait d’un état pathologique qu’elle traitait au moyen de la marihuana, ou pour celle qui s’estime obligée de quitter la collectivité où elle a grandi parce que tout le monde sait maintenant — et désapprouve — qu’elle se soigne en consommant et produisant de la marihuana. Si le recours collectif peut permettre de remédier à ces maux, il peut certes constituer le meilleur moyen.

[68]           Je note que des solutions semblables ont été proposées devant la Cour fédérale (voir Condon, 2014 CF 250, [2014] A.C.F. no 297), qui les rejette catégoriquement au motif qu’elles ne « conviennent pas du tout » : les autres procédures possibles que prévoient la Loi sur la protection des renseignements personnels et divers autres instruments fédéraux — politiques, directives et lignes directrices — ne prévoient pas la possibilité d’accorder des dommages-intérêts. L’appel de cette décision a été accueilli, mais seulement à l’égard d’un motif d’action qui avait été écarté à tort.

[69]           Je note également que la Cour suprême a conclu dans l’arrêt Fischer que le recours collectif était préférable à une enquête par la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario en raison des droits de participation limitée à cette instance. La Cour suprême a aussi constaté qu’on ignorait la méthode employée par la Commission pour calculer les indemnités, de sorte qu’il y avait un certain fondement factuel à la thèse qu’une action judiciaire constituerait une meilleure voie de recours pour les demandeurs. Si la possibilité qu’une autre voie de recours envisageable entraînât une indemnisation sensiblement moins élevée (à quoi s’ajoutaient, il est vrai, des préoccupations liées aux droits de participation) a été jugée suffisante pour justifier un recours collectif, il est évident que le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur en concluant qu’une action collective constituait un meilleur moyen de régler le litige que le dépôt de plaintes sous le régime de la Loi sur la protection des renseignements personnels, qui ne prévoit, elle, aucune indemnisation.

[70]           Vu la retenue considérable que commande la décision d’un juge des requêtes sur ce qui constitue le meilleur moyen de régler les réclamations des membres d’un groupe, je conclus que rien ne permet à notre Cour d’intervenir à l’égard de cet aspect de la décision attaquée. S’il est vrai que les motifs du juge des requêtes auraient pu être plus explicites et plus approfondis, je ne suis pas convaincu qu’il a commis une erreur de principe dans son analyse relative à ce critère.

E.                  Le juge a-t-il commis une erreur en adjugeant des dépens?

[71]           Les Règles prévoient expressément ce qu’il en est des dépens dans le cas d’une requête en autorisation de recours collectif :

334.39 (1) Sous réserve du paragraphe (2), les dépens ne sont adjugés contre une partie à une requête en vue de faire autoriser l’instance comme recours collectif, à un recours collectif ou à un appel découlant d’un recours collectif, que dans les cas suivants :

334.39 (1) Subject to subsection (2), no costs may be awarded against any party to a motion for certification of a proceeding as a class proceeding, to a class proceeding or to an appeal arising from a class proceeding, unless

a) sa conduite a eu pour effet de prolonger inutilement la durée de l’instance;

(a) the conduct of the party unnecessarily lengthened the duration of the proceeding;

b) une mesure prise par elle au cours de l’instance était inappropriée, vexatoire ou inutile ou a été effectuée de manière négligente, par erreur ou avec trop de circonspection;

(b) any step in the proceeding by the party was improper, vexatious or unnecessary or was taken through negligence, mistake or excessive caution; or

c) des circonstances exceptionnelles font en sorte qu’il serait injuste d’en priver la partie qui a eu gain de cause.

(c) exceptional circumstances make it unjust to deprive the successful party of costs.

[72]           Le juge des requêtes (ni notre Cour) ne disposait d’aucun élément de preuve selon lequel la Couronne s’était conduite de façon à prolonger inutilement la durée de l’instance ou avait pris des mesures inappropriées ni d’aucun élément donnant à penser que des circonstances exceptionnelles justifiaient l’adjudication de dépens aux intimés. Qui plus est, le juge des requêtes n’a aucunement motivé cette décision exceptionnelle d’accorder des dépens, de sorte que la seule explication plausible semble en être qu’il a omis de prendre en considération l’article 334.39 des Règles.

[73]           À mon avis, le juge des requêtes a commis une erreur de droit en accordant ainsi des dépens, sans avoir au préalable tiré aucune des conclusions de fait auxquelles l’article 334.39 des Règles subordonne cette mesure exceptionnelle. J’accueillerais donc l’appel sur ce point et je ne rendrais pas d’ordonnance quant aux dépens devant toutes les Cours.

L’appel incident

[74]           L’avocat des intimés soutient dans l’appel incident que le juge des requêtes a commis une erreur en exigeant que soit désigné nommément et publiquement au moins un représentant du groupe. À leur avis, cette exigence ne ferait qu’aggraver le mal auquel l’instance est censée remédier. L’avocat avance subsidiairement la possibilité de prendre des mesures pour préserver l’anonymat des intimés tout en faisant en sorte qu’ils puissent remplir leurs obligations à titre de représentants demandeurs.

[75]           Le sous-alinéa 334.16(1)e)(i) pose comme condition que les représentants demandeurs puissent représenter « de façon équitable et adéquate les intérêts du groupe ». La jurisprudence porte que les représentants demandeurs ont l’obligation de défendre vigoureusement les intérêts des membres du groupe et que ces intérêts ne doivent pas souffrir des lacunes du demandeur nommément désigné à les représenter (voir Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, 2001 CSC 46, [2001] 2 R.C.S. 534, par. 41 et Heron c. Guidant Corp., [2007] O.J. no 3823, par. 10, 2007 CarswellOnt 9010). Je pense comme l’avocat de l’appelante que l’anonymat des représentants du groupe ne s’accorderait pas avec pareilles responsabilités.

[76]           Il est important que les membres du groupe éventuel de demandeurs puissent communiquer directement, et non pas seulement par l’intermédiaire d’avocats, avec leurs représentants, parce que les recours collectifs mettent en jeu des intérêts plus larges que les actions civiles ordinaires et ont une utilité publique qui transcende les intérêts immédiats des parties (Fairview Donut Inc. c. TDL Group Corp., 2010 ONSC 789, 100 O.R. (3d) 510, par. 51). Les membres du groupe ne peuvent évaluer en connaissance de cause l’aptitude des représentants demandeurs à remplir leur fonction s’ils se voient empêchés de communiquer avec eux. Ce facteur peut se révéler d’importance cruciale lorsqu’il s’agit de décider s’il y a lieu ou non de se retirer de l’action.

[77]           Au surplus, rien ne prouve que personne ne consente à être désigné nommément et publiquement comme représentant du groupe. En fait, aussi bien avant qu’après les faits, plusieurs membres du groupe se sont présentés dans les médias comme consommateurs ou producteurs de marihuana à des fins médicales. En outre, quatre représentants demandeurs distincts, nommément désignés, ont formé, devant la Cour fédérale et des cours supérieures provinciales, d’autres requêtes en autorisation de recours collectif pour les présumés manquements.

[78]           Par conséquent, le juge des requêtes n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante en ordonnant qu’au moins un demandeur nommément désigné s’ajoute aux demandeurs anonymes. Je remarque en outre qu’il se montre à cet égard moins catégorique dans ses motifs que dans son ordonnance; on peut en effet lire au paragraphe 63 de ceux-là que « l’intention de la Cour est que, si cela est réalisable, au moins un représentant du groupe soit identifié publiquement » (non souligné dans l’original). Il semble donc qu’il ait prévu pour les demandeurs la possibilité de s’adresser de nouveau à la Cour dans le cas où l’identification d’un représentant du groupe se révèle impossible.

V.                 Conclusion

[79]           En conséquence, j’accueillerais l’appel en partie. Je confirmerais l’ordonnance d’autorisation, mais seulement pour ce qui concerne la cause d’action fondée sur la négligence et l’abus de confiance. J’écarterais toutes les autres causes d’action avancées dans la troisième déclaration modifiée. Je rejetterais de même l’appel incident. Enfin, je ne prononcerais pas d’ordonnance quant aux dépens relativement au présent appel, et j’annulerais l’ordonnance du juge des requêtes condamnant la Couronne aux dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord

C. Michael Ryer, j.c.a. »

« Je suis d’accord

Richard Boivin, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-343-15

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. UNTEL ET SUZIE JONES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 AVRIL 2016

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RYER

LE JUGE BOIVIN

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JUIN 2016

COMPARUTIONS :

Me Catharine Moore

Me Paul Vickery

POUR L’APPELANTE

Me Ward Branch

Me David Fraser

Me Theodore Charney

POUR LES INTIMÉS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

pour l’appelante

 

Branch MacMaster, s.r.l.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Sutts, Strosberg, s.r.l.

Avocats

Windsor (Ontario)

McInnes Cooper

Avocats

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Charney Lawyers

Avocats

Toronto (Ontario)

pour les intimés

 

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