Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20160715


Dossier : A-501-15

Référence : 2016 CAF 196

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

AMGEN CANADA INC. et AMGEN INC.

appelantes

et

APOTEX INC. et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 15 juillet 2016.

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE RENNIE

 


Date : 20160715


Dossier : A-501-15

Référence : 2016 CAF 196

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

AMGEN CANADA INC. et AMGEN INC.

appelantes

et

APOTEX INC. et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE STRATAS

[1]               Apotex sollicite une ordonnance en rejet du présent appel puisque celui‑ci est désormais théorique. Pour les motifs qui suivent, j'accueillerais la requête et je rejetterais le présent appel avec dépens.

A.                Les faits de base

[2]               Amgen a présenté une demande à la Cour fédérale en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, en vue d'interdire au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Apotex à l'égard de son produit pharmaceutique dénommé Grastofil. La Cour fédérale (le juge Hughes) a rejeté la demande d'Amgen : 2015 CF 1261. Amgen interjette appel.

[3]               Dans sa requête, Apotex prétend que le présent appel est devenu théorique. Après le jugement de la Cour fédérale, le ministre, libre d'agir et n'étant assujetti à aucune interdiction, a délivré un avis de conformité à Apotex pour son produit. Apotex fait valoir que l'objet de l'appel, soit la question de savoir si la Cour fédérale aurait dû interdire au ministre de délivrer un avis de conformité, est désormais théorique, puisqu'il n'y a plus rien à interdire. En conséquence, la Cour ne devrait pas entendre l'appel et devrait plutôt le rejeter.

[4]               Amgen s'oppose à la requête. Dans ses premières observations écrites sur la requête, Amgen a souligné que l'avis de conformité délivré par le ministre ne se rapportait qu'à l'une des deux concentrations du produit pharmaceutique. Elle a prétendu que la question de savoir si un avis de conformité devrait être accordé pour l'autre concentration demeurait.

[5]               Apotex s'est vu accorder la possibilité de déposer un affidavit en réponse à ce sujet : Amgen Canada Inc. c. Apotex Inc., 2016 CAF 121. Des contre‑interrogatoires ont eu lieu à l'égard de cet affidavit. Dans leurs observations écrites qui ont suivi, les parties ont indiqué qu'il y avait eu des désaccords lors des contre‑interrogatoires. Même si la Cour avait clairement précisé aux parties qu'elle était disposée à régler de tels désaccords, aucune des parties n'a demandé à la Cour de le faire. Dans leurs observations écrites ultérieures, les avocats d'Amgen ont suggéré que si la Cour [TRADUCTION] « était d'avis qu'Amgen devrait présenter une requête sur les refus pour clarifier les faits sous‑jacents, Amgen est, bien évidemment, prête à le faire ». La Cour ne lit toutefois pas la documentation afin de formuler des conseils aux parties quant à l'opportunité de présenter ou non une requête. Le dossier de la preuve pour la requête est celui qui existe à l'heure actuelle.

[6]               Sur la foi de ce dossier de la preuve, j'estime que le ministre n'est pas saisi de la question relative à l'autre concentration qui a été soulevée par Amgen. Le ministre ne pourrait pas faire l'objet d'une demande d'interdiction concernant ce produit. Par conséquent, cette question ne relève pas du présent appel, puisque celui-ci ne concerne que la concentration de Grastofil pour laquelle le ministre a délivré un avis de conformité.

B.                 L'affaire devrait‑elle être déterminée maintenant ou être laissée à l'appréciation de la formation qui entendra l'appel?

[7]               La présente requête a été présentée de façon interlocutoire, avant l'audition de l'appel. Toutefois, ce n'est pas parce qu'elle a été présentée à ce moment‑ci qu'il est nécessaire d'en disposer maintenant. La requête pourrait être ajournée et être laissée à l'appréciation de la formation qui entendra l'appel.

[8]               Le moment auquel la Cour doit trancher une requête est une question discrétionnaire : Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 11. L'exercice de ce pouvoir discrétionnaire est guidé par l'article 3 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, afin « d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible ». Dans le cas de demandes de contrôle judiciaire, la directive au paragraphe 18.4(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, à savoir que la Cour « statue à bref délai et selon une procédure sommaire », peut également influer sur l'exercice du pouvoir discrétionnaire.

[9]               Notre Cour tranche généralement les requêtes en se fondant sur les documents déposés par les parties : article 369 des Règles. Par contre, lorsqu'il y a des ambiguïtés ou des éléments complexes, ou lorsque cela est opportun pour d'autres raisons, la Cour peut demander des observations orales. Dans de telles circonstances, le principe de l'économie des ressources judiciaires peut faire qu'il soit préférable de renvoyer la requête à la formation qui entendra l'appel, à moins que, pour une raison quelconque, il y ait urgence ou qu'il y ait d'autres raisons de trancher la requête immédiatement.

[10]           Une requête peut être tranchée sur‑le‑champ si l'issue de celle‑ci est claire ou évidente. Les principes d'efficacité et d'économie des ressources judiciaires l'appuient : Collins c. La Reine, 2014 CAF 240, au paragraphe 6; Canadian Tire Corp. Ltd. c. P.S. Partsource Inc., 2001 CAF 8. Par contre, si on peut raisonnablement avoir des opinions divergentes sur l'issue de la requête, la décision devrait être laissée à la formation qui entendra l'appel : McKesson Canada Corporation c. La Reine, 2014 CAF 290, au paragraphe 9; Nation Gitxaala c. La Reine, 2015 CAF 27, au paragraphe 7. Parfois, la qualité, la nouveauté ou le caractère incomplet des observations fait en sorte qu'il est judicieux de laisser à la formation qui entendra l'appel le soin de trancher la requête : Nation Gitxaala, précité, aux paragraphes 9 à 12.

[11]           Je suis d'avis que la requête devrait être tranchée à ce moment‑ci. Comme nous le verrons, l'issue de la requête est claire et évidente : les faits et le droit m'amènent à une conclusion claire. Toutes les parties à la présente requête font valoir que celle-ci peut et devrait être tranchée maintenant, et elles ont déposé des observations complètes à cet égard. En outre, la Cour a déjà tranché des requêtes interlocutoires portant sur le caractère théorique semblables à la présente requête avant la tenue de l'audience de l'appel : voir, par exemple, Janssen Inc. c. Teva Canada Limitée, 2015 CAF 36. En dernier lieu, le fait de trancher la requête maintenant, plutôt que lors de l'audience qui aura lieu dans quelques mois, favorise l'économie des ressources judiciaires.

C.                Le présent appel est‑il théorique?

[12]           L'appel est théorique. Les faits susmentionnés démontrent qu'il n'y a plus de litige réel. Une ordonnance interdisant au ministre de délivrer un avis de conformité n'aurait pas d'utilité, le ministre ayant déjà délivré l'avis.

[13]           Plusieurs affaires abondent dans le même sens. Un bon exemple est la décision Apotex Inc. c. Bayer AG, 2004 CAF 242. Dans cette affaire, Apotex avait porté en appel devant notre Cour la décision de la Cour fédérale de ne pas interdire au ministre de délivrer un avis de conformité. Avant que l'appel ne soit entendu, le ministre avait délivré un tel avis. Notre Cour avait conclu que l'appel était devenu théorique. Le litige, à savoir s'il fallait empêcher le ministre de délivrer un avis de conformité, n'existait plus. Il s'agit de la même situation en l'espèce.

[14]           Dans Janssen, précité, la Cour s'est exprimée ainsi sur cette question (au paragraphe 7) :

Demander au tribunal d'interdire un avis de conformité qui a été délivré équivaut à chercher à corriger une situation alors qu'il est trop tard pour le faire. Une jurisprudence volumineuse et constante de notre Cour « a établi que l'appel d'une ordonnance rejetant une demande en vue d'obtenir une ordonnance d'interdiction aux termes du Règlement AC devient théorique à compter du moment où l'avis de conformité est délivré » : Biovail Corporation c. Canada, 2006 CAF 92, au paragraphe 5. En effet, « lorsque l'avis de conformité a été délivré [...] la Cour ne peut plus empêcher le ministre de délivrer l'avis de conformité » : Janssen Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CAF 16, au paragraphe 1.

D.                La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre le présent appel théorique?

[15]           Même si le litige n'existe plus devant la Cour, la Cour peut néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire d'entendre l'affaire et de la trancher : Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, aux pages 358 à 362.

[16]           Pour guider l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la Cour suprême, dans Borowski, a énoncé trois facteurs :

1.                  Absence de parties adverses. S'il n'y a plus de parties adverses qui défendent leur thèse, la Cour sera moins disposée à entendre l'affaire.

2.                  Absence d'utilité réelle; gaspillage des ressources. Si une procédure n'aura aucun effet réel sur les droits des parties, elle a perdu son principal objectif. Les parties et la Cour ne devraient plus y consacrer des ressources limitées. Il s'agit là du souci d'économie des ressources judiciaires. Par contre, dans des cas exceptionnellement rares, la nécessité de clarifier une jurisprudence incertaine peut être d'une importance pratique si grande qu'une cour pourrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre un appel théorique : M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3, aux paragraphes 43 et 44.

3.                  Excès de la compétence judiciaire. Dans certains cas, trancher une question de droit dans un appel théorique en l'absence d'un litige réel revient à légiférer dans l'abstrait, une tâche réservée au pouvoir législatif, et non pas au pouvoir judiciaire.

[17]           Amgen prétend que ces facteurs devraient amener la Cour à exercer son pouvoir discrétionnaire d'entendre l'appel. Amgen fait valoir que si l'appel est accueilli, elle n'aura pas à faire face à une action en dommages‑intérêts en vertu de l'article 8 du Règlement.

[18]           La thèse d'Amgen sur ce point est exacte. En vertu du paragraphe 8(1) du Règlement, une action en dommages‑intérêts ne peut prendre naissance que si, notamment, la demande d'interdiction présentée en vertu du Règlement est « rejetée ». En l'espèce, la Cour fédérale a rejeté la demande d'interdiction d'Amgen, déclenchant ainsi le droit d'Apotex de présenter une action au titre de l'article 8. Par contre, si notre Cour décidait que la Cour fédérale aurait dû accueillir la demande d'interdiction, le droit d'Apotex de présenter une action en vertu de l'article 8 disparaîtrait. Ainsi, selon Amgen, la décision rendue dans le présent appel déterminera si Apotex peut ou non présenter une action en vertu de l'article 8.

[19]           Amgen invoque par ailleurs un fait nouveau qu'elle a révélé dans un affidavit de dernière minute qui a été reçu par la Cour sans opposition de la part d'Apotex. Ce fait nouveau est le suivant : Apotex a intenté une action en Cour fédérale en vue d'obtenir des dommages‑intérêts en vertu de l'article 8. Cette action au titre de l'article 8 n'est plus une simple possibilité, mais une réalité. Amgen fait valoir que ce fait illustre l'effet réel et pratique du présent appel sur les droits des parties.

[20]           La Cour a déjà conclu que la simple possibilité d'une action en vertu de l'article 8 n'est pas suffisante pour qu'un appel comme celui en l'espèce reste réel. Une simple possibilité n'a qu'une incidence « éloignée » ou « conjecturale » sur des droits. Voir, par exemple, Sanofi‑Aventis Canada Inc. c. Apotex Inc., 2006 CAF 328, au paragraphe 18. Toutefois, en l'occurrence, l'action en vertu de l'article 8 est désormais réelle. Si l'appel d'Amgen est accueilli, c'est‑à‑dire si la Cour décide que la Cour fédérale aurait dû accueillir la demande d'interdiction, l'action d'Apotex en vertu de l'article 8 devant la Cour fédérale prendra immédiatement fin.

[21]           Apotex ne conteste pas sérieusement cette analyse. Elle mentionne plutôt qu'Amgen, à titre de titulaire de brevet, [TRADUCTION] « conserve son droit d'intenter une action en contrefaçon et de défendre l'action en vertu de l'article 8 en invoquant son brevet ». Ainsi, Apotex soutient que le rejet du présent appel n'aura pas d'incidence réelle sur les droits d'Amgen. Entendre l'appel n'aurait que pour effet de gaspiller les ressources de la Cour et des parties. En conséquence, Apotex nous demande de ne pas entendre l'appel théorique.

[22]           L'exercice de mon pouvoir discrétionnaire doit être guidé par les facteurs énoncés dans Borowski de même que par la jurisprudence de la Cour qui a suivi Borowski et qui présente une ressemblance substantielle avec les faits de l'espèce. En l'absence de la démonstration d'une erreur manifeste dans cette jurisprudence ou d'une base rationnelle venant justifier qu'on établisse une distinction avec cette jurisprudence — et aucune démonstration n'a été sérieusement entreprise en l'occurrence —, je dois m'en remettre à celle‑ci : Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370. Selon cette jurisprudence, en présence de faits pratiquement identiques à ceux en l'espèce, lorsqu'une question découle de l'application du Règlement, la Cour ne devrait pas entendre un appel d'un refus d'interdiction lorsque le titulaire du brevet peut intenter une action en contrefaçon de brevet et qu'il peut faire valoir son brevet à l'encontre d'une action aux termes de l'article 8 : voir, par exemple, Pfizer Canada Inc. c. Apotex Inc., 2001 CanLII 22156 (C.A.F.); Apotex Inc. c. Bayer AG, précité; Sanofi‑Aventis, précité, au paragraphe 17; Janssen Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2011 CAF 16. Selon cette jurisprudence et d'autres décisions, l'appel en instance perd son utilité pratique dans des circonstances telles que celles en l'espèce et, s'il est entendu, il ne ferait que gaspiller les ressources de la Cour et des parties. Le principe de l'économie des ressources judiciaires ne serait pas respecté.

[23]           Le fait qu'une action en vertu de l'article 8 a été déposée ne constitue pas une base rationnelle permettant d'établir une distinction avec ces décisions. Ce fait ne permet que de répondre à l'objection selon laquelle les droits ne sont touchés que d'une façon « éloignée » ou « conjecturale », et non pas d'une manière réelle et pratique. Il ne répond pas à l'objection voulant que le titulaire du brevet puisse invoquer une contrefaçon de brevet, de sorte que l'appel n'a aucun effet réel ou pratique sur les droits des parties. Dans l'ensemble, il ne répond pas à l'objection selon laquelle le fait d'entendre et de trancher le présent appel serait incompatible avec l'économie des ressources judiciaires.

[24]           En statuant sur la présente requête, il est nécessaire de garder à l'esprit les facteurs énoncés dans Borowski ainsi que les décisions de la Cour appliquant ces facteurs à des faits sensiblement semblables. Ils m'amènent à exercer mon pouvoir discrétionnaire contre le maintien de l'appel. En me penchant sur les faits particuliers de l'espèce et en évaluant leur résultat probable, je ne suis pas convaincu que le maintien de l'appel favoriserait l'économie des ressources judiciaires. Bien au contraire.

E.                 Dispositif proposé

[25]           Pour les motifs qui précèdent, j'accueillerais la requête d'Apotex et je rejetterais le présent appel avec dépens.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

Marc Noël, juge en chef »

« Je suis d'accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-501-15

 

INTITULÉ :

AMGEN CANADA INC. ET AMGEN INC. c. APOTEX INC. ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

Le 15 juillet 2016

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Andrew Shaughnessy

Andrew Bernstein

Yael Bienenstock

Nicole Mantini

 

Pour les appelantes

 

Andrew Brodkin

 

Pour l'intimée Apotex Inc.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Torys LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour les appelantes

 

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l'intimée Apotex Inc.

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR L'INTIMÉ LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.