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Date : 20160721


Dossier : A-221-15

Référence : 2016 CAF 200

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 27 janvier 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20160721


Dossier : A-221-15

Référence : 2016 CAF 200

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1]               Le présent appel soulève d’importantes questions quant à la déférence à accorder au Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] lorsqu’il interprète sa loi constituante, ainsi que de la portée de sa compétence pour entendre des contestations visant des mesures législatives fédérales prétendument discriminatoires.

[2]               Ces questions se posent dans le cadre de plaintes déposées en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 [la LCDP] par plusieurs membres de deux Premières Nations. Les plaignants soutiennent qu’en empêchant que leurs enfants soient inscrits à titre d’« Indiens » au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I‑5, les dispositions attaquées violent leurs droits fondamentaux puisqu’elles donnent lieu à une forme de discrimination interdite fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, le sexe ou la situation de famille.

[3]               La LCDP interdit un certain nombre d’actes discriminatoires. Notamment, la LCDP interdit la discrimination perpétrée dans le cadre de la prestation de services destinés au public pour l’un des motifs qui y sont énumérés. L’article 5 définit comme suit cet acte discriminatoire :

5 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

5 It is a discriminatory practice in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public

a) d’en priver un individu;

(a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

on a prohibited ground of discrimination.

[4]               Par deux décisions très raisonnées et fouillées (2013 TCDP 13 [Matson] et 2013 TCDP 21 [Andrews]), le Tribunal a conclu que les plaintes visées en l’espèce sont directement contraires aux dispositions de la Loi sur les Indiens, mais qu’elles ne mettent pas en cause un acte discriminatoire au sens de l’article 5 de la LCDP puisque l’adoption de mesures législatives ne constitue pas un service « destiné au public » au sens de cet article. Tout en étant sensible au bien-fondé des thèses des plaignants, le Tribunal a conclu qu’une contestation des dispositions visées de la Loi sur les Indiens ne peut être engagée que sous le régime de l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 [la Charte] et doit par conséquent être déférée au juge judicaire. Le Tribunal se fonde sur la jurisprudence Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada Agence du revenu, 2012 CAF 7, 428 N.R. 240 [Murphy], par laquelle notre Cour a décidé que l’adoption de mesures législatives n’est pas un service destiné au public au sens de l’article 5 de la LCDP. En conséquence, le Tribunal a rejeté les plaintes.

[5]               La Commission canadienne des droits de la personne [la Commission] a participé aux audiences devant le Tribunal et elle a appuyé la position des plaignants. Après la publication des décisions du Tribunal, la Commission a déposé deux demandes de contrôle judiciaire à la Cour fédérale afin d’obtenir l’annulation desdites décisions. La Cour fédérale a rejeté les demandes de la Commission par une décision datée du 30 mars 2015 (rendue par la juge McVeigh) : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2015 CF 398, 252 A.C.W.S. (3d) 308. La Cour fédérale, après avoir observé que les décisions du Tribunal sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable, a conclu qu’en l’occurrence, elles étaient raisonnables, principalement parce qu’elles suivaient la jurisprudence Murphy.

[6]               La Commission a interjeté appel de la décision de la Cour fédérale devant notre Cour, soutenant que deux raisons appelaient son annulation. Tout d’abord, la Commission déclare que la Cour fédérale a appliqué à tort la norme de contrôle de la décision raisonnable parce que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada qui fait autorité enseigne que l’interprétation de la portée des garanties reconnues par les lois en matière de droits de la personne – qui fait l’objet des décisions en cause – commande l’application de la norme de la décision correcte. La Commission ajoute que les décisions du Tribunal sont erronées parce que l’article 5 de la LCDP doit être interprété comme visant aussi les plaintes qui attaquent directement une loi fédérale. La Commission convient que l’enseignement de l’arrêt Murphy est différent, mais elle nous demande de conclure qu’il est erroné ou que la Cour suprême du Canada a opéré un revirement de jurisprudence que cet arrêt ne fait donc plus autorité.

[7]               Par les motifs exposés ci-après, je rejette les deux thèses de la Commission et je serais par conséquent d’avis de rejeter l’appel. Cependant, je n’adjugerais pas à l’intimé les dépens demandés, étant donné que la Commission a formé le présent appel dans l’intérêt public, en vue d’obtenir des éclaircissements sur les voies de recours en matière de mesures législatives fédérales prétendument discriminatoires. Pour cette raison, je suis d’avis qu’il convient de ne pas adjuger les dépens contre la Commission.

I.                   Contexte

[8]               Afin de mettre en contexte les questions soulevées dans le cadre du présent appel, j’examinerai d’abord les dispositions controversées de la Loi sur les Indiens, ainsi que les faits à l’origine des plaintes fondées sur les droits de la personne en cause.

A.                Les dispositions controversées de la Loi sur les Indiens

[9]               Depuis la Confédération, le gouvernement fédéral a eu pour politique de définir clairement la notion « d’Indien » afin de régir sa relation avec les peuples autochtones. Pendant un certain temps, et c’est d’ailleurs encore le cas aujourd’hui, la Loi sur les Indiens a régi le statut d’Indien en énonçant les critères qui servent à déterminer qui sont les « Indiens » qui y sont assujettis. (J’utiliserai ce terme dans la suite des présents motifs en référence à l’octroi du « statut d’Indien », en étant consciente que beaucoup d’Autochtones trouvent cette terminologie offensante. Toutefois, comme il s’agit de la terminologie utilisée dans la législation, elle apparaît la plus pertinente aux fins de l’analyse des questions soulevées dans le présent appel.)

[10]           Il n’est pas controversé entre les parties que l’octroi du statut d’Indien aux termes de la Loi sur les Indiens confère un certain nombre d’avantages, dont l’accès aux soins de santé non assurés et aux prestations de maladie, certaines exemptions fiscales et, dans certains cas, une assistance pour les études postsecondaires. Ce statut peut également accorder des avantages moins tangibles se rapportant à l’insertion au sein d’une communauté autochtone.

[11]           Avant 1985, différentes dispositions de la Loi sur les Indiens permettaient aux Indiens d’obtenir leur « émancipation », un processus au titre duquel les personnes qui avaient obtenu leur statut par suite de leur inscription en vertu de la Loi pouvaient être « affranchies », de manière volontaire ou non. Les personnes émancipées et leurs descendants perdaient le droit de revendiquer le statut d’Indien en vertu de la Loi sur les Indiens. Voici un commentaire du Tribunal à cet égard, au paragraphe 2 de la décision Andrews :

En général, l’émancipation était un processus par lequel le gouvernement fédéral retirait à un Indien, à tous ses enfants non mariés et à ses futurs descendants le statut d’Indien et l’appartenance à une bande en échange d’incitatifs et de divers droits en vertu de la Loi sur les Indiens et en vertu d’autres règlements, en fonction des mécanismes en vigueur au moment de l’émancipation. À divers moments, ces incitatifs comprenaient, entre autres, la citoyenneté canadienne, le droit de vote aux élections canadiennes, le droit à un domaine à vie ou à un domaine en fief simple sur les terres de réserve ou des parts par personne des fonds tenus pour les Premières Nations.

[12]           La politique d’émancipation était indubitablement fondée sur une philosophie discriminatoire, dans la mesure où les membres d’une Première Nation étaient incités ou obligés à renoncer à leur héritage et à leur identité pour avoir droit à des avantages dont bénéficiait le reste de la population canadienne. La jurisprudence s’est prononcée à plusieurs occasions sur la nature discriminatoire de la politique d’émancipation (voir notamment l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, au paragraphe 88, 239 N.R. 1, et la décision Canada (Procureur général) c. Larkman, 2012 CAF 204, 433 N.R. 184 [Larkman]). Dans la décision Larkman, notre Cour remarque que :

L’« émancipation » est un euphémisme employé pour désigner l’une des politiques les plus oppressives adoptées par le gouvernement canadien au cours de l’histoire de ses rapports avec les peuples autochtones (Un passé, un avenir, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1 (Ottawa, Groupe Communication Canada, Édition, 1996), à la page 290).

À partir de 1857 et par la suite sous différentes formes jusqu’en 1985, l’« émancipation » visait à assimiler les peuples autochtones et à éradiquer leur culture ou, pour reprendre les mots employés dans la loi de 1857, à « encourager le progrès de la civilisation » chez les peuples autochtones (Acte pour encourager la Civilisation graduelle des Tribus Sauvages en cette Province et pour amender les Lois relatives aux Sauvages, S. Prov. C. 1857, 20 Vict., c. 26 (loi initiale); Loi modifiant la Loi sur les Indiens, L.C. 1985, ch. 27 (l’abolition)).

Suivant l’une des formes d’« émancipation » […] les Autochtones se voyaient octroyer la citoyenneté canadienne et le droit de détenir une terre en fief simple. En retour, ils devaient renoncer – en leur nom personnel et au nom de tous leurs descendants nés ou à naître – à leur statut légal d’« Indien », à leurs exemptions fiscales, à leur appartenance à leur communauté autochtone, à leur droit de résider au sein de cette communauté, et à leur droit de voter pour les dirigeants de leur communauté.

[Larkman, aux paragraphes 10 à 12]

[13]           Avant 1985, la Loi sur les Indiens consacrait également une conception patrilinéaire d’ascendance qui s’éloignait des nombreuses traditions autochtones : Corbiere, au paragraphe 86, citant le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (1996), vol. 4, Perspectives et réalités, à la page 28. Selon les règles énoncées dans la Loi sur les Indiens avant 1985, le statut d’Indien suivait presqu’entièrement le principe de la filiation paternelle. Avant 1985, les enfants des hommes ayant un statut d’Indien étaient autorisés à conserver ce statut même si leur mère en était dépourvue. En revanche, les femmes qui disposaient de ce statut ne pouvaient le transmettre à leurs enfants si leur père était un non-Indien. De surcroît, leur propre statut dépendait de celui de leur mari.

[14]           En 1985, soucieux d’éliminer la discrimination fondée sur le sexe, le Parlement a abrogé les dispositions de la Loi sur les Indiens portant sur l’émancipation et il a modifié les règles relatives à l’acquisition du statut d’Indien.

[15]           Sur ce dernier point, les modifications ont instauré ce qu’il est convenu d’appeler la « règle de l’exclusion après la deuxième génération » aux paragraphes 6(1) et 6(2) de la Loi sur les Indiens. De manière générale, selon ces dispositions, la personne dont un seul des parents possède le statut d’Indien est réputée appartenir à la deuxième génération et se voit attribuer ce statut au titre du paragraphe 6(2). Par contre, cette même personne ne peut transmettre son statut d’Indien à des enfants nés d’une union avec quelqu’un qui n’a pas ce statut. À l’inverse, les personnes dont les deux parents ont le statut d’Indien sont, de manière générale, considérées comme appartenant à la première génération et peuvent être inscrites au registre des Indiens en vertu du paragraphe 6(1) de la Loi sur les Indiens. Elles peuvent transmettre leur statut d’Indien à leurs enfants, que l’autre parent soit inscrit au registre ou non. La règle de l’exclusion après la deuxième génération fonctionne comme suit :

         enfant de 2 personnes inscrites au titre du paragraphe 6(1) = inscrit au titre du paragraphe 6(1)

         enfant d’une personne inscrite au titre du paragraphe 6(1) et d’une personne inscrite au titre du paragraphe 6(2) = inscrit au titre du paragraphe 6(1)

         enfant de 2 personnes inscrites au titre du paragraphe 6(2) = inscrit au titre du paragraphe 6(1)

         enfant d’une personne inscrite au titre du paragraphe 6(1) et d’une personne non inscrite = inscrit au titre du paragraphe 6(2)

         enfant d’une personne inscrite au titre du paragraphe 6(2) et d’une personne non inscrite = non inscrit

[16]           Par ailleurs, la réforme de 1985 accordait le droit de s’inscrire au registre sous le régime du paragraphe 6(1) de la Loi sur les Indiens aux personnes émancipées et à celles dont le nom figurait sur une ordonnance du gouverneur en conseil prise en vertu des dispositions antérieures sur l’émancipation. Toutefois, l’article 7 de la Loi modifiée privait du droit de s’inscrire les femmes qui : (i) ne pouvaient revendiquer le statut d’Indien du fait de leur propre ascendance; (ii) avaient obtenu ce statut à la suite de leur mariage avec un homme détenant ce statut avant 1985; (iii) avaient perdu ce statut par émancipation.

[17]           L’interaction des modifications de 1985 qui abrogeaient les dispositions sur l’émancipation dans la Loi sur les Indiens avec celles qui créaient la règle d’exclusion après la deuxième génération a résulté en des traitements différents selon que le parent émancipé était un homme ou une femme. Dans le cas de la personne dont la mère seulement disposait du statut d’Indien, qu’elle avait récupéré après la réforme de 1985 après l’avoir perdu par suite d’un mariage avec un homme non inscrit, ses enfants ne pouvaient être inscrits qu’ au titre du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens. Par conséquent, s’ils avaient des enfants avec une personne non inscrite, ces derniers ne pouvaient pas leur transmettre leur statut puisqu’ils appartenaient à la troisième génération suivant les règles consacrées par la Loi sur les Indiens. Les règles de la transmission étaient toutefois différentes si le parent inscrit était le père. En pareil cas, l’intéressé pouvait s’inscrire au titre du paragraphe 6(1) de la Loi sur les Indiens et était donc réputé appartenir à la première génération; par conséquent, il pouvait transmettre son statut à ses enfants même si l’autre parent n’était pas inscrit au registre.

[18]           Cette question a été examinée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique à l’occasion de l’affaire McIvor v. Canada (Registrar of Indian and Northern Affairs), 2009 BCCA 153, 177 A.C.W.S. (3d) 2 [McIvor]. Elle a conclu que les alinéas 6(1)a) et 6(1)c) de la Loi sur les Indiens étaient contraires à l’article 15 de la Charte d’une manière qui ne peut se justifier au regard de l’article premier de celle-ci. Plus précisément, la Cour a conclu que les dispositions contestées de la Loi sur les Indiens créaient une distinction discriminatoire entre les personnes dont l’ascendance autochtone leur venait de leur grand-père (et qui avaient donc hérité le statut d’Indien) et celles qui avaient hérité leur statut de leur grand-mère (et qui avaient perdu ce statut).

[19]           À la suite de la jurisprudence McIvor, le Parlement a adopté la Loi sur l’équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens, L.C. 2010, ch. 18, le 31 janvier 2011. Cette loi ajoute notamment l’alinéa 6(1)c.1) à la Loi sur les Indiens afin d’autoriser l’inscription au titre du paragraphe 6(2) des personnes dont la grand-mère avait été dépouillée de son statut par suite d’un mariage avec un non-Indien avant le 17 avril 1985.

[20]           Après avoir donné les grandes lignes du contexte législatif dans lequel s’inscrivent les deux plaintes, j’exposerai les faits particuliers de chacune.

B.                 Les plaintes de M. Andrews

[21]            Les deux plaintes de Roger William Andrews en matière de droits de la personne portent sur le traitement différent que lui et sa sœur, de plusieurs années son aînée, ont reçu relativement au statut d’Indien. Lui-même était inscrit au registre en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, mais sa sœur y était inscrite en vertu du paragraphe 6(1). Elle pouvait de ce fait transmettre son statut aux enfants qu’elle a eus avec un non-Indien, un droit dont M. Andrews était privé.

[22]           Leur père était inscrit depuis sa naissance comme membre de la Première Nation Naotkamegwanning (aussi appelée bande indienne de Whitefish Bay), et il disposait du statut d’Indien. Il s’était marié avec une femme sans ascendance autochtone qui, après leur mariage, avait acquis son statut d’Indienne sous le régime de la Loi sur les Indiens alors en vigueur. Cet homme avait par la suite demandé et obtenu son émancipation en échange de divers incitatifs. L’ordonnance d’émancipation a eu pour effet de retirer leur statut à sa femme et à leur enfant non marié (la sœur du plaignant).

[23]           Quelques années après son émancipation, le père du plaignant a eu un autre enfant – le plaignant – avec une autre femme qui n’était pas inscrite et qui n’avait jamais eu droit au statut d’Indien. À sa naissance, le plaignant n’a pas pu être inscrit au registre des Indiens parce que son père avait obtenu son émancipation.

[24]           Après la réforme de 1985, le plaignant est devenu admissible à l’inscription au titre du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens puisque l’un de ses parents était admissible au titre du paragraphe 6(1) et que son autre parent n’avait pas le statut d’Indien. Le plaignant n’avait pas le droit d’être inscrit au titre du paragraphe 6(1) parce qu’il était né après l’émancipation de son père et que son nom ne figurait pas sur l’ordonnance d’émancipation. Si le plaignant était né avant l’émancipation de son père, les modifications apportées en 1985 lui auraient donné le droit d’être inscrit au registre au titre de l’alinéa 6(1)d) de la Loi sur les Indiens. La sœur du plaignant, née avant l’émancipation de leur père, était inscrite sur l’ordonnance d’émancipation et avait donc droit à l’inscription au titre de l’alinéa 6(1)d) de la Loi sur les Indiens même si sa mère n’avait, à l’instar de la mère du plaignant, aucune ascendance autochtone. Sa sœur et lui ont tous les deux eu des enfants avec des personnes n’ayant pas le statut d’Indien. L’enfant du plaignant n’a pas hérité du droit à l’inscription au registre des Indiens, contrairement à ses nièces et neveux.

[25]           Dans les deux plaintes qu’il a déposées, l’une en son nom personnel et l’autre au nom de son enfant, M. Andrews allègue que la différence de traitement entre lui et sa demi-sœur et entre leurs enfants sous le régime de la Loi sur les Indiens constitue un acte discriminatoire fondé sur la race, l’origine nationale ou ethnique et la situation familiale.

C.                 Les plaintes des Matson

[26]           Jeremy Matson et ses sœurs, Mardy Matson et Melody Schneider, ont une grand-mère qui avait perdu son statut d’Indienne après son mariage avec un non-Indien avant 1985, mais qui l’a recouvré aux termes de l’alinéa 6(1)c) de la Loi sur les Indiens après les modifications de 1985. Selon les dispositions modifiées, le père des plaignants est devenu admissible à l’inscription en vertu du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens. Leur père s’est marié avec une femme non inscrite et les plaignants, à l’instar de l’un des plaignants dans l’affaire McIvor, n’ont pas pu être inscrits au registre au moment de leur naissance. Par conséquent, les enfants des plaignants n’étaient pas admissibles au statut d’Indien parce qu’ils étaient issus de parents sans ce statut.

[27]           En novembre et décembre 2008, les plaignants ont déposé des plaintes aux termes de l’article 5 de la LCDP, par lesquelles ils allèguent qu’ils auraient eu le droit d’être inscrits au registre au titre du paragraphe 6(1) de la Loi sur les Indiens si leur ancêtre autochtone avait été leur grand-père et non leur grand-mère. Ils allèguent de surcroît que, compte tenu de cette filiation paternelle, leurs enfants auraient dû être admissibles à être inscrits au registre au titre du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens. Ils soutiennent que le traitement qui leur est réservé constitue un acte discriminatoire dans le cadre de la prestation de services, sur le fondement de la race, du sexe, de l’origine nationale ou ethnique, et de la situation familiale.

[28]           À la suite de l’arrêt McIvor, rendu par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans McIvor et de l’entrée en vigueur de la Loi sur l’équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens, les plaignants ont obtenu le droit de s’inscrire au titre du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, et ils ont demandé et obtenu d’être inscrits en mai et juin 2011. Toutefois, le Bureau du registraire des Indiens a conclu que nulle des dispositions de l’article 6 de la Loi sur les Indiens ne donnait un droit d’inscription à leurs enfants parce que les plaignants sont mariés à des personnes non admissibles au statut d’Indien et qu’eux-mêmes étaient inscrits au titre du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens.

[29]           Par une décision préliminaire datée du 27 septembre 2011, le Tribunal a déclaré sans objet les parties des plaintes visées par la jurisprudence Matson se rapportant à leur propre droit à l’inscription en vertu de la Loi sur les Indiens étant donné qu’ils ont obtenu le droit de s’inscrire au titre du paragraphe 6(2) après l’adoption de la Loi sur l’équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens. Le Tribunal a néanmoins accepté d’examiner les parties des plaintes portant sur la transmission du statut à un enfant dont l’un des parents est un non-Indien (Matson, Matson et Schneider (née Matson) c. Affaires indiennes et du Nord canadien, 2011 TCDP 14).

II.                Les décisions du Tribunal

[30]           Comme il a déjà été signalé à l’égard des décisions Matson et Andrews en cause, le Tribunal a jugé que les plaintes ne visaient pas un acte discriminatoire au titre de l’article 5 de la LCDP parce que l’adoption de mesures législatives ne constitue pas un service destiné au public, et il a par conséquent rejeté les plaintes.

A.                La décision Matson

[31]           La décision Matson a été rendue en premier. Dans sa décision, le Tribunal examine trois questions : il recherche premièrement si les plaintes visent directement les dispositions de la Loi sur les Indiens; deuxièmement, si le Tribunal est tenu de se conformer à une jurisprudence de notre Cour, Murphy, et, troisièmement, si les plaintes mettent en cause un acte discriminatoire dans la prestation de services destinés au public susceptible de faire l’objet d’une plainte aux termes de l’article 5 de la LCDP.

[32]           En réponse à la première question, le Tribunal a conclu que les plaintes visaient directement les dispositions de la Loi sur les Indiens parce que les plaignants mettent en cause les droits que leur confère la loi et non la manière dont l’intimé a traité leurs demandes.

[33]           En ce qui concerne la deuxième question, le Tribunal a conclu que la jurisprudence Murphy n’a pas été répudiée par un arrêt ultérieur de la Cour suprême du Canada et que, par conséquent, elle continue de lier le Tribunal. Pour tirer cette conclusion, le Tribunal a examiné la jurisprudence de la Cour suprême citée par la Commission et sur laquelle, selon celle-ci, les tribunaux spécialisés en matière de droits de la personne se fondent pour appliquer la LCDP ou des textes législatifs provinciaux analogues aux fins de la déclaration du caractère inopérant de dispositions législatives incompatibles (Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, 43 N.R. 168; Winnipeg School Division No. 1 c. Craton, [1985] 2 R.C.S. 150, 61 N.R. 241; CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, 27 Admin. L.R. 172; Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, 91 N.R. 255; Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14, [2006] 1 R.C.S. 513).

[34]           Le Tribunal fait observé que nulle jurisprudence n’enseigne que l’acte de légiférer constitue un service destiné au public et que, lorsque des dispositions avaient été déclarées inopérantes au motif qu’elles heurtaient l’objet des lois sur les droits de la personne, le Tribunal disposait d’une compétence subsidiaire, souvent parce que les plaintes à controversé concernaient les relations de travail et l’application par un employeur d’une disposition controversée. Du point de vue du Tribunal, cette jurisprudence ne remet pas en cause la jurisprudence Murphy parce qu’elle porte sur des faits différents.

[35]           Le Tribunal examine et rejette ensuite les autres moyens qu’invoque la Commission pour s’opposer à l’application de la jurisprudence Murphy.

[36]           Tout d’abord, le Tribunal convient qu’avant celle-ci, une bonne partie de la jurisprudence relative à la LCDP allait en sens contraire en portant que l’adoption de mesures législatives pouvait être contestée à titre de service destiné au public sous le régime de l’article 5 de la LCDP. Le Tribunal souligne que cette jurisprudence se fonde sur l’enseignement professé par notre Cour à l’occasion de l’affaire Canada (Procureur général) c. Druken, [1989] 2 C.F. 24, 88 N.R. 150 (C.A.) [Druken], où l’intimé admit que l’adoption des dispositions controversées – en l’occurrence, des dispositions de la Loi sur l’assurance-chômage – constituait un service destiné au public au sens de l’article 5 de la LCDP. Comme ce point a été retenu à l’occasion de l’affaire Druken, le Tribunal a opiné que cette jurisprudence était moins convaincante que la jurisprudence Murphy. De plus, étant donné que l’arrêt Druken est antérieur, le Tribunal a retenu la thèse portant que la juriprudence Murphy faisait autorité sur ce point.

[37]           Puis, le Tribunal a examiné et jugé sans pertinence une autre jurisprudence relative à des dispositions législatives provinciales sur les droits de la personne citée par la Commission. Pour une bonne part de cette jurisprudence, comme pour la jurisprudence de la Cour suprême citée par la Commission, la compétence en matière d’actes discriminatoires découlait d’une autre disposition législative, telle une disposition interdisant la discrimination dans l’emploi. Par conséquent, pour une bonne part de cette jurisprudence concluant en une déclaration d’invalidité, la plainte au fond ne donnait pas lieu à une contestation directe de dispositions législatives.

[38]           Le Tribunal discute également l’article 2 et les paragraphes 49(5) et 62(1), ainsi que l’ancien article 67 de la LCDP, et conclut que nulle de ces dispositions n’appelle la solution soutenue par la Commission.

[39]           L’article 2 de la LCDP dispose :

La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet, dans le champ de compétence du Parlement du Canada, au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

The purpose of this Act is to extend the laws in Canada to give effect, within the purview of matters coming within the legislative authority of Parliament, to the principle that all individuals should have an opportunity equal with other individuals to make for themselves the lives that they are able and wish to have and to have their needs accommodated, consistent with their duties and obligations as members of society, without being hindered in or prevented from doing so by discriminatory practices based on race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability or conviction for an offence for which a pardon has been granted or in respect of which a record suspension has been ordered.

[40]           Le paragraphe 49(5) dispose que « [d]ans le cas où une plainte met en cause la compatibilité d’une disposition d’une autre loi fédérale ou de ses règlements d’application » avec la LCDP, le membre du Tribunal (si une seule personne est désignée pour instruire l’instance) ou l’un des membres du Tribunal (si une formation de trois personnes est désignée) doit avoir une formation juridique.

[41]           Le paragraphe 62(1) dispose que les parties de la LCDP qui établissent, interdisent ou proposent une mesure visant des actes discriminatoires « ne s’appliquent, ni directement ni indirectement, aux régimes ou caisses de retraite constitués par une loi fédérale antérieure au 1er mars 1978 ».

[42]           Enfin, l’ancien article 67 de la LCDP, abrogé en 2008 (avec effet immédiat dans certains cas et trois ans plus tard dans d’autres), disposait que rien dans la LCDP n’avait un effet sur les dispositions de la Loi sur les Indiens ou toute autre disposition prise sous le régime de celle-ci ou conformément à celle-ci.

[43]           Selon la Commission, selon ces dispositions, il faut conclure que l’article 5 habilite le Tribunal à déclarer qu’une loi est invalide : le contraire contredirait l’objet général de la LCDP et viderait pratiquement de leur sens ses paragraphes 49(5) et 62(1), de même que l’ancien article 67.

[44]           Le Tribunal n’a pas retenu cette thèse et conclu que les dispositions susmentionnées ne permettent pas forcément de conclure que l’adoption d’un texte législatif constitue un service destiné au public au sens de l’article 5 de la LCDP, car ce texte peut être déclarée inopérant par le Tribunal s’il y est habilité par une disposition autre que l’article 5. Ce serait notamment le cas si une disposition controversée est invoquée comme moyen de défense par l’intimé; le domaine du travail en fournit quelques exemples, notamment si l’employeur a appliqué une disposition législative (par exemple, une disposition d’une loi sur les pensions) incompatible avec la LCDP. Selon le Tribunal, il existe une distinction conceptuelle entre ce type d’instances et les contestations directes visant un texte législatif car alors le Tribunal tire sa compétence d’une disposition régissant les actes de l’intimé, et la contestation d’un texte législatif n’est qu’accessoire. Autrement dit, ces cas ne mettent pas en cause une contestation directe d’une loi. Le Tribunal signale par ailleurs que l’article 67 maintenant abrogé de la LCDP aurait pu être éclairé par la jurisprudence antérieure – répudiée par la jurisprudence Murphy –, qu’il n’était pas tenu d’appliquer. Il en vient donc à la conclusion que son interprétation de l’article 5 de la LCDP est conforme à l’article 2, au paragraphe 49(5) et à l’ancien article 67 de la LCDP.

[45]           Après examen rigoureux de chacun des moyens soulevés par la Commission au nom des plaignants, le Tribunal a conclu qu’il était tenu d’appliquer la jurisprudence Murphy et, par conséquent, de rejeter la plainte.

[46]           Cette conclusion répond par la négative à la troisième question, qui est de savoir si les plaintes mettent en cause un acte discriminatoire dans le cadre de la prestation d’un service destiné au public qui pourrait faire l’objet d’une plainte aux termes de l’article 5 de la LCDP. Le Tribunal a conclu que les plaintes ne soulevaient pas cette question au motif que légiférer ne constitue pas un service destiné au public et il expose la philosophie qui explique qu’une contestation directe d’un texte législatif doit être fondée sur la Charte plutôt que sur la LCDP. Citant des passages des arrêts rendus par la Cour suprême du Canada à l’occasion des affaires  Andrews et Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony, 2009 CSC 37, [2009] 2 R.C.S. 567, le Tribunal observe qu’une justification fondée sur l’article premier de la Charte n’est pas possible aux termes de la LCDP, qui prévoit uniquement une justification réelle au sens du paragraphe 15(2) comme moyen de défense.

[47]           Le Tribunal fait observer que, à l’occasion de l’affaire Hutterian Brethren, la Cour suprême du Canada a conclu au caractère distinct sur le plan conceptuel de ces deux moyens de défense. Il cite un passage tiré de la décision majoritaire (aux paragraphes 68 à 70) rendue sous la plume de la juge en chef McLachlin :

L’atteinte minimale et l’accommodement raisonnable sont distincts sur le plan conceptuel. L’accommodement raisonnable est un concept qui découle de la législation et de la jurisprudence en matière de droits de la personne. Il s’agit d’un processus dynamique par lequel les parties – généralement un employeur et un employé – adaptent les modalités de leur relation aux exigences de la législation sur les droits de la personne, jusqu’au point où il en résulterait une contrainte excessive pour la partie tenue de prendre des mesures d’accommodement. Dans Multani, les juges Deschamps et Abella ont expliqué ce qui suit :

Le processus imposé par l’obligation d’accommodement raisonnable tient compte des circonstances précises dans lesquelles les intéressés doivent évoluer et laisse place à la discussion entre ces derniers. Cette concertation leur permet de se rapprocher et de trouver un terrain d’entente adapté à leurs propres besoins. [par. 131]

Il existe une relation très différente entre le législateur et les personnes assujetties à ses mesures législatives. De par leur nature, les mesures législatives d’application générale ne sont pas adaptées aux besoins particuliers de chacun. Le législateur n’a ni le pouvoir ni l’obligation en droit de prendre des décisions aussi personnalisées et, dans bien des cas, il ne connaît pas à l’avance le risque qu’une mesure législative porte atteinte aux droits garantis par la Charte. On ne peut s’attendre à ce qu’il adapte les mesures législatives à toute éventualité ou à toute croyance religieuse sincère. Les mesures législatives d’application générale ne visent pas uniquement les plaignants, mais l’ensemble de la population. L’ensemble du contexte social dans lequel s’applique la mesure législative doit être pris en compte dans l’analyse de la justification requise par l’article premier. La constitutionnalité d’une mesure législative au regard de l’article premier de la Charte dépend, non pas de la question de savoir si elle répond aux besoins de chacun des plaignants, mais plutôt de celle de savoir si la restriction aux droits garantis par la Charte vise un objectif important et si l’effet global de cette restriction est proportionné. Bien qu’il ne fasse aucun doute que l’effet de la mesure législative sur les plaignants constitue un facteur important dont le tribunal doit tenir compte pour décider si la violation est justifiée, le tribunal doit avant tout prendre en considération l’ensemble de la société. Il doit se demander si la contravention à la Charte peut se justifier dans une société libre et démocratique, et non s’il est possible d’envisager un aménagement plus avantageux pour un plaignant en particulier.

De même, la « contrainte excessive », notion essentielle de l’accommodement raisonnable, ne s’applique pas facilement à la législature qui adopte les mesures législatives. Dans le contexte des droits de la personne, la contrainte est considérée comme excessive si elle menace la viabilité de l’entreprise tenue de s’adapter au droit. Le degré de contrainte peut souvent se traduire en termes pécuniaires. En revanche, il est difficile d’appliquer la notion de contrainte excessive en ces termes à la réalisation ou à la non-réalisation d’un objectif législatif, surtout quand il s’agit (comme en l’espèce) d’un objectif de prévention. Bien qu’il soit possible de donner à la notion de « contrainte excessive » une interprétation large qui englobe la contrainte découlant de l’incapacité d’atteindre un objectif gouvernemental urgent, une telle interprétation atténue cette notion. Plutôt que d’essayer d’adapter la notion de « contrainte excessive » au contexte de l’article premier de la Charte, il est préférable de parler d’atteinte minimale et de proportionnalité des effets.

[48]           Ainsi, par la décision Matson, le Tribunal a jugé que vu l’enseignement de la jurisprudence Murphy et une saine politique, il était tenu de conclure que les plaintes de l’affaire Matson ne mettaient pas en cause un acte discriminatoire lors de la prestation de services destinés au public et susceptible de faire l’objet d’une plainte aux termes de l’article 5 de la LCDP. Le Tribunal a par conséquent rejeté les plaintes.

B.                 La décision Andrews

[49]           Ultérieurement, le Tribunal reprend nombre des points susmentionnés à l’occasion de l’affaire Andrews. Entre outre, le Tribunal étoffe son analyse des critères à satisfaire pour constater si un acte constitue un service destiné au public au sens de l’article 5 de la LCDP.

[50]           Le Tribunal entame son analyse en citant la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et de notre Cour : Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571, 194 N.R. 81 [Gould], Watkin c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 170, 378 N.R. 268 [Watkin]. Cette jurisprudence est antérieure à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir], prononcé par la Cour suprême du Canada en 2008 et qui marque un tournant radical en droit administratif. Conformément à la doctrine antérieure à l’arrêt Dunsmuir, les décisions du Tribunal à l’occasion des affaires  Gould et Watkin, portant sur la discrimination et la portée des droits garantis par la LCDP, étaient assujetties à la norme de la décision correcte. Par les arrêts Gould et Watkin, la Cour suprême et notre Cour se prononcent sur ce qui constitue une interprétation juste du genre d’activités qui peuvent être constitutives de services destinés au public au sens de l’article 5 de la LCDP.

[51]           Par l’arrêt Gould, la Cour suprême consacre une analyse à deux volets qui permet au juge de se prononcer : le premier volet vise à déterminer en quoi consiste le « service », compte tenu des faits énoncés dans la plainte; le deuxième vise à déterminer si ce service « crée une relation publique entre le fournisseur et l’utilisateur » (au paragraphe 68). Le Tribunal signale que la notion de « service » est précisée par la jurisprudence Watkin : notre Cour a alors rejeté la thèse portant que toutes les mesures prises par le gouvernement entrent dans les prévisions de l’article 5 de la LCDP, qui vise au contraire « quelque chose d’avantageux qui est offert ou mis à la disposition du public » (au paragraphe 31).

[52]           Ainsi, comme le relève le Tribunal, un service destiné au public doit comprendre deux composantes distinctes : un avantage doit en découler et cet avantage doit être offert au public ou mis à sa disposition. En conséquence, le texte de l’article 5 de la LCDP exige l’existence d’une « connotation transitive » entre l’avantage et le processus par lequel il est fourni. Le Tribunal tire son interprétation de ce concept des motifs du juge LaForest exposés dans l’arrêt Gould, au paragraphe 55 :

Une relation publique est donc requise entre le fournisseur du service et le bénéficiaire de ce service dans la mesure où le public doit se voir accorder l’accès ou l’admission, ou offrir le service par le fournisseur. La formulation des dispositions a une connotation transitive; ce n’est qu’une fois que le service, le logement, l’installation, etc., passe par le fournisseur et qu’il est mis à la disposition du public qu’il est visé par l’interdiction de la discrimination.

[53]           Le Tribunal cite également la décision rendu par notre Cour à l’occasion dans l’affaire dans Canada (Procureur général) c. McKenna, [1999] 1 C.F. 401, 233 N.R. 52 [McKenna], dans laquelle deux juges ont exprimé leurs doutes quant à la question de savoir si l’octroi de la citoyenneté sous le régime de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 constitue véritablement un service, de même que la décision rendue par le Tribunal à l’occasion de l’affaire Forward et Forward c. Citoyenneté et Immigration Canada, 2008 TCDP 5, 63 C.H.R.R. 346 [Forward], laquelle enseigne que l’octroi de la citoyenneté ne constitue pas un service parce que rien n’est offert au public ou mis à sa disposition lorsque la mesure législative est appliquée. Le Tribunal mentionne en outre les décisions du Tribunal et de la Cour fédérale rendues à l’occasion de l’affaire Dreaver c. Pankiw, 2009 TCDP 8, conf. par 2010 CF 555 [Pankiw CF], qui enseignent qu’un service doit s’accompagner d’un avantage ou d’une aide mis à la disposition des intéressés, et qu’il convient de rechercher « si cet avantage ou cette aide faisait partie de la nature essentielle de l’activité » (Andrews, au paragraphe 49, citant Pankiw CF, au paragraphe 42).

[54]           Appliquant ces principes aux faits des plaintes de M. Andrews, à l’occasion de l’affaire Matson, le Tribunal conclut qu’elles contestent directement la Loi sur les Indiens en alléguant le caractère discriminatoire des dispositions en cause. Le Tribunal admet que les dispositions controversées procurent un avantage aux personnes qui reçoivent un statut d’Indien et que, ce faisant, le premier élément d’un service destiné au public au sens de l’article 5 de la LCDP est présent.

[55]           Tel n’est cependant pas le cas du deuxième élément puisque, lorsqu’il légifère, le législateur n’offre pas un service au public et ne met rien à sa disposition. En bref, le législateur n’est pas un prestataire de services.

[56]           Le Tribunal a ajouté cette conclusion s’appuyait sur le principe moderne d’interprétation des lois, suivant lequel les mots figurant dans une loi doivent être lus dans leur contexte global, selon leur acception grammaticale et ordinaire qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la loi, et l’intention du législateur (citant Elmer A. Driedger, The Construction of Statutes, Toronto, Butterworths, 1974, à la page 67). S’en remettant également à la règle des mots associés consacrée par la jurisprudence Forward, le Tribunal affirme que le mot « services », tel qu’il figure à l’article 5 de la LCDP, est éclairé par les mots « biens », « installations » et « hébergement » auxquels il est associé et doit par conséquent être compris comme ayant une nature analogue. Aux yeux du Tribunal, cette interprétation confirme que l’acte de légiférer ne fait pas partie des actes discriminatoires possibles au sens de l’article 5 de la LCDP.

[57]           Outre les motifs dont fait état la décision Matson, le Tribunal, à l’occasion de l’affaire Andrews produit une analyse plus étoffée de la jurisprudence et de la législation à l’appui de sa conclusion selon laquelle les plaintes ne mettent pas en cause un acte discriminatoire dans le cadre de la prestation d’un service destiné au public et susceptible de faire l’objet d’une plainte en vertu de l’article 5 de la LCDP. Par conséquent, il a de nouveau rejeté les plaintes.

III.             Analyse

[58]           Avec cette toile de fond, il est maintenant possible de discuter les deux questions que soulève la Commission dans le cadre du présent appel, la première à l’égard de la norme de contrôle applicable aux décisions du Tribunal, et la deuxième concernant la possibilité que la jurisprudence Murphy soit erronée et ne fasse plus autorité aujourd’hui.

A.                Norme de contrôle

[59]           En ce qui concerne la première question, notre Cour doit se mettre à la place de la Cour fédérale afin de rechercher si elle a retenu la norme de contrôle appropriée et si elle l’a correctement appliquée: Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47 [Agraira].

[60]           En l’espèce, le choix de la norme de contrôle appropriée n’est pas un exercice simple. La jurisprudence postérieure à l’arrêt Dunsmuir de notre Cour et d’autres juridictions d’appel et, possiblement, de la Cour suprême du Canada, est partagée sur la question de la norme de contrôle que doivent appliquer les tribunaux en matière de droits de la personne appelés à interpréter la portée des garanties offertes par la législation pertinente.

[61]           Le point de départ de l’analyse est le constat que, dans la foulée de l’arrêt Dunsmuir et d’une abondante jurisprudence administrative ultérieure de la Cour suprême, en principe, la norme de la décision raisonnable s’applique aux décisions des tribunaux administratifs qui interprètent leurs lois constitutives ou des lois étroitement rattachées à leurs fonctions : Dunsmuir, au paragraphe 54; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, au paragraphe 28 [Smith]; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, au paragraphe 16 [Mowat]; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 30 [Alberta Teachers]; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, au paragraphe 21; Martin c. Alberta (Workers’ Compensation Board), 2014 CSC 25, [2014] 1 R.C.S. 546, au paragraphe 11; Ontario (Sécurité communautaire et Services correctionnels) c. Ontario (Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée), 2014 CSC 31, [2014] 1 R.C.S. 674, au paragraphe 26; Front des artistes canadiens c. Musée des beaux-arts du Canada, 2014 CSC 42, [2014] 2 R.C.S. 197, au paragraphe 13 [MBAC]; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135, au paragraphe 55 [CN]; Tervita Corp. c. Canada (Commissaire à la concurrence), 2015 CSC 3, [2015] 1 R.C.S. 161, au paragraphe 35; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 46 [Mouvement laïque]; Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147, au paragraphe 73; Commission scolaire de Laval c. Syndicat de l’enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, au paragraphe 32, 481 N.R. 25.

[62]           Cette présomption est toutefois inapplicable si une affaire porte sur une question constitutionnelle (autre que la question de savoir si l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire viole la Charte ou est contraire aux valeurs qu’elle consacre), une question d’intérêt général pour le système juridique qui n’est pas du ressort d’un décideur spécialisé, la détermination des compétences respectives d’au moins deux décideurs administratifs ou une question qui intéresse « véritablement » la compétence : Dunsmuir, aux paragraphes 58 à 61; Smith, au paragraphe 26; Mowat, au paragraphe 18; Alberta Teachers, au paragraphe 30; MBAC, au paragraphe 13; CN, au paragraphe 55.

[63]           De surcroît, cette présomption peut être combattue par l’examen des facteurs extrinsèques comme la mission du tribunal, la nature de la question en litige et l’expertise du tribunal. Dans plusieurs affaires antérieures à l’arrêt Dunsmuir, la présence ou l’absence d’une clause privative était incluse dans les principaux facteurs extrinsèques, mais ce critère a perdu beaucoup d’importance depuis la reddition par la Cour suprême du Canada de l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, 209 N.R. 20. En effet, à l’occasion de cette affaire et de beaucoup d’autres affaires ultérieures, la Cour suprême a appliqué la norme de la décision raisonnable même en l’absence d’une disposition privative (voir notamment Dunsmuir, au paragraphe 52; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, aux paragraphes 25 et 26; Mowat, au paragraphe 17, ainsi que d’autres arrêts postérieurs à l’arrêt Dunsmuir n’ayant pas trait au droit du travail et par lesquels la Cour suprême applique la norme de la décision raisonnable, en dépit de l’absence de dispositions privatives dans les lois pertinentes dans plusieurs cas).

[64]           Selon les trois autres facteurs extrinsèques relevés dans la jurisprudence, soit la mission du tribunal, la nature de la question en litige et l’expertise du tribunal, qui sont imbriqués, le juge doit rechercher si, vu la nature de la question à l’étude, le législateur avait l’intention de la déférer à un décideur administratif plutôt qu’au juge judiciaire. Parmi les indices de cette intention, il y a la mission que confie la législation au décideur administratif, de même que le rapport entre la question à trancher et l’expertise institutionnelle du décideur par opposition à celle du juge judiciaire. Si ces expertises se chevauchent et si la question en litige peut être tranchée en première instance aussi bien par le juge judiciaire que par un tribunal administratif, la Cour suprême enseigne que la norme de la décision correcte doit être appliquée : voir notamment Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283; et Société Radio-Canada c. SODRAC 2003 Inc., 2015 CSC 57, [2015] 3 R.C.S. 615.

[65]           L’application des grands principes exposés ci-dessus a donné lieu à une jurisprudence contradictoire des tribunaux des droits de la personne.

[66]           Par l’arrêt Mowat, le premier rendu par la Cour suprême après l’arrêt Dunsmuir en matière de droits de la personne, elle enseigne que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique aux décisions du tribunal fédéral des droits de la personne concernant sa compétence pour accorder les dépens au plaignant qui a obtenu gain de cause aux termes de la LCDP. Le raisonnement suivi à l’occasion de l’affaire Mowat repose à la fois sur la présomption d’application par les tribunaux de la norme de la décision raisonnable lorsqu’ils interprètent leurs lois constitutives et sur la nature de la question en litige, laquelle n’a pas été jugée d’intérêt général pour le système juridique et du ressort du tribunal. Toutefois, les juges Lebel et Cromwell, s’exprimant au nom de la Cour, n’écartent pas la possibilité que la norme de la décision correcte joue si des questions d’une autre nature sont déférées aux tribunaux des droits de la personne. Voici leur analyse à cet égard au paragraphe 23 :

Nul doute qu’un tribunal des droits de la personne est souvent appelé à se prononcer sur des questions de très large portée. Or, les mêmes questions peuvent être soulevées devant d’autres organismes juridictionnels, en particulier des cours de justice. À l’issue de l’analyse relative à la norme de contrôle proposée dans l’arrêt Dunsmuir, la norme applicable aux décisions sur certaines de ces questions pourrait bien être celle de la décision correcte. Mais les questions de droit générales que le Tribunal est appelé à trancher n’équivalent pas toutes à des questions d’une importance capitale pour le système juridique et elles ne sont pas toutes étrangères au domaine d’expertise de l’organisme décisionnel.

[67]           Par ailleurs, l’arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467, rendu par la Cour suprême, décide que la norme de la décision raisonnable s’applique aux décisions du tribunal des droits de la personne de la Saskatchewan lorsqu’il est appelé à interpréter et à appliquer les dispositions portant sur les propos haineux du Saskatchewan Human Rights Code, S.S. 1979, ch. S-24.1. Voici ce que le juge Rothstein, qui signe cette décision unanime, observe au paragraphe 168 :

[L]a décision relevait manifestement de l’expertise du Tribunal, relativement à l’interprétation de sa loi constitutive et à son application aux faits dont il disposait. Cette décision suivait [l’arrêt de principe pertinent] et ne portait pas par ailleurs sur des questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique et qui sont étrangères au domaine d’expertise du Tribunal.

[68]           Deux années plus tard, à l’occasion de l’affaire Mouvement laïque, la majorité de la Cour suprême a conclu que la norme de la décision raisonnable et la norme de la décision correcte visent les aspects différents de l’interprétation que doit faire le Tribunal des droits de la personne du Québec de la portée des garanties de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, R.L.R.Q., c. C-12 [la Charte québécoise] en matière de liberté religieuse. Plus précisément, la Cour a conclu que la norme de la décision correcte s’appliquait pour préciser les contours de la neutralité religieuse de l’État. Cependant, c’est la norme de la décision raisonnable qui visait le résidu de la décision du Tribunal, y compris les questions de savoir si la prière récitée avant une réunion du conseil municipal en cause était de nature religieuse, s’il y avait atteinte à la liberté religieuse du plaignant et si la prière était discriminatoire. La Cour suprême a conclu que ces dernières questions sont « au cœur de l’expertise du Tribunal » et qu’il a donc droit à la déférence en ce qui les concerne (au paragraphe 50). Pour ce qui est de la neutralité religieuse, la Cour a conclu à la majorité que l’« importance de cette question pour le système juridique, sa portée large et générale et le souci de la trancher de manière uniforme et cohérence » militent en faveur de la norme de la décision correcte (au paragraphe 51).

[69]           Vu ce qui précède, il est difficile de tracer une ligne de démonstration nette entre les décisions assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable et celles qui appellent la norme de la décision correcte lorsque les tribunaux des droits de la personne sont appelés à interpréter la portée des garanties prévues par leurs lois constitutives.

[70]           Pour sa part, notre Cour a appliqué, à l’occasion de l’affaire Murphy, (par la plume du juge en chef Noël au nom de la Cour, la norme de la décision raisonnable à un jugement du Tribunal interprétant le sens des mots services « destinés au public » à l’article 5 de la LCDP). De même, par l’arrêt Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, 444 N.R. 120, le juge Stratas, s’exprimant au nom de la Cour, a appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable à un jugement interprétant le sens à donner au mot « discrimination » concernant une plainte alléguant que les écoles et les services d’aide à l’enfance sont sous-financés dans les réserves indiennes.

[71]           Par contre, à l’occasion de l’affaire Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110, 459 N.R. 82, le juge Mainville conclut au nom de la Cour que la norme de la décision correcte doit s’appliquer à l’interprétation par le Tribunal de la notion de discrimination fondée sur la situation familiale. Voici les fondements de sa conclusion : i) avant l’arrêt Dunsmuir, la jurisprudence appliquait cette norme; ii) les lois relatives aux droits de la personne assurent des garanties quasi constitutionnelles et, partant, leur interprétation soulève des questions fondamentales; iii) le fait qu’un grand nombre de juges judiciaires et de tribunaux sont appelés à interpréter ces lois appelle un examen judiciaire exhaustif afin que soient évitées les incohérences dans l’interprétation des droits fondamentaux. L’approche suivie par la jurisprudence Johnstone a été reprise par notre Cour à l’occasion de l’affaire Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Seeley, 2014 CAF 111, 458 N.R. 349.

[72]           En Ontario, depuis l’arrêt Dunsmuir, la Cour d’appel et la Cour divisionnaire appliquent la norme de contrôle de la décision raisonnable aux décisions du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario interprétant les dispositions du Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, chap. H.19 qui définissent la portée des garanties contre la discrimination (voir notamment Taylor-Baptiste c. OPSEU, 2015 ONCA 495, 126 O.R. (3d) 481; Shaw c. Phipps, 2012 ONCA 155, 289 O.A.C. 163; Grogan c. Ontario (Human Rights Tribunal), 2012 ONSC 319, 214 A.C.W.S. (3d) 531; Visc c. HRTO and Elia Associates Professional Corporation, 2015 ONSC 7163, 343 O.A.C. 318).

[73]           La Cour d’appel de l’Alberta a suivi une voie opposée en appliquant la norme de la décision correcte aux décisions du tribunal provincial interprétant les dispositions législatives sur les droits de la personne qui définissent la discrimination et la portée des garanties prévues : Stewart c. Elk Valley Coal Corp., 2015 ABCA 225, 602 A.R. 210. La Cour d’appel de l’Île-du-Prince-Édouard a opté pour une approche similaire : Eastern School Board c. Prince Edward Island (Human Rights Commission), 2008 PESCAD 10, 168 A.C.W.S. (3d) 148.

[74]           En Nouvelle-Écosse, après 2008, la Cour d’appel a d’abord appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable aux décisions de la Commission d’enquête sur les droits de la personne interprétant la portée des garanties législatives : Tri-County Regional School Board c. Nova Scotia (Human Rights Board of Inquiry), 2015 NSCA 2, 248 A.C.W.S. (3d) 695; Foster c. Nova Scotia (Human Rights Board of Inquiry), 2015 NSCA 66, 256 A.C.W.S. (3d) 895. Toutefois, à la suite de l’arrêt Mouvement laïque rendu par la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a appliqué la norme de la décision correcte lors de son examen de l’interprétation que donne la commission d’enquête au mot « discrimination » (International Association of Fire Fighters, Local 268 c. Adekayode, 2016 NSCA 6, 262 A.C.W.S. (3d) 456).

[75]           Au Québec, comme le signale l’arrêt Mouvement laïque, la Cour d’appel a souvent appliqué les normes d’examen suivies par les juridictions d’appel aux décisions du Tribunal des droits de la personne du Québec rendues en vertu de la Charte québécoise, et a par conséquent assujetti les conclusions de droit de celui-ci à la norme de la décision correcte. Par l’arrêt Mouvement laïque, la Cour suprême a répudié cette norme d’intervention au profit de l’approche suivie en droit administratif selon les principes susmentionnés. La Cour d’appel du Québec a par la suite été appelée à examiner les décisions du Tribunal des droits personne à l’occasion des affaires Université de Sherbrooke c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2015 QCCA 1397, 260 A.C.W.S. (3d) 594 et Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Côté, 2015 QCCA 1544, 260 A.C.W.S. (3d) 328. La Cour d’appel a appliqué la norme de la décision raisonnable lors de son examen de la conclusion du Tribunal selon laquelle la clause d’une convention collective était discriminatoire en raison d’une distinction fondée sur l’âge (Université de Sherbrooke, aux paragraphes 31 à 33), ainsi que son interprétation des mots « l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap » à l’article 10 de la Charte québécoise (Côté, aux paragraphes 19 à 21).

[76]           En Saskatchewan, à l’occasion de l’affaire Whatcott c. Saskatchewan (Human Rights Tribunal), 2010 SKCA 26, 346 Sask. R. 210, la Cour d’appel suit la norme de la décision correcte lors de son examen du jugement du Tribunal sur la question de savoir si des prospectus véhiculaient des propos haineux interdits selon la législation en matière de droits de la personne – une approche rejetée par la suite par la Cour suprême, comme il a été signalé précédemment.

[77]           La question ne se pose pas en Colombie-Britannique puisque la norme de contrôle applicable est prescrite aux articles 58 et 59 de la Administrative Tribunals Act, S.B.C. 2004, ch. 45. Pour ce qui est des cours d’appel du Manitoba, de Terre-Neuve-et-Labrador et du Nouveau-Brunswick, il ne semble pas qu’elles se soient prononcées sur cette question.

[78]           Il ressort de ce survol que la jurisprudence est incertaine et peu éclairante quant à la déférence à accorder aux décisions des tribunaux spécialisés portant interprétation de la législation en matière de droits de la personne. Heureusement, point n’est besoin en l’espèce de choisir entre des courants jurisprudentiels divergents puisque la question en litige peut être tranchée de manière plus restreinte en appliquant les principes généraux suivants de la Cour suprême.

[79]           Premièrement, la jurisprudence antérieure à l’arrêt Dunsmuir ne règle pas de manière satisfaisante la question de la norme de contrôle applicable aux décisions d’un tribunal interprétant la LCDP. Par l’arrêt Agraira, la Cour suprême signale que l’on ne peut nécessairement se fier à la jurisprudence antérieure à l’arrêt Dunsmuir « si [la jurisprudence] semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire » (au paragraphe 48), y compris l’application présumée de la norme de la décision raisonnable à l’analyse de l’interprétation de sa loi constitutive par un tribunal. Notre Cour a abondé dans le même sens à l’occasion de l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Kandola, 2014 CAF 85, au paragraphe 35, 456 N.R. 115. Il en découle que la jurisprudence Agraira désavoue l’un des motifs évoqués par la décision Johnstone pour justifier l’application de la norme de la décision correcte.

[80]           Deuxièmement, l’interprétation de la législation en matière de droits de la personne ne soulève pas une question constitutionnelle au sens de la jurisprudence de la Cour suprême portant sur le droit administratif. Par conséquent, la décision finale revient aux cours de justice pour ce qui est des questions constitutionnelles, conformément au rôle que leur confère la Constitution relativement à l’application de la Charte et de la Loi constitutionnelle de 1867. Les garanties offertes par la législation en matière de droits de la personne, certes importantes et fondamentales, sont de nature législative et, en soi, intrinsèquement différentes des droits constitutionnels.

[81]           Troisièmement, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est pas invalidée par le seul fait que les tribunaux des droits de la personne sont appelés à trancher des questions importantes de portée générale et de nature quasi constitutionnelle. La jurisprudence de la Cour suprême consacre une exception en deux volets à l’application de la norme de la décision raisonnable lorsque la question à trancher est de grande importance pour le système juridique : pour justifier le recours à la norme de la décision correcte, la question en litige doit à la fois receler une grande importance pour l’ensemble du système juridique et échapper au domaine d’expertise du tribunal.

[82]           Or, l’interprétation de la législation en matière de droits de la personne est au cœur de la compétence des tribunaux des droits de la personne et relève manifestement de leur expertise, ce dont les décisions visées en l’espèce témoignent éloquemment. En l’occurrence, le fait que la protection contre la discrimination revêt une importance générale pour le système juridique n’appelle pas à lui seul la norme de la décision correcte.

[83]           Une analogie pourrait être faite à cet égard avec certaines questions déférées aux commissions des relations de travail, dont l’examen se déroule essentiellement de la même manière pour les questions dont sont saisis les tribunaux des droits de la personne. Les commissions des relations du travail doivent interpréter la législation du travail et la portée des dispositions législatives régissant l’octroi de droits de négociation qui, a tranché la Cour suprême, ont une dimension constitutionnelle : Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4, [2015] 1 R.C.S. 245. Il est indubitable que la norme de contrôle de la décision raisonnable vise les décisions de cette nature d’une commission des relations du travail, et que l’importance des questions examinées ou leur dimension quasi constitutionnelle n’appellent pas la norme de la décision correcte. Dans cette même optique, la nature des questions décidés par un tribunal des droits de la personne qui interprètent la portée des garanties prévues par sa loi constituante ne saurait à elle seule appeler la norme de la décision correcte.

[84]           Il s’ensuit que si joue la norme de la décision correcte, elle doit reposer sur un autre fondement. Cet autre fondement peut être puisé dans des facteurs extrinsèques, évoqués précédemment, et plus particulièrement du fait que beaucoup de questions déférées aux tribunaux des droits de la personne peuvent aussi être déférées à une cour de justice ou à un arbitre du travail.

[85]           Au Québec, les juridictions judiciaires et le Tribunal des droits de la personne ont tous compétence pour sanctionner les violations de la Charte québécoise et, par conséquent, tous peuvent être appelés à l’interpréter (Mouvement laïque, au paragraphe 51). À mon avis, la jurisprudence Mouvement laïque doit être comprise dans ce contexte. C’est l’effet conjugué du chevauchement des compétences et de l’importance générale que revêt la définition de la portée du rôle de l’État au chapitre de la protection de la liberté de religion qui légitime la norme de la décision correcte dans ce cas.

[86]           Aussi, en matière de relations de travail, les arbitres ont désormais compétence pour appliquer la législation en matière de droits de la personne (voir Parry Sound (District), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, 2003 CSC 42, [2003] 2 R.C.S. 157, et pour voir un exemple, l’alinéa 226(2)a) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, et l’article 2 ainsi que l’alinéa 60(1)a.1) du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L-2). Plusieurs fors peuvent donc être appelés à interpréter des concepts comme la discrimination et la portée d’un moyen de défense fondé sur un motif justifiable. Le chevauchement des compétences pourrait justifier la norme de la décision correcte au regard des principes généraux découlant de la jurisprudence de la Cour suprême.

[87]           Seulement, il n’y a nul chevauchement de cet ordre en l’espèce. La question de savoir ce qui constitue un service destiné au public au sens de l’article 5 de la LCDP ne peut être déférée qu’au Tribunal. Ni commission ni arbitre du travail n’en sera saisi puisqu’un employeur n’assure pas de tels services à ses employés. De même, il est impossible qu’un juge judiciaire soit appelé à trancher ce type de question puisqu’une violation de la LCDP n’ouvre pas droit à une action (Seneca College of Applied Arts and Technology c. Bhadauria, [1981] 2 R.C.S. 181, aux pages 194 à 195, 37 N.R. 455; Honda Canada Inc. c. Keays, 2008 CSC 39, [2008] 2 R.C.S. 362, aux paragraphes 63 à 65; Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, au paragraphe 36, 369 N.R. 207).

[88]           En l’absence de chevauchement des compétences en l’espèce, la présomption d’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable n’est pas réfutée. Par conséquent, la norme de contrôle de la décision raisonnable doit s’appliquer à l’interprétation de l’article 5 de la LCDP par le Tribunal et, plus particulièrement, à sa conclusion portant que l’adoption de lois ne constitue pas un service destiné au public. Il en va de même de son application de cette interprétation aux faits des plaintes visées dans les décisions Matson et Andrews, qui soulève une question mélangée de fait et de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

B.                 Les décisions du Tribunal sont-elles raisonnables?

[89]           Afin de rechercher s’il convient d’annuler les décisions rendues par le Tribunal dans les affaires Matson et Andrews, notre Cour doit apprécier à la fois les motifs et la conclusion qu’il tire. La recherche doit porter sur la transparence, la justification et l’intelligibilité du processus décisionnel, et poser la question de savoir si la conclusion appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

[90]           En l’espèce, autant les motifs exposés que la conclusion sont raisonnables.

[91]           Les motifs sur lesquels le Tribunal fonde les décisions Matson et Andrews sont tout à fait adéquats. Ils expliquent clairement pourquoi il a tiré ses conclusions et contiennent un examen fouillé des preuves, des moyens des parties et de la jurisprudence applicable. Les décisions sont par conséquent transparentes et intelligibles.

[92]           De la même façon, la conclusion du Tribunal est justifiable et défendable puisqu’il qualifie à juste titre les plaintes ayant fait l’objet des décisions Matson et Andrews d’attaques directes concernant les dispositions visées de la Loi sur les Indiens, et son interprétation de l’article 5 de la LCDP fait partie de celles qui peuvent raisonnablement découler de cette disposition.

[93]           Plus précisément, il est raisonnable de conclure que les deux plaintes visent les dispositions de la Loi sur les Indiens ayant pour effet de priver les enfants des plaignants de leur droit au statut d’Indien. Les plaintes visent à élargir les conditions législatives ouvrant droit au statut d’Indien, en faisant valoir que la Loi est indûment restrictive puisqu’elle opère des distinctions discriminatoires illicites fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, le sexe ou la situation familiale. Les plaintes visent donc les dispositions mêmes de la Loi sur les Indiens. Par conséquent, le Tribunal qualifie de manière raisonnable (et, à vrai dire, tout à fait correcte) la nature de ces plaintes.

[94]           Concernant l’interprétation de l’article 5 de la LCDP et la constatation voulant que l’adoption de mesures législatives ne constitue pas un service destiné au public, elles appartiennent aussi aux conclusions raisonnables à la disposition du Tribunal, pour plusieurs raisons.

[95]           Premièrement, le Tribunal se fonde sur la jurisprudence de notre Cour et sur celle de la Cour suprême portant sur les types d’activités qui constituent des services destinés au public au sens de l’article 5 de la LCDP. Comme il a été signalé précédemment, vu surtout l’enseignement des arrêts Gould et Watkin, tout service destiné au public doit comporter deux éléments : il doit offrir quelque chose d’avantageux et l’avantage doit être offert à une partie ou à l’ensemble du public, ou mis à sa disposition.

[96]           Deuxièmement, il apparaît tout à fait raisonnable d’affirmer que, quand il adopte des lois, le législateur n’« offre » pas quelque chose d’avantageux au public ou à ceux qui pourraient tirer profit de la mesure législative, et qu’il ne « met pas non plus à leur disposition » cet avantage. Il est tout simplement impossible d’assimiler l’acte de légiférer à un service. Comme le relève à juste titre le Tribunal au paragraphe 57 de la décision Andrews :

La législation est l’une des fonctions les plus fondamentales et les plus importantes du Parlement et est de nature sui generis. Cela est confirmé par les pouvoirs, les privilèges et les immunités que le Parlement et les législatures possèdent afin de garantir leur fonctionnement adéquat, qui sont fondés dans la Constitution, en vertu du préambule et de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3, (la Loi constitutionnelle) et dans le droit législatif, aux articles 4 et 5 de la Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. 1985, ch. P-1 : Telezone Inc. v. Canada (Attorney General), (2004), 2004 CanLII 36102 (ON CA), 235 D.L.R. (4th) 719, aux paragraphes 13 à 17. En effet, la dignité, l’intégrité et le fonctionnement efficace de la législature est préservé par le privilège du Parlement qui, lorsqu’il est établi, a droit au statut constitutionnel et est à l’abri de tout examen : Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), (1996), 1996 CanLII 163 (CSC), 137 D.L.R. (4th) 142, [1996] 2 R.C.S. 876; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30 (CanLII) au paragraphe 33 (Vaid). Le fait de mettre l’acte de législation dans la même catégorie que la livraison des bulletins parlementaires, comme dans Pankiw, ou le traitement des demandes de citoyenneté, comme dans Forward, est fondamentalement problématique et emblématique d’une approche qui ne tient pas compte du rôle spécial que la législation joue dans notre société. En légiférant, le Parlement ne fournit pas un service et il n’y a pas de « connotation transitive » pour cette fonction. En fait, la législation remplit un rôle mandaté par la constitution. Par conséquent, bien que la législation soit une activité qui puisse être considérée comme prenant place « dans le cadre d’une relation publique » (Gould, au paragraphe 16) ou comme créant « une relation publique » (Gould, au paragraphe 68, précité) au sens du deuxième volet du critère Gould, le fait de la qualifier de service ne tiendrait pas compte de sa nature sui generis.

[97]           Troisièmement, dans sa décision, le Tribunal a suivi l’enseignement de notre Cour professé à l’occasion de l’affaire Murphy et produit un fondement rationnel de la distinction entre les faits de l’affaire Druken et la jurisprudence antérieure du Tribunal. Il tire donc la conclusion tout à fait raisonnable que la jurisprudence faisant autorité va dans le sens de sa décision, puisque l’arrêt Murphy décide que des mesures législatives ne peuvent être attaquées au motif de leur caractère discriminatoire au sens de l’article 5 de la LCDP puisque légiférer ne constitue pas un service destiné au public.

[98]           Quatrièmement, malgré les thèses de la Commission, l’interprétation du Tribunal ne contredit pas la jurisprudence de la Cour suprême ou d’autres juridictions portant que, si l’affaire s’y prête, un tribunal des droits de la personne peut déclarer le caractère inopérant le texte législatif incompatible avec la législation en matière de droits de la personne parce que celle-ci a préséance. Comme le souligne à bon droit le Tribunal, rien dans la jurisprudence citée par la Commission n’enseigne que l’adoption de lois constitue un service destiné au public au sens de l’article 5 de la LCDP ou d’autres dispositions analogues de lois provinciales sur les droits de la personne.

[99]           Qui plus est, le principe de la primauté des lois sur les droits de la personne n’est pas incompatible avec l’interprétation que donne le Tribunal à l’article 5 de la LCDP, car il ne faut pas confondre la portée de la compétence du Tribunal et de son pouvoir d’accorder des sanctions lorsqu’il a été validement saisi d’une plainte. L’article 5 définit le type de questions qui relèvent du Tribunal, et rien ne permet d’interpréter la disposition comme lui conférant la compétence de trancher des contestations de lois pour la simple raison qu’il peut déclarer qu’une disposition incompatible est inopérante dans le cadre d’affaires relevant de son ressort.

[100]       Comme l’a signalé le Tribunal, suivant l’approche moderne d’interprétation des lois et la règle des mots associés, le mot « services » doit être lu au regard du contexte comme désignant un acte d’une nature similaire à la fourniture de biens, d’installations ou de moyens d’hébergement. Or, il n’existe aucune similitude entre l’adoption des lois et ce type d’activités.

[101]       De plus, les plaignants ne se bornent pas à demander que des dispositions de la Loi sur les Indiens soient déclarées inopérantes. L’objectif ultime de leurs plaintes relatives au caractère trop restrictif des dispositions est d’obtenir l’élargissement d’application de l’article 6 de la Loi sur les Indiens aux enfants des plaignants et à toutes les personnes ayant un lien analogue avec eux. Cependant, le Tribunal n’est pas habilité à déclarer qu’une disposition est invalide ni à donner un sens plus large à la Loi sur les Indiens qui permettrait d’octroyer le statut d’Indien à d’autres personnes, une mesure que seul le juge judiciaire peut accorder aux termes du paragraphe 24(1) de la Charte et de l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’incapacité du Tribunal d’accorder la mesure demandée par les plaignants va dans le sens de sa conclusion.

[102]       Cinquièmement, rien ne permet de conclure que l’article 2, les paragraphes 49(5) et 62(1) ou l’ancien article 67 de la LCDP appellent la lecture de l’article 5 de la LCDP qu’avance la Commission. Comme le relève de façon convaincante le Tribunal, l’article 2 de la LCDP – qui fait état de l’objet de la Loi – ne serait aucunement enfreint par un refus du Tribunal de reconnaître sa compétence pour trancher des attaques directes de lois fédérales. Les paragraphes 49(5) et 62(1) sont également conformes à l’interprétation fondant les motifs du Tribunal. Le raisonnement suivi par le Tribunal à l’égard de l’ancien article 67 de la LCDP est tout aussi persuasif.

[103]       Enfin, j’estime que les considérations de politique invoquées par le Tribunal sont inattaquables. Tout simplement, on ne saurait conclure que le Tribunal doit être un for subsidiaire à la juridiction judiciaire habilité à entendre des questions se rapportant à la nature prétendument discriminatoire d’une loi alors que celle-ci peut être contestée devant le juge judiciaire aux termes de l’article 15 de la Charte. Au contraire de la Commission, je suis loin d’être convaincue qu’une procédure devant un tribunal des droits de la personne garantit un meilleur accès à la justice pour les plaignants, surtout vu les longs délais qui plombent le processus de règlement des plaintes relatives aux droits de la personne – ce qui semble assez évident en l’espèce. Par ailleurs, la possibilité de faire valoir un moyen de défense tiré de l’article premier devant le juge judiciaire, mais non devant le Tribunal, fournit le meilleur appui qui soit à sa conclusion, car l’objet de l’article premier de la Charte est d’ouvrir un moyen de défense contre une loi jugée discriminatoire. Il apparaît tout à fait juste que les contestations de cette nature soient déférées au juge judiciaire, devant lequel il est possible d’invoquer l’article premier.

[104]       Je conclus par conséquent que les décisions rendues par le Tribunal dans les affaires Matson et Andrews sont raisonnables, et qu’il n’existe aucune raison de conclure que la jurisprudence Murphy ne fait plus autorité.

IV.             Décision proposée

[105]       Par les motifs précités, je suis d’avis de rejeter l’appel, sans frais ni dépens.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.D. Denis Pelletier j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-221-15

 

INTITULÉ :

LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 janvier 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

 

Y ont SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 juillet 2016

 

COMPARUTIONS :

Brian Smith

Fiona Keith

 

Pour l’appelante

 

Sean Stynes

Josef Rosenthal

 

Pour l’intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Division des services du contentieux

Commission canadienne des droits de la personne

 

Pour l’appelante

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour l’intimé

 

 

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