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Date : 20160803


Dossier : A-421-15

Référence : 2016 CAF 203

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LE JUGE WEBB

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

(LE COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA, LE DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT DE KENT et LE DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT DE MISSION)

appelante

et

JEFFREY G. EWERT

intimé

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 13 juin 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 3 août 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE WEBB

 


Date : 20160803


Dossier : A-421-15

Référence : 2016 CAF 203

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LE JUGE WEBB

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

(LE COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA, LE DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT DE KENT et LE DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT DE MISSION)

appelante

et

JEFFREY G. EWERT

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE DAWSON

[1]               Le Service correctionnel du Canada (le SCC) emploie certains tests psychologiques, qualifiés d'outils d'évaluation, afin de mesurer le risque de récidive criminelle et d'évaluer la psychopathie chez les détenus. L'intimé devant notre Cour, Jeffrey Ewert, a intenté une action en Cour fédérale dans laquelle il alléguait que les outils d'évaluation ne sont pas fiables dans le cas de détenus autochtones tels que lui‑même et que, par conséquent, leur utilisation a enfreint les droits garantis par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. En première instance, il a demandé une injonction et un jugement déclaratoire.

[2]               Pour les motifs dont la référence est 2015 CF 1093, un juge de la Cour fédérale a conclu que l'utilisation des outils d'évaluation à l'égard des détenus autochtones était contraire à l'alinéa 4g) et au paragraphe 24(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la Loi), et qu'elle contrevenait également à l'article 7 de la Charte d'une manière qui ne pouvait être justifiée. La Cour fédérale a conclu qu'il était inutile d'examiner l'application de l'article 15 de la Charte, constatant, au paragraphe 109 : « Les faits mis en preuve en l'espèce ne sont pas suffisamment étoffés pour permettre l'analyse nuancée qu'exige l'article 15. »

[3]               En conséquence, la Cour a exprimé son intention « de rendre une ordonnance définitive interdisant l'utilisation des instruments d'évaluation à l'endroit du demandeur et des autres détenus autochtones jusqu'à ce que, à tout le moins, la défenderesse mène une étude qui confirme la fiabilité de ces instruments dans le cas des délinquants autochtones » (motifs, au paragraphe 114). Entre-temps, la Cour fédérale a rendu une ordonnance provisoire selon laquelle :

                    i.                        il était interdit à la défenderesse d'utiliser, à l'égard du demandeur, les résultats obtenus au moyen de cinq outils d'évaluation précisés;

                  ii.                        les parties devaient [TRADUCTION] « déposer des mémoires concernant le type, la méthode et les autres questions pertinentes à l'étude devant être menée afin d'évaluer la fiabilité de ces tests psychologiques en ce qui concerne les délinquants autochtones adultes ».

[4]               Il s'agit d'un appel de l'ordonnance provisoire de la Cour fédérale. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en concluant que M. Ewert avait établi une violation tant de la Loi que de l'article 7 de la Charte. Par conséquent, j'accueillerais l'appel et je rejetterais l'action de M. Ewert. Dans les circonstances, je n'adjugerais pas de dépens.

I.                   La décision de la Cour fédérale

[5]               Après avoir exposé le contexte factuel et décrit les cinq outils d'évaluation en cause, la Cour fédérale a examiné la preuve d'expert présentée par M. Hart pour M. Ewert et par Mme Rice pour la défenderesse. La Cour a privilégié le témoignage de M. Hart, concluant que le témoignage de Mme Rice n'était guère utile (motifs, aux paragraphes 26, 47 et 53). La Cour fédérale a résumé les principaux éléments du témoignage de M. Hart comme suit :

                    i.                        il est plus probable qu'improbable que les outils d'évaluation comportent un « écart interculturel » (motifs, au paragraphe 28);

                  ii.                        eu égard aux différences marquées entre les groupes autochtones et non autochtones, M. Hart n'appliquerait pas les résultats des outils d'évaluation aux Autochtones (motifs, au paragraphe 31);

                iii.                        selon M. Hart, « la meilleure approche consistait à soumettre un délinquant autochtone à une évaluation clinique structurée dans le cadre de laquelle les renseignements obtenus à l'aide des tests en question seraient examinés de concert avec l'ensemble des circonstances connues au sujet du contrevenant » (motifs, au paragraphe 32);

                iv.                        il existe trois façons de s'assurer qu'un outil d'évaluation n'est empreint d'aucun biais interculturel; aucune de ces formes d'analyse n'a été menée à l'égard des outils d'évaluation (motifs, aux paragraphes 34 à 36).

[6]               La Cour fédérale a accepté ce qu'elle a décrit comme étant la preuve de M. Hart selon laquelle les outils d'évaluation « ne permettent pas de bien prédire la récidive chez les Autochtones et sont empreints d'un préjugé culturel » (motifs, au paragraphe 53). La Cour a affirmé, au paragraphe 56 : « Il appert de la preuve d'expert que les résultats des tests ne devraient pas à eux seuls être considérés comme des données fiables. »

[7]               La Cour fédérale a ensuite conclu que les psychologues et le Service correctionnel se fondent sur les résultats des tests obtenus au moyen des outils d'évaluation (motifs, au paragraphe 58). Le recours aux résultats a eu une incidence défavorable sur les décisions institutionnelles, lesquelles ont nui à l'admissibilité de M. Ewert à une libération conditionnelle, à sa cote de sécurité et à la possibilité qu'on lui accorde la permission de sortir avec escorte (motifs, aux paragraphes 60 à 65 et 75).

[8]               Puis, la Cour fédérale a procédé à son analyse juridique, pour conclure que :

                    i.                        bien que M. Ewert ait « formulé son allégation principalement comme une allégation de violation de la Charte », l'affaire concernait avant tout un manquement à une obligation d'origine légale (motifs, aux paragraphes 76 et 77);

                  ii.                        en « se fondant sur des tests douteux et en omettant de s'assurer que les tests étaient fiables », le Service correctionnel a contrevenu au paragraphe 24(1) de la Loi, selon lequel il est « tenu de veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu'il utilise concernant » M. Ewert « soient à jour, exacts et complets » (motifs, au paragraphe 81);

                iii.                        il n'était pas nécessaire, à cet égard, que M. Ewert établisse de façon définitive que les tests sont empreints d'un biais; il suffisait « qu'il soulève un doute raisonnable quant à leur fiabilité conformément aux exigences législatives susmentionnées » (motifs, au paragraphe 82);

                iv.                        contrairement à l'affirmation de M. Ewert, le Service correctionnel n'avait pas une « obligation fiduciaire globale envers lui » (motifs, au paragraphe 86);

                  v.                        en ce qui a trait à l'article 7 de la Charte, le droit à la liberté de M. Ewert était en cause parce que les outils d'évaluation ont été utilisés de façon à restreindre ou à miner son droit à la liberté en rendant la libération conditionnelle « quasi impossible », en plus de faire en sorte qu'il ait un niveau de sécurité élevé et de compromettre ses demandes d'absence temporaire avec escorte (motifs, aux paragraphes 88 et 89);

                vi.                        il y avait eu atteinte au droit à la sécurité de la personne de M. Ewert, puisqu'il a été qualifié de psychopathe (motifs, au paragraphe 92);

              vii.                        il n'y avait aucun élément de preuve montrant que les résultats et les conclusions découlant des outils d'évaluation permettaient de prédire le risque de récidive chez les délinquants autochtones de façon aussi précise ou fiable que dans le cas des délinquants non autochtones (motifs, au paragraphe 99);

            viii.                        « l'utilisation continue des instruments d'évaluation a une portée qui dépasse l'objet du texte législatif et les responsabilités décisionnelles du SCC » (motifs, au paragraphe 102);

                ix.                        l'« utilisation de facteurs inadéquats pour prendre des décisions qui touchent des droits protégés par l'article 7 est manifestement arbitraire » (motifs, au paragraphe 105);

                  x.                        il n'était pas nécessaire de mener une analyse fondée sur l'article 15 (motifs, au paragraphe 109);

                xi.                        l'utilisation des outils d'évaluation n’était pas justifiée en vertu de l'article premier de la Charte (motifs, au paragraphe 112);

              xii.                        la Cour rendra une ordonnance provisoire interdisant à la défenderesse d'utiliser les résultats des outils d'évaluation à l'égard de M. Ewert et une ordonnance exigeant la tenue d'une audience relative aux réparations afin d'examiner la façon la plus juste et la plus efficace de mettre en œuvre une ordonnance définitive (motifs, aux paragraphes 115 et 116).

II.                Les questions en litige

[9]               Je suis d'avis que le présent appel soulève les questions suivantes :

1.                  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la défenderesse avait contrevenu à l'obligation légale imposée par le paragraphe 24(1) de la Loi?

2.                  La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en concluant que la défenderesse avait violé les droits à la liberté et à la sécurité de M. Ewert, contrairement à l'article 7 de la Charte?

III.             La norme de contrôle

[10]           Je suis d'accord avec les parties que la norme de contrôle applicable à la décision de la Cour fédérale est celle énoncée dans l'arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Par conséquent, les questions de droit doivent être examinées selon la norme de la décision correcte. Les conclusions de fait, les inférences factuelles et les conclusions mixtes de fait et de droit ne peuvent être infirmées que si le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante ou s'est trompé à l'égard d'une question de droit isolable.

[11]           Après avoir examiné la norme de contrôle, j'applique maintenant cette norme aux questions soulevées par le présent appel.

IV.             La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que la défenderesse avait contrevenu à l'obligation légale imposée par le paragraphe 24(1) de la Loi?

[12]           Le paragraphe 24(1) énonce ce qui suit :

24 (1) Le Service est tenu de veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu'il utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets.

24 (1) The Service shall take all reasonable steps to ensure that any information about an offender that it uses is as accurate, up to date and complete as possible.

[13]           L'appelante, que j'appellerai le Service correctionnel, présente deux observations à l'égard de cette question. Selon mon analyse de la question, il n'est pas nécessaire que je me penche sur ces observations. D'abord, le Service correctionnel affirme que la Cour fédérale a mal interprété l'objet et la portée du paragraphe 24(1) de la Loi : bien comprise, la disposition n'impose pas au Service correctionnel une obligation de mener des activités de recherche scientifique ou d'enquête. Ensuite, citant Holland c. Saskatchewan, 2008 CSC 42, [2008] 2 R.C.S. 551, aux paragraphes 7 à 9 et 11, le Service correctionnel affirme que la Cour fédérale a commis une erreur en accordant un recours de droit privé à l'égard d'une violation à une obligation de droit public.

[14]           La première observation se fonde sur un nombre limité de décisions de la Cour fédérale rendues dans un contexte complètement différent. La seconde observation exagère la portée du jugement de la Cour suprême dans l'arrêt Holland. Ces deux observations n'ont pas été examinées par la Cour fédérale. Dans ces circonstances, et parce que mon analyse ne nécessite pas que j'aborde ces observations, je préfère ne pas les traiter. Cela dit, les présents motifs ne devraient pas être perçus comme appuyant l'interprétation du paragraphe 24(1) de la Loi faite par la Cour fédérale.

[15]           Ma préoccupation concernant l'analyse de cette question par la Cour fédérale provient du critère juridique qu'elle a appliqué au moment de déterminer si M. Ewert avait satisfait au fardeau lui incombant d'établir sa cause d'action.

[16]           Comme il a été mentionné précédemment, la Cour fédérale a conclu qu'il n'était pas nécessaire que le demandeur, M. Ewert, « établisse de façon définitive » que les outils d'évaluation comprenaient un biais culturel. Vu l'obligation légale imposée au Service correctionnel de respecter les besoins particuliers des Autochtones dans ses politiques, ses programmes et ses pratiques et son obligation légale de veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu'il utilise concernant les délinquants soient à jour, exacts et complets, il suffisait que M. Ewert soulève « un doute raisonnable » quant à la fiabilité des outils d'évaluation. En conséquence, selon la Cour fédérale, la question à trancher était de savoir si, « par son inaction, le SCC a manqué à l'obligation qu'il avait de veiller, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements qu'il utilise soient à jour, exacts et complets » (motifs, au paragraphe 82).

[17]           La Cour fédérale a répondu que le SCC avait effectivement manqué à son obligation.

[18]           La Cour fédérale n'a invoqué aucune jurisprudence pour étayer l'affirmation selon laquelle il n'était pas nécessaire que M. Ewert « établisse de façon définitive » que les outils d'évaluation comprenaient un biais.

[19]           Cependant, il incombe au demandeur de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, l'existence de chaque élément constitutif de la cause d'action qu'il fait valoir.

[20]           Dans sa troisième déclaration modifiée, M. Ewert a allégué que les outils d'évaluation [TRADUCTION] « donnent lieu à des résultats et à des conclusions erronés lorsqu'ils sont employés à l'égard d'Autochtones » (troisième déclaration modifiée, au paragraphe 14). Par conséquent, il incombait à M. Ewert d'établir ces faits selon la prépondérance des probabilités. La Cour fédérale a commis une erreur de droit en exigeant seulement que M. Ewert soulève un doute raisonnable quant à la fiabilité des résultats et des conclusions obtenus par l'emploi des outils d'évaluation à l'égard d'Autochtones.

[21]           En l'absence de preuve démontrant, selon la prépondérance des probabilités, que les outils d'évaluation produisent ou sont susceptibles de produire des résultats et des conclusions erronés, la Cour fédérale ne pouvait conclure que le Service correctionnel n'avait pas veillé, dans la mesure du possible, à ce que les renseignements concernant les délinquants autochtones soient exacts.

[22]           Vu que la Cour fédérale n'a pas tenu compte de la norme de la preuve en matière civile, il est nécessaire que notre Cour détermine si M. Ewert a satisfait au fardeau lui incombant de démontrer que les outils d'évaluation ont produit des résultats et des conclusions erronés dans le cas d'Autochtones. Ce faisant, j'accepte la qualification de la Cour fédérale à l'égard de la preuve d'expert de Mme Rice et je n'en tiendrai pas compte. Par conséquent, je n'examinerai que la preuve d'expert de M. Hart.

[23]           Je commence par le rapport d'expert de M. Hart, dans lequel il a émis l'opinion suivante :

[TRADUCTION]

12.       Dans les domaines de la psychologie clinique et de la psychologie judiciaire, il est généralement reconnu que la fiabilité et la validité d'un outil d'évaluation peuvent être faussées par des caractéristiques personnelles telles que l'âge, le sexe et la culture. Pour ce motif, il importe d'évaluer systématiquement à quel point les mesures prises au moyen d'un outil d'évaluation sont susceptibles de biais particulièrement quand ces mesures sont utilisées pour prendre des décisions importantes.

[...]

14.       Au Canada, l'une des plus importantes caractéristiques culturelles susceptibles de causer un biais interculturel est le statut d'Autochtone. Ce statut est une caractéristique générale ou d'ordre supérieur qui englobe de nombreuses caractéristiques précises, notamment la langue, la religion ou la spiritualité, le concept de soi et les normes et les attitudes sociales fondamentales.

15.       Il est d'usage au sein du SCC d'utiliser le Guide d'évaluation du risque de violence (GERV), le Guide d'évaluation du risque chez les délinquants sexuels (SORAG), le STATIQUE‑99, l'Échelle d'évaluation du risque de violence (ÉÉRV) et l'Échelle d'évaluation du risque de violence — Version pour les délinquants sexuels (ÉÉRV‑VDS) pour évaluer le risque de violence chez les délinquants adultes de sexe masculin, notamment les Autochtones, et d'employer des outils comprenant notamment l'Échelle de psychopathie révisée (PCL‑R) pour évaluer un trouble de la personnalité psychopathique chez les délinquants adultes de sexe masculin, notamment les Autochtones.

16.       Il existe de nombreuses études évaluant et démontrant la fiabilité ou la validité des outils d'évaluation tels que le GERV, le SORAG, le STATIQUE‑99, l'ÉÉRV, l'ÉÉRV‑VDS et le PCL‑R auprès de groupes hétérogènes de délinquants au sein du SCC.

17.       Il n'existe pas d'étude fondée sur des procédures scientifiques adéquates qui mesure le biais interculturel éventuel quant à la fiabilité ou la validité d'outils tels que le GERV, le SORAG, le STATIQUE‑99, l'ÉÉRV, l'ÉÉRV‑VDS et le PCL‑R à l'égard des Autochtones.

18.       On ne peut raisonnablement présumer que les conclusions des recherches sur des groupes hétérogènes s'appliquent également à leurs éléments constitutifs; ce serait commettre l'erreur logique de la division. Ce qui vaut pour un groupe ne vaut pas nécessairement pour les personnes ou les sous‑groupes au sein de ce groupe.

[Non souligné dans l'original.]

[24]           Je m'arrête un instant pour souligner que l'absence d'études mesurant le biais interculturel quant à la fiabilité ou la validité des outils d'évaluation n'établit pas, selon la prépondérance des probabilités, que ces outils produisent des résultats et des conclusions erronés dans le cas d'Autochtones, ou qu'il est plus probable qu'improbable qu'ils en produisent.

[25]           Monsieur Hart a affirmé ce qui suit lors de son interrogatoire principal à la Cour fédérale :

[TRADUCTION]

Q         Maintenant, je veux me concentrer sur le biais éventuel concernant l'utilisation de ces tests sur ou pour des Autochtones du Canada. Pouvez-vous parler, de manière générale, des circonstances dans lesquelles une personne qui envisage d'appliquer ou d'utiliser un test devrait se soucier du biais culturel?

R         Certainement. Les utilisateurs de ces tests sont toujours censés se soucier du biais culturel. Les concepteurs de ces tests sont toujours censés se soucier de la possibilité d'un biais culturel. Nous savons qu'un biais culturel peut avoir des effets subtils ou importants sur la manière dont un test est utilisé et sur la fiabilité et la validité des résultats obtenus dans ces cas.

[...]

Q         Concernant les Autochtones, pouvez‑vous parler de ce que vous avez écrit au paragraphe 14 de votre rapport, à savoir :

Au Canada, l'une des plus importantes caractéristiques culturelles susceptibles de causer un biais interculturel est le statut d'Autochtone.

Je me demande si vous pouvez fournir quelques précisions et expliquer pourquoi le statut d'Autochtone est susceptible de donner lieu à un biais interculturel dans les données.

R         Certainement. Je pense qu'il est généralement reconnu et accepté, tant dans le domaine de la psychologie qu'à l'extérieur de ce dernier, qu'il existe des différences majeures concernant les circonstances de la vie et la manière dont on vit sa vie selon que l'on soit Autochtone ou non. Nous savons qu'il existe des différences en matière d'histoire, de langue, d'éducation des enfants, de croyances, de comportements et de normes, et ces différences sont d'une importance telle que nous nous assurons de les reconnaître officiellement, et de fait nous sommes tenus juridiquement de le faire dans certains cas. Par exemple, lors de la détermination de la peine selon le Code criminel, ou nous savons que, lorsque nous menons des études sur des sujets comme le crime et la délinquance, que nous obtenons des taux extrêmement différents à l'égard de certains facteurs de risque au sein des communautés autochtones. Par exemple, si nous nous penchons sur des sujets comme le fait d'avoir été victime d'un acte criminel ou la prévalence de la toxicomanie, nous pourrions obtenir des taux très différents entre les communautés autochtones et non autochtones. Même pour ce qui est de l'emploi et du revenu, ou du logement, nous observons des différences énormes entre les communautés autochtones et non autochtones quant à ces facteurs de risque.

Mais aussi au sujet des taux de perpétration d'actes violents. Nous savons que les communautés autochtones sont davantage touchées, par rapport à nos communautés non autochtones, par des problèmes comme la violence. En conséquence, il va de soi de penser qu'il est fort probable que le statut autochtone d'une personne puisse modifier le fonctionnement d'un outil d'évaluation du risque de violence. Si vous le concevez pour des personnes non autochtones, il ne se comportera peut-être pas de la même façon avec des Autochtones.

Évidemment, je dirais que cela vaut également pour le sexe. Les hommes et les femmes montrent des taux très différents en matière de perpétration d'actes violents. Selon le sexe, il y a des rôles ou des attentes différents, des perspectives de vie différentes. Encore une fois, il va de soi de penser que si nous concevons un test pour les hommes, il pourrait ne pas fonctionner de la même manière pour les femmes. C'est pourquoi nous devons partir du principe que des problèmes peuvent se présenter.

Cela est tellement manifeste que, par exemple, pour certains outils d'évaluation du risque, l'évaluation du risque de récidive, qui sont même utilisés par le Service correctionnel du Canada, on a examiné ces outils de temps à autre après leur conception, on a mesuré s'ils fonctionnaient de la même manière pour les Autochtones et les non‑Autochtones, et ce n'était pas le cas. Alors, ils ont dit qu'on ne pouvait pas utiliser certains tests avec des Autochtones parce qu'il est clair qu'ils ne fonctionnent pas de la même manière, qu'ils ne sont pas aussi efficaces et qu'ils ne produisent pas de bons renseignements utiles.

Q         Vous avez parlé d'une forte probabilité, mais je me demande si en plus de la possibilité d'un biais culturel, il existe une relation probabiliste entre la portée des différences culturelles et la vraisemblance d'un biais culturel lorsqu'on utilise un test.

R         Oui. Je ne peux vous donner une sorte de probabilité chiffrée, mais si je peux la formuler en mots. Je dirais qu'à titre de professionnel travaillant dans le domaine de l'évaluation du risque et travaillant auprès de délinquants, et ainsi de suite, et qui a travaillé avec à la fois des délinquants autochtones et non autochtones, tout professionnel du domaine sait qu'il existe une possibilité réelle qu'il y ait un biais et, en outre, il partira du principe qu'il existe une certaine forme de biais. Maintenant, il peut être relativement faible et, par conséquent, tolérable. Mais il pourrait en fait être important et, par conséquent, intolérable. La seule question est réellement de savoir à quel point ce biais est important et quelles conséquences il entraîne.

Mais je dirais que, vous savez, ma propre opinion professionnelle serait qu'il est plus probable qu'improbable qu'il existe une certaine forme de biais. Il s'agit seulement de déterminer son importance et son effet.

[Non souligné dans l'original.]

[26]           Une lecture équitable de ce témoignage ne permet pas d'établir que les outils d'évaluation produisent des résultats et des conclusions erronés dans le cas d'Autochtones, ou qu'il est plus probable qu'improbable qu'ils en produisent. Il en est ainsi parce que M. Hart reconnaît qu'un biais culturel peut n'avoir qu'un effet subtil sur la manière dont un test est utilisé et sur la fiabilité et la validité des résultats obtenus — le biais peut être relativement faible et, par conséquent, tolérable. En dépit de cette reconnaissance, M. Hart n'a pas émis d'opinion sur l'ampleur de l'effet découlant de tout biais culturel. Aucun autre élément de preuve n'a été produit à cet égard.

[27]           En l'absence de preuve démontrant qu'un biais culturel a des conséquences sur l'utilisation de tests ou sur la fiabilité et la validité des résultats obtenus, ou qu'il est plus probable qu'improbable qu'il ait des conséquences, M. Ewert n'a pas réussi à établir, selon la prépondérance des probabilités, que les outils d'évaluation produisent ou sont susceptibles de produire des résultats et des conclusions erronés, et il n'a pas réussi à établir, selon la prépondérance des probabilités, un manquement à une obligation légale de la part du Service correctionnel.

[28]           Cette conclusion est conforme au paragraphe 114 des motifs de la Cour fédérale, dans lequel elle a exprimé son intention « de rendre une ordonnance définitive interdisant l'utilisation des instruments d'évaluation à l'endroit du demandeur et des autres détenus autochtones jusqu'à ce que, à tout le moins, la défenderesse mène une étude qui confirme la fiabilité de ces instruments dans le cas des délinquants autochtones ». Lorsque la Cour fédérale a conclu qu'on ne peut savoir de manière sûre si les outils d'évaluation étaient fiables à l'égard des délinquants autochtones, elle aurait dû rejeter l'action de M. Ewert. La Cour fédérale ne pouvait pas, en droit, accorder le recours qu'elle a accordé sur la foi d'un dossier de preuve sans équivoque.

V.                La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant que la défenderesse avait violé les droits à la liberté et à la sécurité de M. Ewert, contrairement à l'article 7 de la Charte?

[29]           Un demandeur qui sollicite une réparation fondée sur la Charte doit prouver la violation de celle‑ci selon la prépondérance des probabilités (Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, au paragraphe 21).

[30]           La Cour fédérale n'a pas expressément examiné si M. Ewert avait établi, selon la prépondérance des probabilités, que les résultats et les conclusions produits par les outils d'évaluation étaient inexacts et peu fiables dans le cas d'Autochtones. Elle a plutôt invoqué le témoignage de M. Hart selon lequel il n'existait pas de preuve voulant que les résultats et les conclusions permettent de prédire le risque de récidive chez les délinquants autochtones de façon aussi précise ou fiable que dans le cas des délinquants non autochtones (motifs, au paragraphe 99).

[31]           À mon avis, en se fondant sur l'absence de preuve déterminant la fiabilité des outils d'évaluation, la Cour fédérale a commis une erreur de droit en omettant d'exiger que M. Ewert établisse le bien-fondé de sa demande, selon la prépondérance des probabilités. En outre, comme je l'ai expliqué précédemment, lorsque la preuve d'expert de M. Hart est lue intégralement, elle est juridiquement insuffisante pour établir selon la prépondérance des probabilités que les outils d'évaluation sont inexacts ou peu fiables de façon importante.

[32]           Par conséquent, la Cour fédérale a commis une erreur en omettant de conclure que M. Ewert n'avait pas réussi à démontrer une violation des droits garantis par l'article 7 selon la prépondérance des probabilités. Il s'ensuit également qu'il n'est pas nécessaire que j'examine les autres erreurs relatives à l'analyse selon l'article 7 alléguées par le Service correctionnel. Il suffit de mentionner que les présents motifs ne devraient pas être perçus comme appuyant l'analyse de la Cour fédérale à l'égard des droits à la liberté et à la sécurité de la personne qu'on dit en cause.

VI.             Conclusion

[33]           Monsieur Ewert a prétendu que, malgré l'évaluation de la Cour fédérale selon laquelle la preuve n'était pas suffisamment étoffée pour permettre l'analyse énoncée à l'article 15 de la Charte, le recours accordé par la Cour fédérale pouvait être justifié en vertu de l'article 15 de la Charte.

[34]           Je ne suis pas d'accord. Je ne vois pas d'erreur dans l'évaluation de la Cour fédérale quant au caractère suffisant de la preuve. M. Ewert n'a pas réussi à démontrer que l'utilisation des outils d'évaluation produisait des résultats et des conclusions erronés dans le cas d'Autochtones. Par conséquent, sa demande aux termes de l'article 15 de la Charte ne pouvait être accueillie.

[35]           Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel. Prononçant le jugement que la Cour fédérale aurait dû prononcer, je rejetterais l’action de M. Ewert. Dans les circonstances, je n'adjugerais pas de dépens.

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

Marc Nadon, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-421-15

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA (LE COMMISSAIRE DU SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA, LE DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT DE KENT et LE DIRECTEUR DE L'ÉTABLISSEMENT DE MISSION) c. JEFFREY G. EWERT

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 13 juin 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LE JUGE WEBB

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 août 2016

 

COMPARUTIONS :

Banafsheh Sokhansanj

Nicholas Claridge

Liliane Bantourakis

 

Pour l'appelante

 

Jason Gratl

Eric Purtzki

 

Pour l'intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour l'appelante

 

Gratl & Company

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour l'intimé

 

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