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Date : 20160907


Dossier : A-135-15

Référence : 2016 CAF 220

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

GÁBOR LUKÁCS

appelant

et

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA ET DELTA AIR LINES, INC.

intimés

Audience tenue à Halifax (Nouvelle‑Écosse), le 25 avril 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20160907


Dossier : A-135-15

Référence : 2016 CAF 220

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

GÁBOR LUKÁCS

appelant

et

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA ET DELTA AIR LINES, INC.

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]               Il s'agit d'un appel interjeté en vertu de l'article 41 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (la Loi), d'une décision de l'Office des transports du Canada (l'Office) rejetant une plainte pour pratiques discriminatoires déposée par Gábor Lukács (l'appelant) contre Delta Air Lines, Inc. (l'intimée) pour le motif préliminaire qu'il n'avait pas la qualité pour déposer cette plainte.

[2]               Il est essentiellement question de la qualité pour agir dans une procédure engagée devant l'Office. L'appelant affirme que l'Office n'a pas appliqué les bons principes juridiques et qu'il a entravé son pouvoir discrétionnaire en ne lui reconnaissant pas la qualité pour agir dans l'intérêt public en vue de contester les politiques et les pratiques de Delta. Après avoir soigneusement examiné les observations orales et écrites des parties, je suis d'avis que l'appel doit être accueilli.

I.                   Le contexte

[3]               Le 24 août 2014, l'appelant a déposé une plainte auprès de l'Office alléguant que certaines pratiques de l'intimée relativement au transport de personnes [TRADUCTION] « de grande taille (obèses) » sont discriminatoires, ce qui contrevient au paragraphe 111(2) du Règlement sur les transports aériens, DORS/88‑58 (le Règlement), et à une décision antérieure de l'Office concernant l'accommodement des voyageurs ayant une déficience. L'appelant s'appuie sur un courriel du 20 août 2014 dans lequel un agent du service à la clientèle de Delta a répondu à un commentaire d'un passager (« Omer ») concernant un autre passager qui avait besoin de plus d'espace et qui, par conséquent, avait fait en sorte qu'Omer se sente [TRADUCTION] « à l'étroit ».

[4]               Dans son courriel, Delta a présenté ses excuses à Omer, puis a énoncé les règles qu'elle suit pour assurer le confort des passagers de grande taille et des personnes voisines. Ce courriel est rédigé comme suit :

[TRADUCTION]

Il nous arrive de demander à un passager de se déplacer à un endroit de l'avion où il y a davantage d'espace. Si le vol est complet, nous pouvons demander au passager de prendre un vol suivant. Nous recommandons aux passagers de grande taille de réserver un siège supplémentaire, afin d'éviter qu'on leur demande de prendre un autre vol et pour que nous puissions assurer le confort de tous les passagers.

Dossier d'appel de l'appelant, à la page 21.

[5]               Comme l'Office n'avait pas pu déterminer, compte tenu des faits qui lui avaient été présentés, si M. Lukács avait un intérêt dans les pratiques de Delta, il lui a permis de déposer ses observations concernant sa qualité pour agir auprès de l'Office. M. Lukács a déposé ses observations le 19 septembre 2014, Delta a répondu le 26 septembre 2014 et M. Lukács a répliqué le 1er octobre 2014. Dans sa décision numéro 425‑C‑A‑2014 du 25 novembre 2014, l'Office a rejeté la plainte de M. Lukács, jugeant qu'il n'avait pas la qualité pour agir.

II.                La décision contestée

[6]               L'Office a tout d'abord fait une distinction avec la décision Krygier c. WestJet, no LET‑C‑A‑104‑2013 (Krygier), et la décision Black c. Air Canada, no 746‑C‑A‑2005 (Black), au motif que la question en litige dans ces cas n'était pas la qualité pour agir des plaignants, mais la présence d'une « situation factuelle réelle et précise ». En outre, l'Office a jugé que, même si M. Lukács n'était pas tenu de faire partie du groupe faisant l'objet de discrimination pour avoir la qualité pour agir, il devait néanmoins avoir un « intérêt suffisant ». L'emploi de l'expression « toute personne » dans le Règlement ne signifie pas que l'Office doive déterminer des droits en l'absence des personnes les plus concernées. L'Office a jugé que, puisque M. Lukács mesure 6 pieds et pèse environ 175 livres, rien ne permettait de penser qu'il serait visé par la politique de Delta visant les personnes de grande taille qui ne peuvent s'asseoir dans leur siège sans empiéter sur le siège à côté du leur.

[7]               En ce qui concerne la qualité pour agir dans l'intérêt public, l'Office a tenu compte du critère en trois étapes établi par la Cour suprême dans les trois arrêts Thorson c. Procureur général du Canada, [1975] 1 R.C.S. 138, Nova Scotia Board of Censors c. McNeil, [1976] 2 R.C.S. 265, et Ministre de la Justice (Can.) c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575. L'Office s'est également appuyé sur les arrêts Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236 (Conseil canadien des Églises), et Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607 (Finlay), lorsqu'il a déclaré que la qualité pour agir dans l'intérêt public ne va pas au-delà des cas dans lesquels la constitutionnalité d'une loi ou la non‑constitutionnalité d'une mesure administrative est contestée. Cela étant, M. Lukács ne pouvait pas invoquer la qualité pour agir dans l'intérêt public pour présenter sa plainte à l'Office.

III.             Les questions en litige

[8]               À l'audience, M. Lukács a reconnu qu'il n'avait pas un intérêt personnel et direct dans l'affaire et, par conséquent, qu'il ne prétend pas avoir qualité pour agir pour cette raison. Les questions sur lesquelles les parties ne s'entendent pas peuvent être résumées en ces termes :

A.    L'Office a‑t‑il commis une erreur en appliquant les règles de droit commun relatives à la qualité pour agir à une plainte à l'égard de conditions discriminatoires en vertu du paragraphe 67.2(1) de la Loi et du paragraphe 111(2) du Règlement?

B.     L'Office a‑t‑il commis une erreur en concluant que la qualité pour agir dans l'intérêt public se limitait aux cas où la constitutionnalité de la loi ou la non‑constitutionnalité d'une mesure administrative est contestée?

[9]               Comme je m'appuie sur les questions soulevées au point A qui précède pour statuer sur la présente affaire, l'analyse qui suit ne traitera pas des questions soulevées au point B.

IV.             Dispositions légales pertinentes

[10]           Les sociétés aériennes qui exploitent des vols au Canada, à destination du Canada ou en provenance du Canada doivent établir un tarif décrivant les conditions du transport. Le tarif est le contrat de transport conclu entre le passager et la société aérienne et comprend les conditions en vigueur au Canada (voir l'article 67 de la Loi et le paragraphe 100(1) du Règlement).

[11]           Quelques dispositions s'appliquent tout particulièrement à l'affaire. La première est l'article 37 de la Loi, qui confère à l'Office le pouvoir d'enquêter sur une plainte :

37 L'Office peut enquêter sur une plainte, l'entendre et en décider lorsqu'elle porte sur une question relevant d'une loi fédérale qu'il est chargé d'appliquer en tout ou en partie.

37 The Agency may inquire into, hear and determine a complaint concerning any act, matter or thing prohibited, sanctioned or required to be done under any Act of Parliament that is administered in whole or in part by the Agency.

[12]           La deuxième, le paragraphe 67.2(1) de la Loi, décrit les pouvoirs de l'Office s'il conclut que les conditions d'un tarif sont déraisonnables ou injustement discriminatoires :

67.2(1) S'il conclut, sur dépôt d'une plainte, que le titulaire d'une licence intérieure a appliqué pour un de ses services intérieurs des conditions de transport déraisonnables ou injustement discriminatoires, l'Office peut suspendre ou annuler ces conditions et leur en substituer de nouvelles.

67.2(1) If, on complaint in writing to the Agency by any person, the Agency finds that the holder of a domestic licence has applied terms or conditions of carriage applicable to the domestic service it offers that are unreasonable or unduly discriminatory, the Agency may suspend or disallow those terms or conditions and substitute other terms or conditions in their place.

[13]           La troisième est le paragraphe 111(2) du Règlement, qui décrit davantage la discrimination prohibée :

111(2) En ce qui concerne les taxes et les conditions de transport, il est interdit au transporteur aérien :a) d'établir une distinction injuste à l'endroit de toute personne ou de tout autre transporteur aérien;b) d'accorder une préférence ou un avantage indu ou déraisonnable, de quelque nature que ce soit, à l'égard ou en faveur d'une personne ou d'un autre transporteur aérien;c) de soumettre une personne, un autre transporteur aérien ou un genre de trafic à un désavantage ou à un préjudice indu ou déraisonnable de quelque nature que ce soit.

111(2) No air carrier shall, in respect of tolls or the terms and conditions of carriage,(a) make any unjust discrimination against any person or other air carrier;(b) give any undue or unreasonable preference or advantage to or in favour of any person or other air carrier in any respect whatever; or(c) subject any person or other air carrier or any description of traffic to any undue or unreasonable prejudice or disadvantage in any respect whatever.

V.                La norme de contrôle

[14]           L'espèce porte fondamentalement sur les principes généraux que l'Office devrait appliquer pour décider si une partie a la qualité pour déposer une plainte en vertu du paragraphe 67.2(1) de la Loi. Bien sûr, la décision de reconnaître ou non la qualité pour agir suppose l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire et, pour cette raison, la Cour doit examiner une telle décision selon la norme de la décision raisonnable. Puisque l'établissement de la qualité pour déposer une plainte en vertu du paragraphe 67.2(1) exige également une analyse des exigences précises de la Loi, des lois connexes et de la jurisprudence, la décision doit également faire l'objet d'un degré élevé de retenue.

[15]           Bien sûr, on pourrait soutenir que, puisque le législateur a prévu un droit légal d'appel à la Cour d'une décision de l'Office sur une question de droit, la norme applicable est celle de la décision correcte. Toutefois, une telle opinion serait erronée, car depuis l'arrêt de la Cour suprême du Canada Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la norme de la décision correcte s'applique uniquement aux questions constitutionnelles, aux questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d'expertise du décideur, aux questions portant sur la délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents, et aux questions exceptionnelles touchant véritablement à la compétence. Le plus haut tribunal a répété à maintes reprises qu'il s'agit là d'une exception très étroite au principe général voulant qu'il faille contrôler l'interprétation que fait un tribunal administratif décisionnel de sa loi habilitante selon la norme de la décision raisonnable (voir, par exemple, Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, aux paragraphes 33 et 34; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, au paragraphe 24; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135, au paragraphe 55; McLean c. ColombieBritannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, aux paragraphes 26 et 27; Commission scolaire de Laval c. Syndicat de l'enseignement de la région de Laval, 2016 CSC 8, [2016] 1 R.C.S. 29, au paragraphe 34). À mon avis, le critère visant la qualité pour agir en vertu du paragraphe 67.2(1) ne soulève pas de question générale sur la compétence de l'Office ni de question qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble; au contraire, cette question relève précisément de l'expertise de l'Office. Par conséquent, la tâche de notre Cour est plutôt restreinte et se limite à décider si la décision de l'Office appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

A.                L'Office a‑t‑il commis une erreur en appliquant les règles de droit commun relatives à la qualité pour agir à une plainte à l'égard de conditions discriminatoires en vertu du paragraphe 67.2(1) de la Loi et du paragraphe 111(2) du Règlement?

[16]           Comme l'a récemment affirmé notre Cour dans Lukács c. Office des transports du Canada, 2016 CAF 202, aux paragraphes 31 et 32, la Loi n'oblige pas l'Office à donner suite à toutes les plaintes concernant le respect de la Loi et des divers règlements. L'article 37 de la Loi dispose clairement que l'Office « peut » enquêter sur une plainte, l'entendre et en décider. Par conséquent, il ne fait aucun doute que l'Office a une fonction de contrôle et qu'il a le pouvoir discrétionnaire de trier les plaintes qu'il reçoit, notamment afin d'assurer la meilleure utilisation possible de ses ressources limitées.

[17]            L'avocat de l'intimée fait valoir, en s'appuyant sur la nature permissive plutôt qu'obligatoire de l'article 37, que l'Office a le pouvoir de refuser d'enquêter, d'entendre et d'en décider des plaintes déposées par les plaignants qui n'ont pas la qualité pour les présenter. Toutefois, on ne sait pas exactement dans quelle mesure les règles sur la qualité pour agir devant les tribunaux judiciaires s'appliquent à un régime réglementaire dont la supervision et l'administration se font par un tribunal administratif tel que l'Office des transports du Canada.

[18]           La justification qui sous‑tend la règle de la qualité pour agir a toujours été la préoccupation de l'utilisation des ressources judiciaires limitées et la nécessité qui en découle d'éliminer les instances présentées par les personnes qui n'ont pas un intérêt juridique personnel direct dans l'affaire. De telles préoccupations se justifient dans un contexte judiciaire, où le but est d'établir les droits de justiciables privés, d'accusés et de particuliers directement touchés par des actes de l'État (voir Canada (Procureur général) c. Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 R.C.S. 524, au paragraphe 22; Conseil canadien des Églises, à la page 249). C'est pourquoi la règle d'application générale est qu'une personne doit avoir un intérêt personnel suffisant dans l'affaire pour présenter une instance. Le droit de demander un jugement déclaratoire ou une injonction dans l'intérêt public est habituellement réservé au procureur général; un particulier ne peut présenter une telle demande qu'avec son consentement (Finlay, au paragraphe 17). Des règles semblables peuvent aussi être appropriées dans le cas d'un tribunal quasi judiciaire établi pour régler les différends entre un citoyen et l'État ou l'une de ses autorités déléguées. Cependant, il est loin d'être évident que ces règles strictes établies dans le contexte judiciaire devraient être appliquées avec la même rigueur par un organisme administratif chargé d'agir dans l'intérêt public.

[19]           Je suis d'accord avec l'appelant que l'Office a commis une erreur en superposant la jurisprudence en matière de qualité pour agir au régime réglementaire instauré par le législateur; ce faisant, non seulement il n'a pas tenu compte du libellé de la Loi, mais il a aussi fait fi de son objectif et de son intention. En adoptant la Loi, le législateur a choisi de créer un régime réglementaire pour le réseau de transport national et a décidé d'atteindre un certain nombre d'objectifs de politique générale (lesquels sont énoncés à l'article 5 de la Loi). Dans ce cadre, le rôle de l'Office est non seulement d'accorder une réparation et une compensation monétaire aux personnes lésées par les acteurs du réseau de transport national, mais aussi de veiller à ce que les politiques du législateur soient appliquées.

[20]           Les organes administratifs tels que l'Office ne sont pas des tribunaux judiciaires. Ils font partie du pouvoir exécutif et non du pouvoir judiciaire. Leurs mandats ont diverses formes et des portées différentes, et leur rôle diverge de celui d'un tribunal judiciaire. Souvent, ces organes sont créés dans le but de fournir un accès plus vaste et plus efficace à la justice, au moyen de procédures moins formelles et à l'aide de décideurs spécialisés qui n'ont pas nécessairement de formation juridique. En outre, les organes administratifs ne suivent pas tous un modèle contradictoire semblable à celui des tribunaux judiciaires. Il pourrait être moins important pour un organe administratif détenant des pouvoirs d'enquête importants de veiller à ce que les parties qui comparaissent devant lui soient en mesure de présenter une preuve abondante de leur situation factuelle particulière que pour un tribunal judiciaire, où les juges doivent jouer un rôle passif et trancher en s'appuyant sur le dossier et les plaidoiries qui leur sont présentés par les parties.

[21]           Pour cette raison, la Cour suprême du Canada a reconnu que la procédure des organes administratifs doit, plus que tout, être cohérente avec leur loi habilitante et qu'il n'est pas nécessaire qu'elle s'apparente à une procédure judiciaire si les fonctions des organes administratifs diffèrent de celles d'un tribunal traditionnel (voir Innisfil Township c. Vespra Township, [1981] 2 R.C.S. 145, aux pages 167 et 168). De même, la Cour suprême reconnaît l'importance du régime légal précis et des choix en matière de procédure effectués par l'organe administratif même lorsqu'il s'agit de déterminer la portée de l'obligation d'équité procédurale (voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 24 et 27 (Baker)). Lorsque, après l'arrêt Baker, les tribunaux judiciaires ont eu tendance à imposer des procédures semblables à celles des tribunaux aux organes administratifs lors de demandes de contrôle judiciaire pour manquement aux obligations d'équité procédurale, ils ont souvent fait l'objet de critiques (voir, par exemple, David Mullan, « Tribunal Imitating Courts — Foolish Flattery or Sound Policy? » (2005), 28 Dal. L.J. 1; Robert Macaulay et James Sprague, Practice and Procedure Before Administrative Tribunals, vol. 2 (Toronto, Carswell, 2010), aux pages 901 à 905).

[22]           La reconnaissance de la particularité des organes administratifs se reflète dans les décisions concernant la qualité pour agir et les droits de participation devant les organes administratifs. Par exemple, notre Cour s'est récemment penchée sur le libellé précis de la loi habilitante de l'Office national de l'énergie (plus précisément sur les expressions « directement touchée » et « des renseignements pertinents ou une expertise appropriée » qui y apparaissent) et a donné à l'Office une marge d'appréciation importante lorsqu'il s'agit de décider qui doit participer à ses propres instances. Ce faisant, la Cour a reconnu que l'Office a une expertise dans sa propre procédure en raison de son mandat précis (Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l'énergie), 2014 CAF 245, [2015] 4 R.C.F. 75, au paragraphe 72).

[23]           En ce qui a trait à l'Office des transports du Canada, il joue le rôle d'organisme de réglementation économique spécialisé et d'organe quasi judiciaire qui tranche des différends lors de procédures contradictoires. Par exemple, l'Office dispose de pouvoirs de réglementation et a des agents dotés de pouvoirs d'enquête qui vérifient si les transporteurs respectent la Loi et les règlements pertinents (voir les articles 177 et 178 de la Loi). L'Office traite également les demandes de diverses formes de permis et autres autorisations, ainsi que les plaintes qui peuvent parfois porter sur des différends entre parties opposées (par exemple, les plaintes relatives au transport aérien en vertu de l'article 85.1, les demandes d'interconnexion entre lignes de chemin de fer en vertu de l'article 127 et les demandes d'établissement de prix de ligne concurrentiels en vertu de l'article 132).

[24]           La Loi fait une distinction entre les « plaintes » et les « demandes » et utilise des termes différents pour décrire les personnes qui peuvent les présenter. Le terme « demande » est employé dans la partie III de la Loi, laquelle traite du transport ferroviaire, et est habituellement accompagné d'une description précise de la partie autorisée à présenter la demande. Par exemple, une demande en vue d'établir des prix de ligne concurrentiels est présentée « [s]ur demande d'un expéditeur » (paragraphe 132(1) de la Loi); l'Office établit la responsabilité du transporteur « si la compagnie présente une demande » (paragraphe 137(2) de la Loi); une compagnie de chemin de fer peut présenter une demande visant les droits de circulation et l'usage commun des voies (article 138 de la Loi); une demande en vue de déterminer la valeur nette de récupération d'une ligne peut être présentée « à la demande d'une partie à la négociation » (paragraphe 144(3.1) de la Loi). Les demandes sont régies par les Règles de l'Office des transports du Canada (Instances de règlement des différends et certaines règles applicables à toutes les instances), DORS/2014‑104, lesquelles sont habituellement fondées sur un modèle contradictoire, à quelques différences près. Il convient de noter les articles 21 et 29, qui permettent à l'Office d'accueillir la demande d'intervention d'une personne qui a « un intérêt direct et substantiel », tandis que l'article 23 permet à toute « personne intéressée » de déposer un énoncé de position.

[25]           Par contre, le terme « plainte » est utilisé surtout dans la partie II, « Transport aérien »; on ne précise presque jamais la personne qui peut déposer une plainte (articles 65, 66, 67.1 et 67.2 de la Loi). Il est particulièrement révélateur qu'on ne précise pas, à l'article 67.1 et au paragraphe 67.2(1), la personne qui peut déposer une plainte à l'Office. Par contre, à l'alinéa 67.1b) et au sous‑alinéa 86(1)h)(iii), on utilise le terme « toute personne lésée », ce qui est restrictif et indique qui peut obtenir une compensation monétaire. L'emploi d'expressions différentes dans une même loi doit être pris en compte et confirme l'intention du législateur de faire une distinction entre les personnes qui peuvent formuler une plainte en vue d'obtenir une réparation personnelle et celles qui peuvent le faire par principe, dans le but de veiller à ce que les objectifs de politique générale de la Loi, y compris la prévention de préjudices, soient appliqués au moment opportun et qu'on ne se limite pas à accorder une réparation après le fait.

[26]           La plainte de M. Lukács est déposée en vertu du paragraphe 67.2(1) de la Loi. Si cette disposition s'applique (question qui n'est pas du ressort de la Cour et qui ne fait pas l'objet de la présente instance), il incombe à l'Office d'intervenir dès que possible, afin de prévenir les préjudices que pourraient causer des conditions de transport déraisonnables et injustement discriminatoires, plutôt que de simplement indemniser après le fait les personnes lésées. C'est précisément la raison pour laquelle l'Office peut non seulement indemniser les personnes qui ont été lésées par le comportement d'une société aérienne (alinéa 67.1a)) et prendre des mesures correctives (alinéa 67.1b)), mais également suspendre tout ou partie d'un tarif jugé déraisonnable et injustement discriminatoire et établir lui‑même tout ou partie d'un tarif en remplacement (Règlement, à l'article 113).

[27]           De ce point de vue, le fait qu'un plaignant n'ait pas été directement lésé par un prix, un taux, des frais ou d'autres conditions de transport, et même qu'il n'ait pas la qualité pour agir dans l'intérêt public, ne devrait pas être déterminant. Si l'objectif est de veiller à ce que les services fournis par les transporteurs aériens soient exempts de pratiques déraisonnables ou injustement discriminatoires, une personne ne devrait pas être tenue d'attendre d'être elle‑même victime de telles pratiques pour pouvoir déposer une plainte. Là encore, cela ne signifie pas que chaque plainte déposée à l'Office doit être traitée et tranchée, mais plutôt que les plaintes qui semblent graves à première vue ne peuvent être rejetées simplement parce que la personne qui dépose la plainte n'a pas été directement et personnellement lésée ou ne satisfait pas aux exigences pour avoir la qualité pour agir dans l'intérêt public. Lorsqu'on interprète la Loi du point de vue contextuel et grammatical, il n'y a pas de véritable raison de limiter la qualité pour agir à ceux qui ont un intérêt personnel et direct dans l'affaire.

[28]           Cette interprétation est en fait conforme à l'analyse de l'Office lui‑même dans un certain nombre de décisions précédentes. Dans la décision Black, par exemple, l'intimée soutenait que le plaignant n'avait pas démontré qu'il était suffisamment lésé par les politiques contestées et qu'il n'avait pas l'intérêt personnel et direct nécessaire pour agir, ni la qualité pour agir dans l'intérêt public. L'Office a rejeté cet argument et a écrit :

[...] L'Office est d'avis que le terme « toute personne » comprend une personne qui n'a pas vécu une « situation factuelle réelle et précise portant sur l'application de conditions », mais qui souhaite, en principe, contester une condition de transport. En ce qui a trait à l'article 111 du RTA, l'Office note que rien dans cet article ne suggère que l'Office n'est habilité qu'à traiter les plaintes déposées par des personnes qui pourraient avoir vécu une « situation factuelle réelle et précise portant sur l'application de conditions ». L'Office note également que le paragraphe 111(1) du RTA prévoit en partie que « Les taxes et les conditions établies par le transporteur aérien [...] doivent être justes et raisonnables [...] ». L'Office est d'avis que le terme « établies » ne limite pas l'exigence voulant que les conditions de transport soient justes et raisonnables aux situations « factuelles réelles et précises portant sur l'application de conditions », mais comprend également des situations où une personne souhaite, en principe, contester une condition de transport.

[...]

De plus, il serait inapproprié d'exiger qu'une personne vive un incident entraînant des dommages avant de pouvoir déposer une plainte. Le fait d'exiger une « situation factuelle réelle et précise » pourrait effectivement dissuader des personnes d'utiliser le réseau de transport.

Black, aux paragraphes 5 et 7.

[29]           Cette décision a été suivie récemment dans la décision Krygier. Contrairement aux observations de l'intimée, ces décisions ne confirment pas uniquement que l'absence de situation factuelle réelle et précise ne prive pas l'Office de la compétence requise pour examiner une plainte, mais aussi, ce qui se chevauche, que le plaignant n'a pas à avoir été personnellement touché par une condition pour que l'Office exerce sa compétence en vertu du paragraphe 67.2(1) de la Loi et de l'article 111 du Règlement.

[30]           Pour les motifs qui précèdent, je suis d'avis que l'Office a commis une erreur de droit et a rendu une décision déraisonnable en rejetant la plainte de M. Lukács, jugeant qu'il n'avait pas la qualité pour agir. L'Office n'est pas nécessairement tenu d'examiner toutes les plaintes et de rendre une décision, et il a certainement le pouvoir de rejeter sans tenir d'enquête toute plainte manifestement futile ou sans fondement; par contre, il ne peut pas refuser d'examiner une plainte simplement parce que le plaignant ne satisfait pas aux exigences visant la qualité pour agir qui ont été adoptées par les tribunaux de droit privé. Ce faisant, l'Office a entravé son pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable.

[31]           Puisque j'ai tiré cette conclusion, il n'est pas nécessaire que j'examine le motif d'appel subsidiaire de l'appelant. La qualité pour agir dans l'intérêt public est un concept qui a été établi dans un contexte judiciaire pour assouplir les règles rigoureuses de la qualité pour agir. Le but est d'assurer que la constitutionnalité et la légalité des lois et règlements ne soient pas à l'abri de contestations en raison de l'obligation pour les demandeurs d'être directement et personnellement lésés. Une telle règle n'a pas de pertinence dans un système de traitement de plaintes destiné à compléter un régime de réglementation, d'autant plus lorsque l'organe administratif qui a comme mandat d'appliquer et de faire respecter le régime peut agir de sa propre initiative en vertu des articles 111 et 113 du Règlement.

VI.             Conclusion

[32]           Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel, j'annulerais la décision no 425‑C‑A‑2014 de l'Office des transports du Canada et j'ordonnerais que l'affaire soit renvoyée à l'Office pour qu'il décide, pour d'autres motifs que la qualité pour agir, s'il enquêtera sur la plainte de l'appelant, l'entendra et en décidera. J'accorderais également à l'appelant les débours devant la Cour et une modeste indemnité de 750 $, ces montants devant être payés par l'Office.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

A.F. Scott, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-135-15

 

 

INTITULÉ :

GÁBOR LUKÁCS c. OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA ET DELTA AIR LINES, INC.

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 25 avril 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 septembre 2016

 

COMPARUTIONS :

Gábor Lukács

 

appelant

(pour son propre compte)

 

Allan Matte

 

Pour l'intimé

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

Gerard Chouest

POUR L'INTIMÉE

Delta Air Lines, inc.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Direction générale des services juridiques

Office des transports du Canada

Gatineau (Québec)

 

Pour l'intimé

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

Bersenas Jacobsen Chouest Thomson Blackburn LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour l'intimée

DELTA AIR LINES, INC.

 

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