Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20161104


Dossier : A-330-15

Référence : 2016 CAF 267

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

ELI LILLY CANADA INC.

intimée

et

ICOS CORPORATION

intimée

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 5 mai 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE

 


Date : 20161104


Dossier : A-330-15

Référence : 2016 CAF 267

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

ELI LILLY CANADA INC.

intimée

et

ICOS CORPORATION

intimée

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]               Il est rare qu'on demande à une formation de la Cour de conclure qu'une décision rendue par une autre formation, à peine quelques jours auparavant, était erronée. Cependant, c'est justement ce que l'on nous demande dans le présent appel. Il nous a été demandé de nous écarter du jugement rendu récemment par la Cour dans Mylan Pharmaceuticals ULC c. Eli Lilly Canada Inc., 2016 CAF 119 (Mylan CAF), au motif que ce jugement était contraire à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067 (Whirlpool), un arrêt qui, selon l'appelante Apotex Inc. (Apotex), a tranché la principale question en litige en l'espèce et dans Mylan CAF. Il s'agit de la quatrième fois que les Cours fédérales ont été appelées à déterminer si le brevet canadien no 2 226 784 (le « brevet 784 »), qui revendique l'utilisation du tadalafil pour le traitement de la dysfonction érectile, contient des revendications suffisamment différentes de celles visées par le brevet antérieur portant sur le tadalafil lui‑même, à savoir le brevet canadien no 2 181 377 (« le brevet 377 »), pour pouvoir être brevetables. Dans les trois autres instances, les Cours fédérales ont invoqué l'arrêt Whirlpool, mais ont conclu, pour des motifs variés, que cet arrêt ne les aidait pas à statuer sur la question dont elles avaient été saisies.

[2]               Il est indéniable que chaque formation de la Cour parle au nom de la Cour et qu'aucune formation de la Cour ne siège en appel des autres formations. Cela étant dit, la jurisprudence reconnaît à la Cour le droit d'écarter sa jurisprudence dans des circonstances très restreintes : Miller c. Procureur général, 2002 CAF 370, [2002] A.C.F. no 1375 (QL) (Miller). Apotex fait valoir que les critères de l'arrêt Miller sont satisfaits en l'espèce, car la décision rendue dans Whirlpool n'a pas été suivie dans Mylan CAF. Vu cette affirmation, nous avons dû examiner l'arrêt Whirlpool pour déterminer si Apotex avait raison. Ayant fait cet examen, je reconnais que l'arrêt Whirlpool ne règle pas la question de la date à utiliser pour comparer les revendications des deux brevets en cause dans une instance portant sur le double brevet relatif à une évidence.

[3]               Apotex invoque un autre argument à l'appui de son appel. Apotex soutient que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que la divulgation du brevet 784 était suffisante pour qu'une personne versée dans l'art puisse fabriquer l'invention revendiquée, et plus précisément l'hydrate du composé revendiqué. Je suis d'avis que cet argument est sans fondement.

[4]               Par conséquent, je rejetterais l'appel avec dépens.

I.                   LE CONTEXTE

[5]               Le présent appel fait suite à la demande présentée par Apotex en vue d'obtenir un avis de conformité (AC) conformément au Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, pour commercialiser sa version générique du tadalafil. Dans son avis d'allégation, Apotex a fait valoir que le brevet 784, qui revendique un monopole relativement à l'utilisation du tadalafil pour le traitement de la dysfonction érectile, était invalide pour divers motifs. Apotex alléguait notamment que les revendications pertinentes du brevet 784 ne revendiquaient aucune nouveauté ou innovation par rapport aux revendications du brevet 377, qui portaient sur un certain nombre de composés, dont le tadalafil, pour usage comme médicaments chez les humains. Ce faisant, Apotex s'est fondée sur la règle jurisprudentielle du double brevet. En réponse à l'avis d'allégation d'Apotex, Eli Lilly Canada Inc. (Eli Lilly), titulaire des droits en vertu du brevet 784, a présenté une demande d'ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Apotex.

[6]               Pendant que cette procédure était en cours, Eli Lilly a fait l'objet d'une contestation identique de la part d'un autre fabricant de médicaments génériques, Mylan Pharmaceuticals ULC, qui alléguait aussi l'invalidité du brevet 784 pour cause de double brevet. La demande d'ordonnance d'interdiction présentée par Eli Lilly dans cette dernière affaire a été instruite en octobre 2014; le jugement en faveur d'Eli Lilly et les motifs (2015 CF 17, [2015] A.C.F. no 10 (QL) (Mylan CF)) ont été rendus en janvier 2015.

[7]               Quant à l'affaire opposant Eli Lilly et Apotex, elle a été instruite en mai 2015; le juge de la Cour fédérale qui a entendu la demande a donc pu profiter des motifs rendus dans Mylan CF pour statuer sur l'argument relatif au double brevet. Le jugement et les motifs de la Cour fédérale accueillant la demande d'interdiction d'Eli Lilly ont été rendus le 20 juillet 2015 (2015 CF 875, [2015] A.C.F. no 870 (QL) (Apotex CF)).

[8]               Mylan a interjeté appel de la décision Mylan CF à notre Cour, et la décision Mylan CAF a été rendue le 20 avril 2016. Notre Cour a rejeté les observations de Mylan relatives au double brevet. Ces observations portaient sur la date à utiliser pour comparer les revendications des brevets 377 et 784. La Cour a tranché qu'il fallait tenir compte de la date de priorité des deux brevets et que, en fait, le choix de la date importait peu, puisque le résultat était le même dans les deux cas : voir Mylan CAF, au paragraphe 52. Quelques jours plus tard, le 5 mai 2016, l'appel de la décision Apotex CF a été entendu. En temps normal, la Cour aurait simplement suivi le jugement rendu dans Mylan CAF et rejeté l'observation relative au double brevet d'Apotex au motif qu'elle avait déjà tranché la question, car la question du double brevet était identique dans les deux affaires. Sans se laisser dissuader, Apotex a fait valoir que la décision Mylan CAF ne devrait pas être suivie, pour les motifs déjà indiqués.

[9]               Comme nous l'avons mentionné précédemment, Apotex a invoqué l'arrêt Miller, qui énonce les circonstances dans lesquelles la Cour écartera ses décisions antérieures. Au paragraphe 10 de la décision Miller, notre Cour a conclu qu'elle n'écartera pas une décision antérieure à moins qu'elle ne soit « manifestement erronée, du fait que la Cour n'aurait pas tenu compte de la législation applicable ou d'un précédent qui aurait dû être respecté ». Si la décision qui aurait dû être suivie en est une de la Cour suprême du Canada, alors la règle du stare decisis exigerait que nous suivions cette décision de la Cour suprême, même sans tenir compte de l'arrêt Miller : voir Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489, aux paragraphes 18 à 22.

II.                LES DÉCISIONS ANTÉRIEURES

[10]           Avant d'examiner les décisions Mylan CF et Apotex CF (les décisions antérieures), lesquelles servent de toile de fond au présent appel, il y a lieu de revoir brièvement les fondements scientifiques des brevets 377 et 784.

[11]           Le tadalafil fait partie d'une classe de composés désignés inhibiteurs de la PDE V, lesquels entravent un processus intercellulaire qui inhibe le relâchement des muscles lisses. Ces composés ont donc pour effet de prolonger le relâchement des muscles lisses. Les muscles lisses sont dirigés par le système nerveux autonome, ce qui signifie qu'ils ne sont pas soumis au contrôle volontaire. Les muscles lisses se trouvent à différents endroits du corps, notamment le cœur, ainsi qu'à d'autres tissus spécialisés tels que les tissus bronchiques et vasculaires. Le relâchement des muscles lisses peut être utile dans le traitement d'affections où la contraction désordonnée des muscles lisses nuit au fonctionnement normal des systèmes physiologiques humains. Le brevet 377 revendique un certain nombre de composés, dont le tadalafil [TRADUCTION] « dans le traitement de l'angine stable ou instable ou de l'angine de Prinzmetal, de l'hypertension, de l'hypertension pulmonaire, de la maladie pulmonaire obstructive chronique, de l'insuffisance cardiaque, de l'insuffisance rénale, de l'athérosclérose, des affections liées à une diminution de la perméabilité des vaisseaux sanguins, de la maladie vasculaire périphérique, d'affections vasculaires, de maladies inflammatoires, de l'accident vasculaire cérébral, de la bronchite, de l'asthme chronique, de l'asthme allergique, de la rhinite allergique, du glaucome ou des maladies caractérisées par des troubles de la motilité intestinale ».

[12]           Chez l'homme, les tissus responsables de l'érection sont des muscles lisses. Bien que l'on sache depuis longtemps qu'il y a érection lorsque le pénis devient engorgé de sang, il a fallu un certain temps avant de comprendre que cet engorgement était dû au relâchement des muscles lisses dans les structures du pénis appelées corps caverneux. Ces connaissances ont été mises en lumière durant la période comprise entre la date de priorité du brevet 377 et la date de publication du brevet 784, qui délimitent la période qui comprend la date de la comparaison des deux brevets.

[13]           Si l'on revient maintenant à la question soulevée dans les décisions antérieures, il est clair que l'examen du double brevet exige une comparaison des revendications des brevets en cause plutôt que des divulgations : Whirlpool, au paragraphe 63. Cependant, avant de pouvoir comparer les revendications, il faut d'abord les interpréter. Cette interprétation doit être faite du point de vue d'une personne versée dans l'art, en se basant sur les connaissances générales courantes de ces personnes à la date pertinente. Dans les décisions antérieures, la principale question était de déterminer la date à laquelle les revendications des deux brevets devaient être comparées, une question dont la pertinence découlait de l'évolution des connaissances générales courantes entre la date la plus ancienne et la date la plus récente retenues aux fins de comparaison.

[14]           Trois dates reviennent dans la discussion qui suit. La première est la date de priorité, c'est‑à‑dire la date d'un dépôt à l'étranger, ou d'un autre dépôt au Canada, à partir de laquelle une demande de brevet canadien revendique la priorité. La deuxième est la date de dépôt, qui est la date à laquelle la demande de brevet est déposée au Bureau des brevets du Canada. Ce ne sont pas tous les brevets qui ont une date de priorité, mais tous ont une date de dépôt. Enfin, la dernière date est la date de publication du brevet, qui survient à la fin d'une période de non‑consultation de 18 mois — laquelle peut être plus courte si le demandeur le souhaite — et débute à la date de priorité ou à la date de dépôt du brevet, selon celle qui survient en premier.

[15]           De plus, selon l'article 28.1 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4 (la Loi), la date de la revendication d'une demande de brevet est la date de dépôt ou, s'il en existe une, la date de priorité. L'article 28.3 de la Loi prévoit en outre que la date pour évaluer l'évidence (et non nécessairement le double brevet relatif à une évidence) est la date de la revendication.

[16]           Dans Mylan CF, la Cour fédérale a écarté la date de priorité du brevet 784 comme date à utiliser pour comparer les revendications des deux brevets en cause :

[...] cette date de priorité pour le brevet 784 [le brevet le plus récent] ne peut pas être la date pertinente. On ne peut pas lire dans les revendications du premier brevet plus que ce que la personne versée dans l'art aurait compris à la date de revendication au moment de comparer les revendications du second brevet à celles du premier brevet.

Mylan CF, au paragraphe 134.

[17]           La Cour a donc évalué l'argument relatif au double brevet invoqué par Mylan en tenant compte de la date de priorité du brevet 377. La Cour fédérale a conclu qu'à cette date, il n'aurait pas été évident pour une personne versée dans l'art que le tadalafil pouvait être utilisé pour traiter la dysfonction érectile, notamment par voie orale. La Cour s'est ensuite demandé si le résultat serait différent si la comparaison était faite à la date de priorité du brevet 784, une date qu'elle avait précédemment écartée. Le changement pertinent dans l'état de la technique était la publication du brevet canadien pour le sildénafil (le brevet 902), le principe actif du médicament commercialisé sous le nom de Viagra. La Cour a finalement conclu que la publication du brevet 902 n'avait pas rendu évident, pour une personne versée dans l'art, que le tadalafil pouvait être utilisé pour traiter la dysfonction érectile.

[18]           Dans les deux cas, le choix de la date de priorité des brevets en cause n'était pas déterminante pour la question relative au double brevet, car il a été conclu que les revendications du brevet 784 étaient, aux deux dates, suffisamment distinctes de celles du brevet 377 pour être brevetables.

[19]           La Cour fédérale n'a pas étudié la possibilité d'utiliser la date de publication de l'un ou l'autre brevet aux fins de comparaison, probablement parce que les parties ont formulé leurs arguments en tenant compte de la date de priorité du brevet 784 : voir Mylan CF, au paragraphe 134. Quant à l'arrêt Whirlpool, la Cour fédérale a conclu que celui-ci n'était d'aucune aide, puisqu'il n'abordait pas la question de la date à retenir aux fins de comparaison : voir Mylan CF, au paragraphe 133.

[20]           Dans la décision Apotex CF, qui est la décision faisant l'objet de l'appel, Apotex a soutenu devant la Cour fédérale que la date de la comparaison devait être la date de publication du brevet 784, alors qu'Eli Lilly a fait valoir qu'il fallait utiliser la date de priorité du brevet 377 : voir Apotex CF, au paragraphe 71. Le travail de la Cour a été facilité par le fait que les parties se sont entendues quant à l'analyse découlant de chacune de ces dates. Plus précisément, Apotex a reconnu au cours des plaidoiries que les revendications du brevet 784 n'auraient pas été évidentes par rapport à celles du brevet 377 à la date de priorité du brevet 377. Pour sa part, Eli Lilly n'a pas contesté le fait que les revendications pertinentes du brevet 784 seraient nulles pour cause de double brevet si la date choisie pour la comparaison des revendications des deux brevets était la date de publication du brevet 784 : Apotex CF, aux paragraphes 72 à 74.

[21]           Comme la Cour fédérale avait évalué la question du double brevet en tenant compte de la date de priorité du brevet 377 dans Mylan CF, Eli Lilly a fait valoir que la Cour devrait suivre cette décision et évaluer la question du double brevet à la même date. Cela a amené la Cour fédérale à se demander si elle ne devrait pas suivre la décision rendue dans Mylan CF, par courtoisie judiciaire. Un certain nombre d'arguments ont été formulés dans ce contexte, mais, pour le présent appel, deux conclusions sont pertinentes.

[22]           Apotex a soutenu que la Cour fédérale devrait s'écarter de la décision rendue dans Mylan CF, car la Cour avait commis une erreur dans cette affaire en ne choisissant pas la date de publication du brevet 784 comme date de comparaison, comme l'avait enseigné la décision de la Cour suprême dans l'arrêt Whirlpool.

[23]           La Cour fédérale a rejeté cet argument. La Cour fédérale a conclu que, bien que la Cour suprême ait établi que la date pertinente aux fins de l'interprétation des revendications d'un brevet était celle de la publication du brevet, elle n'a pas établi la date devant être choisie pour statuer sur une question de double brevet relatif à une évidence. De plus, la Cour a conclu que la décision dans l'arrêt Whirlpool reposait sur le caractère suffisant des éléments de preuve concernant la question de l'évidence : voir Apotex CF, au paragraphe 124. Par conséquent, tout commentaire dans l'arrêt Whirlpool concernant la date de publication dans le contexte de l'évaluation du double brevet n'était, de l'avis de la Cour fédérale, qu'une simple remarque incidente qui ne liait pas les tribunaux d'instance inférieure : voir Apotex CF, au paragraphe 125.

[24]           La deuxième conclusion pertinente est énoncée au paragraphe 135 des motifs de la Cour fédérale, qui se lit comme suit :

La question de savoir quelle est la date pertinente aux fins de l'analyse concernant le double brevet est donc théorique, puisque le résultat est le même que l'analyse se rapporte à la date de priorité du brevet 377 ou à celle du brevet 784. Compte tenu du principe de courtoisie judiciaire et de l'absence de jurisprudence en la matière, je préfère ne pas me prononcer fermement sur ce point, puisque l'issue est la même que l'une ou l'autre date soit retenue.

[25]           Cette conclusion s'appuie sur une analyse approfondie des éléments de preuve concernant les connaissances générales courantes d'une personne versée dans l'art à ces deux dates : voir Apotex CF, aux paragraphes 136 à 168.

[26]           La Cour fédérale a finalement conclu que, quelle que soit la date de priorité retenue pour la comparaison, les revendications du brevet 784 étaient, aux deux dates, suffisamment différentes de celles du brevet 377 pour être brevetables. Les allégations de double brevet d'Apotex ont donc été rejetées.

[27]           Compte tenu des actes de procédure des parties et des conclusions de la Cour fédérale dans Apotex CF, la seule question en l'espèce concernant le double brevet consiste à déterminer si, comme le prétend Apotex, l'arrêt Whirlpool a conclu que la date à utiliser pour comparer les revendications des brevets dans une affaire de double brevet doit être la date de publication du plus récent des deux brevets. Si Apotex a raison, les décisions dans Apotex CF et Mylan CAF (et, par extension, Mylan CF) sont toutes deux erronées.

III.             QU'A DÉCIDÉ L'ARRÊT WHIRLPOOL?

[28]           Dans Whirlpool, la Cour suprême devait déterminer si les revendications du brevet le plus récent, le brevet 734, qui portaient sur les ailettes flexibles d'un agitateur à double effet pour une machine à laver, étaient suffisamment différentes des revendications d'un brevet antérieur, le brevet 803, qui portaient seulement sur les « ailettes » d'un agitateur à double effet, pour être brevetables. L'agitateur à double effet était un agitateur d'une machine à laver ayant un agitateur supérieur qui poussait l'eau et la charge à laver vers un agitateur inférieur qui oscillait dans les deux directions. Dans le brevet 734, l'agitateur supérieur pouvait fonctionner de façon intermittente ou continue. Seules les revendications concernant les machines à laver à double effet intermittent faisaient l'objet de l'évaluation du double brevet.

[29]           Le juge Binnie, au nom de la Cour, a commencé son analyse en faisant un examen en profondeur de la date à retenir pour l'interprétation des revendications d'un brevet. Il a conclu que la date pertinente à cette fin était la date de publication du brevet. Tous les brevets en cause dans Whirlpool avaient été délivrés avant le 1er octobre 1989; ils étaient donc assujettis aux dispositions de l'« ancienne » Loi sur les brevets. Selon cette Loi, la date de publication d'un brevet était sa date de délivrance, alors que, comme nous l'avons mentionné précédemment, la date de publication d'un brevet assujetti au régime actuellement en vigueur est la fin de la période de non-consultation.

[30]           Le juge Binnie s'est ensuite penché sur la question de l'interprétation du brevet 803. Il a souligné que, contrairement aux affaires habituelles, les parties qui contestaient le brevet dans cette affaire plaidaient en faveur d'une interprétation large des revendications du brevet, alors que le titulaire du brevet en demandait au contraire une interprétation restrictive. Il en était ainsi, selon le juge, en raison de « la volonté des appelantes d'élargir la portée du brevet 803 pour qu'elles puissent avancer leur argument relatif à l'invalidité du brevet 734 ultérieur » : Whirlpool, au paragraphe 51. Le juge Binnie a examiné les motifs du juge de première instance et a conclu, à la lumière des éléments de preuve, que ce juge pouvait conclure que les revendications du brevet 803, à sa date de délivrance (et, donc, à sa date de publication), ne faisaient référence qu'aux ailettes rigides.

[31]           Il a ensuite procédé à l'interprétation du brevet 734. Cette analyse a été présentée sous la rubrique « Si les revendications du brevet 803, correctement interprétées, n'incluent pas les ailettes flexibles, le brevet 734 est-il néanmoins invalide pour cause de double brevet? ». Le juge Binnie a commencé cette analyse en exposant les règles de droit concernant le double brevet, et plus précisément en faisant la distinction entre un double brevet relatif à la « même invention » et un double brevet relatif à une « évidence ». Le dernier type de brevet, a écrit le juge Binnie, « interdit la délivrance d'un deuxième brevet dont les revendications ne visent pas un « élément brevetable distinct » de ceux visés par les revendications du brevet antérieur » : Whirlpool, au paragraphe 66.

[32]           Après avoir énoncé les règles de droit, le juge Binnie a examiné les éléments de preuve. Montrant à nouveau de la retenue à l'égard des conclusions du juge de première instance, le juge Binnie a écrit ce qui suit :

[...] Ce qui distinguait la technologie du brevet 734 de celle du brevet 803, sur le plan des revendications relatives à l'entraînement intermittent, était le remplacement des ailettes rigides par des ailettes flexibles, comme le juge de première instance l'a souligné au par. 170 : « [l]'essence de l'invention est le système unique de lavage résultant du jumelage d'ailettes flexibles et de l'agitation à double effet ».

Whirlpool, au paragraphe 69.

[33]           À la lumière de cette interprétation, les revendications du brevet 734 comportaient‑elles des « éléments brevetables distincts » de celles du brevet 803? Cette question a mené à un examen des témoignages des témoins experts des parties. Le juge de première instance a donné moins de poids à la preuve de l'expert des appelantes, pour le motif qu'il avait peu d'expérience des agitateurs à double effet, une évaluation avec laquelle le juge Binnie était d'accord. Le juge Binnie a toutefois estimé qu'il n'aurait pas fallu se fier à l'expert des intimées, car c'était un ingénieur qui avait travaillé au service de développement des produits de l'une des intimées. Le juge Binnie a conclu que cet expert n'était donc pas très représentatif du « travailleur moyen » : voir Whirlpool, au paragraphe 70. Le « travailleur moyen » est la personne versée dans l'art, qui est aussi parfois désignée personne moyennement versée dans l'art.

[34]           Apotex s'est fondée sur la discussion du juge Binnie au sujet de l'état de la technique pour faire valoir que la date de publication du dernier brevet est la date de comparaison. Après avoir confirmé que le juge de première instance pouvait rejeter les éléments de preuve de l'expert des intimées parce qu'il avait fait partie du service de développement des produits de l'une des intimées, le juge Binnie s'est penché sur les qualifications de l'expert des appelantes, qui n'avait aucune expérience des machines à laver à double effet. Le juge Binnie a décrit en ces termes le contexte factuel :

À la date de la délivrance du brevet 734 (le 17 février 1981), les machines à double effet ne constituaient plus une technologie ésotérique que seuls les initiés pouvaient comprendre. Les machines à double effet avaient été mises en marché en juin 1975 — soit presque six ans avant la délivrance du brevet 734. Les brevets 401 et 803 relatifs au « double effet » avaient été délivrés au Canada les 2 janvier 1979 et 6 mars 1979, respectivement, et bien avant cela aux États‑Unis. Il n'y avait aucune antériorité opposable à la validité du brevet 734 étant donné que les demandes de brevet étaient simultanément en instance devant le Bureau canadien des brevets, mais, dès 1981, les machines à double effet et les brevets antérieurs étaient néanmoins bien connus et disponibles pour ceux qui avaient [TRADUCTION] « un intérêt concret dans l'objet de [l]'invention » (Catnic, précité, à la p. 242).

Whirlpool, au paragraphe 73.

[35]           Dans le paragraphe suivant, le juge Binnie a poursuivi en ces termes son analyse de la faiblesse de la preuve du témoin des appelantes :

Si je comprends bien, le juge de première instance craignait que le témoignage de M. Mellinger ne soit pas étayé par le niveau de compréhension concrète des laveuses à double effet qui, dès 1981, faisait partie des connaissances usuelles des travailleurs versés dans l'art qui s'intéressaient à cet aspect de l'industrie des laveuses. Après tout, les agitateurs à double effet étaient une grande nouveauté pour ces gens vers la fin des années 1970.

Whirlpool, au paragraphe 74.

[36]           Apotex s'est basée sur les références répétées à l'année 1981, date de publication du brevet 377, pour faire valoir que le juge Binnie avait évalué la question du double brevet en tenant compte de cette date. Or, à cette étape de son analyse, le juge Binnie avait déjà établi l'interprétation du brevet 734 : voir Whirlpool, au paragraphe 69. Ces références à l'année 1981 visaient la question de savoir si les experts des parties pouvaient se prononcer sur la question de savoir si le remplacement des ailettes rigides par des ailettes flexibles constituait un changement évident. Apotex soutient que cela indique l'intention du juge Binnie de trancher la question du double brevet en tenant compte de la date de publication du dernier des deux brevets.

[37]           Bien que cette argumentation présente un certain intérêt, plusieurs facteurs nous amènent à rejeter la conclusion préconisée par Apotex. J'estime qu'il est peu probable que le juge Binnie ait tranché un important point du droit relatif au double brevet par simple implication, sans l'étudier directement. Le soin qui a été pris pour justifier l'utilisation de la date de publication d'un brevet comme date d'interprétation laisse croire que si le juge Binnie avait voulu trancher la question de la date à utiliser pour comparer les revendications des brevets dans une affaire de double brevet relatif à une évidence, il l'aurait fait explicitement.

[38]           De plus, la question de la date de comparaison à utiliser dans des affaires de double brevet n'avait pas été examinée dans la jurisprudence de la Cour suprême ni dans la doctrine. Il serait donc pour le moins étonnant que le juge Binnie ait voulu trancher implicitement une question nouvelle, d'autant plus que, si la Cour avait voulu examiner la question, elle aurait pu le faire. Le juge Binnie a souligné le fait que les connaissances générales courantes avaient évolué entre la date de l'invention, la date de dépôt du brevet 734 et la date de publication de ce brevet : voir Whirlpool, au paragraphe 55. Eu égard à ces faits, je ne peux que conclure que la réticence du juge Binnie sur ce point était délibérée et qu'il n'avait nullement l'intention de trancher cette question précise.

[39]           Pour ces motifs, je ne suis pas d'accord pour dire que l'arrêt Whirlpool a déterminé que la date à utiliser pour comparer les revendications de deux brevets en cause dans une affaire de double brevet est la date de publication du brevet le plus récent. La question reste donc entière.

[40]           Je me permettrais d'ajouter que l'analyse dans les décisions antérieures, dans Mylan CAF et en l'espèce a été dictée par le fait que les parties ont choisi de formuler les questions en litige en soulevant la question de la date à utiliser pour comparer les revendications des brevets en cause. Même si nous avons fait l'analyse selon le cadre défini par les parties, il ne faudrait pas en déduire que nous avons décidé que ce cadre d'analyse était le bon. Le fait que cette question n'avait encore jamais été soulevée sous cette forme pourrait être une indication qu'il pourrait y avoir d'autres façons de l'examiner. Il se pourrait que la Cour, après avoir interprété les revendications de chacun des brevets avec l'aide de personnes versées dans l'art, se contente de comparer les revendications et de déterminer si les revendications du brevet le plus récent comprennent des éléments brevetables distincts de celles des brevets antérieurs à la lumière de la compréhension acquise lors de l'interprétation des brevets. C'est ce qui semble avoir été fait dans Commissioner of Patents v. Farbwerke Hoechst Aktiengesellschaft Vormals Meister Lucius & Bruning, [1964] R.C.S. 49, 1966 CanLII 66, et, plus récemment, dans Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265. Cela ne signifie pas que cette approche soit meilleure que celle basée sur la date de comparaison, mais plutôt qu'à l'avenir, les parties ne devraient pas avoir l'impression d'être obligées d'utiliser le cadre choisi par les parties dans ces affaires.

[41]           Cela étant dit, en me fondant sur ma conclusion quant à la question tranchée dans Whirlpool, je suis d'avis que l'argument d'Apotex selon lequel la décision dans Mylan CAF était erronée ne tient pas; rien ne justifie donc que nous nous en écartions.

IV.             INSUFFISANCE

[42]           Selon le deuxième motif d'appel d'Apotex, la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que le mémoire descriptif du brevet 784 enseignait à la personne versée dans l'art comment passer de la fabrication du tadalafil proprement dit à la fabrication d'un solvate du tadalafil, plus précisément un hydrate. La Cour fédérale a défini en ces termes la différence entre un solvate et un hydrate au paragraphe 23 des motifs de son jugement :

[...] Un solvate est la forme sous laquelle se trouve un composé chimique, en l'occurrence un solide cristallin, qui a intégré un solvant dans sa structure cristalline. Un hydrate est un solvate dans lequel le solvant intégré est l'eau.

[43]           Le mémoire descriptif lui‑même n'enseigne pas comment le faire. Les éléments de preuve présentés par Apotex tendent à démontrer qu'une personne versée dans l'art aurait eu à mener des expériences allant au‑delà de ce qui serait considéré comme des expériences courantes, sans que les résultats soient garantis. La Cour fédérale a reconnu que d'autres étapes auraient été nécessaires pour transformer le tadalafil en un hydrate de tadalafil, mais elle a accepté les éléments de preuve de l'expert d'Eli Lilly voulant que ces étapes relevaient des expériences courantes.

[44]           Apotex a invoqué un certain nombre de décisions de la Cour suprême du Canada, notamment l'arrêt Pioneer Hi‑Bred Ltd. c. Canada (Commissaire des brevets), [1989] 1 R.C.S. 1623, à la page 1638, 1989 CanLII 64 :

Quant à la description, elle doit permettre à une personne versée dans l'art ou le domaine de l'invention de la construire à partir des seules instructions contenues dans la divulgation [...] et d'utiliser l'invention, une fois la période de monopole terminée, avec le même succès que l'inventeur, au moment de sa demande.

[Non souligné dans l'original.]

[45]           Ce passage a été repris et approuvé dans l'arrêt Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625, aux paragraphes 51 et 71 (Sildénafil). Dans Sildénafil, il a été déterminé que le brevet comportait des lacunes, car une personne versée dans l'art aurait eu à mener un projet de recherche mineur pour parvenir à l'invention : voir Sildénafil, au paragraphe 75.

[46]           La Cour fédérale a conclu que le litige concernant le caractère suffisant de la divulgation constituait une question de preuve. Apotex n'est pas de cet avis et soutient que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en jugeant que la divulgation était suffisante. À mon avis, l'application du critère juridique relatif au caractère suffisant de la divulgation aux faits de l'espèce constitue une question mixte de droit et de fait, qui doit être examinée selon la norme de l'erreur manifeste et dominante. La Cour fédérale s'est fondée sur la même jurisprudence qu'Apotex pour déterminer le critère relatif au caractère suffisant. La différence entre leurs positions réside dans l'application de ce critère aux faits de l'affaire. Cela, à son tour, découle du fait que la Cour fédérale a privilégié la preuve de l'expert d'Eli Lilly plutôt que celle de l'expert d'Apotex. Nous ne sommes pas en mesure de mettre en doute l'évaluation faite par la Cour fédérale de la preuve des experts.

[47]           Je suis d'avis que les observations d'Apotex concernant cet aspect de l'appel ne peuvent être retenues.

V.                CONCLUSION

[48]           Par conséquent, je rejetterais l'appel avec dépens.

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-330-15

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c. ELI LILLY CANADA INC. ET ICOS CORPORATION

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 5 mai 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

LE 4 NOVEMBRE 2016

COMPARUTIONS :

Andrew Brodkin

Sandon Shogilev

Jordan D. Scopa

 

Pour l'appelante

APOTEX INC.

 

Jamie Mills

Chantal Saunders

 

Pour les intimées

ELI LILLY CANADA INC. ET ICOS CORPORATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l'appelante

APOTEX INC.

 

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L.

Ottawa (Ontario)

 

Pour les intimées

ELI LILLY CANADA INC. et ICOS CORPORATION

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR L'INTIMÉ

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

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