Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Dossier : A-482-15

Référence : 2017 CAF 2

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE SCOTT

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

LEVAN TURNER

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE SCOTT

[1]               Levan Turner (l’appelant) interjette appel du jugement rendu le 26 octobre 2015 par la Cour fédérale (2015 CF 1209) dans lequel le juge O’Reilly (le juge) a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par le procureur général du Canada et a ordonné au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) de réexaminer sa décision voulant que l’appelant ait démontré que l’Agence des services frontaliers du Canada avait fait preuve de discrimination à son égard.

[2]               La Cour doit décider si le juge a commis une erreur susceptible de révision lorsqu’il a conclu que le Tribunal avait tiré des conclusions factuelles déraisonnables, particulièrement au sujet de la crédibilité des témoins.

[3]               Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel.

I.                    Faits

[4]               Le 8 février 2005, l’appelant a déposé une plainte aux termes de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6 (LCDP), dans laquelle il indiquait avoir été victime d’un traitement discriminatoire lors de deux processus d’embauche menés en 2003 et en 2004 par son ancien employeur, l’Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC), devenue en 2003 l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Il prétend avoir été victime de discrimination fondée sur les motifs de distinction illicite que sont l’âge, la race, la couleur et la taille (ou déficience perçue).

[5]               L’appelant a travaillé comme inspecteur des douanes saisonnier pendant cinq étés consécutifs, de 1998 à 2003. Compte tenu de son expérience d’agent auxiliaire au sein du service de police de Toronto, l’appelant estimait être un bon candidat pour le poste d’inspecteur des douanes. Ses évaluations du rendement à l’ADRC avaient toujours été excellentes, et chaque année, ses superviseurs avaient recommandé qu’il soit embauché à nouveau l’année suivante.

[6]               La première conversation sur son rendement insatisfaisant entre l’appelant et son employeur a eu lieu le 26 septembre 2003 (dossier d’appel, vol. 17, p. 4991ff). Le superviseur de l’appelant, le surintendant Terry Klassen, l’a informé que les superviseurs de l’ADRC avaient [traduction] « l’impression » qu’il choisissait parfois la facilité ou qu’il évitait certaines tâches plus difficiles. L’appelant a été surpris d’apprendre qu’il était perçu ainsi et a juré de tenir compte de ce problème à l’avenir. Le surintendant Klassen s’est également enquis auprès de l’appelant de l’augmentation du nombre de congés de maladie et d’obligations familiales pris au cours de l’été; l’appelant a expliqué que sa conjointe s’était blessée au dos au cours de cette période.

[7]               Ces préoccupations de même que les réponses de l’appelant n’ont pas été inscrites dans l’évaluation du rendement de l’appelant; elles ont plutôt été transmises dans deux courriels à quatre collègues surintendants de l’ADRC, les 4 et 12 octobre 2003 (dossier d’appel, vol. 2, p. 489, 490 et 501).

[8]               L’appelant a postulé à quatre différents postes à durée indéterminée comme inspecteur des douanes à Victoria et à Vancouver. Sa candidature n’a été retenue pour aucun des postes. Sa plainte au Tribunal concerne deux concours seulement; cela dit, les quatre concours ont été évoqués devant le Tribunal.

A.                 Le concours Victoria 7003

[9]               Le concours a été affiché le 11 octobre 2003 pour des postes [traduction] « permanents, d’une durée déterminée ou à dotation anticipée à titre d’inspecteur des douanes à Victoria (Sidney), en Colombie-Britannique » (dossier d’appel, vol. 2, p. 492). L’appelant a complété un examen écrit, dans lequel il devait décrire des situations où il avait exercé sept compétences requises pour le poste. Ayant obtenu la note de passage à l’égard des quatre compétences écrites évaluées, l’appelant a été convié à une entrevue.

[10]           Le 18 décembre 2003, l’appelant a été interviewé par un comité de sélection composé des surintendants Trevor Baird — son ancien superviseur —, Kathryn Pringle et Janet Sabo (décision du Tribunal, par. 90). Dans la semaine précédant le début du concours, M. Baird et Mme Pringle avaient reçu les courriels du surintendant Klassen dans lesquels il faisait état de la façon dont l’appelant était perçu au travail (dossier d’appel, vol. 17, p. 4995). L’appelant, comme tous les autres candidats, a été invité à discuter plus en détail des situations qu’il avait décrites relativement aux trois autres compétences. Dans ses réponses à ces questions, le candidat a notamment décrit des expériences de travail qui impliquaient deux collègues, Nina Patel et Ken Moore, avec qui certains membres du comité de sélection avaient aussi travaillé. Le comité a eu l’impression que l’appelant a enjolivé, dans ses récits, son rôle aux dépens de ses collègues.

[11]           Un mois plus tard, le surintendant Baird a téléphoné à Nina Patel pour lui poser des questions sur ses souvenirs des faits décrits par l’appelant. Elle était d’accord pour dire que l’appelant avait décrit un comportement inhabituel chez elle, mais elle n’avait aucun souvenir de l’incident en question.

[12]           Le 5 mars 2004, l’appelant a reçu une lettre l’informant qu’il avait échoué au concours, car il n’avait pas satisfait à [traduction] « tous les critères d’évaluation que nécessite le poste » (dossier d’appel, vol. 3, p. 796).

B.                 Le concours Vancouver 1002

[13]           Le concours a été affiché le 9 juin 2003 pour le poste [traduction] « [d’]inspecteur des douanes, district de l’Aéroport international de Vancouver, district Metro Vancouver, district Pacific Highway » (dossier d’appel, vol. 2, p. 471). Une restriction à l’admissibilité était applicable à ce poste : [traduction] « Les candidats qui ont été interviewés pour ce poste depuis le 1er janvier 2002 ne sont pas admissibles au concours » (ibidem). L’appelant ne croyait pas que cette restriction s’appliquait à lui; selon lui, « ce poste » signifiait un poste à Vancouver (décision du Tribunal, par. 96). Il a posé sa candidature et a reçu une trousse dans laquelle il devait exposer ses compétences.

[14]           Le 26 avril 2004, l’appelant a été interviewé par un comité de sélection composé des surintendants Ron Tarnawski, Mark Northcote et Karen Morin (décision du Tribunal, par. 95). Le surintendant Tarnawski avait déjà interviewé l’appelant à l’occasion d’un autre concours relatif à un poste à Victoria qui ne fait pas l’objet de la plainte de l’appelant.

[15]           Moins d’une semaine plus tard, la surintendante Morin et le surintendant Tarnawski l’ont informé qu’il était exclu du concours en raison de la restriction à l’admissibilité qui s’appliquait à son endroit. L’appelant a mis en doute l’interprétation de la restriction, et il a demandé au surintendant Tarnawski de lui fournir des explications par écrit.

II.                 Instance

A.                 Décision du Tribunal canadien des droits de la personne (2010) – Membre Sinclair

[16]           Le 10 juin 2010, le membre Sinclair a rejeté la plainte de l’appelant selon laquelle « les décisions des comités de sélection étaient entachées de motifs discriminatoires, notamment sa race, son origine nationale ou ethnique ou son âge, au sens de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne » (décision Levan Turner c. Agence des Services Frontaliers du Canada, 2010 TCDP 15, par. 5 [décision du membre Sinclair]). Après avoir examiné attentivement la preuve à sa disposition, le membre Sinclair s’est demandé si la discrimination avait été établie prima facie (idem, par. 148). Il a choisi de ne pas se prononcer à cet égard et a plutôt déclaré « je supposerai que M. Turner a établi une preuve prima facie de discrimination » (idem, par. 163). Le membre Sinclair a ensuite conclu que, même si la discrimination avait été établie prima facie, l’explication de l’ASFC à l’égard de la décision du comité de sélection de ne pas embaucher M. Turner était raisonnable et qu’il ne s’agissait pas d’un prétexte (idem, par. 183).

B.                 Décisions de la Cour fédérale (2011) et de la Cour d’appel fédérale (2012)

[17]           Le 24 juin 2011, le juge O’Reilly de la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par l’appelant à l’endroit de la décision du membre Sinclair dans la décision Turner c. Canada (Procureur général), 2011 CF 767.

[18]           Le 30 mai 2012, notre Cour a infirmé la décision de la Cour fédérale, accueilli l’appel et renvoyé la décision au Tribunal en vue d’un nouvel examen (arrêt Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, [arrêt TurnerCAF]). Le juge Mainville (tel était son titre) a conclu au nom de notre Cour que le Tribunal n’avait pas examiné un des motifs de discrimination soulevés par l’appelant, à savoir une déficience perçue en raison de son poids. Après avoir jugé que le Tribunal avait l’obligation d’examiner le motif de déficience perçue, le juge Mainville a renvoyé l’affaire au Tribunal pour qu’il procède à un nouvel examen et tienne compte des prétentions du plaignant relatives à la déficience perçue et de la possibilité que ce motif de discrimination se combine aux autres motifs avancés (idem, par. 46 à 50).

C.                 Décision du Tribunal canadien des droits de la personne (2014) – Membre Craig

[19]           Le 7 mars 2014, le membre W. Craig du Tribunal a rendu sa décision après avoir réexaminé la plainte de l’appelant. Il a conclu que l’appelant avait établi prima facie vue la discrimination fondée sur les motifs combinés de l’âge, de la race ou nationalité et de la déficience perçue. Sur le fondement de plusieurs conclusions factuelles déterminantes, le Tribunal a conclu que l’explication de l’intimé pour justifier les actes de l’ASFC n’était pas convaincante. Le Tribunal a décidé que la prépondérance des probabilités favorisait la version des faits donnée par l’appelant.

[20]           La décision du Tribunal s’appuie sur des éléments de preuve présentés en 2009, à la première audience devant le Tribunal, dont des témoignages, des documents et les plaidoiries des avocats. Les parties ont également présenté de nouvelles plaidoiries devant le Tribunal en novembre 2013.

[21]           Dans un premier temps, le Tribunal a déterminé les dispositions législatives applicables pour décider si une preuve de discrimination avait été établie prima facie. Il a appliqué le critère énoncé dans la décision Florence Shakes v. Rex Pak Limited, [1982] 3 C.H.R.R. D/1001 [décision Shakes] à cet égard, qui exige de démontrer :

[TRADUCTION]

(1)  que le plaignant était qualifié pour occuper l’emploi en question;

(2)  que le plaignant n’a pas été embauché;

(3)  qu’une personne qui n’était pas mieux qualifiée que le plaignant, mais qui ne présentait pas les caractéristiques sur lesquelles ce dernier avait fondé sa plainte relative aux droits de la personne, a obtenu le poste.

(décision du Tribunal, par. 25).

[22]           S’il est satisfait au critère établi dans la décision Shakes, il revient alors à l’intimé de démontrer par une explication raisonnable que sa conduite était justifiée, c’est-à-dire que ses actes n’étaient pas discriminatoires. Si une explication raisonnable est donnée, l’appelant doit démontrer qu’il s’agit d’un prétexte (idem, par. 20 à 21). Le Tribunal s’est également fondé sur sa jurisprudence ainsi que sur celle de la Cour suprême concernant la déficience perçue, le recoupement des motifs de discrimination, de même que le racisme et le stéréotypage au Canada.

[23]           Le Tribunal a ensuite analysé la déposition de chaque témoin, citant la transcription de la première audience, qui s’est soldée par la décision du 10 juin 2010. Il a évalué la solidité de la déposition de chaque témoin et leur crédibilité générale (décision du Tribunal, voir plus particulièrement par. 64, 109 à 110, 121, 135, 141, 152, 160, 161, 181, 191, 196 à 211 et 257).

[24]           Le Tribunal a conclu que l’appelant avait établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination sérieuse. D’une part, il a jugé que le témoignage de l’appelant, particulièrement lors du contre-interrogatoire, était très crédible et que son témoignage à lui seul avait établi, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’une preuve de discrimination prima facie (décision du Tribunal, par. 109). D’autre part, le Tribunal a jugé les témoins de l’intimée peu convaincants et parfois partiaux. Le Tribunal a été particulièrement critique à l’endroit du surintendant Trevor Baird (idem, par. 135, 141, 152, 161 à 162 et 208 à 210).

[25]           Le Tribunal a conclu que le concours Victoria 7003 avait été mené de manière discriminatoire : la conduite des membres du comité de sélection a révélé qu’ils considéraient l’appelant comme un Noir paresseux et malhonnête, suivant le stéréotype. Les courriels de M. Klassen, envoyés plusieurs semaines avant les entrevues et reçus par les surintendants Baird et Pringle, ont probablement prédisposé négativement le comité de sélection à l’égard de l’appelant. En outre, l’évaluation défavorable de l’appelant par le surintendant Baird à l’entrevue et l’appel téléphonique ultérieur à Nina Patel ont convaincu le Tribunal que, selon la prépondérance des probabilités, la balance penchait en faveur d’une conclusion de discrimination fondée sur un motif de distinction illicite dans le cadre du concours de Victoria.

[26]           En ce qui concerne le concours de Vancouver, le Tribunal a estimé que le surintendant Tarnawski avait l’impression que M. Turner était malhonnête en répondant à sa question au sujet de la restriction à l’admissibilité pendant l’entrevue. Selon le Tribunal, l’impression de malhonnêteté a influencé la façon dont le surintendant Tarnawski a appliqué la restriction à l’endroit de l’appelant (décision du Tribunal, par. 227 à 230). Le Tribunal a également conclu que cette perception de malhonnêteté n’était fondée sur aucun fait puisqu’elle découlait d’un malentendu. Par conséquent, la balance des probabilités penchait en faveur de la conclusion selon laquelle le surintendant Tarnawski avait appliqué un stéréotype semblable en considérant l’appelant comme une personne paresseuse et malhonnête.

[27]           Après avoir conclu qu’il avait été satisfait au critère énoncé dans la décision Shakes à l’égard des deux processus d’embauche et que les explications de l’intimé étaient inadéquates, le Tribunal a conclu que l’appelant avait démontré avoir été victime de discrimination fondée sur des motifs de distinction illicite (décision du Tribunal, par. 262).

D.                 Décision de la Cour fédérale (2015) – La décision du juge

[28]           La Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision du Tribunal présentée par l’intimé et a conclu que l’affaire devait être renvoyée à une autre formation du Tribunal pour nouvel examen. Selon le juge, « [l]es conclusions du tribunal ne sont pas étayées par les preuves qui lui ont été soumises. Par conséquent, sa conclusion selon laquelle M. Turner avait établi une preuve de discrimination n’appartient pas aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. » (motifs du juge, par. 53).

[29]           Le juge a identifié trois questions en litige : 1) Le tribunal a-t-il commis une erreur en examinant les processus de sélection? 2) Le tribunal a-t-il commis une erreur en fondant sa décision sur le dossier antérieur? 3) La décision du tribunal est-elle déraisonnable?

[30]           La première erreur reprochée au Tribunal est qu’il aurait cherché à savoir si ces processus d’embauche s’étaient révélés justes à l’égard de l’appelant au lieu de se demander si les comités de sélection avaient fait preuve de discrimination à son endroit, ce qui constitue une question différente. Selon l’intimé, le Tribunal n’aurait pas dû examiner les processus d’embauche pour décider s’ils avaient été équitables et adéquats, parce que la Commission de la fonction publique du Canada (CFP) avait déjà procédé à une enquête pour non-conformité au principe du mérite. De l’avis du juge, « le tribunal n’a pas outrepassé sa compétence » puisqu’il a examiné les processus de sélection pour un motif différent que la CFP, celui d’une possible discrimination et non d’une possible iniquité à l’endroit de tous les candidats (motifs du juge, par. 25).

[31]           Quant à la deuxième question, le juge a confirmé que le Tribunal avait agi de manière raisonnable en fondant sa décision sur le dossier original. Puisque le Tribunal est maître de sa procédure et que les parties ont consenti au réexamen à la lumière du dossier original, le juge a conclu à l’absence d’erreur à cet égard (motifs du juge, par. 27).

[32]           En réponse à la troisième question, le juge a conclu que la décision était déraisonnable. Il a défini la question dont était saisi le Tribunal comme celle « de savoir si les éléments de preuve que le premier tribunal avait compilés montraient que l’on avait fait preuve de discrimination à l’endroit de [l’appelant] du fait d’une déficience perçue, ou du fait de la combinaison de ce motif avec d’autres, tels que la race et l’âge » (motifs du juge, par. 29). Le juge a précisé qu’elle était « relativement restreinte » (ibidem).

[33]           Le juge a rejeté les conclusions défavorables du Tribunal à propos de la crédibilité des témoins, disant « ne [. . .] trouver aucun fondement dans la preuve » pour les étayer (motifs du juge, par. 30). Il a reproché vivement au Tribunal d’avoir « mis sérieusement en doute la nature de certains témoins et [de] leur a[voir] imputé des attitudes manifestement préjudiciables ». Non seulement, ces conclusions n’étaient-elles pas appuyées par les faits, mais « [l]e premier tribunal n’a tiré aucune conclusion défavorable à propos de la crédibilité après avoir entendu tous les témoins en personne et observé leur comportement » (motifs du juge, par. 31).

[34]           Le juge a également relevé des erreurs dans la décision du Tribunal. La première et la troisième concernent les critères d’évaluation appliqués par les comités de sélection, que le Tribunal n’approuvait pas (motifs du juge, par. 47 et 49). Le juge a conclu que le Tribunal y avait substitué à tort ses propres critères d’évaluation et d’embauche des candidats.

[35]           Les autres erreurs étaient factuelles. Le Tribunal a relevé un fait qu’aucune preuve au dossier n’étayait. Le juge donne l’exemple suivant : « le tribunal a conclu à tort qu’il y avait d’autres candidats qu’il aurait fallu considérer comme non admissibles au concours de Vancouver. [...] Là encore, le tribunal a tiré une inférence défavorable du fait que l’on avait jugé que des candidats moins expérimentés que M. Turner étaient qualifiés dans le cadre de ce concours » (motifs du juge, par. 48). De plus, le Tribunal se serait trompé en affirmant que l’intimé avait reconnu que « n’eût été [le] critère d’admissibilité qui s’appliquait au concours de Vancouver, M. Turner aurait été inscrit sur une liste d’employés qualifiés » (idem, par. 51). L’intimé n’a jamais reconnu une telle chose.

[36]           Finalement, le juge a conclu que le Tribunal n’avait pas expliqué comment il en était arrivé à des conclusions relatives à la crédibilité de certains témoins que la Cour a qualifiées de sérieusement défavorables. Bien que le Tribunal fut en droit de tirer des conclusions au sujet de la crédibilité, « il était tenu de les expliquer, ce qu’il n’a pas fait » (motifs du juge, par. 50).

III.               Questions en litige

1)                  Le juge de la Cour fédérale a-t-il appliqué la norme de contrôle appropriée?

2)                  Le juge de la Cour fédérale a-t-il appliqué correctement la norme de contrôle?

A.                 Les positions des parties

(1)               La position de l’appelant

[37]           L’appelant soutient que le juge a opté pour la norme de contrôle appropriée, à savoir celle de la décision raisonnable, mais qu’il ne l’a pas appliquée correctement (mémoire des faits et du droit de l’appelant, par. 41). Le juge a procédé à nouveau à l’appréciation de la preuve dont disposait le Tribunal, ce qui correspond à un contrôle déguisé selon la norme de la décision correcte. L’appelant soutient que la décision du Tribunal fait partie des issues possibles et acceptables.

[38]           L’appelant prétend que le juge a commis plusieurs erreurs dans son application de la norme de la décision raisonnable à la décision du Tribunal. Ainsi, le juge aurait comparé les conclusions originales qui avaient été rejetées par notre Cour en 2012 (arrêt Turner – CAF, par. 42) avec celles du Tribunal. Le Tribunal était appelé à rendre une nouvelle décision, étayée par d’autres motifs que ceux énoncés dans les motifs de la décision de juin 2010, et à tirer ses propres conclusions de fait et ce, de manière indépendante.

[39]           Selon l’appelant, le juge a commis une deuxième erreur en laissant entendre que le Tribunal avait conclu à la discrimination délibérée à l’endroit de l’appelant (motifs du juge, par. 50). Si le Tribunal a conclu que certains témoins n’étaient pas crédibles et que certains avaient eu un comportement inconsidéré, [traduction] « le membre Craig a indiqué clairement que ses conclusions relatives à la discrimination découlaient d’inférences selon lesquelles les actes de l’ASFC avaient été influencés par des stéréotypes raciaux défavorables » (mémoire des faits et du droit de l’appelant, par. 50). À l’audience, l’appelant a dit des courriels de M. Klassen et de l’évaluation des qualités de l’appelant par le surintendant Baird qu’il s’agissait d’importants éléments de preuve circonstancielle à l’appui des conclusions du Tribunal. Au soutien de son argumentation, l’appelant a également attiré l’attention de notre Cour sur les explications changeantes données par les témoins de l’ASFC sur les raisons de son exclusion du concours de Vancouver.

[40]           L’appelant soutient également le fait qu’il n’est pas nécessaire en droit de prouver la discrimination directe dans le cadre d’une plainte fondée sur l’article 7 de la LCDP.

[41]           L’appelant affirme également que le juge a mal interprété le raisonnement du Tribunal en soutenant que ce dernier trouvait à redire sur les critères déterminés par les comités de sélection. Selon l’appelant, le Tribunal était en droit de tirer sa propre conclusion quant aux qualités de l’appelant pour le poste et de prendre connaissance de ses évaluations de rendement antérieures pour ce faire. Puisque deux des volets du critère énoncé dans la décision Shakes portent sur les qualités du plaignant, le Tribunal devait se faire une opinion sur le sujet. Selon l’appelant, il était donc loisible au Tribunal de ne pas retenir l’évaluation du comité de sélection.

[42]           L’appelant explique ainsi une erreur de fait que le juge a relevée : aucun autre candidat n’aurait dû être exclu en application de la restriction à l’admissibilité du concours de Vancouver. En fait, un candidat au concours de Vancouver n’avait pas réussi le concours de Victoria, mais n’avait pas été exclu. En tant que témoin cité par l’intimé, Mme Sharma a expliqué que la candidature de l’autre candidat avait été rejetée avant même l’entrevue et que [traduction] « la restriction à l’admissibilité s’appliquait seulement aux candidats qui n’avaient pas réussi l’étape de l’entrevue lors d’un concours antérieur ». Autrement dit, [traduction] « M. Turner aurait eu davantage de chance au concours de Vancouver s’il avait fait moins bonne figure au concours de Victoria » (mémoire des faits et du droit de l’appelant, par. 69). L’appelant soutient que le Tribunal pouvait conclure que la restriction aurait dû s’appliquer à ce candidat, mais ne l’avait pas été.

[43]           Finalement, l’appelant soutient que, même si le Tribunal a commis une erreur en affirmant que l’employeur avait reconnu que [traduction] « n’eût été [le] critère d’admissibilité, M. Turner était qualifié pour le poste », il ne s’agissait pas d’une erreur déterminante (mémoire des faits et du droit de l’appelant, par. 80). Le Tribunal s’est également appuyé sur les évaluations du rendement de l’appelant, des extraits du témoignage de l’appelant et d’un autre témoin pour conclure qu’une preuve de discrimination prima facie avait été établie.

[44]           Bref, l’appelant estime que la décision était raisonnable et largement étayée par la preuve.

(2)               La position de l’intimé

[45]           L’intimé soutient que le juge a opté pour la bonne norme de contrôle, à savoir celle de la décision raisonnable (mémoire des faits et du droit de l’intimé, par. 36 et 40). Ainsi, l’intimé affirme que notre Cour devrait faire déférence à l’application par le juge de cette norme et n’intervenir qu’en cas d’erreur manifeste et dominante.

[46]           L’intimé souscrit entièrement à la conclusion du juge selon laquelle la décision du Tribunal est déraisonnable, soulignant que l’appelant n’a pas satisfait au premier volet du critère établi dans la décision Shakes.

[47]           Les autres motifs invoqués par l’intimé portent sur les conclusions de fait du Tribunal, particulièrement celles concernant la crédibilité des témoins, étant donné qu’elles n’avaient pu être tirées sur la foi de témoignages donnés de vive voix (mémoire des faits et du droit de l’intimé, par. 6, 27 et 34), contrairement à la décision originale, qui présentait des conclusions relatives à la crédibilité très différentes. D’après l’intimé, le Tribunal était tenu de fournir davantage d’explications. L’intimé ajoute que, puisque tous les éléments de preuve dont disposait le Tribunal étaient également à la disposition du juge, ce dernier était [traduction] « dans une position identique pour analyser les éléments de preuve au dossier et examiner les conclusions du membre Craig à la lumière de la norme de la décision raisonnable » (mémoire des faits et du droit de l’intimé, par. 40). Dans les faits, l’évaluation qu’a faite le Tribunal des témoins de l’ASFC de même que ses conclusions défavorables quant à leur crédibilité ne méritent aucune déférence, selon l’intimé.

[48]           L’intimé soutient également que le Tribunal a commis une erreur en concluant que l’appelant avait fait l’objet de discrimination interdite par les articles 7 et 10 de la LCDP, parce que l’article 10 ne figurait pas dans la plainte originale. En élargissant unilatéralement la portée de son mandat légal, le Tribunal a tiré des conclusions non étayées par le dossier. À l’audience devant nous, l’appelant a reconnu que l’article 10 n’avait pas été invoqué devant le Tribunal, mais il a ajouté que puisque la discrimination prévue à l’article 7 avait été établie, l’erreur du Tribunal n’était pas fatale.

[49]           L’intimé a également souligné qu’il n’avait pas été satisfait aux critères permettant d’établir prima facie la preuve de discrimination. Le Tribunal, ayant substitué son opinion sur les qualités de l’appelant à celle des comités de sélection, a jugé que les processus de sélection étaient inadéquats; par conséquent, il était tenu de conclure que l’appelant aurait dû être embauché et qu’il ne l’avait pas été. De l’avis de l’intimé, le Tribunal n’est toutefois pas parvenu à rattacher les lacunes des deux comités de sélection à la discrimination fondée sur des motifs de distinction illicite, comme l’exige la loi pour que l’article 7 s’applique. L’intimé a également fait valoir que, comme les processus de sélection en cause étaient des concours publics, il est usuel de ne pas tenir compte de l’expérience antérieure pour ne pas donner un avantage indu à l’appelant. Les critères appliqués dans les processus de sélection étaient habituels pour un concours public.

[50]           Finalement, l’intimé a attiré l’attention de la Cour sur le paragraphe 217 des motifs du Tribunal pour démontrer que ce dernier avait tiré des conclusions arbitraires, qui n’étaient aucunement étayées par la preuve et découlaient de son opinion selon laquelle l’expérience antérieure de l’appelant aurait dû compter.

IV.              Analyse

A.                 La norme de contrôle applicable à la décision de la Cour fédérale

[51]           Dans l’appel d’une décision rendue par la Cour fédérale à l’issue d’un contrôle judiciaire, notre Cour doit décider si la Cour fédérale a choisi la bonne norme de contrôle et l’a appliquée correctement. Dans les faits, la Cour doit se mettre à la place du juge de la Cour fédérale et se concentrer sur la décision administrative (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, par. 46). Le juge a examiné la décision du Tribunal selon la norme de contrôle applicable, à savoir celle de la décision raisonnable.

B.                 Le juge n’a pas commis d’erreur en concluant au caractère déraisonnable de la décision du Tribunal

[52]           Lorsque la Cour examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, il lui est loisible de suivre les étapes énoncées au paragraphe 36 de l’arrêt Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150, [2015] A.C.F. no 775 (QL) [arrêt Boogaard] :

D’abord, nous devons circonscrire la question précise que devait trancher le décideur administratif ainsi que le pouvoir juridique du décideur en la matière. Nous devons ensuite examiner l’éventail des issues acceptables qui peuvent se justifier ou la marge d’appréciation dont jouit le décideur. Dans certains cas, la marge ou l’éventail des issues acceptables est grand, dans d’autres, il est étroit [...] Finalement, vu le dossier de la preuve présenté au décideur et le droit applicable, nous devons décider si la décision appartenait à cet éventail ou relève de cette marge d’appréciation.

[53]           Bien que ces étapes ne soient pas obligatoires, j’estime qu’elles sont utiles en l’espèce, puisque le juge a suivi un cheminement similaire.

(1)               Quelle était la question précise que devait trancher le décideur?

[54]           Le Tribunal devait décider si l’appelant avait été victime d’une pratique discriminatoire. Aux termes de l’article 7 de la LCDP, la question à trancher est celle de savoir si l’ASFC, par des moyens directs ou indirects, a refusé d’employer ou de continuer d’employer l’appelant pour un motif de distinction illicite.

(2)               Quelle était la marge d’appréciation dont jouissait le décideur?

[55]           Je conviens avec le juge pour dire que la question dont le Tribunal était saisi était « relativement restreinte » (motifs du juge, par. 29). Le Tribunal était appelé à rendre une décision dans laquelle interviennent les faits et les politiques sur la foi du dossier antérieur et des arguments des parties lors de l’audience. La tâche du Tribunal était fractionnée : il devait décider en premier lieu si une preuve de discrimination avait été établie prima facie, puis, dans l’affirmative, si l’employeur avait fourni une autre explication raisonnable, auquel cas, il devait voir si le plaignant avait démontré que cette explication ne constituait qu’un prétexte. Compte tenu du fait qu’il s’agissait de deux processus d’embauche distincts, le Tribunal aurait pu arriver à de nombreuses combinaisons de conclusions, au regard des faits et du droit. Toutefois, les issues raisonnables en l’espèce n’étaient pas nombreuses vu que les éléments de preuve avaient déjà été recueillis.

[56]           Je retiens l’opinion de l’intimé voulant que les conclusions du Tribunal au sujet de la crédibilité des témoins aient droit à une déférence moindre que celle qui est habituellement accordée aux conclusions de ce genre, parce que le Tribunal a fondé sa décision uniquement sur la transcription sans avoir eu l’occasion d’entendre les témoins de vive voix; il n’était donc pas en mesure d’évaluer leur comportement. Il n’est pas contesté que, dans un monde idéal, le Tribunal aurait entendu les témoins à nouveau. À l’audience, l’intimé a fait valoir que le Tribunal aurait pu citer les témoins à comparaître s’il avait des doutes. Je dois rejeter cet argument parce que les parties avaient convenu que le dossier déjà volumineux serait adéquat pour la tenue d’un nouvel examen. En effet, la transcription des conférences de gestion de l’instance démontre que les deux parties et le Tribunal étaient au fait des difficultés que soulève un nouvel examen sur dossier seulement. Cela dit, il appartenait au Tribunal de fonder ses conclusions en matière de crédibilité sur la preuve.

[57]           Je conviens avec l’appelant pour dire que le Tribunal aurait commis une erreur s’il s’était fondé explicitement ou implicitement sur les conclusions du membre Sinclair au sujet de la crédibilité. La Cour a infirmé sa décision et avait manifestement des réserves quant à ses motifs. La question précise dont le Tribunal était saisi était de savoir si l’appelant avait été victime de pratiques discriminatoires.

[58]           Puisque le juge se trouvait dans la même situation que le Tribunal pour apprécier la preuve de l’intimé, je dois donc m’en remettre au dossier pour déterminer si la décision du Tribunal et, plus particulièrement, ses conclusions de fait et ses conclusions défavorables sur la crédibilité sont étayées par le dossier et si la décision du Tribunal est raisonnable. D’abord, j’examinerai les erreurs soulevées par les parties et par le juge. Ensuite, j’examinerai la décision dans son ensemble en me mettant à la place du juge.

C.                 Le Tribunal a-t-il commis des erreurs, auquel cas ces erreurs étaient-elles déterminantes?

[59]           À l’audience, l’appelant a reconnu une erreur soulevée par l’intimé. L’article 10 de la LCDP n’avait pas été invoqué devant le Tribunal; seul l’article 7 figure dans la plainte originale de l’appelant (dossier d’appel, vol. 1, p. 212 à 219). Par conséquent, le Tribunal aurait dû limiter son analyse à l’article 7. Cela dit, cette erreur n’est pas déterminante dans la mesure où l’analyse du Tribunal au sujet de l’article 7 est valable.

[60]           L’intimé a soulevé une deuxième erreur : le Tribunal aurait substitué son opinion au sujet des qualités de l’appelant à celle des comités de sélection. J’en conviens et j’estime que cette décision était déraisonnable. Le Tribunal n’approuvait pas la méthode adoptée par les comités de sélection, qui ont déterminé la compétence des candidats sur le seul fondement de leurs réponses à l’entrevue (décision du Tribunal, par. 217 et 218). Il n’appartenait pas au Tribunal d’approuver ou non la méthode choisie; il devait plutôt se demander si, dans l’application des critères choisis, à savoir un examen écrit suivi d’une entrevue, l’appelant avait été victime de discrimination. Le fait qu’il s’agissait de concours publics où l’expérience antérieure est exclue pour assurer le traitement équitable des candidats ne justifiait pas, selon moi, une conclusion de discrimination. Comme l’a expliqué l’un des témoins, Mme Sharma, c’est une pratique courante appliquée à l’occasion de concours publics.

[61]           Les deux erreurs factuelles commises par le Tribunal et relevées par le juge revêtent une importance égale parce que la combinaison de ces erreurs trahit, selon moi, l’intention du Tribunal de justifier une conclusion de discrimination. Comme cette conclusion s’appuie en partie sur des erreurs factuelles, la décision du Tribunal ne saurait être jugée raisonnable.

[62]           La première de ces erreurs est que « le tribunal a conclu à tort qu’il y avait d’autres candidats qu’il aurait fallu considérer comme non admissibles au concours de Vancouver » (motifs du juge, par. 48). Après avoir examiné le dossier, je dois rejeter la prétention de l’appelant selon laquelle la preuve faisait état d’au moins un candidat qui n’aurait même pas dû être convié à l’entrevue à Victoria et qui n’a pas été exclu. Mme Sharma a reconnu que le critère d’admissibilité pour le concours de Vancouver avait été mal rédigé. Cela dit, ce facteur n’était pas suffisant pour que l’on conclue que l’ensemble du processus avait été conçu pour disqualifier l’appelant. Je dois aussi souligner que l’Agence était en transition et peu habituée aux exigences de la fonction publique relatives à la tenue de concours public, comme l’indique le dossier.

[63]           La deuxième erreur soulevée par le juge concerne la concession de l’intimé, qui aurait reconnu que « n’eût été [le] critère d’admissibilité qui s’appliquait au concours de Vancouver, M. Turner aurait été inscrit sur une liste d’employés qualifiés. Le dossier ne fait état d’aucune concession de cette nature » (motifs du juge, par. 51). Il s’agit en effet d’une erreur, comme l’indique la transcription (dossier d’appel, vol. 11, p. 3583). L’intimé a reconnu que la restriction à l’admissibilité était l’unique raison pour laquelle l’appelant avait été exclu, et non l’unique raison pour laquelle il aurait pu être exclu puisqu’il aurait pu être recalé à la seconde entrevue, par exemple. Cette dernière erreur est importante; le Tribunal a jugé qu’une preuve avait été établie prima facie d’après son évaluation des compétences de l’appelant pour les deux postes, compte tenu des évaluations de rendement antérieures, du témoignage de l’appelant et de la prétendue concession (voir la décision du Tribunal, par. 217 et 236). En fait, il n’a pas été satisfait au premier volet du critère énoncé dans la décision Shakes puisqu’une telle concession n’a jamais été faite et que les évaluations de rendement antérieures n’auraient pas dû compter. Cette décision fait-elle partie des issues possibles et raisonnables?

[64]           Au vu du dossier, je conviens avec le juge que le droit et les faits dont disposait le Tribunal ne mènent pas raisonnablement à la conclusion qu’il y a eu discrimination. La décision du Tribunal est parfois incendiaire et injustifiée eu égard aux faits dont il disposait. La cour siégeant en révision est appelée non pas à décider si la conclusion tirée est correcte, mais bien à déterminer si le dossier dont était saisi le décideur peut justifier la décision. J’estime que le dossier n’étaye pas les conclusions du Tribunal.

[65]           Au paragraphe 217 de sa décision, le Tribunal a conclu que « la décision qu’a prise le comité d’examen [de Victoria] de juger les compétences en se fondant uniquement sur la réponse donnée par M. Turner au moment de l’entrevue a fait en sorte que le processus d’entrevue a été arbitraire et discriminatoire et a constitué un prétexte ». Le Tribunal a fondé cette conclusion en grande partie sur le témoignage de M. Baird, qui présidait le comité de sélection de Victoria. Le Tribunal en a tiré des inférences négatives, affirmant que M. Baird avait refusé de considérer en entrevue ses propres évaluations positives du travail de M. Turner et qu’il avait décidé d’évaluer ce dernier, de même que tous les autres candidats, uniquement d’après ses réponses à l’entrevue (décision du Tribunal, par. 211 et 215). Le Tribunal n’a pas tenu compte du témoignage de Mme Sharma, selon qui les évaluations de rendement ne sont pas prises en compte dans les concours publics pour assurer le traitement équitable de tous les candidats.

[66]           Le Tribunal a aussi attaqué la crédibilité de M. Baird parce que ce dernier ne se souvenait pas d’avoir vu les courriels de M. Klassen, disant qu’il était trop occupé à l’époque. Le Tribunal a qualifié le témoignage de M. Baird de paradoxal, et verbeux plutôt que direct.

[67]           Selon le Tribunal, le surintendant Tarnawski — qui présidait le comité de sélection du concours Vancouver 1002 — s’était servi de l’appelant pour faire montre de ses compétences à mener des entrevues, et l’appelant avait été victime de discrimination en raison d’une interprétation erronée de la preuve. Le Tribunal a conclu que le comité de sélection avait rejeté l’appelant parce que ce dernier avait menti en ne mentionnant pas sa participation à l’entrevue antérieure. De l’avis du Tribunal, le comité de sélection aurait dû interroger l’appelant sur son interprétation de la restriction à l’admissibilité (décision du Tribunal, par. 189, 206, 228, et 230). Le Tribunal n’était pas présent à l’entrevue et n’était donc pas en mesure d’évaluer la conduite des membres du comité de sélection ni de fonder sa conclusion sur son opinion de ce qui aurait été convenable dans de telles circonstances.

[68]           Le Tribunal a conclu que le témoignage de M. Tarnawski était « devenu incohérent et argumentatif lorsqu’il a été soumis à un rigoureux contre-interrogatoire » (décision du Tribunal, par. 206). Il a également affirmé que : « M. Tarnawski, à titre de président du comité d’examen concernant le concours Vancouver 1002, a fait preuve d’intransigeance et d’un comportement vexatoire en décidant d’exclure M. Turner […] » (décision du Tribunal, par. 233). Ces conclusions sont fondées sur une erreur de fait et une interprétation fondamentalement erronée de la preuve. Au paragraphe 230 de sa décision, le Tribunal a précisé que M. Turner était le seul candidat à avoir été exclu du concours de Vancouver à cause de la restriction à l’admissibilité. Comme je l’explique plus haut, le Tribunal a commis une erreur en assimilant cette situation à une différence de traitement. Il a commis une erreur semblable relativement au troisième volet du critère énoncé dans la décision Shakes. En fait, le dossier montre que l’appelant est le seul candidat qui aurait dû être exclu par suite de la restriction destinée à rejeter les candidats qui avaient déjà échoué après une entrevue pour un poste similaire.

[69]           À mon avis, le Tribunal ne pouvait pas appliquer la règle contra proferentem (interprétation défavorable à l’endroit du rédacteur) pour interpréter la restriction à l’admissibilité en faveur de l’appelant. Il est bien établi en droit que la règle contra proferentem ne s’applique qu’en matière contractuelle.

[70]           Ces erreurs me convainquent que la décision du Tribunal n’est pas étayée par le dossier. Je suis d’avis que le Tribunal a substitué son évaluation des compétences de l’appelant à celle du comité de sélection lorsqu’il a conclu que l’appelant avait été victime de discrimination. Il ressort de la décision du Tribunal qu’il n’approuvait pas les critères appliqués par les comités de sélection et qu’il a commis une erreur fondamentale en concluant qu’il avait été satisfait au premier volet du critère énoncé dans la décision Shakes, sur la foi, en partie, d’une concession que l’intimé n’avait jamais faite (décision du Tribunal, par. 168, 189, 195, 212, et 220).

[71]           Je dois également souligner qu’à mon avis, rien ne justifiait les conclusions défavorables du Tribunal quant à la crédibilité des témoins cités par l’intimé, particulièrement MM. Tarnawski (décision du Tribunal, par. 181, 189, 228 et 233) et Baird (idem, par. 135, 141, 149, 152, 252, et 253), et rien ne justifiait certainement les adjectifs péjoratifs employés. Il ressort clairement de la transcription que les conclusions du Tribunal quant à la crédibilité ne sont pas étayées par le dossier.

V.                 Conclusion

[72]           Pour  les motifs qui précèdent, j’estime que la décision du Tribunal ne fait pas partie des issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. En conséquence, je suis d’avis de rejeter l’appel, avec dépens.

« A.F. Scott »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

M. Nadon, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

J. Woods, j.c.a. »


ANNEXE I

DISPOSITION LÉGISLATIVE

Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), ch. H-6

Canadian Human Rights Act, R.S.C. 1985, c. H-6

Actes discriminatoires

Discriminatory Practices

Emploi

Employment

7 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

7 It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

[En blanc/blank]

on a prohibited ground of discrimination.

 



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