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Date : 20170112


Dossier : A‑201‑15

Référence : 2017 CAF 9

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE SCOTT

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

(défenderesse)

Et

ASTRAZENECA CANADA INC. et AKTIEBOLAGET HÄSSLE

intimées/appelantes au pourvoi incident

(demanderesses)

ET ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

(défenderesse)

Et

ASTRAZENECA AB et

AKTIEBOLAGET HÄSSLE

intimées/appelantes au pourvoi incident

(demanderesses)

Audience tenue à Montréal (Québec), le 9 mars 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 janvier 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20170112

Dossier : A‑201‑15

Référence : 2017 CAF 9

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE SCOTT

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

(défenderesse)

Et

ASTRAZENECA CANADA INC. et AKTIEBOLAGET HÄSSLE

intimées/appelantes au pourvoi incident

(demanderesses)

ET ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

(défenderesse)

Et

ASTRAZENECA AB et

AKTIEBOLAGET HÄSSLE

intimées/appelantes au pourvoi incident

(demanderesses)

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1]  Apotex Inc. (Apotex) interjette appel de la décision (2015 CF 322), dans sa version modifiée finale du 15 juillet 2015 (2015 CF 671), par laquelle le juge Barnes de la Cour fédérale a conclu que certaines revendications (revendications 1, 5, 6, 13 et 19) du brevet canadien 1 292 693 (le brevet 693) étaient valides et qu’il y avait eu contrefaçon par Apotex.

[2]  Les causes d’action ont été instruites séparément. Ainsi la décision visée par l’appel ne concerne que les questions de responsabilité. La Cour fédérale a mis en délibéré la question des dépens. Les intimées, soit AstraZeneca Canada Inc., AstraZeneca AB et Aktiebolaget Hässle (collectivement appelées Astra), ont interjeté un appel incident à l’encontre de la décision de la Cour fédérale relative aux dommages‑intérêts punitifs, faisant valoir qu’au regard des circonstances spéciales de la présente affaire, celle-ci aurait dû reconnaître leur droit de réclamer de tels dommages–intérêts.

[3]  Le brevet 693 à l’égard duquel Astra fait valoir un intérêt se rapporte à des préparations pharmaceutiques contenant de l’oméprazole, un médicament utilisé dans le traitement des troubles gastro‑intestinaux. Le brevet fait état de 19 revendications : 16 d’entre elles — dont 15 dépendent de la revendication 1 — visent des préparations pharmaceutiques orales spécifiques contenant de l’oméprazole. La revendication 17 se rapporte à un procédé de fabrication des préparations et la revendication 18 concerne un emballage commercial, qui inclut une préparation visée par une revendication (revendications 1 à 16) et le mode d’emploi décrit dans la revendication 19, qui concerne elle-même l’utilisation d’une préparation faisant l’objet d’une revendication dans le traitement des troubles gastro-intestinaux.

[4]  À l’issue d’un procès de 40 jours, la Cour fédérale a rendu une décision de 175 pages (les motifs) concernant l’interprétation du brevet, sa validité (portée excessive, inutilité et ambiguïté), ainsi que la contrefaçon, le délai de prescription et l’opportunité d’accorder des dommages‑intérêts punitifs.

[5]  Dans son appel, Apotex ne conteste pas les conclusions de la Cour fédérale suivant lesquelles l’objet des revendications présente un caractère novateur et inventif (c.-à-d., non évident). Apotex reconnaît aussi que si l’interprétation de la Cour fédérale est jugée valide, ses préparations pharmaceutiques contenant de l’oméprazole ont contrefait le brevet 693.

[6]  Je conviens avec Astra que le présent appel, de même que l’appel incident, ne font intervenir aucun nouveau principe de droit et que leur issue dépend des faits qui leur sont propres. Pour les motifs qui suivent, j’estime que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a interprété les revendications en cause et qu’elle a conclu à leur validité. S’agissant du délai de prescription, j’estime qu’au regard du dossier de la Cour fédérale no T 1890‑11, la Cour fédérale ne s’est pas demandé si un délai de prescription provincial inférieur à six ans s’appliquait à certaines activités de contrefaçon d’Apotex et a commis une erreur (voir les par. 114–118 et 125–126 ci-après). Enfin, j’estime que l’appel incident devrait être rejeté.

I.  CONTEXTE

[7]  À titre de mise en contexte, j’exposerai notamment certains faits et conclusions de la Cour fédérale qui ne sont pas contestés.

[8]  La date de priorité du brevet 693 est le 30 avril 1986; la demande a été déposée au Canada le 29 avril 1987 et le brevet a été délivré le 3 décembre 1991 (motifs, par. 12). Par conséquent, il tombe sous le régime de l’ancienne Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4, qui ne prévoyait pas expressément de délai de prescription applicable aux actions en contrefaçon, contrairement à la version actuelle de la Loi sur les brevets (la Loi), dont l’article 55.01 prévoit, depuis 1993, que les recours visant les actes de contrefaçon sont soumis à un délai de prescription de six ans.

[9]  La revendication 1, qui est au cœur de l’argument lié à l’interprétation soulevé dans le présent appel, est ainsi rédigée :

[traduction]

1. Une préparation pharmaceutique pour administration orale, comprenant : (a) un noyau renfermant une quantité efficace d’une substance choisie dans le groupe constitué par l’oméprazole et un réactif alcalin, d’un sel alcalin d’oméprazole et d’un réactif alcalin, et enfin d’un sel alcalin d’oméprazole seul; (b) un sous‑enrobage inerte qui se dissout ou se désintègre rapidement dans l’eau, qui recouvre le noyau et qui renferme une ou plusieurs couches de substances sélectionnées parmi les excipients des comprimés et les polymères filmogènes; (c) une couche externe recouvrant le sous‑enrobage et constituant un enrobage gastrorésistant et entérosoluble.

[10]  Au moment du dépôt du brevet en question, il était notoire que l’oméprazole était un inhibiteur puissant de la sécrétion d’acide gastrique et qu’il servait au traitement des ulcères gastriques et duodénaux (motifs, par. 5).

[11]  Or, comme l’a relevé la Cour fédérale, l’oméprazole s’est avéré un ingrédient pharmaceutique actif particulièrement difficile à formuler puisqu’il est très acide, sensible à l’humidité et très peu soluble. La solution découverte par les inventeurs comportait plusieurs aspects et réussissait à conjuguer une alcalinité offrant une stabilité de stockage acceptable tout en préservant l’enrobage gastro-résistant nécessaire pour assurer une bonne résistance à l’acide gastrique (motifs, par. 244 et 253).

[12]  La personne versée dans l’art à qui s’adresse le brevet détient un diplôme universitaire en sciences naturelles ainsi qu’une expérience pratique dans l’élaboration de formes posologiques pharmaceutiques : c’est un formulateur pharmaceutique qualifié (motifs, par. 225).

[13]  Astra a mis sur le marché une préparation visée par la revendication 1 sous le nom commercial LOSEC. Entre-temps, Apotex a obtenu en janvier 2004 un avis de conformité (AC) l’autorisant à vendre son produit à base d’oméprazole (vendu sous le nom commercial Apo‑Omeprazole au Canada).

[14]  Le brevet 693 a suscité de nombreux litiges au Canada et aux États‑Unis, et pas seulement entre ces deux parties. Quelques-unes des décisions les ayant tranchés ont été examinées par la Cour fédérale, telles que Astra Aktiebolag v. Andrx Pharmaceuticals, Inc., 222 F. Supp. 2d 423, confirmée par 84 Fed. Appx. 76 (U.S. C.A. Fed. Cir. 2003) et Omeprazole Patent Litigation, Re, 490 F. Supp. 2d 381 (U.S. Dist. Ct. S.D.N.Y. 2007), confirmée par 536 F. 3d 1361 (U.S. C.A. Fed. Cir. 2008). Les tribunaux américains devaient décider si des produits à base d’oméprazole fabriqués par différentes sociétés (notamment celui d’Apotex, dans la deuxième série de décisions), contrefaisaient le brevet 4 786 505, équivalent américain du brevet 693 (motifs, par. 177–178). La Cour fédérale a également cité l’arrêt Apotex Inc. c. AB Hassle, 2003 CAF 409, [AB Hassle] de la Cour, dans lequel le juge Rothstein, tel était alors son titre, avait été appelé à interpréter la revendication 1 du brevet 693 dans le cadre d’une instance relative aux règlements sur les AC (motifs, par. 171–176).

[15]  La Cour fédérale a déclaré qu’il existait sans aucun doute des moyens d’élaborer des préparations utiles d’oméprazole qui ne tomberaient pas sous le coup de la revendication 1 du brevet 693, ainsi que certaines défenderesses l’avaient établi dans le cadre des poursuites intentées aux États‑Unis (motifs, par. 275).

[16]  Apotex a cherché à ne pas empiéter sur le brevet 693 et a cru qu’elle y était parvenue en utilisant un procédé distinct de celui visé par la revendication 17 et décrit dans la divulgation relative au brevet 693. Comme le procédé en question était inconnu lorsque les inventeurs ont déposé leur demande de brevet, il n’était pas présenté dans la divulgation relative au brevet 693 et ne pouvait l’être.

[17]  Comme l’a conclu la Cour fédérale sur la foi des essais effectués par les experts d’Astra en 2004 et 2011, cette dernière a pu établir la composition de la préparation commerciale d’Apotex à base d’oméprazole. Ces essais ont permis d’établir que le produit d’Apotex était constitué d’un noyau contenant de l’oméprazole et un composé à réaction alcaline (CRA), d’un enrobage externe gastro-résistant et d’un sous-enrobage contenant un complexe de copolymère d’acide méthacrylique‑povidone (CAM‑PVP) (motifs, par. 303 et 364). La Cour fédérale a accepté cette preuve.

[18]  Il n’est plus contesté que le produit d’Apotex à base d’oméprazole contient une couche structurelle distincte composée d’un film polymérique qui enveloppe le noyau en le séparant de l’enrobage gastro-résistant. La Cour fédérale a estimé que cette couche était pour l’essentiel continue (les imperfections mineures ne comportant aucune importance fonctionnelle), et inerte (motifs, par. 364). Cette couche, dont l’épaisseur dépasse presque toujours deux microns, constitue une barrière efficace entre le noyau et l’enrobage (motifs, par. 364-365).

[19]  Cette couche située sous l’enrobage gastro-résistant est le fruit d’une réaction chimique entre le CAM présent dans l’enrobage gastro-résistant et le PVP utilisé comme excipient dans le noyau, à l’étape de l’application de cet enrobage sur le noyau des pastilles pendant la fabrication (motifs, par. 303). Les motifs en parlent comme d’un enrobage in situ, par opposition aux enrobages pulvérisés, enduits, pressés ou appliqués individuellement de quelque autre manière dans le cours du procédé de fabrication. Comme nous l’expliquons plus loin, l’une des principales questions à trancher est de savoir si la Cour fédérale a correctement interprété les termes employés dans la revendication 1 avant de conclure qu’une telle couche constitue un « sous-enrobage [. . .] qui recouvre le noyau » suivant les termes de la revendication.

[20]  La Cour fédérale a estimé qu’Apotex aurait pu effectuer des essais analogues à ceux qu’ont menés les experts d’Astra avant de mettre son produit à base d’oméprazole sur le marché, pour savoir s’il contrevenait possiblement à la revendication 1 du brevet 693, puisqu’il présentait tous les éléments essentiels des préparations pharmaceutiques revendiquées visées par ce brevet. Il semble plutôt qu’Apotex ait été convaincue qu’elle ne commettrait pas de contrefaçon parce qu’elle utilisait un procédé différent de celui qui est décrit dans le brevet, et qui ne vise à son avis que les préparations dans lesquelles la couche séparatrice entre le noyau et l’enrobage gastro‑résistant est appliquée en cours de fabrication avant l’application de ce dernier.

[21]  Les parties ont reconnu devant la Cour fédérale que le procédé décrit dans la divulgation relative au brevet 693 ou visé par la revendication 17 n’avait rien d’inventif, si ce n’est qu’il n’avait jamais été utilisé pour fabriquer les préparations pharmaceutiques revendiquées dans le brevet 693. Elles ont d’ailleurs convenu que l’idée originale qui sous-tend les revendications consistait en une formulation d’oméprazole contenant un noyau alcalin, un sous‑enrobage inerte et un enrobage gastro-résistant offrant une stabilité de stockage à long terme et une résistance à l’acide gastrique avantageuses (motifs, par. 226). Comme nous l’indiquons au paragraphe 5, les conclusions de la Cour fédérale suivant lesquelles l’invention n’était ni évidente ni antériorisée ne sont pas contestées dans le présent appel.

[22]  En ce qui a trait à l’appel incident interjeté par Astra pour faire condamner Apotex aux dommages‑intérêts punitifs, les faits pertinents peuvent être brièvement résumés ainsi.

[23]  Astra prétend qu’Apotex a agi de manière déloyale lors du règlement intervenu dans le cadre d’une instance précédente relative à un AC concernant le brevet 693 (no de dossier de la Cour fédérale T ‑1446‑93). M. Sherman, président d’Apotex, avait alors déclaré sous serment que le CRA contenu dans le produit d’Apotex à base d’oméprazole était du phosphate de sodium dibasique, un composé que donne comme exemple le brevet 693. Or, dans sa Présentation de drogue nouvelle adressée au ministre, et à l’insu d’Astra, Apotex y avait substitué l’hydroxyde de magnésium comme CRA, de manière à ne pas empiéter sur un autre brevet d’Astra qui revendiquait le phosphate de sodium dibasique comme agent stabilisant (brevet 1 388 377). Apotex n’a pas avisé Astra de cette substitution alors qu’elle savait clairement que son témoignage sur ce point était inexact (motifs, par. 382–383 et 386).

[24]  Plutôt que de résumer la décision de la Cour fédérale et les diverses conclusions intéressant les questions soulevées dans le présent appel sous une rubrique distincte, je le ferai dans l’analyse de chacune de ces questions, ce qui évitera les répétitions inutiles.

II.  Les questions à trancher

[25]  Les questions à trancher dans le cadre de l’appel sont les suivantes :

  • 1) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur dans l’interprétation du brevet 693? Dans l’affirmative, a-t-elle conclu à tort que le produit d’Apotex à base d’oméprazole contrefaisait le brevet 693 d’Astra?

  • 2) Si son interprétation n’était pas erronée, la Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant :

    • (i) que la divulgation était suffisante?

    • (ii) que la revendication 1 n’était ni trop générale ni ambiguë?

    • (iii) que l’utilité avait été démontrée ou valablement prédite?

  • 3) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en concluant qu’un délai de prescription de six ans s’appliquait au recours contre toutes les activités de contrefaçon d’Apotex?

[26]  Dans l’appel incident, la seule question à trancher est de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en refusant d’accorder des dommages‑intérêts punitifs à Astra.

[27]  À l’audience qui s’est déroulée devant nous, Apotex a reconnu que, comme son argument concernant la bonne interprétation s’inscrit dans celui portant sur la validité, la question d’interprétation du brevet est la plus importante.

[28]  Les normes de contrôle applicables à ces questions sont énoncées dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. S’agissant des questions énoncées aux paragraphes 25(2) et (3), en l’absence d’une erreur de droit qu’il est possible de dégager, Apotex doit établir que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante.

[29]  Bien que certains aient fait valoir que la norme de contrôle applicable à l’interprétation des brevets est celle de l’erreur manifeste et dominante, la Cour suprême a invariablement appliqué la norme de la décision correcte (Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, par. 76, [2002] 2 R.C.S. 1067 [Whirlpool], et Sanofi‑Aventis c. Apotex Inc., 2013 CAF 186, par 32–33, [2015] 2 R.C.F. 644 [Plavix]).

[30]  Cependant, dans son appréciation de la preuve d’experts visant à déterminer comment la personne versée dans l’art comprendrait certains termes spécifiques, la décision de la Cour fédérale commande la déférence. Par exemple, même si elle a noté que la preuve d’experts n’était pas très éclairante quant à l’usage spécialisé du verbe « recouvrer » (motifs, par. 170–175), elle n’était pas du même avis quant au sens du terme « inerte » (motifs, par. 193–194).

III.  ANALYSE

A.  Interprétation

[31]  La Cour fédérale a résumé les principes applicables à l’interprétation des revendications aux paragraphes 160 à 167 de ses motifs. Apotex ne conteste pas qu’elle ait correctement formulé ces principes, mais soutient plutôt qu’elle a adopté une interprétation restreinte et axée sur les résultats en commençant l’analyse par la question de savoir si la revendication 1 visait des préparations composées de « sous‑enrobages qui se forment in situ ». Apotex fait aussi valoir qu’en se concentrant sur la question de savoir si la revendication 1 dans son ensemble se rapportait d’une part à un produit ou de l’autre à un procédé, la Cour fédérale a indûment restreint son examen du libellé de la revendication. Ainsi, selon Apotex, même si la Cour fédérale a formulé les bons principes de droit, elle ne l’a fait que pour la forme. En d’autres mots, la Cour fédérale les a mal appliqués.

[32]  Apotex insiste pour dire que la Cour fédérale a commis une erreur en suivant les conclusions de notre Cour dans l’arrêt AB Hassle puisque, dans cette affaire, et dans les décisions américaines citées par la Cour fédérale, le dossier de preuve était différent. Quoi qu’il en soit, ces tribunaux s’étaient également trompés en n’accordant pas le poids voulu à la divulgation et à la nature de l’invention qui y est décrite lorsqu’ils ont interprété la revendication 1 du brevet 693 ou son équivalent américain.

[33]  Apotex soutient qu’en raison de ces erreurs dans la démarche de la Cour fédérale, en particulier le fait qu’elle n’a pas bien examiné la divulgation faite dans le brevet et ne l’ait pas pondérée adéquatement dans le cadre de son analyse téléologique, la Cour fédérale n’a pas correctement interprété les termes « sous‑enrobage », « recouvre », « sélectionnées parmi » et « inerte ». D’autre part, selon Apotex, la Cour fédérale n’a pas su interpréter la revendication 1 telle que l’aurait comprise une personne versée dans l’art en 1991. Apotex avance que la Cour fédérale a commis une erreur en ce sens qu’on ne saurait faire tomber sous le coup du monopole revendiqué ce que les inventeurs n’avaient pas divulgué dans le brevet 693.

[34]  Apotex soulève plusieurs autres arguments que je n’ai pas l’intention d’aborder parce qu’ils sont tout simplement infondés. J’illustre mon propos à l’aide de deux exemples.

[35]  Apotex prétend que la Cour fédérale a remplacé l’expression « sélectionnées parmi » par le terme « constitué ». Au paragraphe 284 des motifs, sur lequel Apotex s’appuie pour faire valoir cette prétendue « erreur de droit » (exposé du droit d’Apotex, par. 55, note de bas de page 68), le terme « constitué » est employé exactement dans le même sens que dans la revendication 1 et n’est pas censé remplacer l’expression « sélectionnées parmi ». À ce stade de ses motifs, la Cour fédérale avait déjà examiné la composition des pastilles d’oméprazole d’Apotex. À ce titre, elle n’était pas tenue de citer entièrement la dernière partie de l’alinéa (b) de la revendication 1 ni d’en donner une explication contextuelle, puisque la présence d’une couche composée d’un complexe CAM‑PVP était alors un fait établi. Apotex soutient également que la Cour fédérale a commis une erreur en estimant que le terme « sous-enrobage » n’englobait pas les capsules de gélatine. Cette question n’est pas pertinente en l’espèce puisque l’évidence et l’antériorité ne sont plus en litige. Du reste, j’ai soulevé ce point à l’audience, et personne ne m’a expliqué de manière satisfaisante pourquoi il fallait que la Cour tranche cette question pour disposer du présent appel.

[36]  Cela étant dit, j’examinerai à présent quelques conclusions de la Cour fédérale qui touchent au cœur de l’argument principal soulevé par Apotex. Premièrement, la Cour fédérale a conclu que la revendication 1 et celles qui en dépendent étaient des revendications relatives au produit qui ne se limitaient pas aux préparations obtenues par les procédés expressément décrits dans la divulgation (motifs, par 173, 178, 179 et 183).

[37]  La Cour fédérale a également estimé que le verbe « recouvrer » n’était pas un terme technique utilisé par la personne versée dans l’art à qui le brevet s’adresse. Ce terme ne se voit pas donner un sens particulier dans la divulgation et il ne figure qu’une seule fois dans le brevet 693, à la page 5. Les inventeurs ne lui ont donc attribué aucun sens clair et particulier (motifs, par. 170, 179-181 et 189 in fine). La Cour a estimé que le lecteur objectif comprendrait que « l’emploi d’un terme général pour définir le produit ne serait pas suffisant pour introduire une limite de procédé » (motifs, par. 179 in fine). À la lumière du contexte, il m’apparaît que la Cour fédérale associe le terme à la position relative ou à l’organisation spatiale du sous‑enrobage dans les préparations finies visées par les revendications relatives au produit (c.-à-d. dans les comprimés ou pastilles réalisés contenant de l’oméprazole).

[38]  En ce qui concerne le terme « inerte », la Cour fédérale a préféré la preuve de l’expert d’Astra (M. Bodmeier) à celle de l’expert d’Apotex (M. Kibbe). S’agissant de la revendication 1, elle a estimé que, dans le métier, on n’attribuerait pas à ce terme technique un sens traduisant une absence totale de réaction chimique, comme le faisait valoir l’expert d’Apotex. Pour les formulateurs versés dans l’art, ce terme signifierait que les composantes du sous‑enrobage ne doivent pas perturber la fonction de l’enrobage gastro-résistant ni la stabilité du noyau d’oméprazole (motifs, par. 138 et 190–195).

[39]  Quant au sens du terme « sous‑enrobage » employé dans les revendications, la Cour fédérale a examiné la preuve d’experts sur le sens à donner à ce terme. Elle a noté que la plupart des arguments des parties reposaient largement sur la grammaire et le contexte, des matières à l’égard desquelles les avis des experts n’étaient guère utiles (motifs, par. 170). La Cour fédérale a conclu que le terme « sous‑enrobage » dans la revendication 1 serait compris comme désignant une ou plusieurs couches essentiellement continues et dont l’épaisseur est suffisante pour réaliser son objet (motifs, par. 196–208).

[40]  Le sens de l’expression « sélectionnées parmi » n’a pas vraiment fait débat devant la Cour fédérale. C’est une expression souvent employée dans les revendications et bien comprise. La Cour fédérale a examiné l’argument d’Apotex selon lequel cette expression implique un choix (motifs, al. 169(b)). La Cour fédérale n’a pas eu à s’attarder davantage sur cette question puisqu’elle estimait de manière générale que la revendication 1, à la lumière du contexte, ne se limite pas aux préparations obtenues par le procédé décrit dans la divulgation et visé par la revendication 17.

[41]  La question de l’interprétation du brevet étant soumise à la norme de la décision correcte, j’ai analysé pour mon propre compte le brevet 693. Comme l’a suggéré Apotex, j’ai donc envisagé la nature de l’invention en prenant connaissance de tout le mémoire descriptif. Pour les motifs qui suivent, et contrairement à ce qu’Apotex laisse entendre, je ne crois pas que l’invention consiste à maintenir en tout temps (c’est moi qui souligne) une séparation entre le noyau et l’enrobage gastro-résistant, c’est‑à‑dire des premières étapes du procédé de fabrication jusqu’au moment où les produits ou préparations revendiqués sont réalisés et prêts à être stockés puis utilisés dans le traitement de troubles gastro-intestinaux.

[42]  Cela étant dit, les arguments soulevés par Apotex, reproduits ci-dessus aux paragraphes 31 et 32, appellent d’abord quelques remarques.

[43]  C’est mal comprendre les motifs de la Cour fédérale que de soutenir que celle-ci ne mentionne que pour la forme les principes qu’elle a correctement formulés parce qu’elle aborde le problème dont elle est saisie (l’invention vise-t-elle le sous-enrobage qui se forme in situ?) dans la partie du jugement qui a trait à l’interprétation. Il en va de même de l’argument suivant lequel la Cour fédérale n’a en quelque sorte pas tenu compte du libellé des revendications simplement parce qu’elle a considéré le brevet 693 comme une revendication relative à un produit. D’autant plus que c’est Apotex elle-même qui, dans ses observations soumises après le procès, présente la question d’interprétation comme étant celle de savoir si les revendications visaient ou non un produit issu d’une réaction in situ (dossier d’appel, vol. 5, p. 699 et 706). Je ne suis certainement pas disposée à en inférer quoi que ce soit. Cela reviendrait à conclure que le juge Binnie a fait peu de cas de l’un des principes qu’il a énoncés dans l’arrêt Whirlpool parce qu’il a abordé les questions d’interprétation dont la Cour était saisie dans la partie de ses motifs ayant trait à la contrefaçon. Doit‑on en conclure que le savant juge a commis une erreur de droit en ignorant qu’il faut aborder l’interprétation sans tenir compte des questions de validité ou de contrefaçon? Il était peut-être préférable que la Cour fédérale reprenne exactement les termes employés par Apotex, mais il ressort clairement de sa description des enjeux d’interprétation (motifs, par. 163-167 et al. 169(a) et (g)) qu’elle a bien compris les questions dont elle était saisie. Les termes qu’elle a choisis reformulaient la question principale soulevée par Apotex, à savoir que le libellé de la revendication, qu’il s’agisse d’une revendication relative ou non à un produit, ne vise pas une couche (sous l’enrobage gastro-résistant, c.-à-d. le sous-enrobage) appliquée à l’aide d’un procédé qui était inconnu à l’époque.

[44]  Par ailleurs, qualifier la revendication à interpréter comme une revendication relative à un produit (y compris une revendication relative à un produit obtenu par un procédé) ou une revendication relative à un procédé, plutôt que comme une revendication hybride ou relative à l’utilisation, a toujours fait partie de l’exercice d’interprétation, au Canada et partout ailleurs dans le monde à ce que je sache, y compris aux États-Unis, en Australie, au Royaume-Uni et dans l’Union européenne. C’est l’un des principes les plus fondamentaux de la rédaction des brevets dont les tribunaux doivent tenir compte, et c’est ce que fait d’office la Cour suprême du Canada (voir Whirlpool, Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 R.C.S. 902 [Monsanto], Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., 2002 CSC 77, [2002] 4 R.C.S. 153 pour ne nommer que ceux-ci). De plus, il ressort clairement des motifs que la Cour fédérale ne s’est pas limitée à cette caractérisation dans l’interprétation de la revendication 1. Elle a examiné soigneusement le libellé de la revendication elle-même, ainsi que les points de vue divergents des parties et de leurs experts quant à la manière dont celle-ci serait comprise par une personne versée dans l’art. En outre, la Cour fédérale a bien expliqué au procès que le fait de déterminer si la revendication 1 visait un produit comportant trois éléments structurels ne permettait pas entièrement de trancher la question d’interprétation dont elle était saisie, puisqu’il fallait encore cerner le sens des termes utilisés, comme le verbe « recouvrer » (dossier d’appel, vol. 6, transcription du procès, contre-interrogatoire de M. Kibble, p. 24224).

[45]  Enfin, la Cour fédérale a tenu compte comme il se doit de l’arrêt AB Hassle de notre Cour, et noté qu’elle pouvait s’en écarter puisque ce dernier se rapportait à une instance relative à un avis de conformité, ce qu’elle n’aurait pas hésité à faire si la position d’Apotex avait été convaincante. Or, elle estimait que ce n’était simplement pas le cas (motifs, par. 175–178).

[46]  Pour revenir à mon analyse, les principes d’interprétation applicables sont bien établis, et la Cour fédérale les a correctement résumés. Dans les deux arrêts, Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024 [Free World] et Whirlpool, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué que les brevets devaient être interprétés de manière téléologique plutôt que littérale.

[47]  L’interprétation téléologique repose sur l’identification par la cour, avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions précisément utilisés dans les revendications pour décrire ce que l’inventeur considère comme « les éléments "essentiels" de son invention » (Whirlpool, par. 45 et Free World, par. 31). L’intention de l’inventeur ne doit pas être appréciée de manière subjective (c.-à-d. que son témoignage concernant ce qu’il avait en tête n’est pas pertinent). L’intention ressort du libellé des revendications, interprété à la lumière du contexte et de l’objet. La Cour suprême a souligné on ne peut plus clairement que l’intention objective de l’inventeur doit se révéler dans les termes mêmes du brevet. Par conséquent, un brevet ultérieur comme le brevet 2 186 037 d’Astra ne peut pas servir à établir cette intention ni le sens d’un mot. Dans le cas qui nous occupe, le fait que le procédé in situ en cause, qu’il puisse ou non être désigné comme un procédé d’enrobage in situ, ne faisait pas partie des connaissances générales courantes en 1991 ou avant cette date, n’a pas fait débat. Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner les éléments de preuve concernant l’état de la technique après cette date.

[48]  Il est bien établi en droit que les tribunaux examinent la divulgation lorsqu’ils interprètent les revendications. J’ai examiné la divulgation parce qu’elle peut m’aider à décider si l’inventeur a donné un sens particulier à une expression ou à un mot dans la revendication en recourant à une certaine terminologie. Cependant, la divulgation ne peut servir à « élargir ou restreindre la portée de la revendication telle qu’elle était écrite et, ainsi, interprétée » (Whirlpool, par. 52 in fine; voir aussi le commentaire du juge Rothstein dans l’arrêt de principe Apotex Inc. c. Sanofi‑Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, par. 77 in fine, [2008] 3 R.C.S. 265). Il convient de rappeler que la prévisibilité (qui garantit l’équité à l’égard du public, et notamment du concurrent du breveté), exige que la primauté de la teneur de la revendication soit maintenue (Free World, par. 39–41). L’équité à l’égard de l’inventeur est assurée par une interprétation éclairée et téléologique des revendications. Il est donc assez étonnant que ce soit le concurrent qui insiste en l’espèce pour faire accorder à la divulgation plus de poids que la Cour fédérale lui en a accordé, pour restreindre la portée de la revendication, telle qu’elle est rédigée, au stade où l’on ne devrait pas se préoccuper de validité (c.-à-d. la divulgation est-elle insuffisante ou les revendications trop générales?) ou de contrefaçon.

[49]  S’agissant du brevet 693, la divulgation est généralement conforme au modèle habituel dont se servent les agents de brevet pour expliquer l’invention. La divulgation décrit le domaine de l’invention (p. 1, lignes 3 à 7), explique le contexte dans lequel elle s’inscrit, à savoir, comme nous l’indiquions plus tôt, le fait que l’oméprazole était connu pour sa puissante action inhibitrice, les difficultés éprouvées à formuler une forme posologique permettant d’éviter sa dégradation en empêchant tout contact avec le suc gastrique acide ainsi que les composés acides des enrobages gastro-résistants susceptibles d’être utilisés pour remédier au premier problème. La divulgation précise plus loin, aux lignes 15 et 16 de la page 2, que [traduction] « [p]our améliorer la stabilité en stockage, les noyaux renfermant de l’oméprazole doivent également contenir des composés à réaction alcaline » (voir p. ex. p. 1, lignes 16–17 et 29–32; p. 2, lignes 7–13).

[50]  Aux lignes 5 et 6 de la page 3, la divulgation indique que [traduction] « dans les circonstances, il existait une demande quant à l’élaboration de nouvelles préparations d’oméprazole gastro-résistantes offrant une stabilité accrue ». La divulgation décrit ensuite différentes techniques antérieures ayant mené à des préparations comportant une ou plusieurs couches autour du noyau qui n’avaient pas résolu les deux problèmes liés à la formulation des préparations d’oméprazole.

[51]  À la page 4, les inventeurs déclarent : [traduction] « l’objet de la présente invention est de fournir une forme posologique gastro-résistante de l’oméprazole, qui résiste à la dissolution en milieu acide, se dissout rapidement en milieu neutre à alcalin, et offre une bonne stabilité en cas de stockage à long terme ». Ils ajoutent :

[traduction]

Noyaux contenant de l’oméprazole mélangé avec des composés alcalins ou un sel alcalin d’oméprazole mélangé facultativement avec un composé alcalin ou enrobé de deux ou plusieurs couches, la première ou les premières couches étant également hydrosolubles ou se désintégrant rapidement dans l’eau et consistant en des substances non acides, mais autrement inertes et pharmaceutiquement acceptables. Cette ou ces premières couches séparent le noyau alcalin de la couche extérieure, qui est un enrobage gastro-résistant et entérosoluble. La forme posologique finale consistant en un enrobage gastro-résistant est traitée de manière appropriée pour en réduire le contenu en eau jusqu’à un très faible niveau afin d’obtenir une bonne stabilité de la forme posologique en cas de stockage à long terme.

[52]  Pour bien comprendre le brevet 693, il importe de considérer que l’invention comporte deux aspects, comme l’indique la divulgation à la page 5 et le confirment les revendications distinctes 1 et 17. Le premier aspect se rapporte à la préparation pharmaceutique orale constituée des éléments énoncés dans la revendication 1. Le libellé de cette revendication est d’ailleurs repris tel quel aux lignes 4 à 13 de la page 5 de la divulgation. C’est le seul endroit où le verbe « recouvrer » est employé dans la divulgation.

[53]  Le second aspect de l’invention concerne un procédé de fabrication de la préparation orale, et qui comprend l’enrobage. De même, le libellé employé aux lignes 14 à 25 de la page 5 de la divulgation est identique à celui de la revendication 17.

[54]  Il importe également de noter que dans la description détaillée qui figure aux pages 5a à 9 (et presque partout ailleurs dans les pages suivantes de la divulgation), les deux aspects de l’invention sont traités globalement. La deuxième ligne de la page 9 de la divulgation indique clairement que le rédacteur décrit les deux aspects de l’invention sous chacun des sous‑titres de la description détaillée, et que le procédé utilisé pour fabriquer le noyau, la couche séparatrice et la couche de l’enrobage gastro-résistant (sous‑titres dans la divulgation) appartient aux techniques conventionnelles. Ainsi, d’une part, le public dispose des renseignements qui lui permettent de fabriquer la préparation orale de l’invention, comme l’exige la loi, et d’autre part, la revendication 17 est étayée (voir le par. 34(1) de l’ancienne Loi sur les brevets). L’unité de l’invention est par le fait même confirmée, car le procédé décrit dans la divulgation et revendiqué plus loin n’est pas inventif en soi.

[55]  Pour illustrer la démarche globale évoquée plus haut, signalons les pages 6 et 7 de la divulgation, qui expliquent comment le sous-enrobage décrit en page 5 (en particulier l’élément b)) est utilisé pour séparer [traduction] « [l]es noyaux à réaction alcaline contenant de l’oméprazole […] de l’enrobage [gastro-résistant] composé d’un ou de plusieurs polymères contenant des groupes carboxylés libres, sans quoi une dégradation/décoloration de l’oméprazole sera observée pendant la phase d’enrobage ou le stockage » (voir p. 6, lignes 3–6), et comment « [l]es couches séparatrices peuvent être appliquées sur les noyaux — pastilles ou comprimés — par des techniques d’enrobage classiques »; quant à la matière utilisée, « il est possible de choisir des polymères ou des composés inertes hydrosolubles et pharmaceutiquement acceptables utilisés pour le pelliculage, par exemple, le sucre, le polyéthylèneglycole […] ou toute substance apparentée » (voir p. 6, lignes 25–34). La divulgation aborde ensuite l’épaisseur de la couche séparatrice, susceptible de varier selon les préparations (p. ex. comprimés ou pastilles), et la méthode utilisée pour les préparer (voir p. 6, lignes 34–36, p. 7, lignes 6–7). Un autre exemple de cette démarche globale se trouve aux lignes 16 et 17 de la page 7. Il y est question de la couche d’enrobage gastro-résistante, à l’égard de laquelle le rédacteur indique que celle-ci « est appliquée sur les sous-couches recouvrant les noyaux à l’aide de techniques classiques d’enrobage ».

[56]  La divulgation précise clairement, aux lignes 11 à 14 de la page 8, que [traduction] « [s]ans cette couche séparatrice, la résistance aux sucs gastriques serait trop brève et/ou la stabilité de stockage de la forme posologique serait trop courte pour être acceptable ».

[57]  La page 9 contient une explication succincte des modalités d’utilisation et d’administration d’une préparation de l’invention en vue du traitement d’affections à l’égard desquelles l’oméprazole constitue un ingrédient médicamenteux actif connu.

[58]  Les pages 10 à 27 de la divulgation contiennent plusieurs exemples de préparations élaborées à l’aide de techniques connues, notamment des exemples comparatifs de préparations dépourvues de couche de sous‑enrobage. Apotex accorde beaucoup d’importance à ces exemples, allant jusqu’à affirmer, en réponse à une question qui lui a été posée à l’audience, que sans ceux-ci, l’interprétation des revendications n’aurait peut-être pas posé de problème. Vient ensuite une présentation des réalisations privilégiées du procédé revendiqué et des leçons tirées des essais puis, en page 29, une description succincte des études biopharmaceutiques (administration des préparations à des volontaires humains). Comme l’exige la loi, le mémoire descriptif se termine par 19 revendications. Comme nous le mentionnions précédemment, 16 d’entre elles visent des préparations pharmaceutiques orales, alors que la revendication 17 se rapporte à un procédé d’enrobage entrant dans leur fabrication. La revendication 18 vise un emballage commercial contenant une préparation revendiquée aux fins énoncées dans la revendication 19.

[59]  Comme l’a fait avant moi le juge Rothstein dans l’arrêt AB Hassle, je me suis longuement attardée sur la divulgation (même si je ne pouvais pas reproduire tous les passages soulignés par Apotex) au lieu de simplement signaler que je l’avais lue attentivement plus d’une fois. Ce n’est manifestement pas toujours indispensable de procéder ainsi dans les motifs.

[60]  Ayant examiné le mémoire descriptif dans son ensemble, je suis convaincue que l’invention est une préparation pharmaceutique (comme des comprimés ou des pastilles) présentant une structure particulière qui permet d’assurer une stabilité à long terme et une résistance à l’acide gastrique avantageuses.

[61]  Les éléments de cette structure sont les trois qui sont décrits dans la revendication 1, que les inventeurs considéraient manifestement comme essentiels.

[62]  Le « sous-enrobage » est défini dans la revendication elle‑même comme une ou plusieurs couches composées des matières sélectionnées qui sont décrites dans les revendications relatives au produit. Comme le terme l’indique lui-même, cette couche ou ces couches se trouvent sous l’enrobage gastro-résistant (d’où le terme sous-enrobage). Le dossier de preuve et la divulgation confirment la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle il serait entendu pour la personne versée dans l’art que ces couches sont essentiellement continues et que leur épaisseur est appropriée à leur objet. Le rôle de la Cour n’est pas de pondérer à nouveau la preuve à cet égard. Il était également loisible à la Cour fédérale de tirer la conclusion à laquelle elle est parvenue en ce qui regarde le sens du mot « inerte ». Contrairement à ce qu’a suggéré Apotex, ce terme, tel qu’il figure à l’alinéa (b) de la revendication 1, se rapporte à l’état de la ou des couches dans les préparations pharmaceutiques orales réalisées.

[63]  Je suis convaincue que le verbe « recouvrer », qui n’est pas un terme technique, sert à décrire la position ou l’organisation spatiale dans la structure finale des préparations revendiquées. Je conviens avec la Cour fédérale que la divulgation ne lui attribue pas de sens particulier comme c’est le cas pour les termes « enrobé » ou « appliqué ». Il me paraît révélateur que ce terme non technique soit employé à la place de tels mots dans la description de cet aspect de l’invention en page 5. Le rédacteur a décidé d’utiliser une autre expression que celle qui décrit la manière d’obtenir les réalisations privilégiées et le procédé revendiqué dans l’ensemble de la divulgation. Cette interprétation concorde parfaitement avec l’objet de l’invention, comme l’a noté le juge Rothstein au paragraphe 23 de l’arrêt AB Hassle, cité dans les motifs au paragraphe 173. Elle est également conforme à l’idée originale telle qu’elle est admise par les parties, et sur laquelle la Cour fédérale a appuyé sa conclusion non contestée suivant laquelle l’invention était nouvelle et non évidente.

[64]  Contrairement à ce qu’a laissé entendre Apotex, il n’y a pas de redondance inadmissible. Lorsque le terme anglais « disposed » est utilisé pour décrire une position, il doit nécessairement s’accompagner de mots tels que « on », « above », « under » ou « over ». La position particulière de chaque élément essentiel de la structure de ces nouvelles préparations est réitérée non seulement par l’utilisation du verbe « recouvrer » aux alinéas (b) et (c) de la revendication 1, mais aussi par les termes et expressions « sous-enrobage », « une couche externe […] constituant un enrobage gastro-résistant ». Ce n’est pas inhabituel. Les brevets sont rarement considérés comme des chefs-d’œuvre de la langue écrite, et ne sont pas destinés à être perçus comme tels par la personne versée dans l’art. À mon avis, le libellé de la revendication 1 dans son ensemble indique très clairement que la position de chaque élément du produit final est essentielle.

[65]  Compte tenu des constatations factuelles non contestées de la Cour fédérale concernant la structure de la préparation d’Apotex à base d’oméprazole, et de ma conclusion suivant laquelle elle a correctement décidé que la revendication 1 ne prévoyait pas de limite relative au procédé, les conclusions de la Cour fédérale concernant la contrefaçon doivent être maintenues.

IV.  Validité

[66]  Je me penche ensuite sur l’argument voulant que la Cour fédérale ait conclu à tort que les revendications en cause étaient valides. Comme il a été mentionné à l’audience devant nous, nombre des arguments soulevés au chapitre de la suffisance, de la portée excessive et de l’ambiguïté se chevauchent. Comme la Cour fédérale, je les aborderai donc sous la même rubrique, et j’examinerai l’argument concernant l’utilité séparément.

A.  Suffisance, portée excessive et ambiguïté

[67]  La Cour fédérale a estimé que le brevet 693 fournit à la personne versée dans l’art des renseignements utiles et suffisants pour réaliser une formulation d’oméprazole censée résoudre les problèmes rencontrés par les inventeurs. De son point de vue, le fait que certains essais courants de stabilité et de résistance à l’acide gastrique soient encore requis pour permettre de savoir si une formulation donnée présentant les caractéristiques structurelles énoncées dans la revendication 1 fonctionnera comme prévu ne signifie pas que cette revendication a une portée excessive ou qu’elle manque de clarté (motifs, par. 278).

[68]  D’après la Cour fédérale, le formulateur versé dans l’art peut obtenir une formulation utile en suivant les instructions du mémoire descriptif et en effectuant des essais courants et quelques ajustements si nécessaire (motifs, par. 279).

[69]  La Cour fédérale a noté au paragraphe 281 des motifs que le fait que la personne versée dans l’art doive recourir à certaines connaissances de base ou à des essais courants pour réaliser l’invention n’est pas fatal puisque le cadre essentiel de l’invention est fourni. À cet égard, la Cour fédérale a cité l’arrêt Burton Parsons Chemicals, Inc. c. Hewlett‑Packard (Canada) Ltd., [1976] 1 R.C.S. 555 [Burton Parsons], lequel a été analysé dans une décision plus récente rendue par le même juge (Delp c. Fresh Headies Internet Sales Ltd., 2011 CF 1228, par. 13–19 [Delp]).

[70]  La Cour fédérale a également examiné l’argument d’Apotex voulant que certains composés ou matières appartenant aux sélections possibles évoquées dans la revendication 1 soient très réactifs et ne fonctionnent pas. Selon elle, la personne versée dans l’art éviterait les composés très réactifs, le sous‑enrobage devant être inerte, et saurait aussi que la chaleur et l’eau ne sont pas souhaitables, ce qui l’amènerait à en réduire au minimum la teneur ou à en contrôler l’effet (motifs, par. 276–277). Ainsi, la revendication n’a pas une portée excessive compte tenu de la manière dont elle serait comprise par la personne versée dans l’art.

[71]  Apotex soutient que la divulgation du brevet 693 est insuffisante, car si la préparation comprend une couche formée in situ, rien n’indique comment la fabriquer. D’autant plus que le concept de couche formée in situ était inconnu en 1991.

[72]  Apotex affirme en outre que la Cour fédérale a eu tort de suivre la jurisprudence Burton Parsons puisque les essais requis pour voir si une couche s’est formée in situ n’auraient pas été considérés comme courants à l’époque pertinente. Dans l’arrêt Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, aux paragraphes 72 à 79, [2012] 3 R.C.S. 625 [Teva], la Cour suprême du Canada enseigne que le brevet ne peut pas exiger du public qu’il effectue des expériences pour comprendre la portée de l’invention. En l’espèce, d’après Apotex, c’est exactement ce qu’il faudrait faire pour déterminer si une préparation fabriquée à l’aide d’une méthode in situ produirait une couche conforme aux paramètres énoncés dans la revendication 1. Voilà les principaux arguments d’Apotex ayant trait à l’insuffisance, et je les examinerai après avoir exposé ses arguments concernant la portée excessive et l’ambiguïté.

[73]  Apotex soutient également que les revendications du brevet 693 ont une portée excessive, étant donné que les inventeurs n’ont ni divulgué ni réalisé de préparation dans laquelle la couche séparatrice a été fabriquée à l’aide d’un procédé in situ. Selon Apotex, la revendication 1 a une portée excessive parce qu’elle omet un élément essentiel de l’invention, à savoir la nécessité de veiller à ce que l’enrobage gastro-résistant n’entre jamais en contact avec le noyau d’oméprazole.

[74]  Enfin, Apotex affirme que la revendication 1 est ambiguë parce que le public ne sait pas avec certitude jusqu’où il peut aller sans contrefaire le brevet. D’après Apotex, le brevet 693 n’indique pas ce qui est visé ou ne l’est pas, et ce pour diverses raisons.

[75]  Le simple fait qu’Apotex ait fait valoir une interprétation plutôt qu’une autre ne rend pas le libellé de la revendication 1 ambigu pour autant.

[76]  Il est révélateur que l’interprétation dont Apotex soutient qu’elle est erronée ait été confirmée non seulement par la preuve d’expert, mais aussi par tous les tribunaux qui ont eu à interpréter la revendication 1 du brevet 693 ou de son équivalent américain. Nous sommes tous parvenus à la même conclusion quant à son sens et à sa portée. Comment cette revendication peut‑elle être ambiguë lorsqu’elle est envisagée par un esprit désireux de comprendre? À mon avis, cette revendication n’est pas ambiguë.

[77]  La Cour fédérale a tenu pour un fait établi, ainsi qu’il lui était loisible de le faire, qu’Apotex aurait pu déterminer si ses pastilles d’oméprazole comportaient les éléments essentiels de la revendication 1. Au lieu de cela, Apotex s’est contentée d’avancer qu’il ne pouvait y avoir contrefaçon de la revendication si un procédé non décrit dans la divulgation était utilisé, alors même que M. Sherman soupçonnait qu’une couche séparait le noyau alcalin de l’enrobage gastro-résistant. Le fait que M. Sherman ne considérait pas cette couche comme un sous‑enrobage au sens où ce terme est employé dans la revendication 1 est sans importance. Il n’est pas nécessaire que la contrefaçon soit intentionnelle ni que la divulgation explique en détail les essais servant à déterminer s’il y a contrefaçon. Cela dit, j’aborde ensuite l’argument d’Apotex relatif à la suffisance, c’est-à-dire si la divulgation décrit adéquatement l’invention afin de permettre à la personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art où la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’invention.

[78]  Il est acquis aux débats que la divulgation permet à la personne versée dans l’art de réaliser l’invention décrite dans la revendication 1. Ce qu’Apotex soutient en réalité c’est que l’invention doit aussi décrire, par des détails suffisants, tous les procédés permettant de la réaliser en tout temps pendant la durée de validité du brevet 693.

[79]  Il est bien établi en droit des brevets que lorsqu’un produit nouveau et inventif est revendiqué, l’inventeur est seulement tenu de permettre à la personne versée dans l’art de réaliser l’invention en décrivant une méthode ou un procédé pour ce faire (voir par exemple Cobalt Pharmaceuticals Company c. Bayer Inc., 2015 CAF 116, par. 68, 474 N.R. 311). J’estime donc, compte tenu de l’état actuel du droit, que la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur manifeste ou dominante en concluant que les renseignements contenus dans le brevet 693 étaient suffisants.

[80]  Apotex invoque l’arrêt Teva au soutien de son argument selon lequel l’invention n’était pas adéquatement ou suffisamment décrite pour permettre de reproduire le procédé in situ, qui n’est devenu connu et qu’Apotex n’a utilisé que plusieurs années après la délivrance du brevet 693. Ce n’est pas ce qu’enseigne la Cour suprême dans l’arrêt Teva. D’ailleurs, cette affaire se distingue du cas présent, car le problème tenait à ce que l’inventeur n’avait pas divulgué la nature de son invention : en effet, seul un des composés des diverses revendications fonctionnait, et la divulgation ne précisait pas lequel. On ne pouvait donc pas soutenir que l’inventeur avait bien décrit son invention comme l’exige le paragraphe 27(3) de la Loi. En l’espèce, tous les experts ont convenu qu’ils s’attendaient à ce que les formulations (produits) visées par la revendication 1 présentent les avantages énoncés dans le brevet 693 si ses indications étaient suivies.

[81]  Par ailleurs, Apotex se méprend en invoquant l’arrêt Biogen Inc. v. Medeva plc (1996), [1997] R.P.C. 1 (C.L.) [Biogen]. Dans cette affaire, lord Hoffman a estimé que la divulgation était insuffisante en raison du caractère hybride de la revendication et de la nature de l’invention. En l’occurrence, l’inventeur ne pouvait pas revendiquer de produit, car la molécule d’ADN (particule de Dane) qu’il avait fabriquée n’était pas nouvelle, et il ne pouvait non plus revendiquer le procédé, car celui-ci était connu; il devait donc rédiger la revendication visant à décrire le produit à l’égard duquel il tentait d’obtenir un monopole en expliquant d’une part son mode de fonctionnement et d’autre part son procédé de fabrication.

[82]  Comme nous l’indiquons précédemment, le brevet 693 revendique un produit et décrit les éléments essentiels de sa structure finale, si bien que ses revendications diffèrent complètement sur le plan de leur nature de celles dont il était question dans l’affaire Biogen. En fait, l’argument d’Apotex ressemble davantage à celui qui a été soulevé, également sur le fondement de l’arrêt Biogen, dans Generics (UK) Limited v. H. Lundbeck, [2008] EWCA Civ 311, confirmé dans [2009] UKHL 12 [Lundbeck].

[83]  Dans cette affaire, l’inventeur revendiquait un énantiomère appelé escitalopram (une revendication relative à un produit). Il s’agissait de l’ingrédient médicinal actif contenu dans un antidépresseur vendu sous le nom commercial Cipralex. L’étape inventive sur laquelle reposait la revendication concernait la méthode mise au point pour séparer cet énantiomère. Comme l’énantiomère lui-même (c.-à-d. le produit) n’avait jamais été fabriqué, il était nouveau et non évident (le procédé était inventif). À ce titre, l’inventeur était en droit de revendiquer le produit. Le concurrent dans cette affaire avait élaboré une nouvelle méthode de séparation de l’énantiomère et contestait la validité du brevet au motif qu’il n’indiquait pas la méthode utilisée et qu’il était donc insuffisant pour étayer la revendication relative au produit. Cet argument a été rejeté par la Cour d’appel du Royaume-Uni (Lundbeck CA) ainsi que par la Chambre des lords. Évidemment, il ne faut pas entendre par là que les faits de cette affaire correspondent parfaitement à ceux dont nous sommes saisis. Cependant, elle est toujours pertinente pour deux raisons lorsqu’il s’agit d’expliquer en quoi l’argument d’Apotex est lacunaire.

[84]  Premièrement, dans l’arrêt Lundbeck CA, lord Hoffmann, qui siégeait alors au tribunal de la Cour d’appel, explique les enseignements de l’arrêt Biogen; deuxièmement, la Cour d’appel et la Chambre des lords devaient toutes deux se prononcer sur le caractère suffisant de la divulgation, en tenant compte du fait qu’une méthode supérieure de préparation du produit revendiqué (l’escitalopram) avait été développée, qui était inconnue au moment de la publication du brevet et qui n’était manifestement pas décrite dans la divulgation.

[85]  Les motifs de lord Hoffman indiquent on ne peut plus clairement que le droit applicable au Royaume‑Uni quant à cet aspect du critère du caractère suffisant n’a pas changé depuis 1949 (le nouveau concept européen de contribution technique n’est pas pertinent en l’espèce). Aux termes de l’alinéa 72(1)(c) de la Patents Act 1977 (U.K.), 1977, ch. 37, du Royaume-Uni, la Cour peut révoquer un brevet si [traduction] « [son] mémoire descriptif ne divulgue pas l’invention de manière assez claire ou complète pour qu’une personne versée dans l’art puisse la réaliser ». Cette disposition équivaut donc à l’exigence prévue au paragraphe 34(1) de l’ancienne Loi sur les brevets (paragraphe 27(3) de la Loi). Lord Hoffmann et lord Jacob, qui sont renommés pour leur vaste expérience en droit des brevets, ont tous deux reconnu que les nouvelles revendications de produit visaient toutes les méthodes permettant de fabriquer le produit en question, et que la divulgation est suffisante si l’inventeur décrit une méthode permettant d’obtenir le produit. Le critère du caractère suffisant ne comporte tout simplement aucune autre exigence.

[86]  Lord Hoffmann, s’il était sensible à l’opinion exprimée par la défenderesse, ne pouvait toutefois y souscrire; il déclarait au paragraphe 27 :

[traduction]

[27] Je peux comprendre la réaction instinctive du juge — avec laquelle je sympathise — devant la portée inhérente d’une revendication se rapportant à un produit [m]ais je suis d’avis que ni la loi ni la jurisprudence ne justifient son raisonnement. Normalement, dans le contexte d’une revendication se rapportant à un produit, le produit, c’est l’invention. Il est satisfait au critère du caractère réalisable si le mémoire descriptif et les connaissances générales courantes permettent à la personne versée dans l’art de réaliser l’invention. Une seule méthode suffit.

[Non souligné dans l’original.]

[87]  En première instance ([2007] EWHC 1040), la conclusion du juge Kitchin suivant laquelle le brevet était insuffisant reposait entièrement sur l’arrêt Biogen de la Chambre des lords. Dans l’arrêt Lundbeck CA, lord Hoffmann a examiné l’arrêt en question et tiré les conclusions suivantes aux paragraphes 35 et 41 :

[traduction]

[35] À mon avis, donc, l’arrêt Biogen ne concerne que le type de revendication que la Chambre des lords a alors examiné et ne peut être transposé à une revendication de produit ordinaire dans laquelle le produit ne se définit pas par une catégorie de procédés de fabrication. […]

[41] La démarche du juge fait en sorte que les exigences liées au caractère suffisant prévues à l’alinéa 72(1)(c) diffèrent selon la nature de l’étape inventive. S’il s’agit de « décrire un composé nouveau et non évident qui présente un effet avantageux », le juge reconnaît (au paragraphe 263) qu’il suffira d’indiquer une manière de le fabriquer. Mais il n’en va pas de même si l’étape inventive consiste à trouver un moyen de fabriquer un composé évident. À mon avis, toutefois, l’alinéa 72(1)(c) n’établit nulle part de lien entre les exigences liées au caractère suffisant et l’étape inventive. Ce qui doit être suffisamment divulgué pour permettre de la réaliser est l’invention, telle qu’elle est définie dans la revendication. Cela reste vrai, quelle qu’ait pu être l’étape inventive.

[88]  Enfin, lord Hoffman a déclaré :

[traduction]

[40] […] Il ne faut donc pas croire que l’arrêt Biogen met en doute le principe suivant lequel l’inventeur qui trouve le moyen de fabriquer un nouveau produit a le droit de formuler une revendication relative à un produit, quand bien même toutes ses propriétés pouvaient être définies à l’avance et qu’il était évident que sa fabrication était souhaitable.

[89]  Le juge lord Jacob a convenu que l’appel dans l’affaire Lundbeck devait être accueilli pour les motifs énoncés par lord Hoffman; il ajoutait au paragraphe 52, au sujet du caractère suffisant que :

[traduction]

[52] […] Il y a une réponse laconique à cet argument. La revendication se rapporte à l’énantiomère (+), qui est nouveau et non évident. Si l’on se pose la question simple et directe : « Le brevet permet-il à la personne versée dans l’art de le fabriquer? », la réponse tout aussi simple et directe est : « oui ». Donc, pour reprendre le libellé de l’article 83, le brevet divulgue « l’invention de manière assez claire et complète pour qu’une personne puisse la réaliser ».

[90]  Je conclus des paragraphes reproduits ci-dessus que les enseignements de l’arrêt Biogen n’ont tout simplement pas la portée que leur prête Apotex. Il est significatif à mon avis que cette dernière ait essayé depuis le début de présenter la revendication 1 comme une revendication hybride (c.-à-d. une revendication relative à un produit dont la portée est limitée à une manière particulière de fabriquer le produit, indiquée dans son libellé).

[91]  J’examine ensuite la nécessité de procéder à des essais courants pour obtenir une préparation utile. Encore une fois, il est établi en droit que les essais courants sont acceptables comme étapes dans la réalisation (comment arriver à l’invention). Tout comme il n’est pas tenu d’indiquer toutes les méthodes de fabrication d’un produit, l’inventeur n’est pas tenu d’offrir un soutien technique détaillé à l’égard des nouvelles méthodes qui ne sont pas décrites dans la divulgation. Le concurrent ou le particulier qui décide d’employer une méthode qui n’est pas décrite dans le brevet pour fabriquer un produit visé par la revendication doit trouver ailleurs les renseignements nécessaires pour y parvenir. Cette personne peut même inventer une nouvelle méthode et la faire breveter, mais elle doit tout de même obtenir une licence pour se servir des enseignements du brevet qui revendique le produit. En l’espèce, les faits sont incontestés. Le produit d’Apotex comportait les éléments essentiels énoncés dans la revendication 1.

[92]  Enfin, l’argument d’Apotex selon lequel la revendication 1 a une portée excessive (voir le par. 73) me paraît infondé. Comme je l’ai déjà mentionné, je ne crois pas que la séparation de l’enrobage gastro-résistant et du noyau au cours du procédé de fabrication soit un élément essentiel de l’invention visée par la revendication 1.

[93]  Je traite ensuite de la dernière question soulevée à l’égard de la validité du brevet 693 : son utilité — ou inutilité.

B.  Utilité

[94]  Apotex affirme que la Cour fédérale s’est trompée en confondant [traduction] « l’utilité même et le degré d’assurance avec lequel les inventeurs ont fait valoir cette utilité à la date de dépôt » (déclaration d’Apotex à l’audience devant nous). Selon Apotex, les inventeurs n’avaient pas démontré l’utilité des préparations visées par la revendication 1, d’abord parce que trois des formulations mises à l’essai durant le processus d’élaboration ayant mené à l’invention avaient échoué, et ensuite parce qu’ils n’ont jamais mené d’expériences pour démontrer qu’une préparation fabriquée grâce à un procédé in situ fonctionnerait.

[95]  D’après Apotex, Astra devait s’appuyer sur une prédiction valable, mais les inventeurs ne pouvaient simplement rien prédire au sujet d’une préparation dans laquelle la couche séparatrice se forme in situ à l’issue d’une réaction puisqu’ils n’avaient jamais imaginé un tel procédé. Par ailleurs, les exemples que donne le brevet 693 indiquaient que l’application directe de la couche gastro-résistante sur le noyau ne produisait pas les résultats procurant l’avantage « promis ».

[96]  Encore une fois, Apotex combine essentiellement son argument précédent lié à la bonne interprétation de la revendication 1 et sa conception de ce que les exemples figurant dans la divulgation sont censés établir. Ayant rejeté déjà ces arguments, je ne puis accepter qu’ils aient une quelconque pertinence au moment d’évaluer l’utilité.

[97]  Affirmer que l’inventeur doit démontrer l’utilité d’une préparation fabriquée à l’aide d’un procédé qui était inconnu lorsqu’il a revendiqué le produit n’a aucun sens.

[98]  La Cour fédérale était convaincue au vu de la preuve (qui comprenait la déposition de l’expert d’Apotex, M. Kibbe) qu’une formulation comportant les éléments structurels essentiels de la revendication 1 était censée offrir une résistance à l’acide gastrique et une stabilité de stockage à long terme avantageuses (motifs, par. 282). À mon avis, il faut en déduire que la personne versée dans l’art s’attendrait à ce que la formulation offre effectivement ces avantages, selon les renseignements fournis dans le brevet 693, que celui-ci promette ou non qu’un tel résultat soit réalisable (une question qu’il n’est pas nécessaire de trancher en l’espèce).

[99]  Il faut aussi en déduire que les inventeurs avaient, dans la divulgation, énoncé un fondement factuel valable permettant de prédire que les préparations comportant les éléments essentiels énoncés dans la revendication 1 seraient utiles.

[100]  Même si je conviens que le choix du terme « démontrée » au paragraphe 282 n’était pas forcément des plus heureux, je ne suis pas convaincue que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que les revendications n’étaient pas invalides pour ce motif. La Cour fédérale mérite aussi certainement que ses motifs reçoivent une interprétation objective par un esprit désireux de comprendre.

[101]  Le dernier argument à aborder n’a pas été soulevé par Apotex dans ses observations écrites adressées à la Cour fédérale; elle l’a mentionné au passage durant ses plaidoiries devant elle. Devant nous, Apotex a soutenu que M. Lovgren, l’un des six inventeurs, a reconnu que trois des nombreuses formulations mises à l’essai (pas par lui) en 1981 (FBS 136‑1 et FBS 136‑2) et en 1982 (FBS 183‑2) (voir notations des notes de laboratoire, compendium d’Apotex, onglet 90, p. 7819 et 7996) n’ont pas produit le seuil souhaité de résistance à l’acide gastrique d’au moins 85 % après une exposition de deux heures à des liquides gastriques. Apotex n’a pas replacé ces essais dans le contexte du processus long et complexe ayant abouti à l’invention, tel qu’il est décrit dans la partie des motifs où la Cour fédérale traite de l’évidence (voir motifs, par. 263–272). Ces conclusions ne sont pas contestées dans le présent appel.

[102]  Il est assez significatif que les experts d’Apotex n’aient pas fait de commentaire sur cet élément de preuve, et cette dernière ne semble pas l’avoir soulevé lors du contre-interrogatoire de M. Bodmeier. S’agissant des formulations FBS 136‑1 et 2, M. Lovgren a déclaré que l’échec était expliqué dans les documents, mais qu’il ne lui avait pas été donné de présenter cette explication durant son contre-interrogatoire puisque l’avocat d’Apotex y avait coupé court. À l’audience qui s’est déroulée devant nous, Astra a évoqué un problème d’équipement. Quant à la formulation FBS 183‑2, il est possible que l’essai ait échoué pour plusieurs raisons; c’est pourquoi les formulateurs versés dans l’art effectuent toujours des essais. Même un bon cuisinier peut rater une sauce.

[103]  Dans de telles circonstances, il semble que la Cour fédérale n’ait pas jugé nécessaire de tirer de conclusion explicite à cet égard, et je ne suis pas disposée à conclure qu’elle a commis de ce fait une erreur manifeste et dominante.

[104]  Voilà qui complète mon examen des arguments relatifs à la validité. À mon avis, Apotex n’a démontré l’existence d’aucune erreur qui justifierait de modifier la conclusion de la Cour fédérale suivant laquelle les revendications en cause sont valides.

V.  Délai de prescription

[105]  Il importe de rappeler qu’aucune des conclusions de la Cour fédérale touchant les actes de contrefaçon n’a été contestée dans le présent appel (sauf en ce qui a trait à l’interprétation et à son incidence potentielle sur la conclusion relative à la contrefaçon). La seule question dans l’avis d’appel qui concerne les actes de contrefaçon est celle du délai de prescription applicable selon la Cour fédérale (voir avis d’appel, 19, par. 26(l)). En l’occurrence, Apotex conteste uniquement le délai de prescription applicable à l’égard de certains produits fabriqués, vendus et livrés en Ontario, et qui, selon elle, tombe sous le coup du délai de prescription de deux ans. Elle conteste en outre que l’exportation de produits de contrefaçon emporte l’application d’un délai de prescription de six ans. Ces arguments ne sont pertinents qu’au regard de l’action intentée en Cour fédérale en 2011 dans le dossier T ‑1890‑11. En effet, le délai de prescription n’est pas pertinent à l’égard des revendications en cause dans l’action intentée en 2004 (no de dossier T ‑1409‑04), année où Apotex a obtenu son AC pour les produits contrefaits à base d’oméprazole.

[106]  Aux paragraphes 389 et 390 de ses motifs, la Cour fédérale a décrit en termes très généraux comment Apotex dirigeait ses affaires à l’époque pertinente. Elle a conclu que depuis 2004 (et jusqu’à l’expiration du brevet 693 en 2008), Apotex a non seulement contrefait directement le brevet 693 en fabriquant et en vendant au Canada son produit à base d’oméprazole, mais a aussi incité ses clients (revendications 1, 5, 6 et 13) et les utilisateurs dans tout le Canada (revendication 19) à des actes de contrefaçon (motifs, par. 391).

[107]  La partie des motifs traitant de la prescription est courte, mais les arguments écrits présentés sur ce point à la fin du procès l’étaient également. Il incombait à Apotex d’établir tous les faits nécessaires pour que la Cour fédérale conclue qu’un délai de prescription inférieur à six ans s’appliquait à l’égard de l’ensemble ou de certaines des activités de contrefaçon ayant incité Astra à demander une réparation pécuniaire. Les dommages-intérêts devaient être évalués au deuxième stade de l’instance. Apotex n’a fait comparaître qu’un seul témoin, M. Fahner, pour expliquer comment elle dirige ses affaires et où et comment ses produits sont fabriqués, vendus et distribués.

[108]  La Cour fédérale estimait, compte tenu des faits de la présente affaire, qu’un délai de prescription de six ans s’appliquait à l’égard de tous les actes de contrefaçon commis par Apotex. Comme nous l’avons indiqué, Apotex soutient dans son mémoire que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en concluant que ce délai de six ans s’appliquait à l’égard des actes de contrefaçon concernant ses produits à base d’oméprazole ayant été fabriqués, vendus et distribués en Ontario ou exportés depuis cette province. Apotex n’a invoqué aucun élément de preuve dans la courte partie de son mémoire traitant de ce motif d’appel (une page et demie, à partir de la p. 29) et ne l’a pas fait non plus durant ses plaidoiries. Il semble qu’elle ait considéré cet enjeu comme une pure question de droit.

[109]  À mon avis, tel n’est pas le cas. L’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 est ainsi libellé :

39. (1) Sauf disposition contraire d’une autre loi, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale dont le fait générateur est survenu dans cette province.

39. (1) Except as expressly provided by any other Act, the laws relating to prescription and the limitation of actions in force in a province between subject and subject apply to any proceedings in the Federal Court of Appeal or the Federal Court in respect of any cause of action arising in that province.

(2) Le délai de prescription est de six ans à compter du fait générateur lorsque celui‑ci n’est pas survenu dans une province.

(2) A proceeding in the Federal Court of Appeal or the Federal Court in respect of a cause of action arising otherwise than in a province shall be taken within six years after the cause of action arose.

[110]  Je ne suis pas certaine que les conclusions de la Cour fédérale ne reposent que sur son interprétation prétendument erronée de cette disposition et sur son opinion voulant que le paragraphe 39(2) ait pour objet « de faciliter l’existence d’un forum judiciaire permettant de régler le règlement unique de litiges qui portent sur des activités recoupant des frontières provinciales et internationales » (motifs, par. 397).

[111]  La Cour fédérale estimait, semble-t-il, que ce point soulevait des problèmes de preuve; elle ne pouvait conclure que le fait générateur en ce qui a trait aux produits de contrefaçon n’était survenu qu’en Ontario. Elle paraît avoir accepté l’argument d’Astra selon lequel le fait générateur à l’égard de chacun de ces produits était indivisible, étant donné que les ventes du produit contrefait réalisées dans une province pouvaient aussi emporter contrefaçon dans une autre province, si le même produit était revendu ou réexpédié ou en cas d’incitation de tiers dans d’autres ressorts (motifs, par. 396-397).

[112]  Si la Cour fédérale a conclu que le délai de prescription de six ans s’appliquait à l’égard de tous les actes de contrefaçon en cause parce qu’elle croyait que l’extrait du paragraphe 39(2) « lorsque [le fait générateur] n’est pas survenu dans une province » voulait dire « lorsque l’un d’eux n’est pas survenu dans une seule province », je conviens que son interprétation est erronée. Si l’on tient compte en effet du libellé du paragraphe 39(1) et de la compétence des provinces en matière de propriété et de droits civils, une telle interprétation est déraisonnable puisque chaque acte de contrefaçon constitue un fait générateur distinct.

[113]  Bien que je sois sensible à l’aspect pratique d’une telle interprétation (confirmée par la modification apportée à la Loi sur les brevets en 1993), lorsque les règles de droit sont formulées dans un texte législatif, les tribunaux doivent les énoncer telles qu’elles y sont exprimées. En l’espèce, la loi exige de déterminer le lieu où chaque fait générateur est survenu.

[114]  Aux fins de l’analyse relative à la prescription, l’essentiel est qu’un fait générateur survient dans une province si tous les éléments qui le constituent surviennent dans cette province, suivant la jurisprudence de la Cour (voir Canada c. Maritime Group Canada Inc., [1995] 3 C.F. 124 (C.A.), par. 9, et Plavix, par. 105). Le délai de prescription provincial s’applique ainsi à l’égard des actes de contrefaçon qui n’ont eu lieu que dans une seule province. La vente par Apotex, à partir de son bureau de Toronto, à un distributeur situé en Ontario serait donc soumise au délai de prescription applicable en Ontario puisque la vente constitue l’acte de contrefaçon. De même, la vente par Apotex à partir de son bureau de Toronto à un distributeur d’une autre province serait soumise au délai de prescription applicable dans la province où la vente a eu lieu. Le jugement de la Cour fédérale devra être modifié pour qu’il prévoie la possibilité que certaines opérations soient soumises au délai de prescription provincial applicable.

[115]  La question se complique lorsqu’il s’agit d’envisager la responsabilité d’Apotex en ce qui a trait à l’incitation à la contrefaçon. Il s’agit d’actes de contrefaçon distincts (donc de faits générateurs distincts). Pour déterminer où sont survenus les faits générateurs de l’incitation à la contrefaçon, il faut suivre le critère en trois volets bien établi à cet égard. Ce critère a été décrit en ces termes dans l’arrêt Corlac Inc. c. Weatherford Canada Ltd., 2011 CAF 228, 422 N.R. 49 :

[162] Il est bien établi en droit que celui qui incite ou amène un autre à contrefaire un brevet se rend coupable de contrefaçon du brevet. Une conclusion d’incitation requiert l’application d’un critère à trois volets. Premièrement, l’acte de contrefaçon doit avoir été exécuté par le contrefacteur direct. Deuxièmement, l’exécution de l’acte de contrefaçon doit avoir été influencée par les agissements du présumé incitateur de sorte que, sans cette influence, la contrefaçon directe n’aurait pas eu lieu. Troisièmement, l’influence doit avoir été exercée sciemment par le vendeur, autrement dit le vendeur doit savoir que son influence entraînera l’exécution de l’acte de contrefaçon : Dableh c. Ontario Hydro,[1996] 3 C.F. 751, paragraphes 42 et 43 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [1996] C.S.C.R. no 441; AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien‑être social), 2002 CAF 421, 22 C.P.R. (4th) 1, paragraphe 17 (C.A.), autorisation de pourvoi refusée, [2002] C.S.C.R. no 531; MacLennan c. Produits Gilbert Inc., 2008 CAF 35, 67 C.P.R. (4th) 161, paragraphe 13.

[116]  Dans la mesure où le critère relatif à l’incitation à la contrefaçon exige un acte de contrefaçon commis par un tiers, on ne peut dire que le fait générateur est survenu dans une seule province que si l’incitation d’Apotex et l’acte de contrefaçon du tiers sont survenus dans la même province. Dans ce cas, le délai de prescription provincial s’applique. Si la revente constitue l’acte de contrefaçon, elle doit avoir eu lieu dans la même province que l’incitation. Dans tous les autres cas, le délai de prescription de six ans prévu au paragraphe 39(2) s’applique.

[117]  La conclusion de la Cour fédérale selon laquelle Apotex a incité des tiers à contrefaire la revendication 19, qui porte sur l’utilisation du produit breveté dans le traitement de troubles gastro‑intestinaux, soulève d’autres difficultés. Répétons que l’utilisation par le contrefacteur ultime, le patient, et les actes d’incitation d’Apotex doivent être survenus dans la même province pour que s’applique le délai de prescription provincial. Dans tous les autres cas, le délai de prescription de six ans prévu au paragraphe 39(2) s’applique.

[118]  Pour résumer, j’estime que la Cour fédérale a commis une erreur en n’envisageant pas la possibilité que des délais de prescription provinciaux s’appliquent à l’égard de certains actes de contrefaçon. Je ne pense pas que la possibilité de plusieurs actes de contrefaçon découlant d’une seule opération change quoi que ce soit. La Cour fédérale semble avoir conclu que le délai de prescription de six ans s’appliquait à l’égard de tous les actes de contrefaçon, puisqu’une seule vente à un distributeur peut constituer une contrefaçon par vente, une contrefaçon par incitation à la revente et une incitation à la contrefaçon par utilisation et puisque certains de ces actes de contrefaçon pouvaient survenir dans plus d’une province. À mon avis, cette conclusion est erronée.

[119]  Cet exercice exige une analyse très poussée des faits, ce qui explique sans aucun doute pourquoi le législateur a décidé de modifier la Loi pour prévoir un délai de prescription uniforme. Malheureusement, la Cour fédérale devra se charger de cette lourde tâche.

[120]  S’agissant des produits exportés par elle, Apotex n’a soumis aucune observation détaillée à la Cour fédérale. Elle a simplement déclaré qu’elle se réservait le droit de contester le délai de prescription établi dans l’arrêt Plavix, puisque cette décision avait été portée en appel devant la Cour suprême du Canada. Après que les observations écrites ont été soumises à la Cour fédérale, Apotex a abandonné son appel devant la Cour suprême du Canada. La Cour fédérale était donc liée par la décision de notre Cour dans l’arrêt Plavix.

[121]  Bien que l’ordonnance finale modifiée dispose qu’Apotex a contrefait le brevet en ayant [traduction] « exporté » (voir ordonnance du 15 juillet 2015, par. 1), la Cour fédérale n’évoque pas cet aspect des activités de contrefaçon d’Apotex dans la partie de ses motifs ayant trait à la prescription, si ce n’est pour noter que ses activités commerciales s’exercent à l’échelle nationale et internationale.

[122]  Apotex conteste la décision rendue par notre Cour dans l’arrêt Plavix au motif que celle-ci n’a pas tenu compte de sa propre jurisprudence Beloit Canada Ltd. c. Valmet‑Dominion Inc., [1997] A.C.F. no 486, aux par. 56–79 (sub nom. J.M. Voith GmbH c. Beloit Corp.)(1997), 73 C.P.R. (3d) 321, aux p. 341–348 [Beloit], et qu’elle a incorrectement interprété et appliqué l’arrêt Markevich c. Canada, 2003 CSC 9, [2003] 1 R.C.S. 94 [Markevich] de la Cour suprême du Canada.

[123]  L’argument qu’Apotex nous a soumis était laconique. Je noterai que même s’il lui est loisible de contester la décision rendue par notre Cour dans l’arrêt Plavix, elle ne peut toutefois faire valoir que nous avons conclu à tort que l’exportation constituait un acte de contrefaçon. Apotex avait concédé ce point (voir Plavix, par. 85-88). La seule question à trancher dans cette affaire concernait le délai de prescription applicable. Cela étant dit, l’argument avancé par Apotex ne satisfait pas au critère énoncé dans l’arrêt Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370. Dans l’affaire Plavix, notre Cour a bien analysé l’arrêt Markevich et a mentionné l’arrêt Beloit au paragraphe 108 pour étayer un autre point de vue. De plus, dans le second arrêt, notre Cour n’a jamais abordé l’exportation puisque les parties ne l’avaient pas soulevée. Je ne vois donc aucune raison de revenir sur notre décision sur ce point. D’autant plus que le délai de prescription applicable à l’égard de tous les actes de contrefaçon est prévu par la Loi depuis plus de 20 ans, comme je le dis précédemment. Il ne doit donc guère rester d’affaires concernant des brevets régis par l’ancienne Loi sur les brevets. À mon avis, la question la plus intéressante, dont nous ne sommes pas saisis en l’espèce et que nous n’avions pas à trancher dans l’affaire Plavix, est de savoir si l’exportation constitue en soi un acte de contrefaçon distinct. Or, comme nous l’avons dit, Apotex n’a pas mentionné cette question dans son avis d’appel.

[124]  Pour conclure cette section, je note que la Cour fédérale devait décider si des délais de prescription provinciaux s’appliquaient à l’égard des produits de contrefaçon au sujet desquels Astra réclame des dommages-intérêts en vertu du paragraphe 39(1), comme je l’explique aux paragraphes 114 à 118. La Cour fédérale ne pouvait pas simplement décréter que le délai de prescription de six ans prévu au paragraphe 39(2) s’appliquait en bloc à l’égard de toutes les activités de contrefaçon d’Apotex.

[125]  Cela dit, la Cour n’est pas en mesure de savoir si la preuve produite durant la première phase du procès était suffisante pour que la Cour fédérale puisse même trancher la question. Je note que l’ordonnance de disjonction du 3 août 2012 n’aborde pas expressément la prescription. Le contraire aurait certainement été préférable. Il se peut très bien que ces questions aient été évoquées au stade de la gestion de l’instance ou de l’instruction et que la Cour fédérale soit mieux équipée pour les traiter.

[126]  Comme la Cour fédérale doit encore instruire la deuxième partie de l’instance, il me paraît préférable de lui laisser le soin de trancher cette question et de déterminer les éléments de preuve qu’elle jugera pertinents pour ce faire.

VI.  Appel‑incident d’Astra

[127]  Astra réclamait des dommages-intérêts punitifs, les dépens avocat‑client, ou les deux, au motif qu’Apotex avait menti dans le cadre du règlement intervenu lors d’une précédente instance relative à un AC (T ‑1446‑93) concernant le brevet 693 (motifs, par. 382).

[128]  Après avoir examiné la preuve pertinente (motifs, par. 382–386) et cité expressément la décision antérieure du juge Kelen de la Cour fédérale dans AstraZeneca Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 1278, confirmée dans 2005 CAF 58, et sur laquelle Astra s’appuyait largement pour faire valoir que les dommages-intérêts punitifs étaient la mesure de réparation la plus indiquée, la Cour fédérale a déterminé qu’elle pouvait à bon droit sanctionner la conduite inopportune d’Apotex en rendant une ordonnance quant aux dépens, dont le montant exact serait débattu un autre jour, conformément à la demande des parties.

[129]  Le paragraphe 386 des motifs de la Cour fédérale est ainsi rédigé :

[386] Si la preuve qui m’a été soumise avait établi que la substitution non divulguée par Apotex d’un CRA pour un autre était un facteur important dans le règlement de l’instance relative à un AC antérieur, un bon argument en faveur de dommages‑intérêts punitifs aurait été établi. Cette preuve est toutefois absente en l’espèce. Je ne suis pas non plus convaincu qu’Apotex a fait délibérément une fausse déclaration au sujet de sa formulation d’oméprazole dans le but de tromper AstraZeneca. Il semble qu’Apotex n’ait pas retiré d’avantages particuliers du fait d’avoir déclaré faussement à AstraZeneca le CRA qu’elle entendait utiliser. Cependant, lorsque l’erreur a été relevée, Apotex a manqué à son obligation d’en informer AstraZeneca. Tant M. Niebergall que M. Sherman ont fait preuve d’insouciance au sujet de l’exactitude de témoignage sous serment, ainsi que de négligence en ne rectifiant pas le dossier dès qu’il avait été possible de le faire. Il est évident qu’il est nécessaire de faire preuve d’une exactitude scrupuleuse ainsi que d’un traitement équitable dans le cadre du système des AC. Les parties doivent comprendre qu’on ne peut pas fermer les yeux sur l’insouciance et le manque de franchise absolue. Il s’agit là d’aspects qui peuvent avoir une incidence sur la question des dépens. Les parties demandent que ces derniers soient mis en délibéré. Je les entendrai donc ultérieurement au sujet de l’importance de cette preuve, le cas échéant, pour l’adjudication des dépens.

[130]  Astra soutient que la Cour fédérale a mal interprété le droit en demandant qu’une [traduction] « tromperie intentionnelle » soit prouvée pour justifier l’octroi de dommages-intérêts punitifs et en insistant sur la position d’Astra plutôt que sur la conduite d’Apotex. Astra ajoute que la Cour fédérale a tiré des conclusions de fait contradictoires : au paragraphe 382 de ses motifs, elle a reconnu qu’Apotex avait initialement remplacé le phosphate de sodium dibasique (indiqué comme ingrédient par M. Sherman) par l’hydroxyde de magnésium comme CRA dans sa formulation pour ne pas empiéter sur un autre brevet (le brevet 377 selon les motifs).

[131]  Enfin, Astra prétend que la Cour fédérale a conclu à tort qu’Apotex n’avait tiré aucun avantage particulier de sa fausse déclaration sur le CRA dans le dossier T‑1446‑93, puisqu’elle a pu obtenir quelques années plus tard le rejet d’une autre demande relative à un AC intentée par Astra et le propriétaire japonais du brevet 377 dans Astra Pharma Inc. c. Canada (Ministre de la Santé et du Bien‑être social), [2000] A.C.F. no 1426 [Astra Pharma]. Astra soutient que ce rejet a permis en fin de compte à Apotex d’obtenir un AC en 2004 et d’être la première fabricante de médicaments génériques à commercialiser une version générique de LOSEC.

[132]  Premièrement, je ne pense pas que la première phrase du paragraphe 386 des motifs prouve que la Cour fédérale concevait mal le droit régissant les dommages‑intérêts punitifs, qu’elle est présumée connaître. Je crois plutôt que la Cour fédérale a simplement mentionné son avis au vu des faits de la présente affaire et a précisé qu’elle aurait été plus encline à accorder des dommages‑intérêts punitifs si Astra avait établi que les déclarations d’Apotex concernant son utilisation du phosphate de sodium dibasique constituaient un facteur important dans le règlement (cette conclusion de fait n’est pas contestée).

[133]  Je ne suis pas non plus convaincue qu’il va de soi que la Cour fédérale a mal compris le droit applicable tout simplement parce qu’elle a tiré des conclusions de faits auxquelles n’est pas subordonné en droit l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui permet d’accorder des dommages‑intérêts punitifs. Ses conclusions de fait étaient pertinentes lorsqu’il s’agit d’évaluer la gravité et la nature de la conduite d’Apotex, et il lui était loisible d’examiner ces deux questions au moment d’exercer son pouvoir discrétionnaire. Les dommages‑intérêts punitifs peuvent être accordés en cas de contrefaçon de brevet, mais ne le sont qu’exceptionnellement (Bell Helicopter Textron Canada Limitée c. Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219, par. 184, [2013] A.C.F. no 1043). Il était donc permis à la Cour fédérale de tirer des conclusions de fait expliquant son appréciation de la preuve présentée.

[134]  Deuxièmement, selon moi, la Cour fédérale n’a pas tiré de conclusions de fait contradictoires, comme le prétend Astra. Au paragraphe 386 de ses motifs, reproduit précédemment, la Cour fédérale pose la question de savoir si Apotex a tiré un avantage de la fausse déclaration qu’elle a faite sur sa formule lorsque la preuve inexacte a été présentée. Ce passage se rapporte logiquement à la déclaration antérieure de la Cour fédérale qui se disait non convaincue qu’Apotex avait voulu tromper Astra au moment de la fausse déclaration. Il n’y avait aucun rapport avec les raisons ayant poussé Apotex à modifier sa formule dans le courant de 1995, bien avant la déposition de M. Sherman. À l’époque, le brevet 377 ne figurait pas sur la liste de brevets (voir Astra Pharma, par. 3). La procédure étant longue et complexe entre le moment du dépôt de la preuve de M. Sherman et 2004, il était loisible à la Cour fédérale de rejeter les observations d’Astra sur ce point.

[135]  La Cour ne doit pas modifier à la légère la pondération de la preuve par la Cour fédérale ou sa décision sur la réparation la plus indiquée. Je note que si Astra l’estime toujours indiqué, elle pourra faire valoir à l’audience portant sur les dépens que c’est sur la foi de la formule, telle que M. Sherman l’avait divulguée, qu’elle avait intenté l’action dans l’instance T‑2026‑99. Son action avait été rejetée avec dépens, Apotex ayant convaincu la Cour qu’elle n’utilisait pas le phosphate de sodium dibasique dans la formule soumise au ministre.

[136]  Pour conclure, je ne suis pas convaincue que la Cour peut intervenir en l’espèce parce que la Cour fédérale a mal interprété le droit ou commis une erreur manifeste et dominante dans l’évaluation des faits.

VII.  CONCLUSION

[137]  Compte tenu de ce qui précède, je ferais partiellement droit à l’appel. Je modifierais ainsi le paragraphe 8 du jugement de la Cour fédérale, tel qu’il a été modifié par l’ordonnance du 15 juillet 2015 :

8) Pour ce qui est du dossier de la Cour portant le numéro T‑1890‑11 seulement :

a)  la Cour déclare qu’AstraZeneca AB ne peut pas obtenir de réparation à l’égard des activités de contrefaçon ou d’incitation à la contrefaçon ayant eu lieu avant le 22 novembre 2005 en raison de la prescription, et les demandes de réparation présentées par AstraZeneca AB à l’égard des activités ayant eu lieu avant le 22 novembre 2005 sont rejetées;

b)  les délais de prescription provinciaux s’appliquent à l’égard des activités de contrefaçon ou d’incitation à la contrefaçon qui satisfont aux critères énoncés aux paragraphes 114 à 118 des motifs (2017 CAF 9);

Nonobstant cette modification, Astra a largement eu gain de cause dans le présent appel, je lui accorderais donc 90 % de ses dépens en appel.

[138]  Je rejetterais aussi l’appel incident, avec dépens en faveur d’Apotex.

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

« Je suis d’accord

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d’accord

A.F. Scott, j.c.a. »

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL DU JUGEMENT DE LA COUR FÉDÉRALE EN DATE DU 16 mars 2015, Nos T ‑1409‑04 et T ‑1890‑11 (2015 CF 322)

DOSSIER :

A‑201‑15

 

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c. ASTRAZENECA CANADA INC. et AKTIEBOLAGET HÄSSLE et entre APOTEX INC. c. ASTRAZENECA AB et AKTIEBOLAGET HÄSSLE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MARS 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 JANVIER 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Harry B. Radomski

Me Richard Naiberg

Me Ben Hackett

POUR L’APPELANTE

 

Me Gunars Gaikis

Me Lynn Ing

POUR LES INTIMÉES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

POUR L’APPELANTE

Smart & Biggar

Toronto (Ontario)

POUR LES INTIMÉES

 

 

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