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Date : 20170112


Dossiers : A-396-15

A-398-15

Référence : 2017 CAF 6

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

 

Dossier : A-396-15

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

appelante

et

VITERRA INC. et
OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

intimés

Dossier : A-398-15

ET ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX
DU CANADA

appelante

et

RICHARDSON INTERNATIONAL LIMITED et
OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

intimés

Audience tenue à Vancouver (Colombie-Britannique), le 21 avril 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 janvier 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20170112


Dossiers : A-396-15

A-398-15

Référence : 2017 CAF 6

CORAM:

LE JUGE NADON

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

 

Dossier : A-396-15

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

appelante

et

VITERRA INC. et
OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

intimés

Dossier : A-398-15

ET ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX
DU CANADA

appelante

et

RICHARDSON INTERNATIONAL LIMITED et
OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I.  Introduction

[1]  La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le CN ou l’appelante) interjette appel des décisions préliminaires et finales que l’Office des transports du Canada (l’Office) a rendues le 18 décembre 2014 et le 20 mai 2015. Ce dernier a conclu, conformément aux articles 113 à 115 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, c. 10 (LTC), que l’appelante ne s’était pas acquittée de ses obligations en matière de niveau de services envers les intimées, Viterra Inc. (Viterra) et Richardson International Limited (Richardson) (collectivement, les intimées), et a ordonné la prise de mesures de réparation.

[2]  Pour les motifs qui suivent, je ferais droit aux appels.

II.  Les faits

[3]  La récolte céréalière de 2013 a été la plus importante dans l’histoire du Canada; cette année-là, 75,8 millions de tonnes métriques de grain ont été récoltées. Incapable de suffire entièrement à la demande accrue des expéditeurs de grain canadiens en services de transport de marchandises, le CN a opté pour une méthodologie de rationnement des wagons calculée selon l’utilisation que chaque expéditeur avait faite de ses services de transport de grain au cours de la période de pointe post-récolte de la campagne agricole 2012-2013 et a réparti le parc de wagons à chacun suivant ce calcul.

[4]  Au début d’octobre 2013, le CN a fait part aux expéditeurs de grain canadiens, et en particulier aux intimées, du pourcentage du parc de wagons qui serait affecté à chacune d’elles. Au cours de la période visée par les plaintes des intimées (une période de 39 semaines débutant en octobre 2013 dans le cas de Viterra et de 25 semaines débutant en janvier 2014 dans le cas de Richardson), le nombre de wagons que le CN a procuré aux intimées est resté en deçà des pourcentages indiqués, selon sa méthodologie de rationnement.

[5]  Outre la récolte céréalière record, l’hiver a été particulièrement rigoureux dans les Prairies en 2013-2014 et, de ce fait, le CN a dû adapter son dispositif en vue d’assurer la circulation et l’exploitation sécuritaires des trains (p. ex., trains raccourcis circulant à vitesses réduites), ce qui a diminué sa capacité de transport de grain.

[6]  Au début du mois de mai 2014, après que l’Office eut délivré le 2 mai 2014 une ordonnance provisoire dans le cadre d’une instance sans lien avec la présente mettant en cause Louis Dreyfus Commodities Canada Ltd. (lettre-décision no 2014-05-02) (l’ordonnance provisoire visant Dreyfus), le CN a avisé les intimées qu’il allait réduire davantage le nombre de wagons qui leur étaient affectés, et ce toutes les trois semaines, pendant l’application de l’ordonnance provisoire visant Dreyfus.

[7]  Dans son instance devant l’Office, engagée le 14 avril 2014, Dreyfus affirmait que le CN avait manqué à ses obligations en matière de niveau de services à l’égard de quatre de ses silos élévateurs en Saskatchewan et en Alberta au cours de la campagne agricole 2013-2014. Dreyfus a fait valoir que le CN ne lui avait pas fourni le nombre de wagons auxquels elle avait droit, conformément à un contrat confidentiel conclu entre les parties.

[8]  Après la délivrance de l’ordonnance provisoire visant Dreyfus, tant Viterra que Richardson ont tenté en vain d’intervenir dans cette instance. En rejetant la requête en intervention de Viterra et de Richardson, l’Office a indiqué que, si les intimées étaient insatisfaites du niveau de services reçus du CN, elles devaient déposer leurs propres plaintes à ce sujet sous le régime de la LTC.

[9]  Le 3 octobre 2014, l’Office a rendu sa décision finale concernant la plainte de Dreyfus, concluant que le CN ne s’était pas acquitté des obligations en matière de niveau de services que lui imposent les articles 113 à 115 de la LTC (lettre-décision no 2014-10-03) (l’ordonnance finale visant Dreyfus). Plus précisément, l’Office a jugé que, les parties ayant conclu un contrat confidentiel au sens du paragraphe 113(4) de la LTC, il ne lui était pas loisible, en raison du paragraphe 116(2), de mener une enquête sur le caractère raisonnable des services que le CN avait offerts. L’Office a indiqué qu’il était plutôt tenu de donner effet aux conditions dont les parties avaient convenu. Le fait que le CN n’avait pas procuré à Dreyfus le nombre de wagons promis a porté un coup fatal à l’affaire.

[10]  Le CN a obtenu l’autorisation de porter en appel devant notre Cour l’ordonnance finale visant Dreyfus. Le 16 septembre 2016, dans l’arrêt Canadian National Railway Company c. Louis Dreyfus Commodities Canada Ltd et Office des transports du Canada, 2016 CAF 232, [2016] A.C.F. no 1018 (Louis Dreyfus Commodities), notre Cour a rejeté l’appel du CN. Je reviendrai à cette décision plus loin dans les présents motifs.

[11]  Les 12 et 20 juin 2014, Richardson et Viterra ont déposé leurs plaintes respectives auprès de l’Office, affirmant que le CN ne s’était pas conformé aux obligations en matière de niveau de services que lui imposaient les articles 113 à 115 de la LTC. Plus précisément, les intimées ont formulé les prétentions suivantes :

  1. le CN avait omis de leur fournir le service équivalant au pourcentage indiqué du parc de wagons sur une longue période;

  2. le CN avait, de manière arbitraire et discriminatoire, réduit davantage le nombre des wagons auxquels elles avaient droit de façon à pouvoir s’acquitter de ses obligations découlant de l’ordonnance provisoire visant Dreyfus.

III.  Les décisions de l’Office

A.  Les décisions préliminaires de l’Office

[12]  Le 18 décembre 2014, l’Office a rendu des décisions préliminaires au sujet des plaintes de Viterra et de Richardson concernant le niveau de services. Il s’est dit d’avis que, même si le rationnement ne constituait pas une solution d’usage en cas de fluctuations saisonnières de la demande relative au transport du grain canadien, la campagne record de 2013 constituait une situation extraordinaire qui justifiait le rationnement.

[13]  L’Office a opté pour l’« approche d’évaluation » en trois volets qu’il avait énoncée dans l’ordonnance finale visant Dreyfus (paragraphes 36 à 75) pour analyser toutes les demandes en matière de niveau de services déposées en vertu des articles 113 à 115 et les services fournis par le CN. L’approche d’évaluation oblige l’Office à examiner trois questions : 1) la demande de services de l’expéditeur était-elle raisonnable? 2) La compagnie de chemin de fer a-t-elle répondu à cette demande? 3) Dans la négative, y a-t-il des raisons qui pourraient justifier ce manquement? Si oui, la compagnie de chemin de fer n’aura pas manqué à ses obligations. S’il n’existe aucune justification raisonnable, la compagnie de chemin de fer aura manqué à ses obligations et les réparations possibles seront examinées.

[14]  En appliquant cette approche d’évaluation aux plaintes de Viterra et de Richardson, l’Office a déterminé que le nombre de wagons auxquels les intimées avaient droit selon la méthodologie de rationnement du CN constituait une demande raisonnable. L’Office a souligné que, même si la méthodologie de rationnement ne garantissait pas un nombre précis de wagons, chaque expéditeur avait droit, de manière non arbitraire et non discriminatoire, au nombre de wagons que représentait leur part de marché. Comme les pourcentages du parc de wagons attribués à chaque expéditeur étaient précis et comme le CN n’avait pas informé les expéditeurs de la souplesse prévue de la méthodologie de rationnement, l’Office a rejeté l’argument de ce dernier voulant que cette répartition ne fut qu’à titre indicatif.

[15]  Vu qu’il n’avait pas été satisfait à la demande de services des intimées, l’Office a cherché les justifications possibles du manquement, en vain. Il a conclu que, même si le CN ne s’était pas engagé par contrat à fournir le service équivalant au pourcentage du parc de wagons indiqué, les intimées avaient droit à ce niveau de service, car il s’agissait d’une demande raisonnable pour l’application des articles 113 à 115 de la LTC.

[16]  Au sujet de l’effet de l’ordonnance provisoire visant Dreyfus, l’Office a conclu qu’il ne pouvait « déterminer l’ampleur de l’incidence de l’arrêté provisoire de [cette ordonnance] sans preuve à l’appui ou analyse détaillée de la question de savoir si CN [avait] attribué ces wagons en les soustrayant du nombre total de wagons ou du nombre de wagons attribués à des expéditeurs particuliers de façon rotative et démesurée [...] » (paragraphe 112 de la décision préliminaire concernant Viterra et paragraphe 107 de la décision préliminaire concernant Richardson). De l’avis de l’Office, les compagnies de chemin de fer nécessitaient une certaine souplesse pour leur permettre de réagir à des situations inattendues, dans la mesure où un expéditeur ne saurait se voir accorder un nombre de wagons inférieur à sa part de marché pour une période donnée. Si le nombre de wagons pouvait être réduit, la réduction devait être répartie équitablement entre tous les expéditeurs visés par le rationnement.

[17]  L’Office a conclu que le « CN a arbitrairement décidé de soumettre [les intimées] à une réduction fixe du nombre de wagons, sans égard à ce qu’aurait été la juste part de la réduction assumée par [les intimées] selon une méthodologie de rationnement fondée sur la part de marché » (paragraphe 134 de la décision préliminaire concernant Viterra et paragraphe 129 de la décision préliminaire concernant Richardson). Selon l’Office, il s’agissait d’un manquement aux obligations du CN en matière de niveau de services.

[18]  L’Office a donc conclu, suivant son approche d’évaluation en trois volets, que :

  1. la demande des intimées quant au respect des pourcentages indiqués constituait une demande de service raisonnable;

  2. le CN n’avait pas répondu à cette demande;

3.  le CN n’avait pas motivé son manquement en matière de niveau de services.

L’Office a donc ordonné au CN de fournir aux intimées le nombre de wagons qui représentaient leur part de marché et de mettre en œuvre un protocole de communication détaillé.

B.  Les décisions finales de l’Office

[19]  Le 20 mai 2015, l’Office a rendu ses décisions finales au sujet des plaintes en matière de niveau de services que Viterra et Richardson avaient déposées. Il a passé en revue les justifications et a décidé que l’écart cumulatif réel correspondait à un certain nombre de wagons. Il a ordonné au CN de rembourser cette créance d’une manière précise et détaillée.

[20]  Le 10 août 2015, notre Cour a accueilli la requête du CN en appel des décisions préliminaires et finales de l’Office, conformément au paragraphe 41(1) de la LTC.

IV.  Les questions en litige

[21]  L’appel soulève les quatre questions qui suivent :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. L’Office était-il compétent pour trancher les plaintes des intimées?

  3. L’Office a-t-il outrepassé sa compétence en tranchant les plaintes des intimées?

  4. L’Office a-t-il commis une erreur en concluant que le CN avait manqué à l’obligation en matière de niveau de services que la loi lui imposait?

V.  Les observations des parties

[22]  Comme je l’explique ci-après, j’estime que la première et la quatrième questions en litige permettent de trancher les présents appels. Or, il est utile d’exposer les observations respectives des parties à l’égard de toutes les questions pour bien saisir les décisions de l’Office. Ces observations permettent aussi d’étoffer la quatrième question, à laquelle je réponds que l’Office a bel et bien commis une erreur en décidant que le CN avait manqué à l’obligation en matière de niveau de services que prévoient les articles 113 à 115 de la LTC.

A.  Les observations du CN

[23]  Le CN soutient que l’Office n’était pas compétent pour trancher les plaintes des intimées, lesquelles, à son avis, ne concernaient pas le niveau de services. Organe administratif, l’Office ne jouit que des pouvoirs que la loi lui confère. L’Office est habilité à se prononcer sur les plaintes en matière de niveau de services par l’article 116 de la LTC, mais non à faire appliquer la méthodologie de rationnement d’une compagnie de chemin de fer.

[24]  De plus, le CN soutient que l’Office a excédé sa compétence en prescrivant la manière de rationner les wagons à toutes les compagnies de chemin de fer. À cet égard, le CN fait valoir que l’Office a manqué à son obligation d’équité procédurale en tranchant une question qui débordait le cadre de l’instance. Plus particulièrement, le CN reproche à l’Office d’avoir spécifié comment la méthodologie de rationnement doit être appliquée (paragraphes 189 à 192 de la décision préliminaire de l’Office concernant Viterra et paragraphes 184 à 188 de la décision préliminaire de l’Office concernant Richardson), faisant remarquer que les intimées n’avaient pas contesté sa méthodologie de rationnement.

[25]  En outre, le CN affirme que l’Office ‑ dont les pouvoirs visent spécifiquement les plaintes et non pas le système ferroviaire dans son ensemble ‑ a transformé le règlement des plaintes en un examen systémique illégal. De l’avis du CN, l’Office n’a pas le mandat de réglementer généralement le trafic ferroviaire ou les activités des compagnies de chemin de fer.

[26]  Le CN soutient également que l’Office a conclu à tort qu’il avait manqué à l’obligation en matière de niveau de services que lui impose la LTC, car l’Office a confondu la méthodologie de rationnement du CN et son obligation légale. Le CN rappelle qu’il nécessite une certaine souplesse afin de pouvoir réagir en cas d’imprévu et qu’il ne devrait pas être tenu à une formule mathématique. Selon le CN, l’Office a eu tort de décider qu’il devait justifier tout écart par rapport aux pourcentages calculés selon la méthodologie de rationnement qui, à son avis, n’étaient qu’indicatifs. De l’avis du CN, la conclusion erronée selon laquelle il avait manqué à son obligation légale découlait de l’approche d’évaluation que l’Office a appliquée pour rendre ses décisions préliminaires. Le CN affirme que cette approche impose un fardeau indu aux compagnies de chemin de fer.

[27]  Enfin, le CN soutient que l’Office n’était pas habilité à ordonner une certaine application de la méthodologie de rationnement ou à ordonner l’affectation de wagons soustraits du nombre total. Bien qu’il estime que le premier élément ne relève pas des pouvoirs que la loi confère à l’Office, le CN affirme que le deuxième élément le contraindrait inévitablement à manquer à son obligation en matière de niveau de services envers d’autres expéditeurs de grain.

B.  Les observations des intimées

[28]  Les intimées soulignent tout d’abord que le CN a omis de soulever la question de la compétence de l’Office devant ce dernier. Elles demandent donc à la Cour de faire fi de ces arguments. Elles soutiennent que, en tout état de cause, leurs plaintes relevaient clairement du mandat de l’Office, car elles concernaient véritablement le niveau de services, même si elles demandaient que le CN respecte sa méthodologie de rationnement. À leur avis, l’Office n’a pas fait appliquer autre chose que l’obligation que la LTC impose au CN.

[29]  En réponse à l’argument du CN selon lequel l’Office avait outrepassé sa compétence en transformant l’examen des plaintes en un examen systémique, les intimées disent que l’Office a simplement formulé des principes généraux concernant les méthodologies de rationnement. À leur avis, l’Office a énoncé des lignes directrices, et non des prescriptions. De plus, même si le CN prétend que la méthodologie de rationnement n’était pas en litige devant l’Office, selon elles, cette méthodologie se trouve au cœur de leurs plaintes.

[30]  En ce qui concerne l’approche d’évaluation de l’Office, les intimées disent qu’elle n’impose pas d’obligation absolue aux compagnies de chemin de fer, contrairement aux observations du CN. Selon elles, cette approche est dans le droit fil de la jurisprudence, en ce sens que la demande de service doit être raisonnable. Par ailleurs, elles soulignent que le CN avait été avisé expressément, bien avant la tenue de l’audience, que l’Office adopterait cette approche.

[31]  Enfin, les intimées font valoir que les pouvoirs de réparation que le paragraphe 116(4) de la LTC confère à l’Office sont généraux et comprennent l’affectation de wagons soustraits du nombre total.

C.  Les observations de l’Office

[32]  L’Office soutient qu’il a qualité pour être entendu dans l’appel de décisions qu’il a rendues, au titre du paragraphe 41(4) de la LTC. Selon lui, la LTC lui confère des pouvoirs vastes et discrétionnaires l’habilitant à rendre des ordonnances lorsqu’il conclut qu’une compagnie de chemin de fer ne s’acquitte pas de son obligation en matière de niveau de services. Il affirme avoir établi l’approche d’évaluation pour améliorer l’examen des questions qui relèvent de sa compétence.

VI.  L’analyse

A.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[33]  Les appels du CN contre les décisions préliminaires et finales de l’Office sont soumis à notre Cour en vertu du paragraphe 41(1) de la LTC, dont le texte est le suivant : 

Appel

Appeal from Agency

41 (1) Tout acte — décision, arrêté, règle ou règlement — de l’Office est susceptible d’appel devant la Cour d’appel fédérale sur une question de droit ou de compétence, avec l’autorisation de la cour sur demande présentée dans le mois suivant la date de l’acte ou dans le délai supérieur accordé par un juge de la cour en des circonstances spéciales, après notification aux parties et à l’Office et audition de ceux d’entre eux qui comparaissent et désirent être entendus.

41 (1) An appeal lies from the Agency to the Federal Court of Appeal on a question of law or a question of jurisdiction on leave to appeal being obtained from that Court on application made within one month after the date of the decision, order, rule or regulation being appealed from, or within any further time that a judge of that Court under special circumstances allows, and on notice to the parties and the Agency, and on hearing those of them that appear and desire to be heard.

[34]  Bien qu’il s’agisse d’appels prévus par la loi, la norme de contrôle applicable est celle que la Cour suprême a énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190. En effet, dans l’arrêt Mouvement laïque québécois c Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, la Cour suprême conclut que l’appel légal d’une décision d’un tribunal administratif spécialisé est assujetti aux principes du droit administratif. Plus particulièrement, au paragraphe 38 de ses motifs, elle opine ainsi :

Lorsqu’une cour de justice contrôle la décision d’un tribunal administratif spécialisé, la norme d’intervention doit être déterminée en fonction des principes du droit administratif. C’est le cas lorsque le contrôle s’exerce par suite d’une demande de révision judiciaire, mais aussi lorsqu’il procède par voie d’appel prévu par une loi.

[Non souligné dans l’original]

[35]  Le CN n’a pas abordé la question de la norme de contrôle. Les intimées et l’Office affirment qu’à l’exception de la question d’équité procédurale soulevée par le CN, les décisions de l’Office sont assujetties à la norme de la décision raisonnable. Effectivement, l’appel légal qui fait intervenir l’interprétation de la loi constitutive d’un tribunal administratif, comme c’est le cas en l’espèce, fait naître une présomption en faveur de l’application de cette norme (voir Ontario (Commission de l’énergie) c. Ontario Power Generation Inc., 2015 CSC 44, [2015] 3 R.C.S. 147, au paragraphe 73, et Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, au paragraphe 30).

[36]  L’Office est un organisme administratif spécialisé ayant une expertise technique. Selon la Cour suprême et notre Cour, les décisions de l’Office ressortissant à son expertise et à son mandat étaient assujetties à la norme de contrôle caractérisée par la retenue (Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650, paragraphe 100; Compagnie des chemins de fer Nationaux du Canada c. Richardson International Limited, 2015 CAF 180, paragraphes 25 à 31; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Office des transports du Canada, 2010 CAF 65, [2011] 3 R.C.F. 264, paragraphes 28 à 30).

[37]  Plus particulièrement, quant à la caractérisation par l’Office d’une plainte en matière de niveau de services, notre Cour affirme, dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer Nationaux du Canada c. Office des transports du Canada, 2013 CAF 270 (paragraphes 3 à 5), que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[38]  Les questions que soulèvent les présents appels portent sur l’interprétation par l’Office de sa loi constitutive et relèvent clairement de son expertise. De plus, les parties ne contestent pas la jurisprudence. Je suis donc d’avis que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je conviens avec les intimées et l’Office que celle de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale (Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 R.C.S. 502, paragraphe 79), mais point n’est besoin d’en dire davantage à ce sujet, car il n’est pas nécessaire que je me prononce sur l’argument fondé sur l’équité procédurale qu’invoque le CN pour trancher l’appel.

[39]  Passons à l’examen au fond des appels. Ayant conclu que l’Office a commis une erreur susceptible de contrôle en décidant que le CN avait manqué à son obligation légale en matière de niveau de services, je n’ai pas à trancher les questions nos 2 et 3, sur la compétence de l’Office.

B.  L’Office a-t-il commis une erreur en concluant que le CN avait manqué aux obligations en matière de niveau de services que la loi lui imposait?

[40]  Examinons d’abord les dispositions applicables de la loi :

Acheminement du trafic

Accommodation for traffic

113 (1) Chaque compagnie de chemin de fer, dans le cadre de ses attributions, relativement au chemin de fer qui lui appartient ou qu’elle exploite :

113 (1) A railway company shall, according to its powers, in respect of a railway owned or operated by it,

a) fournit, au point d’origine de son chemin de fer et au point de raccordement avec d’autres, et à tous les points d’arrêt établis à cette fin, des installations convenables pour la réception et le chargement des marchandises à transporter par chemin de fer;

(a) furnish, at the point of origin, at the point of junction of the railway with another railway, and at all points of stopping established for that purpose, adequate and suitable accommodation for the receiving and loading of all traffic offered for carriage on the railway;

b) fournit les installations convenables pour le transport, le déchargement et la livraison des marchandises;

(b) furnish adequate and suitable accommodation for the carriage, unloading and delivering of the traffic;

c) reçoit, transporte et livre ces marchandises sans délai et avec le soin et la diligence voulus;

(c) without delay, and with due care and diligence, receive, carry and deliver the traffic;

d) fournit et utilise tous les appareils, toutes les installations et tous les moyens nécessaires à la réception, au chargement, au transport, au déchargement et à la livraison de ces marchandises;

(d) furnish and use all proper appliances, accommodation and means necessary for receiving, loading, carrying, unloading and delivering the traffic; and

e) fournit les autres services normalement liés à l’exploitation d’un service de transport par une compagnie de chemin de fer.

(e) furnish any other service incidental to transportation that is customary or usual in connection with the business of a railway company.

[...]

...

Contrat confidentiel

Confidential contract between company and shipper

(4) Un expéditeur et une compagnie peuvent s’entendre, par contrat confidentiel ou autre accord écrit, sur les moyens à prendre par la compagnie pour s’acquitter de ses obligations.

(4) A shipper and a railway company may, by means of a confidential contract or other written agreement, agree on the manner in which the obligations under this section are to be fulfilled by the company.

Installations de transport

Facilities for traffic

114 (1) Chaque compagnie de chemin de fer doit, dans le cadre de ses attributions, fournir aux personnes et compagnies les aménagements convenables pour la réception, le transport et la livraison de marchandises sur son chemin de fer et en provenance de celui-ci, pour le transfert des marchandises entre son chemin de fer et d’autres chemins de fer ainsi que pour le renvoi du matériel roulant.

114 (1) A railway company shall, according to its powers, afford to all persons and other companies all adequate and suitable accommodation for receiving, carrying and delivering traffic on and from its railway, for the transfer of traffic between its railway and other railways and for the return of rolling stock.

[...]

...

Installations convenables

Adequate and suitable accommodation

115 Pour l’application des paragraphes 113(1) ou 114(1), des installations convenables comprennent des installations :

115 For the purposes of subsection 113(1) or 114(1), adequate and suitable accommodation includes reasonable facilities

a) pour le raccordement de voies latérales ou d’épis privés avec un chemin de fer possédé ou exploité par une compagnie visée à ces paragraphes;

(a) for the junction of private sidings or private spurs with a railway owned or operated by a company referred to in that subsection; and

b) pour la réception, le transport et la livraison de marchandises sur des voies latérales ou épis privés, ou en provenance de ceux-ci, ainsi que le placement de wagons et leur traction dans un sens ou dans un autre sur ces voies ou épis.

(b) for receiving, carrying and delivering traffic on and from private sidings or private spurs and placing cars and moving them on and from those private sidings or private spurs.

Plaintes et enquêtes

 

Complaint and investigation concerning company’s obligations

116 (1) Sur réception d’une plainte selon laquelle une compagnie de chemin de fer ne s’acquitte pas de ses obligations prévues par les articles 113 ou 114, l’Office mène, aussi rapidement que possible, l’enquête qu’il estime indiquée et décide, dans les cent vingt jours suivant la réception de la plainte, si la compagnie s’acquitte de ses obligations.

 

116 (1) On receipt of a complaint made by any person that a railway company is not fulfilling any of its service obligations, the Agency shall

(a) conduct, as expeditiously as possible, an investigation of the complaint that, in its opinion, is warranted; and

(b) within one hundred and twenty days after receipt of the complaint, determine whether the company is fulfilling that obligation.

Contrat confidentiel

Confidential contract binding on Agency

(2) Dans les cas où une compagnie et un expéditeur conviennent, par contrat confidentiel, de la manière dont la compagnie s’acquittera de ses obligations prévues par l’article 113, les clauses du contrat lient l’Office dans sa décision.

 

(2) If a company and a shipper agree, by means of a confidential contract, on the manner in which service obligations under section 113 are to be fulfilled by the company, the terms of that agreement are binding on the Agency in making its determination.

[41]  Pour ce qui est de la démarche à suivre au sujet des articles 113 à 115 de la LTC, il n’est pas contesté que la décision que la Cour suprême a rendue dans l’affaire A.L. Patchett & Sons Ltd. v. Pacific Great Eastern Railway, [1959] R.C.S. 271, 17 D.L.R. (2d) 449 (Patchett), demeure l’arrêt de principe sur la question. L’essentiel de cet arrêt figure aux paragraphes 5, 6, 105 et 111, où les trois juges majoritaires opinent ainsi :

[traduction]

5.  Abstraction faite des dispositions légales, lorsqu’une société privée offre un service de transport public à titre d’entreprise commerciale, elle suppose qu’en l’absence de faute de sa part, elle disposera des moyens normaux pour remplir son obligation. Le transporteur n’est obligé, dans tous les aspects de l’entreprise, que dans une mesure raisonnable. Seule est absolue sa responsabilité spéciale, de longue date, d’assureur de marchandises, et celle-ci sous-tend le libellé général de la loi. Cette réserve concernant des conditions raisonnables joue dans l’un des aspects de la question qui fait l’objet de la présente plainte, soit la disponibilité des installations et du matériel. Par exemple, une compagnie de chemin de fer n’est pas tenue de fournir en tout temps suffisamment de wagons pour satisfaire à toutes les demandes. Ses besoins financiers constituent son premier souci et jouent un rôle essentiel dans son exploitation, liés comme ils le sont à son obligation d’assurer le transport à des prix raisonnables. Des particuliers ont investi du capital et assumé les risques de l’exploitation; on ne saurait les contraindre à se ruiner en donnant plus que ce à quoi les engage leur profession publique, c’est-à-dire un service raisonnable. Sauf en cas de disposition expresse ou d’obligation légale particulière, cette caractéristique s’applique à l’ensemble des activités du transporteur. C’est là le champ des obligations dans lequel se trouve le transporteur visé par la loi. [Le juge Rand]

6.  Les exemples de ces situations extrêmes fournissent des balises utiles en cas d’arrêts partiels de travail causés par des conflits patronaux-syndicaux. Comme l’obligation est de portée raisonnable, l’issue de chaque situation dépend de toutes les circonstances en présence. Le transporteur doit, à tous les égards, prendre des mesures raisonnables pour préserver sa fonction publique. Sa responsabilité envers toute personne lésée par l’arrêt ou le refus de service doit être déterminée en fonction de ce que la compagnie de chemin de fer, à la lumière de sa connaissance des faits – autrement dit des faits dont elle peut raisonnablement être au courant ‑, a effectivement fait ou peut faire pour redresser la situation. Dans l’examen des considérations pertinentes, le temps peut se révéler un facteur déterminant. [Le juge Rand]

[...]

105.  Je souscris aux opinions qu’ont exprimées les juges Coady et Sheppard de la Cour d’appel ainsi que mon confrère le juge Rand, à savoir que l’obligation légale imposée à l’intimée est, non pas une obligation absolue, mais une obligation relative de fournir des services dans la mesure où il est raisonnablement possible de le faire. [Le juge Abbot, références omises.]

[...]

111.  [...] Je suis également d’avis que l’alinéa 203(1)c) impose à la compagnie de chemin de fer une obligation, non pas absolue, mais relative, telle que la définit dans ses motifs mon confrère le juge Rand. [Le juge Judson]

[Non souligné dans l’original.]

[42]  Dans l’arrêt de notre Cour Compagnie des Chemins de fer Nationaux du Canada c. Northgate Terminals Ltd., 2010 CAF 147, [2011] 4 R.C.F. 228, la juge Sharlow, s’exprimant au nom des juges majoritaires, indique aux paragraphes 34 et 35 des motifs la manière dont elle conçoit le principe énoncé dans l’arrêt Patchett :

[34]  Patchett est généralement reconnu comme l’arrêt de principe sur la question de savoir si les services fournis par une compagnie de chemins de fer sont suffisants. CN soutient que Patchett a établi que trois principes de droit n’ont pas été appliqués correctement, voire pas du tout appliqués, par l’Office. Selon CN, les trois principes sont : 1) une compagnie de chemins de fer n’est pas tenue de fournir en tout temps un nombre suffisant de wagons pour répondre à toutes les demandes, 2) l’obligation de fournir des services de transport est assujettie à des frais raisonnables et 3) l’obligation de la compagnie de chemins de fer de fournir des services fait pendant à l’obligation corrélative du client de lui donner des moyens raisonnables de les fournir.

[35]  Patchett consacre le principe que le devoir d’une compagnie de chemins de fer de remplir ses obligations quant au niveau de services [traduction] « s’accompagne de l’obligation d’agir de façon raisonnable pour tout ce qui relève de son champ d’action » (sauf en ce qui a trait à ses responsabilités particulières à titre d’assureur de biens, ce qui n’est pas en question en l’espèce). Selon mon interprétation de Patchett, les trois propositions énoncées par CN dans sa plaidoirie ne constituent pas des principes de droit autonomes. Il s’agit de lignes directrices qui doivent éclairer toute décision de l’Office relativement à une plainte quant au niveau de services, mais qui n’appellent pas nécessairement une issue particulière. En effet, pour rendre une décision relativement à une telle plainte, l’Office doit mettre en balance les intérêts de la compagnie de chemin de fer avec ceux du plaignant dans le contexte des faits particuliers de l’affaire.

[Non souligné dans l’original.]

[43]  Par conséquent, la réponse à la question de savoir si une compagnie de chemin de fer a fourni ou non des installations convenables à l’égard des marchandises à transporter dépendra de toutes les circonstances pertinentes, évaluées à la lumière de ce qui est raisonnable. Donc, pour effectuer l’enquête que le paragraphe 116(1) de la LTC commande, l’Office doit rendre sa décision en tenant compte de la totalité des circonstances, sans oublier que les obligations de la compagnie de chemin de fer ne sont pas absolues.

[44]  Revenons aux décisions préliminaires de l’Office du 18 décembre 2014 car, pour trancher les appels, il est nécessaire de les examiner plus en détail.

[45]  Appliquant son approche d’évaluation, l’Office a premièrement cherché à savoir si la demande des intimées – exigeant le respect des pourcentages indiqués ‑ était raisonnable. Premièrement, l’Office a convenu que « la campagne agricole 2013-2014 présentait un ensemble de circonstances extraordinaires justifiant la nécessité temporaire d’une méthodologie de rationnement » (paragraphe 54 de la décision préliminaire concernant Viterra et paragraphe 55 de celle concernant Richardson).

[46]  Deuxièmement, étant donné que les plaintes des intimées portaient exclusivement sur le nombre de wagons qui leur étaient affectés selon la méthodologie de rationnement du CN, l’Office déciderait si leurs demandes à cet égard étaient raisonnables.

[47]  Troisièmement, après avoir fait part de son opinion sur l’emploi d’une méthodologie de rationnement par une compagnie de chemin de fer et les critères à respecter à cet égard, l’Office a souligné que, comme les intimées ne contestaient pas « la validité de la décision de CN d’utiliser une méthodologie de rationnement fondée sur les parts de marché » (paragraphe 58 de la décision préliminaire concernant Viterra et paragraphe 59 de celle concernant Richardson), il trancherait leurs plaintes en déterminant le niveau de services auxquels elles avaient droit, compte tenu des pourcentages que leur attribuait la méthodologie de rationnement du CN.

[48]  Quatrièmement, l’Office a ensuite analysé l’argument du CN selon lequel sa méthodologie de rationnement n’emportait pas un engagement contraignant, mais donnait une indication seulement, autrement dit, il s’agissait d’un objectif qu’il tenterait d’atteindre. Selon l’Office, si c’était le cas, le CN se devait d’être plus précis dans ses rapports avec les intimées. Il a noté que les pourcentages avaient été exprimés non pas « de façon approximative, mais avec un degré de précision à la première décimale » (paragraphe 60 de la décision préliminaire concernant Viterra et paragraphe 61 de celle concernant Richardson).

[49]  Ensuite, l’Office ayant déclaré que la méthodologie de rationnement du CN n’assurait pas aux intimées un nombre précis de wagons, il a conclu qu’elles avaient néanmoins droit au service équivalant au pourcentage déterminé selon la méthodologie de rationnement. Il a ajouté que « [l]e rationnement ne peut pas être appliqué de manière arbitraire ou discriminatoire, sans aucune responsabilité, et une méthodologie de rationnement cesse d’être conforme aux obligations en matière de niveau de services de la compagnie de chemin de fer si elle n’est pas appliquée de manière équitable, rigoureuse et uniforme » (paragraphe 61 de la décision préliminaire concernant Viterra et paragraphe 62 de celle concernant Richardson).

[50]  L’Office a donc clos le premier volet de son approche d’évaluation en concluant au caractère raisonnable de la demande des intimées, qui exigeaient que le CN leur fournisse le service équivalant aux pourcentages indiqués (paragraphe 65 de la décision préliminaire concernant Viterra et paragraphe 66 de celle concernant Richardson).

[51]  À la deuxième étape de son approche d’évaluation, l’Office a conclu que le CN n’avait pas fourni aux intimées le service équivalant au pourcentage du parc de wagons indiqué. Plus particulièrement, il était d’avis que le CN n’avait pas répondu, lors de la campagne agricole 2013-2014, à la demande de services de Richardson pour la période s’étendant des semaines 23 à 47, et des semaines 9 à 47 dans le cas de Viterra.

[52]  À la troisième étape de son approche d’évaluation, l’Office a cherché à savoir si ce manquement de la part du CN était justifiable.

[53]  Le CN a fait valoir qu’une certaine souplesse était nécessaire au cours de la campagne agricole 2013-2014 en raison des circonstances difficiles. L’Office, reconnaissant ce besoin, a conclu que la méthodologie de rationnement du CN « permet[tait] déjà un niveau de souplesse suffisant » (paragraphe 154 de la décision préliminaire concernant Viterra et paragraphe 149 de celle concernant Richardson).

[54]  Le CN a affirmé avoir pris toutes les mesures raisonnables sur le plan commercial pour transporter le plus de grain possible au cours de la campagne agricole 2013-2014. Par exemple, il avait fait l’acquisition de wagons-trémies supplémentaires ainsi que de locomotives puissantes afin de répondre à la demande accrue de services, et il avait augmenté ses ressources humaines. Toutefois, l’Office a fait remarquer que les efforts du CN avaient été insuffisants pour répondre à la demande accrue, concluant que « les difficultés d’acquisition de capacité ne devraient avoir aucune influence sur un programme de rationnement fondé sur des attributions par pourcentage, et ne justifient pas sa mauvaise application » (paragraphe 163 de la décision préliminaire concernant Viterra et paragraphe 158 de celle concernant Richardson).

[55]  Le CN a fait valoir de plus qu’au cours de la campagne agricole 2013-2014, il avait transporté des quantités record de grain. L’Office a répondu que ce fait n’était pas pertinent et ne justifiait pas son manquement en matière de niveau de services. Au paragraphe 173 de la décision préliminaire concernant Viterra et au paragraphe 168 de celle concernant Richardson, l’Office fait les observations suivantes :

L’Office est d’avis que même en supposant que CN ait connu les problèmes liés à la chaîne d’approvisionnement qu’elle cite, cela ne justifie en rien son défaut d’offrir [aux intimées] une juste part du nombre total hebdomadaire moyen de placements de wagons de CN, aussi limité ce total hebdomadaire ait-il été durant les semaines où CN a connu des problèmes de chaîne d’approvisionnement.

[56]  Enfin, selon le CN, satisfaire aux demandes des intimées quant au service équivalant aux pourcentages respectifs aurait un effet préjudiciable sur ses services à d’autres expéditeurs de grain. Après avoir fait remarquer que les services qu’une compagnie de chemin de fer est tenue d’offrir aux expéditeurs en général ne dégagent pas cette compagnie de son obligation en matière de niveau de services envers un expéditeur en particulier, l’Office a conclu le troisième volet de son approche d’évaluation en disant qu’il ne pouvait pas retenir l’argument du CN selon lequel ses obligations envers d’autres expéditeurs justifiaient son manquement envers les intimées.

[57]  Aux paragraphes 185 et 186 de sa décision préliminaire concernant Viterra et aux paragraphes 180 et 181 de celle concernant Richardson, l’Office a ainsi résumé ses conclusions :

À la suite de son examen visant à déterminer, au moyen de son approche d’évaluation en trois étapes, si CN a manqué à ses obligations envers [les intimées] en matière de niveau de services, l’Office conclut que :

Étape 1 : Compte tenu du fait que les exigences [des intimées] en matière de services étaient déjà restreintes par le rationnement des wagons, il était raisonnable de la part [des intimées] de recevoir des services à un niveau égal au pourcentage d’expédition historique qui lui est imposé par CN en vertu de la méthodologie de rationnement des wagons de CN, soit [suppression] pour cent du total des wagons disponibles de CN. Cela est renforcé par le besoin [des intimés] d’obtenir un service prévisible et fiable en vue de planifier ses activités et ses programmes d’achat et de vente.

Étape 2 : CN n’a pas honoré la demande de service [des intimées] pour les semaines [9 à 47 dans le cas de Viterra et 23 à 47 dans le cas de Richardson] de la campagne agricole 2013-2014. Durant les semaines agricoles 40 à 47, CN a également manqué à son obligation envers [les intimées] en matière de niveau de services en soumettant [les intimées] à un traitement inéquitable en réduisant le nombre de wagons qu’elle aurait dû lui fournir à un nombre arbitraire non fondé sur la part de marché [des intimées].

Étape 3 : CN n’a pas établi de motifs qui justifient les manquements à l’obligation de services cernés à l’étape 2.

L’Office conclut donc que CN a manqué à ses obligations en matière de niveau de services à l’égard [des intimées].

[58]  À mon humble avis, les décisions préliminaires de l’Office sont déraisonnables, et ce, pour deux raisons. Premièrement, ce dernier a commis une erreur en assimilant la méthodologie de rationnement à un contrat confidentiel prévu au paragraphe 113(4) de la LTC. Deuxièmement, à cause de son erreur concernant le sens et la teneur de la méthodologie de rationnement, l’Office n’a pas fait d’enquête pour savoir si le CN avait fourni ou non aux intimées des installations convenables pour leurs marchandises.

[59]  Les décisions préliminaires de l’Office sont fondées sur la prémisse selon laquelle le CN était tenu de respecter l’engagement contraignant qu’il avait pris à l’égard des intimées quand il leur avait indiqué leurs pourcentages respectifs du parc de wagons. Certes, l’Office n’emploie pas les mots « engagement contraignant ». Or, la seule conclusion que je tire du libellé de ses constatations est que les intimées avaient droit, selon lui, au service équivalant au pourcentage du parc de wagons, calculé selon la méthodologie de rationnement du CN parce qu’il s’agissait d’un engagement contraignant qu’il devait faire appliquer. Selon moi, le paragraphe 62 de la décision préliminaire concernant Viterra et le paragraphe 63 de celle concernant Richardson ne laissent planer aucun doute sur ce point :

Ayant calculé et communiqué une norme d’attribution relativement précise pour [les intimées], obtenue à partir des données historiques sur les parts de marché, CN ne peut pas s’attendre à avoir le droit de compromettre par la suite l’intégrité de cette norme, en la considérant comme une simple obligation ou valeur indicative, et d’y déroger unilatéralement, sans avis approprié. CN a elle-même fixé la norme d’attribution qu’elle aurait dû respecter. Si une compagnie de chemin de fer assume unilatéralement le rôle de gardien du parc de wagons, comme CN l’a fait dans le présent cas, elle doit également accepter les responsabilités de gérance associées à ce rôle.

[60]  L’extrait précédent des décisions préliminaires démontre que l’Office a assimilé la méthodologie de rationnement du CN à un contrat confidentiel prévu au paragraphe 113(4) de la LTC, c’est-à-dire un accord écrit par lequel les parties se sont entendues « sur les moyens à prendre par la compagnie pour s’acquitter de ses obligations ». En conséquence, au lieu de chercher à savoir si le CN s’était acquitté des obligations que lui imposaient les articles 113 à 115, comme l’exige paragraphe 116(1) de la LTC, l’Office a examiné l’engagement pris par le CN envers les intimées en application de sa méthodologie de rationnement et y a donné effet.

[61]  D’autres paragraphes des décisions préliminaires révèlent sans l’ombre d’un doute que l’Office assimilait la méthodologie de rationnement du CN à un engagement contraignant ce dernier à fournir aux intimées le service équivalant aux pourcentages indiqués, et ce sans y déroger. J’ai à l’esprit le paragraphe 163 de la décision préliminaire concernant Viterra et le paragraphe 158 de celle concernant Richardson, dans lesquels l’Office rejette l’argument du CN selon lequel il avait pris toutes les mesures raisonnables sur le plan commercial pour transporter la plus grande quantité de grain possible au cours de la campagne agricole 2013-2014. Il ressort clairement du point de vue de l’Office que le CN ne mérite aucune latitude, car il a adopté une méthodologie de rationnement. Pour citer l’Office : « les difficultés d’acquisition de capacité ne devraient avoir aucune influence sur un programme de rationnement fondé sur des attributions par pourcentage, et ne justifient pas sa mauvaise application ».

[62]  J’ai également à l’esprit le paragraphe 173 de la décision préliminaire concernant Viterra et le paragraphe 168 de celle concernant Richardson. L’Office y rejette l’argument du CN selon lequel il avait transporté des quantités record de grain canadien au cours de la campagne agricole 2013-2014 et qu’il avait fourni plus de wagons aux intimées qu’à tout autre expéditeur au cours de la période pertinente (Richardson et Viterra, dans cet ordre, se sont vu affecter le plus de wagons au cours de la campagne agricole 2013-2014). L’Office a rejeté l’argument du CN, concluant que les difficultés relatives à la chaîne d’approvisionnement ne l’excusaient pas de ne pas avoir fourni aux intimées le service équivalant aux pourcentages indiqués. Autrement dit, selon l’Office, le CN avait créé une obligation que l’Office lui ferait respecter.

[63]  Il me faut également mentionner le paragraphe 154 de la décision préliminaire concernant Viterra et le paragraphe 149 de celle concernant Richardson. L’Office y a rejeté l’argument du CN selon lequel il nécessitait une certaine souplesse, surtout au cours de campagnes agricoles comme celle de 2013-2014, pour gérer son stock de wagons en fonction des priorités et des circonstances. La réponse de l’Office à cet argument était simple : la méthodologie de rationnement du CN « permet[tait] déjà un niveau de souplesse suffisant ». Autrement dit, l’Office a décidé qu’étant donné que le CN s’était engagé à fournir aux intimées le service équivalant aux pourcentages indiqués, aucune souplesse ne devait lui être accordée.

[64]  Il ne fait aucun doute dans mon esprit que la méthodologie de rationnement du CN ne constitue pas un contrat confidentiel ou un autre accord écrit aux termes duquel les parties se sont entendues, pour reprendre le libellé du paragraphe 113(4), « sur les moyens à prendre par la compagnie [de chemin de fer] pour s’acquitter de ses obligations ». Il est utile de souligner que ni les intimées ni l’Office n’ont fait valoir que la méthodologie de rationnement du CN constituait un contrat confidentiel ou devait y être assimilée.

[65]  Cependant, dans les cas où les parties ont conclu un tel contrat, le critère énoncé dans l’arrêt Patchett quant au service raisonnable ne s’applique pas, et l’enquête à laquelle le paragraphe 116(1) de la LTC oblige l’Office à procéder sera circonscrite par le contrat, que l’Office devra faire respecter. Dans ce cas, la compagnie de chemin de fer ne saurait prétendre que l’on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’elle s’acquitte des obligations prévues dans le contrat confidentiel. Les parties à un tel contrat seront tenues à leur marché par l’Office. En conséquence, si la compagnie de chemin de fer ne s’acquitte pas des obligations prévues par le contrat confidentiel, l’Office conclura qu’elle a manqué aux obligations que lui imposent les articles 113 à 115. C’est sur ce fondement que notre Cour confirme la décision de l’Office dans Louis Dreyfus Commodities. Pour reprendre le paragraphe 26 des motifs :

La LTC dispose qu’un expéditeur et une compagnie de chemin de fer peuvent conclure une entente établissant les moyens à prendre par la compagnie de chemin de fer pour s’acquitter de ses obligations. Si les parties ont conclu une telle entente, les obligations de services de la part de la compagnie de chemin de fer seront établies en fonction de ce que la compagnie de chemin de fer a convenu de fournir, et non en fonction de la question de savoir si une commande particulière est jugée raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[66]  À défaut d’un contrat confidentiel en l’espèce, le principe du service raisonnable énoncé dans l’arrêt Patchett s’appliquait à l’analyse servant à déterminer si le CN s’était acquitté des obligations que lui imposaient les articles 113 à 115. Pour mener l’enquête qu’appelle le paragraphe 116(1), l’Office devait décider si le nombre de wagons que le CN avait fourni aux intimées au cours des semaines en litige de la campagne agricole 2013-2014 correspondait à des installations convenables à l’égard de leurs marchandises. S’étant trompé sur le sens et la teneur de la méthodologie de rationnement du CN, l’Office n’a pas mené la bonne enquête.

[67]  À mon humble avis, l’enquête que l’Office aurait dû mener est celle qu’il a réalisée dans sa lettre-décision portant le numéro 2015-06-18, datée du 18 juin 2015 (la décision 06-18), dans le cas d’une autre plainte déposée par Louis Dreyfus Commodities Canada Ltd. (Dreyfus Commodities). Avant d’examiner cette affaire, il est intéressant de signaler que l’Office, aux paragraphes 64 à 66 de la décision 06-18, a fait une distinction entre l’approche qu’il a suivie dans cette affaire et celle qu’il a adoptée en l’espèce. l’Office a écrit ce qui suit :

[64]  Pour la campagne agricole 2013-2014, l’Office a conclu, dans les décisions du 18 décembre 2014 mettant en cause Richardson International Limited et Viterra Inc., que les circonstances extraordinaires de la campagne agricole 2013-2014 justifiaient le rationnement. Plus particulièrement, l’Office a indiqué ce qui suit :

[...] étant donné qu’en 2013, l’Ouest canadien a obtenu une récolte record, soit un volume du grain d’exportation était de 50 pour cent supérieur à la moyenne, et que l’on a donné un préavis relativement court au réseau ferroviaire pour répondre à l’augmentation transitoire de la demande qui en a découlé, l’Office convient avec CN que la campagne agricole 2013-2014 présentait un ensemble de circonstances extraordinaires justifiant la nécessité temporaire d’une méthodologie de rationnement.

[65]  Toutefois, compte tenu de la portée des demandes en matière de niveau de services dans ces deux cas, l’Office a seulement été appelé à déterminer si CN avait manqué à ses obligations en matière de niveau de services en ne fournissant pas le nombre de wagons conformément à la méthodologie de rationnement qu’elle avait imposée et communiquée à ses clients. La méthodologie de CN était fondée sur les parts de marché, c’est-à-dire que l’expéditeur se verrait attribuer un nombre de wagons en fonction de sa part de marché historique de l’ensemble des wagons-trémies. Par conséquent, dans ces cas, l’Office a été en mesure d’utiliser la part de l’expéditeur et de la comparer avec le service réel reçu pour déterminer si CN avait servi ses clients conformément à son propre système d’attribution de wagons.

[66]  Dans le cas présent, l’Office ne dispose pas des mêmes paramètres que dans les cas de RIL et de Viterra. Il doit donc déterminer si CN avait une justification raisonnable pour ne répondre qu’à 83 pour cent de la demande de LDC, compte tenu des circonstances particulières dans lesquelles les wagons ont été commandés par LDC et lui ont été livrés. Selon les preuves au dossier du cas présent, l’Office doit prendre en compte les facteurs qui suivent pour déterminer si CN avait une justification raisonnable pour ne pas répondre entièrement à la demande de service de LDC.

[Non souligné dans l’original.]

[68]  Comme en l’espèce, l’Office a fondé sa décision sur son approche d’évaluation en trois volets. Au premier volet, l’Office a conclu que les wagons que Dreyfus Commodities avait commandés pendant la période visée par la plainte constituaient une demande de services raisonnable. Au deuxième volet, il a conclu que le CN n’avait pas répondu à la demande de services de Dreyfus Commodities au cours de la période visée par la plainte. Au troisième volet, il a cherché à savoir si ce manquement était justifié.

[69]  L’Office a tout d’abord fait remarquer que la campagne agricole 2013-2014 était « beaucoup plus importante qu’au cours des dernières années » (paragraphe 67 de la décision 06-18). En tirant cette conclusion, il a pris en compte la preuve dont il disposait, à savoir que cette campagne était de 50 pour cent supérieur à la moyenne.

[70]  Deuxièmement, l’Office a constaté que le CN avait fait des efforts importants pour acquérir des wagons supplémentaires et répondre à la demande accrue, signalant qu’il en avait ajouté un nombre considérable. Autrement dit, le CN avait augmenté le nombre de wagons qui pouvaient être attribués à ses clients pour répondre à une augmentation radicale de la demande.

[71]  L’Office a ensuite signalé qu’au cours de la campagne agricole 2013-2014, Dreyfus Commodities avait commandé nettement plus de wagons qu’au cours des deux dernières campagnes. L’Office a aussi tenu compte de l’hiver très rigoureux qui avait sévi dans les Prairies au cours de la campagne agricole 2013-2014, signalant que le mercure avait indiqué moins de 30 degrés sous zéro à Winnipeg et à Saskatoon pendant près de trente jours. Il a signalé que, durant les périodes de froid extrême, les compagnies de chemin de fer sont contraintes de modifier leur dispositif, notamment en réduisant la vitesse et la taille des trains, ce qui exacerbe les problèmes d’infrastructure. En particulier, au cours de l’hiver 2013-2014, ces contraintes opérationnelles « étaient également beaucoup plus grandes et ont duré beaucoup plus longtemps qu’à l’habitude » (paragraphe 72 de la décision 06-18).

[72]  L’Office a également signalé que, pour la campagne agricole de 2013-2014, le CN avait mis en œuvre une méthodologie de rationnement qui était fondée sur l’utilisation historique des services de transport de grain de chaque expéditeur durant la période de pointe suivant les récoltes de la campagne agricole 2012-2013. Il a aussi fait observer que l’importance de la récolte et le mauvais temps avaient rendu difficile la tâche du CN.

[73]  À la lumière de ces facteurs, l’Office a conclu, au troisième volet de son approche d’évaluation, en ces termes :

[78]  L’Office conclut que, tout compte fait, lorsque les facteurs sont pris ensemble, ils constituent une explication raisonnable pour justifier la raison pour laquelle CN n’a fourni que 83 pour cent des wagons demandés par LDC pour son installation de Dawson Creek au cours de la période visée par la plainte. La taille de la récolte a été extraordinaire et l’hiver a été exceptionnellement rigoureux. Ces deux facteurs étaient hors du contrôle direct de la compagnie de chemin de fer et difficiles à prévoir. Le premier facteur aurait dû être un avantage tant pour l’expéditeur que pour la compagnie de chemin de fer, et aurait pu être mieux géré; mais c’est sans compter la température, qui a constitué une entrave pour les deux parties.

[79]  Pour plus de clarté, cette conclusion a trait au service particulier fourni à LDC dans les circonstances exceptionnelles qui ont prévalu au cours de la période visée par la plainte.

[Non souligné dans l’original.]

[74]  En conséquence, sur la base des facteurs qu’il jugeait pertinents pour rendre la décision 06-18, l’Office a conclu que le CN n’avait pas manqué aux obligations en matière de niveau de services qu’il avait à l’égard de Dreyfus Commodities au cours de la période visée par la plainte, soit la campagne agricole 2013-2014. L’Office s’est dit satisfait, même si le CN n’avait répondu qu’à 83 pour cent de la demande de wagons de celle-ci, que, dans les circonstances, le CN lui eût fourni des installations convenables. Il ressort clairement de la décision 06-18 de l’Office que celui-ci a appliqué le principe du service raisonnable énoncé dans l’arrêt Patchett pour déterminer si le CN s’était acquitté de ses obligations en matière de niveau de services. Plus particulièrement, partant du principe que les obligations du CN n’étaient pas absolues, il a pris en compte les facteurs et circonstances qui, de l’avis du CN, le justifiaient de n’avoir pas répondu à la demande totale de Dreyfus Commodities.

[75]  Il va sans dire que je n’ai pas l’intention de formuler des commentaires sur le bien-fondé de la décision 06-18 de l’Office. Cependant, il importe de signaler que cette affaire avait trait à la campagne agricole et à la méthodologie de rationnement dont il est question en l’espèce. Il n’y a aucun doute que la démarche de l’Office dans la décision 06-18 est manifestement différente de celle qu’il a suivie en l’espèce.

[76]  À mon avis, cette différence ne s’explique que par le fait que l’Office, dans ses décisions préliminaires concernant Viterra et Richardson, a assimilé la méthodologie de rationnement du CN au contrat confidentiel prévu au paragraphe 113(4). L’explication que donne l’Office pour avoir opté pour une démarche différente figure aux paragraphes 65 et 66 de la décision 06-18, que j’ai reproduits au paragraphe 67 des présents motifs. Plus particulièrement, l’Office a expliqué que Viterra et Richardson sollicitaient seulement une ordonnance contraignant le CN à leur fournir le service correspondant aux pourcentages indiqués. La nature des plaintes avait donc dicté la démarche que l’Office allait adopter pour décider si le CN avait manqué ou non à ses obligations en matière de services.

[77]  Selon moi, les intimées souhaitaient obtenir de l’Office une réparation de la nature d’une ordonnance obligeant le CN à appliquer sa méthodologie de rationnement. Or, l’Office ne disposait pas de ce pouvoir en vertu du paragraphe 116(1), qui l’habilite seulement à décider si une compagnie de chemin de fer a fourni ou non des installations convenables. L’enquête et la décision quant à savoir si le CN a atteint les objectifs fixés selon la méthodologie de rationnement ne relèvent pas, à mon humble avis, des pouvoirs que le paragraphe 116(1) confère à l’Office. Ce dernier ne pouvait pas non plus rendre une telle ordonnance en vertu du paragraphe 116(2), car la méthodologie de rationnement n’était pas un contrat confidentiel.

[78]  Les parties conviennent que les circonstances extraordinaires entourant la campagne agricole 2013-2014 justifiaient l’adoption d’une méthodologie de rationnement. Les intimées n’ont pas remis en question – à juste titre selon moi ‑ le droit du CN de concevoir une méthodologie de rationnement pour cette campagne. Certes, l’Office a agi comme si les plaintes des intimées concernaient le niveau de services, mais ce n’est pas imputable à la manière dont les plaintes avaient été formulées. Au lieu de mener l’enquête que commandait le paragraphe 116(1) de la LTC, l’Office s’est donné pour mandat de décider si les pourcentages du parc de wagons attribués aux intimées selon la méthodologie de rationnement représentaient une demande raisonnable. Autrement dit, il ressort implicitement de son analyse que l’Office croyait que la méthodologie de rationnement du CN et, plus particulièrement, les pourcentages attribués aux intimées, représentaient l’obligation en matière de niveau de services dont le CN devait s’acquitter à l’égard des intimées. Manifestement, c’était une erreur de sa part.

[79]  La question à laquelle l’Office aurait dû répondre est celle de savoir si le nombre de wagons que le CN a réellement fournis aux intimées au cours des semaines en litige de la campagne agricole 2013-2014 était suffisant pour que le CN s’acquitte de son obligation en matière de niveau de services. Cependant, rappelons-le, l’Office ne pouvait pas tenir pour acquis que les pourcentages indiqués selon la méthodologie de rationnement emportaient pour le CN une obligation stricte à l’égard des intimées.

[80]  Par exemple, si la méthodologie de rationnement adoptée par une compagnie de chemin de fer se révèle plus généreuse que l’obligation en matière de niveau de services imposée par la loi, les expéditeurs ne seraient manifestement pas incités à la contester. Selon ce scénario, toutefois, il ne s’ensuivrait pas que la compagnie de chemin de fer aurait manqué à ses obligations prévues par la loi si elle n’atteignait pas les objectifs établis suivant sa méthodologie de rationnement. Ce qui m’amène à demander si les plaintes des intimées, en l’espèce, concernaient bel et bien le niveau de services. J’en doute fort, mais en raison de ma conclusion au sujet de la décision de l’Office selon laquelle le CN avait manqué à son obligation en matière de niveau de services, je n’ai pas à trancher cette question.

[81]  Je souhaite ajouter que le CN ne pouvait pas substituer sa méthodologie de rationnement à son obligation en matière de niveau de services, et il ne l’a pas fait. Le mieux que je puis dire est que, dans certaines circonstances, une méthodologie de rationnement peut justifier le manquement à une demande de services. Cependant, une méthodologie de rationnement, comme celle que le CN a adoptée en l’espèce, n’est pas une mesure du service qu’une compagnie de chemin de fer doit fournir. J’ajouterais de plus que je souscris entièrement à l’affirmation du CN, laquelle figure aux paragraphes 41 de ses mémoires des faits et du droit dans les affaires Viterra et Richardson, qu’il [traduction« lui était loisible de modifier ou d’annuler la méthodologie de rationnement à tout moment. Les paragraphes 113 à 155 de la Loi n’imposent aucune obligation précise à une compagnie de chemin de fer à cet égard ».

[82]  Les articles 113 à 115 de la Loi ne contraignent pas une compagnie de chemin de fer à fournir aux expéditeurs une proportion ou un nombre précis de wagons. C’est donc dire que le CN n’était pas tenu de fournir aux intimées une proportion ou un nombre de wagons par semaine. Son obligation, suivant les articles 113 à 115, consistait à leur fournir, pour leurs marchandises, des installations « convenables ».

[83]  Avant de terminer, je souhaite souligner que les intimées, dans leurs demandes de réparation, n’affirment pas que le CN ne s’est pas acquitté de l’obligation en matière de niveau de services imposée par les articles 113 à 115. Après avoir mentionné que le nombre de wagons qui leur étaient attribués depuis l’automne de 2013 n’avait pas [traduction] « répondu » à leurs exigences, les intimées ont fait remarquer que leurs plaintes n’avaient pas trait au « caractère généralement insuffisant des services du CN », mais plutôt à la question de savoir si ce dernier avait manqué à son obligation légale en ne leur fournissant pas le service équivalant au pourcentage du parc de wagons calculé selon la méthodologie de rationnement du CN. Comme je l’ai déjà indiqué, la manière dont les intimées ont formulé les plaintes a mis l’Office sur la mauvaise piste, car ce dernier a négligé la seule question qu’il était habilité à trancher en vertu de la LTC, à savoir si, dans les circonstances, le CN avait manqué à son obligation de fournir des installations convenables pour les marchandises des intimées.

[84]  Il est également important de signaler que les intimées n’ont pas affirmé – pas plus qu’elles n’ont tenté de démontrer – qu’en omettant de leur fournir le service équivalant au pourcentage indiqué du parc de wagons, le CN ne s’était pas acquitté de l’obligation en matière de niveau de services que lui impose la LTC. Elles n’ont pas soutenu non plus que, si le CN leur avait fourni le service équivalent au pourcentage, il se serait acquitté de cette obligation.

[85]  Une dernière remarque. À cause de ma conclusion au sujet de la décision de l’Office selon laquelle le CN avait manqué à son obligation en matière de niveau de services, point n’est besoin de décider si l’approche d’évaluation de l’Office est, pour citer le CN, [traduction« un cadre juridique nouveau et erroné pour régler les plaintes en matière de niveau de services ». Il faudra attendre pour cela qu’une autre occasion se présente.

VII.  Conclusion

[86]  Je suis donc d’avis qu’en concluant que le CN avait manqué à son obligation en matière de niveau de services pour avoir omis de fournir aux intimées le service équivalant au pourcentage du parc des wagons calculé suivant la méthodologie de rationnement du CN, l’Office a commis des erreurs de droit déraisonnables qui justifient notre intervention. Les décisions préliminaires de l’Office ne tenant pas, ses décisions finales doivent être annulées elles aussi.

[87]  Je ferais donc droit aux appels avec dépens, j’infirmerais les décisions tant préliminaires que finales de l’Office et, dans les circonstances, je renverrais l’affaire à celui-ci pour qu’il réexamine les demandes des intimées en tenant compte des présents motifs. Enfin, j’adjugerais à l’appelante ses dépens dans l’appel.

« M. Nadon »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Donald J. Rennie, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DoSSIERS :

A-396-15 et A-398-15

(APPEL DE DÉCISIONS PRÉLIMINAIRES DE L’OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA DATÉES DU 18 DÉCEMBRE 2014 (NOS 14-03260 et 14-03127) AINSI QUE DES DÉCISIONS FINALES DE L’OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA DATÉES DU 20 MAI 2015 (NOS 15-00017 et 15-00015))

DOSSIER :

A-396-15

 

 

INTITULÉ :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c VITERRA INC. ET OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

 

ET DOSSIER :

A-398-15

 

 

INTITULÉ :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c RICHARDSON INTERNATIONAL LIMITÉE ET OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

vancouver (colombie-Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 21 Avril 2016

 

motifs du jugement :

le juge Nadon

 

y ont souscrit :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 janvier 2017

 

COMPARUTIONS :

Douglas C. Hodson, c.r.

C. Ryan Lepage

 

POUR LES APPELANTES

 

Lucia M. Stuhldreier

Carolyn J. Frost

 

POUR LES INTIMÉES

VITERRA INC. ET richardson international limited

 

Barbara Cuber

 

POUR L’INTIMÉ

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS :

MacPherson Leslie & Tyerman LLP

Saskatoon (Saskatchewan)

 

POUR LES APPELANTES

 

Aikins, MacAulay & Thorvaldson LLP

Winnipeg (Manitoba)

POUR LES INTIMÉES

VITERRA INC. ET richardson international limited

 

Office des transports du Canada

Gatineau (Québec)

 

POUR L’INTIMÉ

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

 

 

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