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Date : 20170123


Dossier : A-435-15

Référence : 2017 CAF 15

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION DE PROPHET RIVER ET

LES PREMIÈRES NATIONS DE WEST MOBERLY

appelantes

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT,

LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS,

LE MINISTRE DES TRANSPORTS ET

LA BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY

intimés

Audience tenue à Montréal (Québec), le 12 septembre 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE DE MONTIGNY


Date : 20170123


Dossier : A-435-15

Référence : 2017 CAF 15

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION DE PROPHET RIVER ET

LES PREMIÈRES NATIONS DE WEST MOBERLY

appelantes

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT,

LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS,

LE MINISTRE DES TRANSPORTS ET

LA BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

I.                   INTRODUCTION

[1]               Le présent appel intervient dans le contexte de la construction d’un barrage hydroélectrique sur la rivière de la Paix dans le Nord-Est de la Colombie-Britannique. La question centrale qu’il soulève intéresse la portée du pouvoir décisionnel du gouverneur en conseil lorsqu’il s’agit de décider si des effets environnementaux négatifs importants qui découleront probablement d’un projet, comme la construction du barrage hydroélectrique dans l’affaire qui nous occupe, sont « justifiables dans les circonstances » aux termes du paragraphe 52(4) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), L.C. 2012, c. 19, art. 52 (la LCÉE de 2012). Plus précisément, la Cour est appelée à décider si le gouverneur en conseil est tenu, lorsque le projet désigné a des effets environnementaux négatifs importants et un effet préjudiciable sur des terres visées par un traité, de déterminer si ces effets portent atteinte aux droits issus de traités et, dans l’affirmative, si ces effets doivent se justifier conformément aux critères énoncés dans l’arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, [1990] A.C.S. no 49 (QL) [l’arrêt Sparrow]. Il convient de noter que la suffisance des consultations organisées par les intimés n’est pas en litige.

[2]               Après avoir examiné l’évaluation environnementale à laquelle il a été procédé – y compris la preuve fournie par les appelantes, les renseignements obtenus par la Commission d’examen conjoint [la CEC] et la prise en considération par cette dernière des droits ancestraux et des intérêts des peuples autochtones –  ainsi que les pouvoirs que le paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012 confère au gouverneur en conseil, je rejetterais l’appel, le tout avec dépens.

II.                CONTEXTE

[3]               Le traité en question, le Traité no 8, a été signé le 21 juin 1899. Il vise une grande partie du Nord de l’Alberta, du Nord-Ouest de la Saskatchewan, du Nord-Est de la Colombie-Britannique et du Sud-Ouest des Territoires du Nord-Ouest. Il confère expressément à tous ses bénéficiaires des droits de chasse, de piégeage et de pêche dans le territoire qu’il vise. Les droits issus du Traité no 8 sont reconnus et confirmés au sens où il faut l’entendre pour l’application du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (R.-U.), 1982, c. 11 (Loi constitutionnelle de 1982).

[4]               La Première Nation de Prophet River et les Premières Nations de West Moberly (collectivement, les appelantes) font partie des Premières Nations britannico-colombiennes visées par le Traité no 8. La British Columbia Hydro and Power Authority (BC Hydro), l’un des intimés, est une société d’État de la Colombie-Britannique et le promoteur du projet au sens de la LCÉE de 2012. BC Hydro entend prendre des terres visées par le Traité no 8 pour la construction du chantier C du projet d’énergie propre (le projet du site C), un barrage hydroélectrique sur la rivière de la Paix. Les autres intimés sont le procureur général du Canada, le ministre de l’Environnement, le ministre des Pêches et des Océans et le ministre des Transports (la Couronne).

[5]               Les appelantes interjettent appel d’une décision rendue par un juge de la Cour fédérale (le juge) ayant rejeté leur demande de contrôle judiciaire de la décision émanant du gouverneur en conseil (2015 CF 1030). Selon la décision du gouverneur en conseil, même si le projet du site C causera vraisemblablement des effets environnementaux négatifs importants – y compris des effets préjudiciables sur l’utilisation par les peuples autochtones de terres et de ressources à des fins traditionnelles – ces effets sont justifiables dans les circonstances au sens où il faut l’entendre pour l’application du paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012.

[6]               La demande de contrôle judiciaire en cause (T-2292-14, référence : 2015 CF 1030) a été entendue après une autre demande de contrôle judiciaire, dans l’affaire Peace Valley Landowner Association c. Procureur général du Canada, le ministre de l’Environnement et la British Columbia Hydro and Power Authority (T-2300-14). Cette dernière a donné lieu à une décision distincte (2015 CF 1027) qui n’est pas visée par le présent appel.

III.             FAITS

[7]               Le projet du site C sera le troisième barrage hydroélectrique assorti d’une centrale sur la rivière de la Paix. Le projet consiste à construire, entre autres ouvrages, un réservoir de 83 kilomètres de long qui inondera environ 5 550 hectares et représentera une superficie totale d’environ 9 330 hectares. Jusqu’à 70 % de la vallée de la rivière de la Paix a déjà été inondée par d’autres ouvrages hydroélectriques. Il est constant que le projet du site C inondera environ la moitié des terres de la vallée non encore inondées.

[8]               Le projet du site C a fait l’objet d’un examen permettant d’en déterminer les effets environnementaux, conformément à la LCÉE de 2012 et à la législation britannico-colombienne (Environmental Assessment Act, S.B.C. 2002, c. 43 (BC Environmental Assessment Act)). Le Canada et la Colombie-Britannique ont conclu une entente d’harmonisation de la procédure d’évaluation environnementale (modifiée après l’entrée en vigueur de la LCÉE de 2012, qui remplaçait une autre loi fédérale) prévoyant notamment la constitution d’une Commission d’examen conjoint (la CEC) afin d’éviter les retards inutiles et le double emploi. Le mandat de la CEC découlait de la LCÉE de 2012, de la BC Environmental Assessment Act ainsi que de l’entente prévoyant la constitution de la CEC et son cadre de référence (Compendium du dossier d’appel, vol. 1, partie 2, onglet E.62, p. 3351-3360).

[9]               Conformément à l’entente d’harmonisation de la procédure, l’évaluation environnementale se fait en trois étapes : à savoir les travaux préalables à la tenue de la CEC, la tenue de la CEC et les mesures postérieures à la tenue de la CEC. La première étape permettait d’établir les paramètres de l’étude d’impact environnemental (EIE) et de déterminer à quel moment l’EIE, préparée par le promoteur du projet, serait présentée à la CEC pour examen. L’étape de la tenue de la CEC permettait d’évaluer l’exhaustivité de l’EIE, de tenir des consultations publiques, notamment auprès de groupes autochtones, et de produire un rapport en conformité avec la LCÉE de 2012 ainsi que l’entente prévoyant la CEC et le cadre de référence de cette dernière. À l’étape postérieure à la tenue de la CEC, les décideurs fédéraux et provinciaux ont reçu le rapport de la CEC et d’autres documents de l’Agence canadienne d’évaluation environnementale.

[10]           L’entente prévoyant la CEC et le cadre de référence de cette dernière limitaient la portée des conclusions et des recommandations de la CEC sur l’effet du projet du site C sur les peuples autochtones et les droits ancestraux. Il était précisé en termes exprès que la CEC ne tirerait pas de conclusions au sujet de la nature ou de la portée des droits ancestraux et issus de traités revendiqués ou de la solidité des arguments les étayant, ni au sujet d’une éventuelle atteinte à ces droits :

[traduction]

2.5    La Commission d’examen conjoint ne formule aucune conclusion ou recommandation au sujet des questions suivantes :

a) la nature et la portée des droits ancestraux revendiqués ou la solidité des arguments les appuyant;

b) la teneur du devoir de la Couronne de consulter les groupes autochtones;

c) la question de savoir si la Couronne s’est acquittée de son obligation de consulter les groupes autochtones et, le cas échéant, de prendre des mesures pour accommoder leurs intérêts en ce qui concerne les effets négatifs éventuels du projet sur les droits ancestraux ou issus de traités revendiqués;

d) la question de savoir si le projet enfreint le Traité no 8;

e) toute question d’interprétation des traités.

2.6    La Commission d’examen conjoint consigne dans son rapport tous les droits ancestraux et issus de traités – revendiqués ou établis – qui sont soulevés au cours de la tenue de l’examen et les répercussions sur ces droits signalées par ces groupes autochtones.

(Compendium du dossier d’appel, vol. 1, partie 2, onglet E.62, p. 3363).

[11]           Le processus de consultation et d’accommodement des groupes autochtones a été intégré à l’évaluation environnementale dès le départ, et il a été décidé que l’envergure des consultations se situerait à l’extrémité supérieure du continuum dégagé en la matière. Dans ce cadre, les groupes autochtones ont participé à des discussions continues et ont ainsi eu la possibilité de fournir leurs commentaires sur l’ébauche du rapport sur les consultations et les mesures d’accommodement.

[12]           À la lumière de l’EIE et d’autres renseignements fournis par BC Hydro ainsi que des résultats d’une consultation publique – y compris les observations des appelantes et d’autres groupes autochtones –, la CEC a produit un rapport qui a été rendu public le 8 mai 2014.

[13]           Elle y a conclu que le projet aurait probablement de nombreux effets environnementaux négatifs importants, dont certains pouvaient être atténués. Plus précisément, en ce qui concerne le Traité no 8, la CEC a conclu que le projet du site C causerait probablement des effets négatifs importants sur les possibilités et les pratiques de pêche, sur la chasse et le piégeage sur des territoires non visés par des titres et sur d’autres utilisations traditionnelles des terres. Elle a conclu que les effets sur la pêche, la chasse et le piégeage ne pouvaient être atténués, non plus que certains des effets sur d’autres utilisations traditionnelles des terres.

[14]           À l’étape postérieure à la tenue de la CEC, le ministre fédéral de l’Environnement (le ministre) était tenu de présenter sa décision dans les 174 jours suivant la réception du rapport de la CEC, à moins que d’autres recherches ou renseignements se révèlent nécessaires (Compendium du dossier d’appel, vol. 1, partie 2, onglet E.62, p. 3360). Aux termes du paragraphe 54(2) de la LCÉE de 2012, si le ministre conclut que la réalisation du projet est susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs et importants, il incombe alors au gouverneur en conseil de décider si ces effets sont justifiables dans les circonstances.

[15]           À l’étape postérieure à la tenue de la CEC, un rapport fédéral-provincial sur les consultations et les mesures d’accommodement a été préparé. Il résumait les consultations avec les groupes autochtones et présentait la perspective de la Couronne sur la gravité des effets possibles du projet du site C sur les groupes autochtones, dans l’optique de trouver des moyens d’éviter ou d’atténuer ces effets sur les droits issus du Traité no 8 et d’autres intérêts ou de prendre des mesures d’accommodement à l’issue de l’évaluation environnementale (Compendium du dossier d’appel, vol. 2, onglet E.65, p. 3569).

[16]           Les groupes autochtones ont été invités à présenter des observations écrites au sujet des conclusions et recommandations de la CEC énoncées dans son rapport du 8 mai 2014. Ils ont été invités tout particulièrement à exprimer des préoccupations qui n’avaient pas encore été prises en compte. Avant la publication du rapport sur les consultations et les mesures d’accommodement le 7 septembre 2014, ils avaient également été invités, le 10 juin 2014, à en commenter l’ébauche. Les groupes autochtones, dont les appelantes, ont affirmé au ministre que les effets du projet du site C enfreindraient les droits que leur confère le Traité no 8 et qu’une telle atteinte doit être justifiée conformément au critère énoncé dans l’arrêt Sparrow (lettres datées du 19 août 2014, Compendium du dossier d’appel, vol. 2, onglet E.65, pp. 3720-3723).

[17]           Dans la version finale du rapport sur les consultations et les mesures d’accommodement, la Couronne a dit rejeter le point de vue exprimé par les appelantes, en particulier le suivant :

[traduction]

Au début du processus d’évaluation environnementale, les Premières Nations signataires du Traité no 8 ont convié la Couronne à des consultations au sujet de la nature et de la portée des droits protégés par ce traité. Les Premières Nations et la Couronne ont consacré beaucoup d’efforts à l’examen de cette question et à la communication ouverte et transparente de sorte que les consultations portent sur les répercussions éventuelles du projet proposé sur les droits issus de traités des Premières Nations. La Couronne estime que l’évaluation environnementale a pour objet, non pas de déterminer les droits reconnus et confirmés par le par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, mais plutôt de comprendre un tant soit peu la nature et la portée des droits issus de traités susceptibles d’être touchés par les mesures envisagées par la Couronne, dans le but d’évaluer la gravité des répercussions potentielles.

(Compendium du dossier d’appel, vol. 2, onglet E.65, p. 3572).

[18]           Le 10 octobre 2014, le ministre a conclu dans sa décision que le projet du site C était susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants visés au paragraphe 5(1) de la LCÉE de 2012 (Compendium du dossier d’appel, vol. 2, onglet E.66, p. 3729 et 3730). Le ministre, conformément au paragraphe 53(1) de la LCÉE de 2012, a fixé les conditions que BC Hydro était tenue de respecter – dont celles liées à l’utilisation des terres et des ressources à des fins traditionnelles (Compendium du dossier d’appel, vol. 2, onglet E.66, p. 3731-3748). Parce que le projet aurait des effets environnementaux importants, le ministre a renvoyé l’affaire au gouverneur en conseil, comme l’exige le paragraphe 52(2) de la LCÉE de 2012.

[19]           Le gouverneur en conseil a décidé que les effets du projet du site C sur la rivière de la Paix étaient justifiables dans les circonstances, en application du paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012. Par conséquent, le projet du site C a été autorisé par le décret 2014-1105 daté du 14 octobre 2014 :

Attendu que BC Hydro propose le développement du projet d’énergie propre du site C (le « projet ») près de Fort St. John, en Colombie-Britannique;

Attendu que, après avoir pris en compte le rapport de la commission d’examen conjoint sur le projet d’énergie propre du site C, la ministre de l’Environnement a décidé, compte tenu de l’application des mesures d’atténuation qu’elle estimait indiquées, que le projet est susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants;

Attendu que, après avoir pris cette décision, la ministre de l’Environnement a renvoyé au gouverneur en conseil, conformément au paragraphe 52(2) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012) (la « Loi »), la question de savoir si ces effets sont justifiables dans les circonstances;

Attendu que le gouvernement du Canada a mis en place un processus raisonnable et réceptif en vue de consulter les groupes autochtones susceptibles d’être touchés par le projet;

Attendu que le processus de consultation a permis d’engager le dialogue et d’échanger des renseignements pour faire en sorte que les préoccupations et intérêts des groupes autochtones soient pris en compte dans le processus décisionnel;

Attendu que le processus de consultation a offert aux groupes autochtones la possibilité d’examiner et de commenter les conditions qui doivent être énoncées dans la déclaration que doit faire la ministre en application de la Loi et qui sont susceptibles d’atténuer les effets environnementaux et les impacts potentiels sur les groupes autochtones;

Attendu que la ministre tiendra compte des points de vue et des renseignements présentés par les groupes autochtones pour décider des conditions à imposer au promoteur dans sa déclaration;

Attendu que le processus de consultation entrepris est digne de l’honneur de Sa Majesté;

Attendu qu’un équilibre raisonnable a été établi entre les préoccupations et intérêts des groupes autochtones et ceux de la société, notamment les intérêts d’ordre social, économique, stratégique ainsi que les intérêts du public en général;

À ces causes, sur recommandation de la ministre de l’Environnement et en vertu du paragraphe 52(4) de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012), Son Excellence le Gouverneur général en conseil décide que les effets environnementaux négatifs importants susceptibles d’être entraînés par la réalisation du projet d’énergie propre du site C proposé par BC Hydro en Colombie-Britannique sont justifiables dans les circonstances.

(Compendium du dossier d’appel, vol. 2, onglet E.66, p. 3749).

[20]           Le 5 novembre 2014, la Première Nation de Prophet River et les Premières Nations de West Moberly (à titre de demanderesses; en l’espèce les appelantes) ont présenté une demande de contrôle judiciaire du décret pris par le gouverneur en conseil. Le 28 août 2015, le juge a rejeté la demande. Il a conclu que la Couronne s’était acquittée de son obligation de consulter et d’accommoder, et que le gouverneur en conseil n’était pas tenu de se prononcer sur les droits issus de traités des appelantes et de décider si le projet du site C portait une atteinte injustifiable à ces droits, reconnus par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, suivant l’analyse énoncée dans l’arrêt Sparrow. C’est cette décision qui fait l’objet du présent appel.

IV.             DÉcision du juge

[21]           Le juge a exposé le contexte factuel de la présente affaire et résumé le processus ayant mené à la décision du gouverneur en conseil d’approuver le projet du site C. Le juge a ensuite abordé la question de la norme de contrôle applicable. Il a conclu que les questions relatives à l’équité procédurale ainsi que celle portant sur l’existence et la teneur de l’obligation de consulter sont assujetties à la norme de la décision correcte. Toutes les autres questions devaient, selon lui, être examinées au regard de la norme de la décision raisonnable en raison de la grande retenue qui s’impose à l’égard du gouverneur en conseil, à titre d’entité élue agissant « sous le régime d’une loi dont il a une connaissance approfondie », et parce que le processus de consultation et la suffisance des consultations sont des questions mixtes de fait et de droit.

[22]           Le juge a assimilé la question des pouvoirs que le paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012 confère au gouverneur en conseil à une question touchant à la compétence. Il a conclu que le gouverneur en conseil n’était pas habilité par cette disposition à décider si le projet du site C porterait atteinte aux droits issus de traités des appelantes. Le juge a rappelé que les décisions du gouverneur en conseil commandent une retenue considérable étant donné qu’elles sont fondées sur des considérations polycentriques et qu’elles mettent en balance divers intérêts. Tout en reconnaissant la conclusion clairement exprimée par la Cour suprême du Canada selon laquelle le contrôle judiciaire est un recours souple, le juge a exprimé l’avis qu’il n’est pas illimité et ne se prête pas à l’examen d’une question qui exige un dossier de preuve élaboré. Toutefois, le juge a reconnu que si une décision définitive sur l’atteinte aux droits issus de traités exige un dossier de preuve plus solide, le processus de consultation doit néanmoins aborder le sujet (motifs du juge au par. 53).

[23]           En outre, selon le juge, les appelantes n’avaient pas démontré qu’elles avaient une attente légitime que le gouverneur en conseil se prononce sur l’atteinte à leurs droits issus de traités. En ce qui a trait à l’obligation de consulter, le juge a conclu que la Couronne s’en était acquittée (motifs du juge au par. 54). Après avoir décidé que l’envergure des consultations nécessaires dans la présente affaire se situait à l’extrémité supérieure du continuum, il a passé en revue les mesures prises par BC Hydro, le ministre et le Cabinet (gouverneur en conseil) (motifs du juge, aux par. 62-69). Le juge, donnant tort aux appelantes, était d’avis que l’obligation de consulter, quoique considérable, n’allait pas jusqu’à exiger une décision définitive quant à l’existence d’une atteinte aux droits issus de traités. Il était suffisant, pour y satisfaire, que les droits issus de traités et la question de l’atteinte à ceux-ci soient abordés. Il a conclu que tel avait été le cas en l’espèce. Enfin, le juge n’a pas examiné expressément la décision du gouverneur en conseil sur le fond pour déterminer si elle était raisonnable. Il a plutôt conclu que le gouverneur en conseil avait raisonnablement tenu compte « des efforts de bonne foi pour comprendre les préoccupations des demanderesses [appelantes] » déployés par le gouverneur en conseil (motifs du juge au par. 70).

V.                QUESTIONS

[24]           Le présent appel soulève les questions suivantes :

1.         Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que la norme de contrôle qui s’applique à la décision prise par le gouverneur en conseil en application du paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012 est celle de la décision raisonnable?

2.         Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que le gouverneur en conseil n’avait pas à se prononcer sur les droits issus de traités des appelantes et à décider si le projet du site C y portait une atteinte injustifiable lorsqu’il a pris la décision visée au paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012?

3.         Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que le contrôle judiciaire ne permettait pas de se prononcer sur les droits issus de traités des appelantes et décider s’il y avait eu atteinte à ces droits?

VI.             ANALYSE

1.                  Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que la norme de contrôle qui s’applique à la décision prise par le gouverneur en conseil en application du paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012 est celle de la décision raisonnable?

[25]           Dans l’analyse de la norme de contrôle applicable, la Cour doit « se mettre à la place » du juge et décider s’il a choisi la bonne norme de contrôle et l’a appliquée correctement (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559).

[26]           À ce stade, la Cour rappelle que la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire a été prise en application du paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012. La disposition est ainsi rédigée :

52 (4) Saisi d’une question au titre du paragraphe (2), le gouverneur en conseil peut décider :

52 (4) When a matter has been referred to the Governor in Council, the Governor in Council may decide

a) soit que les effets environnementaux négatifs importants sont justifiables dans les circonstances;

(a) that the significant adverse environmental effects that the designated project is likely to cause are justified in the circumstances; or

b) soit que ceux-ci ne sont pas justifiables dans les circonstances.

(b) that the significant adverse environmental effects that the designated project is likely to cause are not justified in the circumstances.

[27]           Les appelants soutiennent que le juge a commis une erreur en choisissant la norme de contrôle de la décision raisonnable et en l’appliquant à une question de droit concernant un pouvoir conféré au gouverneur en conseil par la LCÉE de 2012. La question soumise au juge était celle de savoir si le gouverneur en conseil avait eu raison de décider qu’il n’avait pas à déterminer si sa décision porterait atteinte à des droits issus de traités. Les appelantes soutiennent, en tout état de cause, que la question dont était saisi le gouverneur en conseil était une question de droit pur, en ce sens qu’elle concernait les obligations constitutionnelles de ce dernier et les limites de ses pouvoirs. À cet effet, les appelantes prétendent que le juge a commis une erreur en n’appliquant pas la norme de la décision correcte.

[28]           Il convient de mentionner que les appelantes font valoir des décisions rendues avant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, sans aucune référence à des décisions plus récentes rendues par la Cour suprême au sujet de la norme de contrôle applicable (p. ex. Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708 [Newfoundland Nurses]).

[29]           Quoi qu’il en soit, la thèse des appelantes en ce qui concerne la norme de contrôle applicable en l’espèce, dans la mesure où elle est fondée sur les pouvoirs que la LCÉE de 2012 confère au gouverneur en conseil, est erronée. En effet, comme le fait valoir la Couronne, les appelantes n’ont pas bien circonscrit le contexte qui entoure la prise par le gouverneur en conseil des décisions que lui confie la LCÉE de 2012.

[30]           En réalité, les décisions du gouverneur en conseil résultent d’un exercice discrétionnaire fondé sur les politiques gouvernementales et les faits. Le juge a donc conclu à bon droit à la nature « polycentrique » des décisions du gouverneur en conseil, un organe élu qui a de ses propres lois une connaissance approfondie. Plus précisément, les décisions du gouverneur en conseil prises en application du paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012 sont le fruit d’un processus administratif de consultation et d’accommodement relatif aux droits ancestraux et issus de traités. Il s’ensuit que le contrôle judiciaire d’une décision du gouverneur en conseil a pour objet de veiller à ce que ce dernier exerce le pouvoir que lui a délégué le législateur de manière raisonnable et respectueuse du cadre établi par la LCÉE de 2012 (Conseil des Innus de Ekuanitshit c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 189, [2014] A.C.F. no 867 (QL) [Innus de Ekuanitshit] (autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, dossier no 36136, [2014] C.S.C.R. n466)). Par conséquent, le juge n’a pas eu tort de conclure que la norme de contrôle qu’il convenait d’appliquer à la décision du gouverneur en conseil était celle de la décision raisonnable.

2.                  Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que le gouverneur en conseil n’avait pas à se prononcer sur les droits issus de traités des appelantes et à décider si le projet du site C y portait une atteinte injustifiable lorsqu’il a pris la décision visée au paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012?

(1)               Nature et teneur du Traité no 8

[31]           Conclu en 1899, le Traité no 8 est l’un des plus importants traités numérotés postérieurs à la Confédération. Il avait pour objet d’ouvrir l’Ouest et le Nord-Ouest du pays à la colonisation et au développement (Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2005 CSC 69, [2005] 3 R.C.S. 388, aux par. 2 et 24 [Mikisew]). En contrepartie de la cession des terres où elles habitaient, on a promis aux Premières Nations, entre autres choses, qu’elles pourraient exercer des droits de chasse, de piégeage et de pêche en ces termes :

[traduction]

Et Sa Majesté la Reine convient par les présentes avec les dits sauvages qu’ils auront le droit de se livrer à leurs occupations ordinaires de la chasse au fusil, de la chasse au piège et de la pêche dans l’étendue de pays cédée telle que ci-dessus décrite, subordonnées à tels règlements qui pourront être faits de temps à autre par le gouvernement du pays agissant au nom de Sa Majesté et sauf et excepté tels terrains qui de temps à autre pourront être requis ou pris pour des fins d’établissements, de mine, d’opérations forestières, de commerce ou autres objets.

(Rapport des commissaires sur le Traité no 8, Compendium du dossier d’appel, vol. 2, onglet F.1, p. 3805).

[32]           La clause précédente du Traité no 8 révèle une tension (Mikisew, au par. 33) qui demeure évidente à ce jour : d’une part, les Premières Nations voient leurs droits de chasse, de piégeage et de pêche confirmés et, d’autre part, la Couronne peut autoriser la « prise » de terres « de temps à autre » à des « fins » précises et générales. Bien qu’il soit établi que les signataires du Traité n8 comprenaient que l’utilisation des terres prévue par ce traité « marquait l’aube d’une période de transition » (Mikisew, au par. 27), il n’en demeure pas moins que chaque « prise » de terres par la Couronne « de temps à autre » peut aggraver les tensions inévitables au maintien des concessions réciproques consacrées par le traité.

(2)               Obligation de consultation lorsque l’affaire soulève des droits ancestraux revendiqués

[33]           Avant 2004 et les arrêts de principe de la Cour suprême du Canada Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511 [Nation haïda] et Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550 [Taku River], les peuples autochtones étaient tenus de prouver leurs droits dans le cadre de litiges souvent interminables. À l’époque, la démarche avait été énoncée dans l’arrêt Sparrow : si les peuples autochtones réussissaient à prouver leurs droits ainsi que l’existence à première vue d’une atteinte, l’analyse passait à la question de la justification. À ce stade, il incombait à la Couronne de justifier l’atteinte que portait le texte législatif ou réglementaire en démontrant (i) un objectif législatif régulier; et (ii) un régime digne de l’honneur de la Couronne, des rapports spéciaux de fiduciaires et de la responsabilité de la Couronne envers les peuples autochtones (Sparrow, p. 1114). Avant 2004, l’analyse portait principalement sur l’atteinte aux droits et le critère de justification lorsqu’une loi ou un projet était contesté par les peuples autochtones. L’arrêt Sparrow confirmait l’obligation de consultation de la Couronne, qui n’entrait cependant en jeu que dans l’analyse de la justification (Sparrow, à la p. 1119).

[34]           Toutefois, avec les arrêts Nation haïda et Taku River, la Cour suprême s’est éloignée de la démarche axée sur l’atteinte préconisée dans Sparrow. Elle a plutôt imposé à la Couronne une obligation de consulter et de prendre des mesures d’accommodement, au besoin, dans le cas où un projet est susceptible d’avoir des répercussions importantes sur les droits ancestraux revendiqués :

Sur ce point, l’arrêt Nation haïda marquait un changement de perspective par rapport à Sparrow. Alors que dans Sparrow, la Cour s’était employée à dégager les conséquences de la violation, elle a tenté dans Nation haïda de prévenir de tels affrontements en imposant aux parties une obligation de consulter et (au besoin) d’accommoder, dans des circonstances où le développement est susceptible d’avoir des conséquences importantes sur les droits ancestraux lorsque ceux-ci ont été établis. (Beckman c. Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53, [2010] A.C.S. no 53 (QL), au par. 53 [Beckman]).

[35]           Bien que l’arrêt Nation haïda n’écarte pas le droit absolu des peuples autochtones d’intenter une action, il établit le cadre régissant le dialogue entre la Couronne et les Autochtones qui revendiquent des droits (avant que l’existence de ceux-ci soit prouvée), qui repose sur le principe central de l’honneur de la Couronne. À la lumière de ce principe, la juge en chef McLachlin, s’exprimant au nom de la Cour suprême, a déclaré que la Couronne est tenue de consulter les peuples autochtones lorsqu’elle « a connaissance, concrètement ou par imputation, de l’existence potentielle du droit ou titre ancestral revendiqué et envisage des mesures susceptibles d’avoir un effet préjudiciable sur celui-ci » (Nation haïda, au par. 35). Afin d’évaluer la portée de l’obligation de consultation de la Couronne, la Cour suprême a également dégagé un continuum en la matière. L’envergure des consultations et, dans certains cas des mesures d’accommodement, est déterminée au cas par cas et varie en fonction de la solidité du dossier de revendications présenté par les peuples autochtones.

[36]           À ce stade-ci, il est également utile de rappeler que les droits ancestraux et issus de traités sont protégés par la Constitution, par le truchement de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, et que la protection qui leur est accordée s’inscrit dans un continuum. À une extrémité du continuum des droits protégés par l’article 35, on trouve les droits qui n’ont pas encore été confirmés et reconnus (Nation haïda; Taku River). À l’autre extrémité, on trouve les droits ancestraux établis (Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44, [2014] 2 R.C.S. 257 [Nation Tshilqot’in]; Sparrow). Entre les droits revendiqués et ceux dont l’existence a été reconnue se trouvent les droits issus de traités. Bien que les droits issus de traités puissent être définis, non pas comme des droits revendiqués, mais comme des droits établis et que les groupes autochtones puissent jouir de ceux qui ont été confirmés dans le Traité no 8 (West Moberly First Nations c. British Columbia (Chief Inspector of Mines), 2011 BCCA 247, [2011] B.C.J. No. 942 (QL), aux par. 137-140), l’étendue de leur utilisation sur des terres traditionnelles des peuples autochtones doit néanmoins être circonscrite (Mikisew, au par. 32).

(3)               Obligation de consulter lorsque l’affaire soulève des droits issus de traités

[37]           Bien que l’obligation de consulter dont il était question dans l’arrêt Nation haïda intéressait des droits ancestraux revendiqués et non des droits issus de traités, on a fait observer que l’honneur de la Couronne est également en jeu à l’égard de droits issus de traités :

[...] Les traités permettent de concilier la souveraineté autochtone préexistante et la souveraineté proclamée de la Couronne, et ils servent à définir les droits ancestraux garantis par l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’article 35 promet la reconnaissance de droits, et « [i]l faut toujours présumer que [la Couronne] entend respecter ses promesses » (Badger, précité, [R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, [1996] A.C.S. no 39 (QL)], au par. 41). Un processus de négociation honnête permet de concrétiser cette promesse et de concilier les revendications de souveraineté respectives. L’article 35 a pour corollaire que la Couronne doit agir honorablement lorsqu’il s’agit de définir les droits garantis par celui-ci et de les concilier avec d’autres droits et intérêts. Cette obligation emporte à son tour celle de consulter et, s’il y a lieu, d’accommoder.

(Nation haïda, au par. 20).

[38]           Peu de temps après l’arrêt Nation haïda, la Cour suprême a réitéré que l’obligation de consulter s’appliquait non seulement aux droits revendiqués, mais aussi aux droits issus de traités historiques (Mikisew) et aux droits issus de traités modernes (Beckman).

[39]           Il convient de souligner que l’arrêt Mikisew portait aussi sur le Traité no 8. Pour reprendre les motifs du juge Binnie, « les inévitables tensions sous-jacentes à la mise en œuvre du Traité no 8 commandent un processus par lequel des terres peuvent être transférées d’une catégorie (celle des terres sur lesquelles les premières nations conservent des droits de chasse, de pêche et de piégeage) à l’autre (celle des terres sur lesquelles elles n’ont pas ces droits) » (Mikisew, au par. 33). À la lumière des conclusions tirées dans l’arrêt Nation haïda au sujet des droits ancestraux revendiqués, il a conclu que le contenu du processus est «  dicté par l’obligation de la Couronne d’agir honorablement. » (ibid.).

[40]           Dans l’affaire Mikisew, le gouvernement fédéral avait approuvé en 2000 la construction d’une route d’hiver, sans consulter la Première nation crie Mikisew à cet égard. À la suite des protestations des Mikisew, le tracé de la route avait été modifié, mais la Couronne n’a toujours pas mené de consultations. La Cour suprême a reconnu à la Couronne le droit issu du traité de « prendre » des terres cédées, mais a précisé qu’elle devait gérer ce processus de prise honorablement :

Le traité accorde à la Couronne un droit de « prendre » des terres cédées à des fins de transport régional, mais elle n’en est pas moins tenue de s’informer de l’effet qu’aura son projet sur l’exercice par les Mikisew de leurs droits de chasse et de piégeage, et de leur communiquer ses constatations. La Couronne doit alors s’efforcer de traiter avec les Mikisew « de bonne foi, dans l’intention de tenir compte réellement » de leurs préoccupations (Delgamuukw, par. 168 [Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010]). Cela ne signifie pas que le gouvernement doit consulter toutes les premières nations signataires du Traité no 8 chaque fois qu’il se propose de faire quelque chose sur les terres cédées visées par ce traité, même si l’effet est peu probable ou peu important. L’obligation de consultation, comme il est précisé dans l’arrêt Nation haïda, est vite déclenchée, mais l’effet préjudiciable, comme l’étendue de l’obligation de la Couronne, est une question de degré. En l’espèce, les effets étaient clairs, démontrés et manifestement préjudiciables à l’exercice ininterrompu des droits de chasse et de piégeage des Mikisew sur les terres en question. (Mikisew, au par. 55).

[41]           La Cour suprême a en outre conclu que l’obligation de consulter jouait dans les circonstances parce que la prise de terres aurait une incidence sur les droits issus de traités de la Première nation crie Mikisew. Toutefois, étant donné que la Couronne cherchait à construire une route d’hiver relativement peu importante sur des terres cédées où les droits issus de traités de la Première nation crie Mikisew étaient assujettis à la clause relative à la « prise » du Traité no 8, la Cour suprême était d’avis que l’obligation de la Couronne de consulter se situait au bas du continuum (Mikisew, au par. 64). La Couronne devait donc aviser les Mikisew et nouer un dialogue directement avec eux.

[42]           L’obligation de consulter qui incombe à la Couronne dans l’exercice de son droit de « prendre » de terres en vertu d’un autre traité postérieur à la Confédération – à savoir le Traité n3 – a récemment été réitérée par la Cour suprême dans l’arrêt Première Nation de Grassy Narrows c. Ontario (Ressources naturelles), 2014 CSC 48, [2014] 2 R.C.S. 447 [Grassy Narrows]. Le Traité n3, comme le Traité no 8 dont il était question dans l’affaire Mikisew, comporte une clause permettant la « prise » de terres. La principale question soulevée dans l’affaire Grassy Narrows était de savoir si l’Ontario était habilité à prendre des terres dans la région de Keewatin en vertu du Traité no 3 conclu avec les Ojibways en 1873 et de restreindre ainsi l’exercice des droits de récolte conférés par le Traité ou devait-elle obtenir l’approbation du Canada parce que le Traité avait été négocié par la Couronne fédérale (le Canada) et non la province d’Ontario.

[43]           Dans une décision unanime, la Cour suprême conclut que tant le Canada que l’Ontario, à titre de « Couronne », doivent tenir la promesse consacrée dans le Traité lorsqu’ils exercent des pouvoirs qui leur sont conférés par la Constitution. Seul l’Ontario pouvait prendre des terres en vertu de l’article 109 (propriété des terres et des ressources dans la province), du paragraphe 92(5) (administration et vente des terres provinciales et des bois et forêts qui s’y trouvent) et de l’article 92A (pouvoir de légiférer en matière de ressources naturelles non renouvelables, ressources forestières et énergie électrique) de la Loi constitutionnelle de 1867, (R.-U.) 30 & 31 Victoria, c. 3, conformément au Traité et à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. La conclusion de la Cour suprême dans cette affaire reprenait l’arrêt Mikisew et rappelait l’obligation pour l’Ontario, dans l’exercice de sa compétence sur les terres visées par le Traité n3, de respecter le principe de l’honneur de la Couronne et ses obligations fiduciaires à l’égard des intérêts autochtones. Par conséquent, l’Ontario devait respecter les droits de récolte des Ojibways, et son droit de prendre des terres était « assujetti à l’obligation de tenir des consultations et, s’il y a lieu, de trouver des accommodements aux intérêts des premières nations avant (Mikisew, au par. 56) » (Grassy Narrows, au par. 51).

[44]           Vu l’ampleur du projet du site C, la Couronne, dès le début de l’évaluation environnementale, estimait que l’envergure des consultations avec les appelantes se situait à l’extrémité supérieure du continuum.

(4)               Évaluation environnementale du projet du site C

[45]           Rappelons que le projet du site C exigeait la tenue d’une évaluation environnementale fédérale et provinciale. Une Commission d’examen conjoint a donc été chargée de l’évaluation environnementale. L’exercice a pris trois ans. La consultation a permis de sonder les 29 groupes autochtones susceptibles d’être touchés par le projet du site C. Les groupes autochtones ont également fait des observations au sujet du mandat de la CEC quant à l’évaluation environnementale. Les appelantes ont fait valoir dans le cadre du processus d’évaluation environnementale que la CEC devait avoir le mandat de décider s’il y avait atteinte à leurs droits issus de traités. La CEC avait pour mandat de recueillir des renseignements sur [traduction] « les effets préjudiciables possibles sur les droits ancestraux et issus de traités revendiqués ou établis » du projet du site C (rapport de la CEC, sections 2.3 et 2.6, Compendium du dossier d’appel, vol. 1, partie 2, onglet E.62, p. 3362-3363). Elle n’était pas tenue de décider si le projet du site C enfreignait les droits conférés par le Traité no 8 ou d’aborder [traduction] « toute question d’interprétation des traités» (mandat de la CEC, rapport de la CEC, sections 2.5(d) et (e), Compendium du dossier d’appel, vol. 1, partie 2, onglet E.62, p. 3363).

[46]           La teneur de l’évaluation environnementale est conforme à la LCÉE de 2012, qui intéresse « les effets environnementaux qui sont en cause » (par. 5(1)) et « l’usage courant de terres et de ressources à des fins traditionnelles » par « des peuples autochtones » (sous-al. 5(1)c)(iii)). Ainsi, l’évaluation environnementale sert à recueillir des renseignements et non à définir de manière exécutoire les droits ancestraux ou issus de traités.

[47]           À la lumière des faits, exposés précédemment, et du dossier, le juge a conclu que les appelantes avaient été consultées exhaustivement avant, pendant et après les audiences de la CEC (motifs du juge, aux par. 62-70). Il était donc d’avis que la Couronne avait satisfait à son obligation de consultation dans les circonstances. Il a expliqué que, si la question de l’atteinte aux droits issus de traités « doit néanmoins faire partie du processus de consultation » (motifs du juge, aux par. 53 et 58), il n’était pas nécessaire de se prononcer sur les droits issus de traités à cette étape :

Si je me fonde sur le dossier qui m’a été présenté, et contrairement aux affirmations des demanderesses [les appelantes], il n’était pas nécessaire que la Couronne se prononce sur l’existence d’une atteinte aux droits issus de traités que possèdent les [appelantes]; elle a pris en compte ces droits, elle n’a pas fait abstraction des répercussions du projet sur ceux-ci ni conclu que les répercussions négatives pouvaient être atténuées, et elle a examiné les effets cumulatifs qu’ont eu les deux barrages antérieurs sur les droits historiques des demanderesses [les appelantes] [Lignes directrices de l’EIE, clauses 8.5.3 et 9-1].

(Motifs du juge au par. 61) [Non souligné dans l’original].

[48]           Rappelons qu’en l’espèce, les appelantes n’ont pas contesté la conclusion du juge sur l’exhaustivité des consultations (mémoire des faits et du droit des appelantes au par. 110). Par conséquent, la présente affaire ne soulève pas la question de la portée des consultations par la Couronne comme d’autres affaires (Innus de Ekuanitshit; Nation Gitxaala c. Canada, 2016 CAF 187, [2016] A.C.F. n705 (QL) [Nation Gitxaala]). Au contraire, la principale question en litige en l’espèce est de savoir si le gouverneur en conseil, en exerçant le pouvoir que lui confère le paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012, devait décider si les droits issus de traités seraient atteints et, dans l’affirmative, si cette atteinte était justifiée suivant le critère de l’arrêt Sparrow. Cette question exige que l’on examine les consultations menées.

(5)               Processus de consultation au regard des droits issus de traités

[49]           Si la Couronne a indéniablement l’obligation de consulter, les peuples autochtones ont l’obligation équivalente de collaborer et de présenter les faits nécessaires à la prise de décision sur leurs territoires traditionnels et la portée de leurs droits issus de traités. Le chemin qui mène à la réconciliation est pavé de concessions, et [traduction] « des obligations réciproques découlent de l’un des objectifs de l’obligation, qui est de favoriser la réconciliation par le dialogue » (Sébastien Grammond, The Terms of Coexistence - Indigenous People and Canadian Law, (Toronto: Carswell, 2013), à la p. 287). Bien que l’engagement à suivre le processus n’emporte pas l’accord sur l’issue de l’affaire, la Cour suprême a insisté sur le fait qu’il « exige de chaque partie qu’elle s’efforce de bonne foi à comprendre les préoccupations de l’autre et à y répondre » (Nation haïda, au par. 49).

[50]           Même s’il est acquis aux débats que les appelantes, à titre de signataires du Traité no 8, possèdent des droits issus de traités dans le territoire visé par le Traité no 8, rien ne prouve que leurs droits portent sur l’ensemble de la région, à savoir 840 000 kilomètres carrés, dont la superficie excède celle de la province du Manitoba (Mikisew, aux par. 2 et 48). À moins qu’un traité énumère des terrains précis pour la chasse, les droits issus de traités invoqués à l’égard de l’ensemble du territoire visé doivent être précisés pendant les consultations. Ainsi, il ne suffit pas pour les appelantes d’invoquer des droits issus de traités en faisant valoir leurs terrains préférés sans préciser les zones d’utilisation traditionnelle sur lesquelles les droits étaient exercés par le passé et le sont toujours.

[51]           Les appelantes avaient donc non seulement la possibilité, mais aussi l’obligation, de jouer le rôle qui leur incombe dans le cadre de l’exercice en fournissant des renseignements à l’appui de leur prétention selon laquelle le projet du site C porterait atteinte à certains de leurs droits issus de traités. En particulier, les appelantes avaient l’obligation de fournir des renseignements qui permettraient de circonscrire leurs territoires traditionnels et la portée de leurs droits issus de traités de sorte qu’elles pourraient démontrer que les répercussions possibles du projet du site C seraient d’une gravité telle qu’elles enfreindraient leurs droits (Nation haïda, au par. 48). En l’espèce, les appelantes n’ont pas fourni suffisamment de renseignements à la CEC pour appuyer leurs dires.

[52]           Elles ont décidé de faire équipe avec trois autres groupes autochtones et de faire présenter les renseignements sur l’utilisation des terres par la Treaty 8 Tribal Association (T8TA). La T8TA a produit une seule carte. BC Hydro a demandé à la T8TA de fournir une carte par Première Nation appartenant à ce regroupement. La demande a été refusée. Aucune carte faisant état du territoire traditionnel de chacune des quatre Nations appartenant à la T8TA, dont les appelantes, n’a été soumise (affidavit de Seanna McConnell, aux par. 64-65 et 72, dossier d’appel, onglet O, p. 10351-10353). Selon BC Hydro, la carte produite par la T8TA présentait un territoire combiné de plus de 121 000 km2 et comprenait une légende. Le libellé de la légende est révélateur :

[traduction]

[...] La présente n’illustre pas l’étendue des territoires traditionnels des quatre Premières Nations ou l’étendue des terres sur lesquelles elles exercent les droits que leur confère le paragraphe 35(1), tant par le passé qu’à présent.

(Traditional Land Use Study (TLUS), dossier d’appel, onglet E, p. 329).

[53]           On renvoie également à ce stade au rapport sur la méthodologie de la TLUS (rapport TLUS) qui explique les données recueillies et la méthode utilisée. Le rapport TLUS a été fourni par les appelantes. Il décrit les restrictions suivantes :

[traduction]

[...]  Il faut pousser les recherches pour obtenir les renseignements manquants concernant les connaissances des Premières nations participantes, ainsi que les ressources, les critères, les seuils et les indicateurs essentiels à un exercice réel des droits conférés par le Traité no 8 pour l’avenir. (Compendium du dossier d’appel, vol. 1, partie 1, onglet E.3, p. 257).

Compte tenu des restrictions de temps et de budget, la présente étude ne prend en considération que les entrevues, réalisées dans le cadre du projet, ayant permis de cartographier l’utilisation et l’occupation des terres ainsi qu’un nombre réduit d’entrevues sur le contexte ou les récoltes. D’autres sources existantes d’information, notamment des études ethnographiques ou archivistiques, n’ont pas été examinées en détail. Les entrevues ont duré environ de deux à trois heures, et les données recueillies pour chaque utilisateur se limitaient à ce que le participant était apte et disposé à communiquer dans ce laps de temps. [...] (Compendium du dossier d’appel, vol. 1, partie 1, onglet E.3, p. 257-258).

Toutes les valeurs cartographiées sont fondées sur l’utilisation et les connaissances des membres ayant adhéré au Traité 8 et appartenant à l’une des quatre Premières Nations participantes. Dans la plaine inondable et la superficie visée, 63 valeurs (17 %) représentent des emplacements approximatifs et 32 (9 %) y ont été cartographiés d’après des renseignements indirects. (Compendium du dossier d’appel, vol. 1, partie 1, onglet E.3, p. 260).

[...] Aucune vérification sur le terrain des données obtenues au moyen des entrevues n’a été effectuée. (Compendium du dossier d’appel, vol. 1, partie 1, onglet E.3, p. 265).

[...] Compte tenu des restrictions de temps, de budget et de logistique, l’étude a obtenu un taux de réponse non aléatoire allant d’environ 7 % (HRFN) [Halfway River First Nation] à environ 11 % (DRFN) [Doig River First Nation] de la population inscrite totale. Ainsi, il faudrait signaler que l’échantillon représente les 77 participants plutôt que l’ensemble de la population. (Compendium du dossier d’appel, vol. 1, partie 1, onglet E.3, p. 267).

[Non souligné dans l’original]

[54]           Le juge a souligné les renseignements lacunaires étayant les prétentions des appelantes quant à des droits précis issus de traités au paragraphe 69 de ses motifs :

[...] Il ressort également du dossier que, bien que la Couronne ait cherché à maintenir le dialogue avec les demanderesses [les appelantes] en ce qui concerne l’atténuation des effets et les mesures devant être prises après la publication du rapport de la CEC, les demanderesses [les appelantes] ont, à partir du moment où elles ont déterminé que la seule solution viable pouvant résulter du processus était l’arrêt du projet, refusé de participer à ce dialogue.

[55]           En outre, il ressort du rapport sur les consultations et les mesures d’accommodement daté du 7 septembre 2014 que la Première Nation de Prophet River exerce les droits que lui confère le Traité no 8 assez loin du projet du site C :

[traduction]

[...] Les quatre groupes représentés par la T8TA au cours des deux premières étapes de l’évaluation environnementale ont produit des renseignements tirés de la TLUS sans ne guère les distinguer. Or, il semble que la Première Nation de Prophet River exerce principalement ses droits de chasse, de piégeage et de pêche environ 200 km au nord de la région directement touchée par le projet proposé.

(Compendium du dossier d’appel, vol. 2, onglet E.65, p. 3575).

[56]           En résumé, la preuve au dossier ne démontre pas que les terres où la Première Nation de Prophet River exerce ses droits issus de traités s’étendent sur les 200 km qui séparent celle-ci du projet du site C.

[57]           Quoi qu’il en soit, en soutenant que le gouverneur en conseil avait l’obligation de décider s’il y avait eu atteinte aux droits issus de traités suivant l’analyse préconisée dans l’arrêt Sparrow, les appelantes invitent en réalité la Cour à revenir à la jurisprudence antérieure à l’arrêt Nation haïda. Plus précisément, elles soutiennent que le gouverneur en conseil devrait se prononcer sur les droits revendiqués ou ceux issus de traités, et ce chaque fois qu’une atteinte est invoquée par un groupe autochtone. Comme il a été mentionné précédemment, cette démarche s’est révélée complexe et a souvent donné lieu à des litiges interminables (Nation Tshilqot’in; R. c. Côté, [1996] 3 R.C.S. 139, [1996] A.C.S. no 93 (QL); Delgamuukw). C’est ce que la Cour suprême dans l’arrêt Nation haïda cherchait à corriger. En outre, dans l’affaire Mikisew, qui portait sur une « prise » envisagée, le juge Binnie n’a manifestement pas souscrit à la démarche fondée sur l’arrêt Sparrow adoptée par la Cour fédérale (Mikisew, aux par. 53 et 59). En important l’obligation de consulter, la Cour suprême a fait ressortir les négociations comme le meilleur moyen de concilier les intérêts des Autochtones et ceux de la Couronne. La démarche préconisée par les appelantes en l’espèce, si elle était admise, aurait pour effet d’affaiblir considérablement l’application de l’obligation de consulter et de réintroduire la démarche relative aux droits issus de traités énoncée dans l’arrêt Sparrow, et ce au premier volet de l’analyse. Rien ne justifie un tel revirement.

[58]           Toutefois, le droit de la Couronne de « prendre » des terres n’est pas absolu, et les peuples autochtones ne sont pas dépourvus de recours.

[59]           Dans l’arrêt Badger, la Cour suprême applique les principes régissant l’interprétation des traités et examine la preuve pour comprendre la clause du Traité no 8 permettant la « prise » de terres. Selon elle, les peuples autochtones estimaient que le Traité n8 leur promettait de pouvoir continuer d’exercer leurs droits de récolte :

57 [...] Les Indiens comprenaient que des terres seraient prises pour y établir des exploitations agricoles ou pour y faire de la prospection et de l’exploitation minières, et qu’ils ne seraient pas autorisés à y chasser ou à tirer sur les animaux de ferme et les bâtiments des colons.  Il ne fait aucun doute que les Indiens croyaient que la majeure partie des terres visées par le Traité no 8 resteraient inoccupées et qu’ils pourraient donc y pratiquer la chasse, le piégeage et la pêche. [...]

[60]           Il est également révélateur que, dans l’éventualité où une « prise » rend un droit issu d’un traité « vide de sens », une action en infraction au traité demeure possible. Dans Grassy Narrows, au paragraphe 52, la Cour suprême, faisant fond sur l’arrêt Badger  et renvoyant à l’arrêt Mikisew, fait l’affirmation suivante :

Lorsqu’une province compte prendre des terres aux fins d’une entreprise qui relève de sa compétence, il appartient à la Couronne de déterminer quelles conséquences aura cette entreprise sur l’exercice des droits de chasse, de pêche et de piégeage des Ojibways, et d’en informer ces derniers. Elle doit ensuite s’efforcer de traiter avec eux de bonne foi et dans l’intention de tenir réellement compte de leurs préoccupations (Mikisew, par. 55; Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, par. 168). L’effet préjudiciable de l’entreprise de la Couronne – et l’étendue de son obligation de consulter et d’accommoder – est affaire de degré, mais la consultation ne saurait exclure d’emblée l’accommodement. Toute prise de terres ne portera pas atteinte aux droits de récolte énoncés dans le Traité no 3, mais cela dit, si la prise dépouille les Ojibways de tout droit réel de chasse, de pêche ou de piégeage sur leurs territoires traditionnels de pêche, de chasse et de piégeage, une action en violation du traité pourra être intentée.

(Mikisew, au par. 48). [Non souligné dans l’original]

[61]           Enfin, bien que les arrêts Mikisew et Grassy Narrows viennent préciser la teneur de l’obligation de la Couronne à l’égard de la « prise » de terres « de temps à autre », ils n’abordent pas les effets cumulatifs de l’exercice de cette « prise » par la Couronne qui mènent à une extinction de fait des droits. Point n’est besoin de se prononcer sur cette question dans le présent appel, mais il va sans dire qu’il est attendu de la Couronne qu’elle gère toujours de façon honorable la « prise » de terres « de temps à autre » (Mikisew, au par. 31) et qu’elle collabore avec les peuples autochtones dans un esprit de réconciliation pour tenir compte des effets cumulatifs des projets au cours des consultations, et c’est là un élément de réponse.

(6)               Conclusion concernant l’exercice par le gouverneur en conseil des pouvoirs que lui confère la LCÉE de 2012

[62]           Le gouverneur en conseil a pris son décret en vertu du paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012. Rappelons que, selon les appelantes, cette disposition n’empêche pas le gouverneur en conseil de se prononcer sur l’atteinte à leurs droits issus de traités et d’appliquer l’analyse préconisée dans l’arrêt Sparrow.

[63]           Les appelantes n’attaquent pas la constitutionnalité du paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012. Elles ne prétendent pas que cette disposition est inconstitutionnelle parce qu’elle ne précise pas que le gouverneur en conseil doit se prononcer sur l’existence d’une atteinte et que, partant, la Cour doit invalider la décision de ce dernier. Les appelantes affirment plutôt que la LCÉE de 2012 n’empêche pas le gouverneur en conseil de décider s’il y a atteinte aux droits issus de traité et d’en déterminer la justification conformément à l’arrêt Sparrow.

[64]           Il est donc utile de revoir les dispositions pertinentes de la LCÉE de 2012, au regard des fonctions du gouverneur en conseil à l’égard de la décision visée au paragraphe 52(4) de cette loi. Plus particulièrement, est-ce que la loi permet au gouverneur en conseil de prendre la décision que sollicitent les appelantes ou l’y oblige ?

[65]           Les dispositions fondamentales de la LCÉE de 2012 portent sur l’évaluation environnementale de projets désignés et habilitent le ministre, à l’article 38, à soumettre un projet à une commission d’évaluation. L’article 40 autorise le ministre à conclure un accord avec un autre ressort – par exemple, une province – en vue de la constitution conjointe d’une commission d’examen. Le paragraphe 47(1) intervient une fois qu’une commission d’examen dépose son rapport d’évaluation environnementale d’un projet désigné. Il est ainsi rédigé : « [a]près avoir pris en compte le rapport d’évaluation environnementale de la commission, le ministre prend les décisions prévues au paragraphe 52(1) ».

[66]           Aux termes du paragraphe 52(1), le ministre, à titre de décideur, « décide si, compte tenu de l’application des mesures d’atténuation qu’il estime indiquées, la réalisation du projet désigné est susceptible [...] d’entraîner des effets environnementaux [...] qui sont négatifs et importants ». Si le ministre décide que le projet désigné est susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants, la question doit être renvoyée au gouverneur en conseil, comme en l’espèce. Aux termes du paragraphe 52(4), lorsque la question est renvoyée au gouverneur en conseil, ce dernier peut décider si les effets environnementaux négatifs importants que la réalisation du projet désigné est susceptible d’entraîner sont justifiables dans les circonstances. Le paragraphe 52(4) est ainsi rédigé :

52 (4) Saisi d’une question au titre du paragraphe (2), le gouverneur en conseil peut décider :

52 (4) When a matter has been referred to the Governor in Council, the Governor in Council may decide

a) soit que les effets environnementaux négatifs importants sont justifiables dans les circonstances;

(a) that the significant adverse environmental effects that the designated project is likely to cause are justified in the circumstances; or

b) soit que ceux-ci ne sont pas justifiables dans les circonstances.

(b) that the significant adverse environmental effects that the designated project is likely to cause are not justified in the circumstances.

[67]           Si le gouverneur en conseil estime, conformément au paragraphe 52(4), que les effets environnementaux négatifs importants sont justifiables, le ministre « fixe les conditions que le promoteur du projet est tenu de respecter relativement aux effets environnementaux visés à ce paragraphe » (LCÉE de 2012, art. 53).

[68]           À la lumière de ces dispositions de la LCÉE de 2012, notons que la Cour suprême dans l’arrêt Paul c. Colombie-Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55, [2003] 2 R.C.S. 585, au paragraphe 39, a précisé l’analyse permettant de savoir si un décideur au sens de la loi, comme le gouverneur en conseil au titre de la LCÉE de 2012, est habilité à se prononcer sur des questions de droit, comme l’atteinte à des droits issus de traités :

Il s’agit essentiellement de savoir si la loi habilitante accorde implicitement ou expressément au tribunal administratif le pouvoir d’examiner ou de trancher toute question de droit.  Dans l’affirmative, ce tribunal est présumé posséder le pouvoir concomitant d’examiner ou de trancher cette question à la lumière de l’art. 35 ou de toute disposition constitutionnelle pertinente.  En général, les considérations pratiques ne suffisent pas pour réfuter la présomption découlant du pouvoir de trancher des questions de droit.  Toutefois, cela ne signifie pas qu’il n’est pas possible de tenir compte de considérations pratiques pour déterminer quelle solution convient le mieux pour régler un différend lorsqu’il existe plusieurs possibilités.

[69]           En l’espèce, on ne peut pas dire que le paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012 confère au gouverneur en conseil, ni expressément ni implicitement, le pouvoir de se prononcer sur l’atteinte aux droits issus du traité.

[70]           En effet, le paragraphe 52(4) ne traduit pas une intention de la part du législateur d’assimiler le gouverneur en conseil à un organisme juridictionnel. En réalité, le gouverneur en conseil n’a pas les attributs nécessaires des organismes juridictionnels : audiences publiques, capacité d’assigner des témoins et de contraindre à la production de documents et réception des écritures de chacune des parties.

[71]           Le gouverneur en conseil, lorsqu’il tient le rôle de décideur, n’appartient pas au monde juridictionnel; il est plutôt appelé à tenir compte d’une multitude de facteurs – d’où le terme polycentrique – et, de ce fait, cherche à concilier divers intérêts (Innus de Ekuanitshit au par. 73). Les tribunaux ont reconnu que le gouverneur en conseil examine les questions de fait et de politique (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135, au par. 48) et le juge a également fait une observation semblable au paragraphe 46 de ses motifs :

[Le gouverneur en conseil] exerce son pouvoir discrétionnaire, dans un cadre différent, pour rendre une décision qui se fonde sur des considérations polycentriques et la pondération des intérêts individuels et publics, notamment les intérêts et les préoccupations autochtones.

[72]           Le fait que le gouverneur en conseil ne possède aucune expertise et n’est pas en mesure de trancher des questions de droit litigieuses et des questions de fait complexes démontre également qu’il ne saurait exercer de fonction juridictionnelle. A fortiori, décider si une atteinte à un droit issu d’un traité protégé par l’article 35 est justifiée suivant l’analyse préconisée dans l’arrêt Sparrow ne ressortit pas au gouverneur en conseil. Toute autre conclusion irait à l’encontre du cadre législatif établi par la LCÉE de 2012.

[73]           Les appelantes font également valoir l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, [1989] 1 A.C.S. n45 (QL) [Slaight Communications]. Elles soutiennent que, pour exercer le pouvoir conféré par le paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012 dans le respect de la Constitution, et plus particulièrement de l’article 35, le gouverneur en conseil doit se prononcer sur l’atteinte et procéder à l’analyse énoncée dans l’arrêt Sparrow. Pourtant, le parallèle que les appelantes tentent d’établir ne tient pas : l’arrêt Slaight Communications a été rendu dans le contexte de la Charte canadienne des droits et libertés (partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11) [la Charte] et de l’analyse fondée sur l’article premier élaborée dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, [1986] A.C.S. no 7 (QL). Comme je l’explique précédemment, la présente affaire est régie par le cadre de consultation et d’accommodement fondé sur l’article 35 élaboré par la Cour suprême dans les arrêts Nation haïda et Mikisew en vue de l’examen des droits ancestraux et issus de traités revendiqués et de la réconciliation.

[74]           Il s’ensuit que le juge n’a pas commis d’erreur en concluant que le gouverneur en conseil n’était pas habilité à se prononcer sur les droits et à décider si une atteinte injustifiable avait été portée aux droits issus de traités des appelantes lorsqu’il était appelé à décider, en application de l’article 52 de la LCÉE, si les effets environnementaux négatifs importants que le projet désigné est susceptible d’entraîner sont justifiables. Bien que les appelantes n’attaquent pas le processus de consultation, elles soutiennent que les consultations n’étaient pas suffisantes à elles seules. En l’absence d’une contestation par les appelantes du processus de consultation en vue de faire invalider la décision du gouverneur en conseil, la Cour peut difficilement, dans les circonstances, conclure que la décision du gouverneur en conseil n’est pas raisonnable. En effet, on a pris en compte les intérêts des Autochtones – qu’il s’agisse de droits ancestraux ou issus du Traité n8 revendiqués ou établis ou d’autres intérêts – à chaque étape de l’évaluation environnementale pour déterminer l’incidence possible du projet du site C et tenter de trouver des mesures d’accommodement (rapport sur les consultations et les mesures d’accommodement, Compendium du dossier d’appel, vol. 2, onglet E.65, p. 3631).

[75]           En outre, dans la décision du gouverneur en conseil, six (6) paragraphes sur onze (11) portent sur les groupes autochtones, ce qui atteste le fait qu’il a cherché à savoir s’il avait été satisfait à l’obligation de consultation de la Couronne et si les intérêts et les préoccupations des Autochtones avaient été pris en compte. Plus précisément, le décret indique que (i) le processus de consultation a été mis en place par le gouvernement du Canada; (ii) le processus de consultation a permis d’engager le dialogue et d’échanger des renseignements pour faire en sorte que les préoccupations et les intérêts des groupes autochtones soient pris en compte; (iii) le processus a offert aux groupes autochtones la possibilité d’examiner et de commenter; (iv) le ministre tiendra compte des points de vue et des renseignements présentés par les groupes autochtones pour décider des conditions à imposer au promoteur; (v) les consultations effectuées étaient dignes de l’honneur de la Couronne; (vi) les préoccupations des groupes autochtones ont été mises en balance avec d’autres intérêts de la société.

[76]           Sur la foi du dossier qui a été présenté à la Cour, notamment les renseignements issus de l’évaluation environnementale, la preuve produite par les appelantes, l’examen réalisé au cours des consultations au sujet des droits ancestraux revendiqués ou établis, c.-à-d. ceux issus du Traité no 8 et d’autres intérêts, ainsi que des pouvoirs que confère le paragraphe 52(4) de la LCÉE de 2012, je ne peux conclure que la décision du gouverneur en conseil est déraisonnable.

3.                  Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que le contrôle judiciaire ne permettait pas de se prononcer sur les droits issus de traités des appelantes et décider s’il y avait eu atteinte à ces droits?

[77]           Enfin, les appelantes soutiennent que le juge a commis une erreur en concluant que le contrôle judiciaire ne permettait pas de décider s’il y avait eu atteinte aux droits que le Traité no 8 leur confère et qu’une action se prêterait mieux à l’examen de cette question (motifs du juge au par. 53). L’argument des appelantes sur ce point échoue également.

[78]           Une demande de contrôle judiciaire est une procédure sommaire. Généralement, les seuls documents qu’examine la Cour sont ceux dont disposait le décideur. En l’espèce, pour se prononcer sur la question de savoir si le projet du site C porte atteinte aux droits issus de traités des appelantes, il faudrait la communication intégrale des documents, l’examen de la preuve d’expert, ainsi que la preuve testimoniale et documentaire historique, ce que ne permet pas la demande de contrôle judiciaire. Le contrôle judiciaire ne permet pas de décider s’il y a eu atteinte injustifiable aux droits des appelantes. Mais aussi, et c’est plus important, soutenir le contraire revient à faire abstraction de la compétence de la province de la Colombie-Britannique et de son rôle dans le processus d’évaluation environnementale. Étant donné que c’est elle qui entend prendre des terres visées par le Traité no 8, elle devrait nécessairement être partie à l’instance (Grassy Narrows).

[79]           Les appelantes ont également invoqué l’arrêt Beckman, mais cette décision n’étaye pas non plus leur thèse. Plus particulièrement, l’affaire Beckman soulevait des questions au sujet de l’interprétation et de la mise en œuvre des traités modernes sur les revendications territoriales globales intervenus entre la Couronne et les Premières Nations, en l’occurrence l’Entente définitive de la Première nation de Little Salmon/Carmacks (l’Entente définitive). Dans sa décision, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que le contrôle judiciaire est souple et, il est donc « parfaitement possible de prendre en compte la dimension constitutionnelle des droits invoqués par la première nation » (par. 47). Cependant, il ne faudrait pas comprendre de cet énoncé qu’il est possible de se prononcer sur les droits issus de traités et sur l’existence d’une atteinte à ces droits dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[80]           Beckman portait sur les dispositions relatives à la consultation de l’Entente définitive et sur la question de savoir s’il y avait eu infraction au principe de l’honneur de la Couronne et à l’obligation de consulter. Or, les questions relatives aux droits ancestraux et issus de traités et celle de savoir s’il y a eu atteinte à ces droits exigent la communication intégrale de documents, l’examen d’une volumineuse preuve d’expert dans les domaines de l’ethnographie, de la généalogie, de la linguistique, de l’anthropologie, de la géographie, ainsi que de l’histoire orale et des éléments de preuve documentaire historique (Nation Tshilqot’in; Delgamuukw). Il n’est pas rare que l’exposé de la preuve et les plaidoiries dans le cadre d’un procès concernant les droits visés à l’article 35 exigent plus de 300 jours d’audience (ibid.). Manifestement, une demande de contrôle judiciaire ne constitue généralement pas le meilleur moyen de régler ce genre de litige.

[81]           Les appelantes ajoutent qu’elles ne pourraient intenter une action pour atteinte à un droit issu de traité parallèlement à la décision du gouverneur en conseil parce que cela constituerait une forme d’ « attaque indirecte ». Cet argument ne peut non plus être retenu. À ce stade, aucune décision n’a été rendue sur les droits des appelantes issus de traités.

[82]           Il s’ensuit que le juge a retenu à bon droit la norme de la décision raisonnable et l’a bien appliquée dans les circonstances. Par conséquent, il n’y a pas lieu pour notre Cour d’intervenir.

VII.          CONCLUSION

[83]           Pour tous ces motifs, je propose de rejeter l’appel, et ce avec dépens.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Johanne Trudel j.c.a. »

« Je suis d’accord

Yves de Montigny j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-435-15

 

INTITULÉ :

LA PREMIÈRE NATION DE PROPHET RIVER ET, LES PREMIÈRES NATIONS DE WEST MOBERLY c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT, LE MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS, LE MINISTRE DES TRANSPORTS ET LA BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MonTRÉAL (QuÉbec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 septembre 2016

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 janvier 2017

 

 

COMPARUTIONS :

Me Allisun T. Rana

Me Emily A. Grier

 

Pour les appelantes

 

Me Judith Hoffman

Me Rosemarie Schipizky

Me Kelly Keena

 

Pour les intimés

(PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT, MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS et MINISTRE DES TRANSPORTS)

 

Me Mark Andrews

Me Charles F. Willms

Me Bridget Gilbride

pour l’intimée

(LA BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rana Law

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour les appelantes

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour les intimÉs

(PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT, MINISTRE DES PÊCHES ET DES OCÉANS et MINISTRE DES TRANSPORTS)

 

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour L’INTIMÉE

(LA BRITISH COLUMBIA HYDRO AND POWER AUTHORITY)

 

 

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