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Date : 20170202


Dossier : A‑315‑15

Référence : 2017 CAF 23

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

APOTEX INC. et

APOTEX PHARMACHEM INC.

appelantes

et

ADIR et

SERVIER CANADA INC.

intimées

Audience tenue à Toronto (Ontario) les 27 et 28 septembre 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 2 février 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE DAWSON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

 


Date : 20170202


Dossier : A‑315‑15

Référence : 2017 CAF 23

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

APOTEX INC. et

APOTEX PHARMACHEM INC.

appelantes

et

ADIR et

SERVIER CANADA INC.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE DAWSON

[1]  ADIR est la titulaire du brevet canadien no 1,341,196 (le brevet 196) qui revendique le périndopril. Le périndopril est distribué et vendu sous le nom commercial COVERSYL et sert principalement au traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque. Servier Canada Inc., une société affiliée à ADIR, exploite le brevet 196 au Canada. Dans les présents motifs, ADIR et Servier seront collectivement appelées Servier.

[2]  Apotex Pharmachem Inc. (Pharmachem) fabrique et commercialise des médicaments au Canada. À partir de 2006 environ, elle a commencé à fabriquer une version générique du périndopril en comprimés. Ces comprimés génériques ont ensuite été vendus à Apotex Inc. qui les a mis en vente au Canada et à l’étranger. Pharmachem a également exporté le périndopril. Dans les présents motifs, Pharmachem et Apotex Inc. seront collectivement appelées Apotex ou les défenderesses.

[3]  En 2008, la Cour fédérale a conclu que le brevet 196 était valide et que les défenderesses l’avaient contrefait en fabriquant et en vendant au Canada des comprimés de périndopril : 2008 CF 825 (jugement en responsabilité). Le jugement en responsabilité a été confirmé par la Cour en appel : 2009 CAF 222.

[4]  Aux termes du jugement en responsabilité, Servier pouvait exiger la restitution des bénéfices réalisés par les défenderesses ou être indemnisée pour les dommages qu’elle avait subis du fait de leurs activités ayant contrefait le brevet 196. Servier a décidé de recouvrer les bénéfices réalisés par les défenderesses grâce à la contrefaçon.

[5]  À l’issue d’un long procès, la Cour fédérale a donc déterminé le montant des bénéfices d’Apotex attribuables à la contrefaçon. Pour ce faire, elle a pris en compte la fabrication et la vente de comprimés de périndopril au Canada ainsi que leur vente à l’étranger. Les bénéfices qu’Apotex a tirés de la vente des comprimés de périndopril au Canada ne sont pas en cause dans le présent appel, Apotex ayant reconnu lors du procès que les ventes domestiques de périndopril supposaient nécessairement qu’il y avait eu contrefaçon du brevet 196. Il s’ensuit qu’Apotex a dû reverser la totalité de ses bénéfices canadiens. Le présent appel concerne les bénéfices qu’Apotex a tirés de la vente des comprimés de périndopril à l’étranger, et notamment des ventes faites à ses sociétés affiliées situées en Australie (Apotex Australia) et au Royaume‑Uni (Apotex UK).

[6]  Pour déterminer les bénéfices réalisés par les défenderesses sur les ventes à l’exportation, la Cour fédérale a dû trancher un certain nombre de questions, dont seules deux sont en litige dans le présent appel :

  1. S’agissant des ventes à l’exportation, existait‑il des solutions de substitution non contrefaisantes au périndopril contrefaisant vendu par Apotex? Le cas échéant, quelle part des bénéfices d’Apotex est attribuable à son utilisation de l’invention brevetée?

  2. S’agissant des ventes à l’exportation faites aux sociétés australiennes et britanniques affiliées à Apotex, une part des bénéfices réalisés était‑elle attribuable à des services non contrefaisants, à savoir le versement d’une indemnité et la prestation de services juridiques connexes qu’Apotex avait convenu de fournir à ses sociétés affiliées étrangères? Le cas échéant, ces bénéfices n’étaient pas attribuables à la vente de comprimés de périndopril contrefaisants.

[7]  Pour les motifs publiés sous 2015 CF 721, la Cour fédérale :

  1. a rejeté l’argument suivant lequel les bénéfices d’Apotex devaient être réduits du fait de l’existence de solutions de substitution non contrefaisantes;

  2. a rejeté l’argument suivant lequel les bénéfices d’Apotex devaient être réduits au motif qu’une part de ceux‑ci était attribuable à des services non contrefaisants fournis par elle.

[8]  Nous sommes saisis de l’appel du jugement de la Cour fédérale. Apotex affirme en l’espèce que la Cour fédérale a commis deux erreurs en :

  1. ne réduisant pas les bénéfices qu’elle a tirés de la contrefaçon du fait de l’existence de solutions de substitution non contrefaisantes;

  2. omettant de répartir ou de séparer les bénéfices selon qu’il s’agit de bénéfices attribuables à la vente de périndopril contrefaisant ou de bénéfices attribuables au versement de l’indemnité et de la prestation de services juridiques connexes qu’elle a convenu de fournir à ses sociétés affiliées étrangères.

[9]  Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en ne reconnaissant pas la pertinence en droit de l’existence de périndopril non contrefaisant et en ne tenant pas dûment compte des éléments de preuve produits quant à la capacité et à la volonté de trois fournisseurs de fournir du périndopril non contrefaisant. Compte tenu de la complexité factuelle du dossier de preuve dont disposait la Cour fédérale et de la nécessité d’évaluer la crédibilité de la preuve, je renverrais cette question à la Cour fédérale comme je l’explique plus en détail ci‑après. J’ai également conclu que bien que la Cour fédérale ait commis une erreur de droit isolable dans son interprétation des contrats liant Apotex et ses sociétés affiliées, elle ne s’est pas trompée en concluant en dernière analyse qu’il n’y avait pas lieu en l’espèce de répartir les bénéfices d’Apotex. Par conséquent, à l’exception de la seule question que je renverrais à la Cour fédérale, je rejetterais l’appel à tous autres égards.

[10]  J’entamerai mon analyse en examinant brièvement la décision de la Cour fédérale en ce qu’elle se rapporte aux deux questions à trancher en appel. Je passerai ensuite à la norme de contrôle applicable à cette décision, après quoi je traiterai de chacune des questions en litige.

I.  La décision de la Cour fédérale

[11]  Après avoir énoncé les questions relatives à la restitution, la Cour fédérale s’est demandé si les bénéfices tirés par Apotex de certaines ventes à l’exportation devaient être ventilés de manière à séparer les bénéfices liés au versement d’une indemnité et à la prestation de services juridiques connexes de ceux qui se rapportaient à la vente de périndopril contrefaisant.

[12]  La Cour fédérale a commencé par décrire l’historique procédural concernant cette question : celle‑ci n’a été soulevée que peu de temps avant le procès, lorsqu’Apotex a présenté une requête en vue de déposer deux addendas au rapport principal de son témoin expert, Howard Rosen. M. Rosen est un comptable agréé dont l’expertise porte sur la quantification des pertes et la restitution des bénéfices dans les litiges ayant trait à la propriété intellectuelle. La requête en question a été accueillie moins d’un mois avant le début de l’audience (motifs, aux paragraphes 19 et 20).

[13]  La Cour fédérale a ensuite souscrit au principe général selon lequel « la fourniture de services juridiques étrangers et d’une indemnité pour responsabilité en vertu de brevets étrangers ne constitue pas une contrefaçon du brevet 196 ». Par conséquent, la question à trancher était de savoir si les défenderesses avaient fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’une partie du prix acquitté pour la vente de comprimés de périndopril visait une indemnité et des services non contrefaisants (motifs, au paragraphe 30).

[14]  La Cour fédérale a ensuite examiné les éléments de preuve produits par Apotex, y compris les ententes écrites avec Apotex UK et Apotex Australia concernant les ventes de périndopril (ententes de prix de transfert) (motifs, aux paragraphes 31 à 46). Pour les besoins de l’appel, il convient de souligner que les ententes de prix de transfert établissaient une distinction entre le prix de transfert à payer pour un produit désigné comme étant un [traduction] « produit visé par une contestation du brevet » et celui à payer pour un produit dit non visé par une telle contestation. Le terme [traduction] « produit visé par une contestation du brevet » était défini dans les ententes. En termes simples, il s’agissait des produits considérés comme ouvrant la voie à un risque accru de litige dans le pays concerné. Tel était le cas lorsque la société affiliée à Apotex était la seule dans ce marché à vendre une version générique du périndopril, et que le breveté était titulaire d’un brevet non expiré à l’égard du périndopril et qu’il vendait ce médicament sous une marque commerciale.

[15]  La Cour fédérale a entamé son analyse de la preuve en rejetant la prétention de Servier selon laquelle les ententes de prix de transfert prévoient explicitement que le prix de transfert se rapporte exclusivement à la fourniture des comprimés de périndopril. Les ententes de prix de transfert conclues entre Apotex et ses sociétés affiliées définissent le [traduction] « prix de transfert » comme le prix que les sociétés affiliées doivent payer à Apotex [traduction« pour la fourniture du produit », mais la Cour fédérale a conclu que ces ententes « doivent être interprétées à la lumière de l’entente complète et que la logique commerciale qui sous‑tend la formule des deux prix doit tenir compte du risque supérieur que présente la vente d’un produit visé par une contestation du brevet » (motifs, au paragraphe 51).

[16]  Cela étant dit, la Cour fédérale a ensuite rejeté l’argument suivant lequel le prix supérieur payé par Apotex UK et Apotex Australia pour le périndopril en tant que produit visé par une contestation du brevet « a été payé […] uniquement à l’égard de la disposition relative à l’indemnité et des services juridiques connexes ». La Cour fédérale a donc estimé que le prix de transfert ne concernait que la vente de périndopril (motifs, au paragraphe 51). Elle est parvenue à cette conclusion pour les motifs suivants :

  1. Les « dispositions des ententes de prix de transfert qui portent sur le prix de transfert sont distinctes de celles qui prévoient le versement d’une indemnité et la fourniture de services connexes, et elles peuvent être retranchées ». On ne saurait faire valoir « que le prix supérieur est, en tout ou en partie, une contrepartie versée pour l’indemnité si, au cas où l’on jugerait les dispositions relatives au prix de transfert non valides ou inapplicables, les dispositions en matière d’indemnité demeuraient en vigueur ». De plus, l’indemnité et les services connexes étaient offerts même en l’absence de litige ou de risque de litige et même si le médicament était vendu au prix inférieur réservé aux produits non visés par une contestation du brevet (motifs, au paragraphe 52).

  2. Le choix du prix supérieur pour le produit visé par une contestation du brevet s’expliquait probablement, du moins en partie, par le désir d’Apotex d’accroître ses bénéfices lorsque sa société affiliée était le seul fabricant de médicaments génériques sur le marché (motifs, aux paragraphes 56 à 59). La Cour fédérale a rejeté l’affirmation d’Apotex suivant laquelle le seul facteur ayant entraîné la hausse du prix du produit visé par une contestation du brevet était le risque accru de litige. C’est plutôt la présence d’au moins un concurrent générique sur le marché qui déclenchait le changement de prix – un facteur qui avait une incidence sur la rentabilité du produit (motifs, au paragraphe 54).

  3. Les ententes de prix de transfert prévoyaient que les montants accordés aux sociétés affiliées à Apotex par jugement ou règlement dans le cadre de litiges devaient être partagés avec Apotex. C’était une contrepartie importante de l’indemnité et des services juridiques fournis par Apotex à ses sociétés affiliées étrangères (motifs, aux paragraphes 60 à 63).

[17]  Par ailleurs, la Cour fédérale s’est dite d’avis qu’il ne serait pas équitable de séparer ou de répartir les revenus touchés par Apotex (motifs, au paragraphe 51). Aucun autre motif n’est venu étayer cette conclusion.

[18]  La Cour fédérale a ensuite examiné l’argument suivant d’Apotex, à savoir qu’il existait un certain nombre de sources de substitution non contrefaisantes et viables de l’ingrédient actif périndopril, en vrac ou sous forme de comprimés, qui, si elles avaient été utilisées, auraient généré des bénéfices sur les ventes à l’exportation inférieurs à ceux qu’elle a tirés en fabriquant et en vendant des comprimés de périndopril au Canada.

[19]  Après avoir examiné la jurisprudence pertinente, la Cour fédérale a conclu que dans l’arrêt Monsanto Canada Inc. c. Schmeiser, 2004 CSC 34, [2004] 1 R.C.S. 902, la Cour suprême n’a pas « laissé entendre que dans le cas d’une restitution des bénéfices, les tribunaux sont tenus de prendre systématiquement en compte les produits, les options ou les scénarios de substitution non contrefaisants, aussi fantaisistes qu’ils puissent être ». En fait, la Cour suprême a « simplement réitéré que ‘l’inventeur a seulement droit à la remise de la portion des profits réalisés par le contrefacteur, qui a un lien de causalité avec l’invention’ » (motifs, au paragraphe 118). La Cour fédérale a ensuite rejeté l’argument d’Apotex suivant lequel ses profits devaient être calculés en tenant compte de la disponibilité de périndopril non contrefaisant pour les ventes à l’exportation, et ce pour les trois motifs suivants :

  1. Comme l’a déclaré la Cour fédérale au paragraphe 119 de ses motifs :

« Trouver [le] lien [de causalité] est une tâche factuelle. Dans certains cas, cette tâche peut être aussi complexe que l’invention, et elle nécessitera des preuves de fait ou d’expert. Dans d’autres, comme l’affaire dont je suis saisie, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse très complexe du lien de causalité qui existe entre la contrefaçon et les bénéfices que le contrefacteur a réalisés, car les défenderesses ont simplement vendu du périndopril, le composé que vise le brevet 196. »

  1. Reconnaître la pertinence de l’existence d’une solution de substitution non contrefaisante pour les ventes à l’exportation reviendrait à offrir aux contrefacteurs « un bouclier parfait contre les conséquences de n’importe quelle contrefaçon de brevet ultérieure au Canada » (motifs, au paragraphe 121).

  2. L’argument d’Apotex s’apparentait à celui qu’elle avait avancé dans l’affaire Wellcome Foundation Ltd c. Apotex Inc., [1998] R.C.F. no 1205, 151 F.T.R. 250, où elle faisait valoir qu’elle aurait pu fabriquer légalement le produit contrefaisant en obtenant une licence obligatoire du breveté. Cet argument avait été rejeté dans cette affaire et n’était pas étayé par la jurisprudence (motifs, au paragraphe 122).

[20]  Ayant nié la pertinence en droit de l’existence de solutions de substitution non contrefaisantes, la Cour n’avait pas à se demander si, au regard des faits en présence, il existait de telles solutions. Cependant, elle a noté qu’« étant donné que plus de la moitié de la durée du procès a été consacrée aux éléments de preuve relatifs à cette question », elle « ferai[t] […] quelques commentaires » (motifs, au paragraphe 128). Aux paragraphes 129 à 132, la Cour fédérale a donc brièvement passé en revue la preuve afin de déterminer « quelle solution, tout bien considéré, aurait été employée très probablement » (motifs, au paragraphe 134).

[21]  La Cour fédérale a enchaîné par les remarques suivantes :

  1. S’il était facile, à l’époque pertinente, de se procurer du périndopril sur le marché international, pourquoi Apotex a‑t‑elle choisi de le fabriquer au Canada où Servier était titulaire d’un brevet non expiré (motifs, au paragraphe 136)?

  2. Nul n’a expliqué pourquoi le transfert de technologie à une tierce partie, Signa S.A. de C.V. (Signa), n’a pas eu lieu. Ce transfert aurait permis à Signa d’approvisionner Apotex en périndopril, l’ingrédient actif (motifs, aux paragraphes 131, 136).

  3. Apotex n’a pas démontré qu’une entité appelée Srini aurait pu obtenir l’approbation réglementaire et fabriquer la quantité requise de l’ingrédient actif périndopril à l’époque pertinente ou au prix indiqué (motifs, aux paragraphes 137 et 138).

  4. Apotex n’a pas démontré qu’Apotex Netherlands, également appelée Katwijk Farma B.V., aurait pu fabriquer la quantité requise de comprimés de périndopril à l’époque pertinente (motifs, aux paragraphes 132, 140).

  5. Même si les sociétés affiliées aux défenderesses avaient démontré qu’elles auraient pu fabriquer la quantité requise de comprimés de périndopril, il n’en demeure pas moins qu’Apotex n’a pas établi que cela lui aurait permis de réaliser des bénéfices sur la vente des comprimés. En réalité, « si ces bénéfices s’étaient rendus jusqu’au Canada, cela aurait vraisemblablement été fait sous la forme de dividendes payés aux sociétés mères [affiliées] […] et non aux défenderesses » (motifs, au paragraphe 141).

II.  Norme de contrôle

[22]  Les normes de contrôle applicables aux questions soulevées dans le présent appel ont été décrites par la Cour suprême dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. La norme applicable aux questions de droit est celle de la décision correcte. Les conclusions et les inférences factuelles sont soumises à la norme de l’erreur manifeste et dominante. Les conclusions de fait et de droit appellent la même norme de retenue à moins qu’une erreur de droit isolable ne soit établie, auquel cas cette erreur sera soumise à la norme de la décision correcte.

[23]  Au besoin, la norme de contrôle sera examinée de manière plus approfondie dans le cadre de l’analyse de chaque question soulevée par Apotex.

III.  La question du périndopril non contrefaisant

[24]  Les observations présentées par Apotex relativement à cette question peuvent être résumées ainsi :

  1. Le défendeur n’est tenu de restituer les bénéfices que s’il existe un lien de causalité entre ceux‑ci et l’invention du breveté. Selon l’arrêt Schmeiser, si tous les bénéfices réclamés par Servier avaient pu être réalisés sans contrefaire le brevet 196, aucun bénéfice ne devrait lui être restitué.

  2. La preuve a établi qu’Apotex disposait de plusieurs sources d’approvisionnement en périndopril non contrefaisant pour réaliser des ventes à l’étranger.

[25]  J’entamerai mon analyse des observations d’Apotex en me demandant si la Cour fédérale a commis une erreur en niant la pertinence en droit de l’existence de périndopril non contrefaisant pour les ventes à l’exportation. J’examinerai ensuite la manière dont la Cour fédérale a évalué le dossier de preuve dont elle disposait.

A.  La pertinence en droit de l’existence de périndopril non contrefaisant dans le calcul des bénéfices réalisés par les défenderesses du fait de leurs activités de contrefaçon

[26]  L’arrêt Schmeiser de la Cour suprême, précité au paragraphe 19, doit être le point de départ de cette analyse. Dans cet arrêt, le breveté poursuivait le défendeur pour contrefaçon de brevet et demandait la restitution de ses bénéfices. Dans son analyse du redressement demandé, la Cour suprême a cité l’arrêt Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., [1997] 2 R.C.F. 3 (C.A.), 71 C.P.R. (3d) 26, et noté qu’il était bien établi que l’inventeur a seulement droit à la portion des bénéfices du contrefacteur ayant un lien de causalité avec l’invention, en ajoutant que la méthode privilégiée de calcul des profits à restituer est celle du « ’profit différentiel’, qui consiste à calculer les profits en fonction de la valeur que le brevet a permis aux marchandises du défendeur d’acquérir ». Citant l’article du professeur Norman Siebrasse « A Remedial Benefit‑Based Approach to the Innocent‑User Problem in the Patenting of Higher Life Forms » (2003) 20 C.I.P.R. 79, ainsi que son arrêt antérieur Collette c. Lasnier (1886) 13 R.C.S. 563, à la page 576, la Cour suprême a ajouté qu’il « faut comparer le profit que l’invention a permis au défendeur de réaliser à celui que lui aurait permis de réaliser la meilleure solution non contrefaisante ».

[27]  La nécessité de comparer les profits que l’invention a permis au défendeur de réaliser à ceux que la meilleure solution non contrefaisante lui aurait permis de réaliser est expliquée dans l’article du professeur Siebrasse auquel la Cour suprême fait référence. Le professeur Siebrasse indique, à la page 92 :

[traduction]

La méthode du profit différentiel s’intéresse aux profits qui ont un lien de causalité avec la contrefaçon, alors que la méthode fondée sur les coûts s’intéresse aux coûts ayant un lien de causalité avec la contrefaçon; l’approche des bénéfices globaux et la répartition fondée sur l’élément physique, plus généralement, s’intéressent aux changements physiques ayant un lien de causalité avec l’invention. Le critère adéquat est assurément les profits, et ce pour deux raisons. Premièrement, ce sont des profits qui sont restitués, et c’est entre le montant restitué et la contrefaçon qu’il doit exister un lien de causalité. Deuxièmement, le fait de restituer des profits selon la valeur ajoutée par l’invention brevetée, par opposition au coût proportionnel ou l’ampleur de l’élément physique, est conforme à la nature fondamentale des brevets en tant que propriété intellectuelle. C’est l’apport intellectuel enchâssé dans l’invention qui a de la valeur et non pas l’élément physique. Même si l’élément breveté ne représente qu’une petite partie des marchandises vendues, sur le plan physique ou des coûts, il est possible que la totalité de la valeur des marchandises résulte du brevet. Dans un tel cas, qui n’est pas rare, selon la règle du profit différentiel tous les profits seront attribués au breveté.

[Italiques dans l’original.]

[Non souligné dans l’original.]

[28]  Servier soutient que l’arrêt Schmeiser n’empêche pas catégoriquement les juges de première instance de recourir à d’autres méthodes d’évaluation mieux adaptées à différents contextes factuels, et qu’il était loisible à la Cour fédérale de procéder comme elle l’a fait. Je reconnais que dans l’arrêt en question, la Cour suprême a parlé de la méthode des profits différentiels comme de la « méthode privilégiée » de calcul des profits à restituer – et non comme de la seule méthode existante. Cependant, il reste essentiel de veiller à ce que le breveté ne reçoive que la part des profits du contrefacteur ayant un lien de causalité avec l’invention. En l’espèce, je conviens avec Apotex que la valeur de l’invention ne peut être quantifiée qu’en tenant compte des solutions non contrefaisantes, attendu que la valeur d’un brevet tient à la capacité du breveté d’exclure les concurrents et la concurrence.

[29]  Ainsi, le professeur Thomas F. Cotter, un chercheur américain dont les principaux domaines de recherche et d’enseignement sont le droit de la propriété intellectuelle domestique et internationale, la législation antitrust, ainsi que le droit et l’économie, déclarait dans Comparative Patent Remedies : A Legal and Economic Analysis, New York, Oxford University Press, 2013, aux pages 189 et 190 :

[traduction]

Le problème que soulève le calcul des profits perdus sans tenir compte de l’existence de produits de substitution non contrefaisants est que [...] le titulaire du brevet s’en tire mieux que s’il n’y avait pas eu contrefaçon. (De la même façon, si l’on ne tient pas compte des produits de substitution non contrefaisants lors du calcul des profits du défendeur, celuici se retrouve dans une situation pire que s’il n’y avait pas eu contrefaçon.)

[Souligné dans l’original.]

[30]  En l’espèce, je conclus que la Cour fédérale a commis une erreur de droit en rejetant l’argument d’Apotex selon lequel le calcul de ses profits devait tenir compte de la disponibilité de périndopril non contrefaisant pour les ventes à l’exportation, et en n’appliquant pas la méthode du profit différentiel.

[31]  Avant de passer à une autre question, j’aimerais m’arrêter sur les trois motifs avancés par la Cour fédérale pour nier la pertinence de l’existence de périndopril non contrefaisant. Ces motifs sont résumés au paragraphe 19 ci‑dessus.

[32]   Si j’ai bien compris les motifs de la Cour fédérale, la première raison pour laquelle elle a nié la pertinence de l’existence de périndopril non contrefaisant est qu’une solution de substitution non contrefaisante ne peut être le produit breveté lui‑même. Dans la mesure où la Cour fédérale a nié la pertinence de l’existence de périndopril non contrefaisant parce que la défenderesse vendait ce médicament, cette conclusion est incompatible avec l’arrêt Schmeiser dans lequel le canola Roundup Ready vendu par la partie défenderesse Schmeiser était entièrement composé des gènes brevetés, ce qui n’a pas empêché d’appliquer la méthode du profit différentiel.

[33]  D’autre part, le brevet 196 n’a pas de portée extraterritoriale. Le périndopril peut donc être fabriqué dans des pays où il n’a jamais été breveté, ou dans des pays où Servier est titulaire d’un brevet expiré ou déclaré invalide. Ne pas tenir compte du périndopril fabriqué dans ces pays pour calculer les bénéfices d’Apotex revient à conférer une portée extraterritoriale au brevet 196.

[34]  Le second motif avancé par la Cour fédérale se fonde sur des considérations de politique générale : reconnaître la pertinence de l’existence d’une solution de substitution non contrefaisante fournirait aux contrefacteurs un « bouclier parfait » contre les conséquences de leur contrefaçon. Cet argument a été rejeté par la Cour dans l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc., 2015 CAF 171, 387 D.L.R. (4th) 552 (Lovastatin), au paragraphe 71. Même si l’arrêt Lovastatin concernait une demande de dommages‑intérêts compensatoires pour contrefaçon de brevet, les commentaires de la Cour s’appliquent également aux restitutions de profits. Quoi qu’il en soit, des considérations de politique générale ne peuvent l’emporter sur l’exigence que les profits à être restitués par le contrefacteur se limitent à la portion ayant un lien de causalité avec l’invention.

[35]  Le dernier motif avancé par la Cour fédérale, qui repose sur le rejet d’un argument présenté dans l’affaire Wellcome Foundation, ne peut être retenu parce qu’il ne s’accorde pas avec la méthode du profit différentiel appliquée par la Cour suprême dans l’arrêt Schmeiser.

[36]  Ayant conclu que l’existence de périndopril non contrefaisant était pertinente en droit, il reste à considérer ce que la preuve a permis d’établir du point de vue des faits.

B.  L’évaluation de la preuve par la Cour fédérale

[37]  Apotex avance deux arguments concernant la preuve. Premièrement, elle soutient que l’existence de périndopril non contrefaisant avait déjà été établie au stade de la détermination de la responsabilité, lorsque le juge de première instance a déclaré au paragraphe 509 du jugement en responsabilité :

Apotex aurait pu éviter entièrement la contrefaçon par fabrication en fabriquant les produits contenant du périndopril à l’extérieur du Canada. Il ne s’agit pas d’une simple hypothèse. Comme l’ont reconnu plusieurs témoins d’Apotex, cette dernière possède également des installations de fabrication en Inde et est en voie d’obtenir une autorisation pour fabriquer du périndopril à cette usine.

[38]  Deuxièmement, Apotex soutient que dans la mesure où il est admis que les « commentaires » de la Cour fédérale concernant la preuve reviennent à conclure qu’Apotex n’aurait pas pu se procurer du périndopril non contrefaisant pour le vendre en Australie ou au Royaume‑Uni, cette conclusion n’est pas étayée par la preuve et repose sur une erreur manifeste et dominante.

[39]  Servier répond que le juge de première instance n’a tiré aucune conclusion factuelle contraignante dans le jugement en responsabilité quant à la disponibilité de périndopril non contrefaisant et que, quoi qu’il en soit, le commentaire du juge portant qu’Apotex était en voie d’obtenir l’autorisation de produire du périndopril en Inde ne revient pas du tout à conclure qu’elle aurait pu remplacer tous les produits contrefaisants. Servier ajoute qu’il n’a par ailleurs pas été établi qu’Apotex aurait remplacé et pu remplacer tout le périndopril contrefaisant qu’elle a vendu par du périndopril non contrefaisant. Enfin, Servier soutient que la Cour fédérale a conclu qu’aucun des scénarios hypothétiques relatifs aux solutions non contrefaisantes présentés par Apotex n’aurait permis à celle‑ci de dégager des profits.

[40]  J’entamerai mon analyse en faisant remarquer qu’envisager la disponibilité de solutions non contrefaisantes revient à entrer dans le monde des hypothèses – dans le monde réel, la défenderesse a utilisé un produit contrefaisant. Il est question de la nature du monde hypothétique dans l’arrêt Lovastatin rendu par notre Cour. Même si cet arrêt concernait une demande de dommages‑intérêts compensatoires et non de restitution des profits, j’estime encore une fois que les commentaires qu’y formulait la Cour trouvent également à s’appliquer en l’espèce. Dans les deux situations, la Cour doit envisager un monde hypothétique dans lequel il n’y pas eu de contrefaçon.

[41]  Dans l’arrêt Lovastatin, la Cour a estimé que pour établir qu’il aurait pu se procurer un produit non contrefaisant dans le monde hypothétique, le défendeur doit prouver qu’il aurait obtenu et pu obtenir dans ce monde des quantités suffisantes de produit non contrefaisant, et qu’il aurait utilisé et pu utiliser celui‑ci (Lovastatin, aux paragraphes 49 à 53, 70, 73 et 77 à 79).

[42]  Comme la Cour l’a expliqué subséquemment dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161, 483 N.R. 275, (Effexor), au paragraphe 50, les expressions « aurait pu » et « aurait » sont importantes. Pour prouver qu’il « aurait pu », le défendeur doit démontrer qu’il lui était possible de se procurer un produit non contrefaisant. Pour établir qu’il l’« aurait » fait, il doit démontrer « que les événements auraient eu lieu de telle sorte qu’il […] se retrouve […] dans cette position » (Effexor, au paragraphe 50). L’importance de l’expression « aurait » tient à ce qu’en obligeant le défendeur à démontrer qu’il aurait utilisé une solution non contrefaisante, ce dernier prouve que la valeur de l’invention brevetée n’est pas telle qu’il aurait été improbable ou fantaisiste de recourir à d’autres solutions. En d’autres termes, outre la disponibilité d’une solution non contrefaisante, le défendeur doit démontrer qu’il n’y a aucun obstacle à son utilisation.

[43]  Forts de cette mise en contexte, je vais examiner le premier argument d’Apotex : la question de la disponibilité de périndopril non contrefaisant a déjà été tranchée dans le jugement en responsabilité. Je ne suis pas d’accord.

[44]  Le passage invoqué par Apotex est tiré de la partie du jugement en responsabilité dans laquelle la Cour se demande si Servier a établi un fondement justifiant de lui accorder la réparation en equity consistant dans la restitution des profits d’Apotex. La remarque du juge de première instance se rapportait au comportement d’Apotex, qui a choisi de fabriquer le périndopril au Canada « en sachant pleinement que la fabrication du périndopril constituerait une contrefaçon et qu’elle pourrait être tenue de restituer ses bénéfices » (jugement en responsabilité, au paragraphe 509). Ce commentaire ne visait pas à empêcher Servier de soutenir qu’Apotex n’aurait pu commercialiser ni n’aurait commercialisé du périndopril non contrefaisant dans le monde hypothétique.

[45]  De plus, j’accepte l’observation de Servier d’après laquelle l’extrait invoqué par Apotex est loin d’établir qu’elle aurait utilisé et pu utiliser du périndopril non contrefaisant pour ses ventes à l’exportation.

[46]  J’examinerai maintenant les conclusions que la Cour fédérale a tirées sur le fondement du dossier de preuve dont elle disposait.

[47]  Apotex a produit devant la Cour fédérale des éléments de preuve concernant la possibilité de se procurer du périndopril non contrefaisant auprès de plusieurs sources d’approvisionnement. Les conclusions de la Cour fédérale concernant ces éléments sont résumées ci‑dessus au paragraphe 21.

[48]  J’accepte l’observation de Servier selon laquelle il n’est pas nécessaire que le juge fasse mention de tous les éléments de preuve présentés au tribunal. Une lecture impartiale des motifs de la Cour fédérale me convainc qu’elle a conclu que de fait ni Srini ni Katwijk n’auraient pu fabriquer la quantité requise de périndopril non contrefaisant à l’époque pertinente. Apotex n’a pas démontré que cette conclusion comportait une erreur manifeste et dominante.

[49]  Toutefois de plus grandes difficultés se posent en ce qui concerne trois fournisseurs en particulier : Signa, IPCA Laboratories Ltd. (IPCA), et Intas Pharmaceuticals Ltd. (Intas).

[50]  Parmi les éléments de preuve produits à l’égard de ces entités, il y avait les suivants.

(1)  Signa (transcription du 24 novembre 2014, aux pages 876 à 936)

[51]  Oscar Vivanco, directeur général de Signa, a déclaré que cette société produit des substances chimiques raffinées et fabrique des ingrédients actifs à Toluca (Mexique). Durant les années en cause, soit de 2005 à 2008, Signa était l’un des plus importants producteurs de substances chimiques raffinées des Amériques, sinon le plus important. Signa a entamé sa relation commerciale avec Apotex en 1994 ou 1995; elle lui vendait des ingrédients actifs. En septembre 2011, Signa a rejoint le groupe Apotex.

[52]  En ce qui concerne le périndopril, M. Vivanco a déclaré que Signa a reçu en 2004 de Brantford Chemicals (aujourd’hui connue sous le nom de Pharmachem) un dossier de transfert de technologie ainsi que les matières premières nécessaires à la production de périndopril. Le projet n’a jamais été mené à bien parce qu’Apotex a décidé de produire le périndopril ailleurs. Cependant, si Apotex avait approché Signa en 2004 ou en 2005 et lui avait demandé de réaliser ce projet, Signa aurait pu produire annuellement 2 000 kg de périndopril en 2006, en 2007 et en 2008.

(2)  IPCA (transcription du 26 novembre 2014, aux pages 1297 à 1372)

[53]  Murali Sarma, président, médicaments génériques, et chef de la mission Malaria chez IPCA, a déclaré qu’IPCA est une société pharmaceutique de taille moyenne inscrite à la Bourse de Bombay et à la Bourse nationale de Mumbai. À sa connaissance, Apotex ne détient pas de parts dans IPCA. Cette société fabrique des ingrédients actifs et produit des comprimés. Pendant la période pertinente, IPCA a vendu des ingrédients actifs à plusieurs sociétés pharmaceutiques de recherche. AstraZeneca, BASF, Bayer, GlaxoSmithKline, Merck, Pfizer, Roche et Sanofi Aventis étaient au nombre de ses clients. IPCA a également vendu des ingrédients actifs à des fabricants de médicaments génériques comme Apotex, Actavis et Mylan. Près d’un pour cent de son chiffre d’affaires se rapportait à Apotex.

[54]  Entre 2005 et 2008, IPCA a fabriqué de petites quantités de périndopril pour présentation conformément à certains règlements et a exporté ce produit. IPCA n’a pas produit le périndopril durant cette période, mais elle était en mesure de le faire. Par conséquent, si Apotex l’avait approchée en 2005 ou en 2006 et lui avait demandé de fabriquer entre 1 000 et 2 000 kg de l’ingrédient actif périndopril pour chacune des années 2006, 2007 et 2008, puis d’en faire entre 9 et 16 millions de comprimés par mois, IPCA aurait accepté cette commande et aurait fabriqué le périndopril pour Apotex. IPCA détenait alors les autorisations réglementaires nécessaires pour envoyer les formes pharmaceutiques finales au Royaume‑Uni, en Australie et aux Pays‑Bas.

(3)  Intas (transcription du 26 novembre 2014, aux pages 1372 à 1410)

[55]  Marc Comas, vice‑président exécutif des licences mondiales et des ventes aux tierces parties d’Intas, a déclaré que cette société met au point, produit et vend des médicaments génériques dans le monde entier. C’est une société privée dont le siège social se trouve en Inde. M. Comas l’a décrite comme une [traduction« société valant 700 millions de dollars américains ».

[56]  Intas produit des ingrédients actifs exclusivement destinés à un usage interne. Elle ne fabrique que des produits finis.

[57]  Si Apotex avait approché Intas à la mi‑2005 en vue d’une production commerciale mensuelle d’environ 16 millions de comprimés de périndopril, Intas aurait redoublé d’efforts pour assurer cette production. Elle avait la capacité voulue, les certificats nécessaires de bonne pratique de fabrication, et une équipe commerciale en place recherchant précisément ce type de commande. M. Comas ne voit pas pourquoi Intas n’aurait pas été en mesure de s’en charger.

[58]  Même si Intas n’a pas produit de périndopril entre 2006 et 2008, sa filiale en propriété exclusive, Accord Healthcare, a obtenu l’autorisation de mise en marché du périndopril au Royaume‑Uni, de même que le droit de transférer la production à Intas en Inde. Depuis août 2011, Intas fournit des comprimés de périndopril à Accord Healthcare aux fins de vente au Royaume‑Uni, et c’est encore le cas aujourd’hui.

[59]  C’est à peine si la Cour fédérale a mentionné ces fournisseurs. En ce qui concerne les éléments de preuve produits par Signa, elle relève seulement que nul n’a expliqué pourquoi Apotex avait demandé à Signa d’abandonner le projet de transfert de technologie relatif au périndopril (motifs, au paragraphe 136). Quoique les événements qui se produisent dans le monde réel éclairent l’interprétation du scénario hypothétique (Lovastatin, au paragraphe 90), l’abandon du projet n’est pas nécessairement déterminant quant à la capacité de Signa dans le monde hypothétique.

[60]  La Cour fédérale n’évoque la preuve concernant IPAC et Intas que pour déclarer qu’elles « auraient pu formuler les comprimés de périndopril » (motifs, au paragraphe 135). Cela dit, il n’est pas bien clair s’il s’agit d’une conclusion de fait ou d’un résumé très succinct de la déposition que M. Sherman a livrée pour le compte d’Apotex.

[61]  Servier estime que la preuve résumée ci‑dessus est conjecturale et hypothétique. Cependant, la preuve concernant le monde hypothétique est nécessairement de cette nature, et la Cour est libre d’en tirer des inférences quant à ce qui se serait probablement passé « n’eût été » le manquement (Cadbury Schweppes Inc. c. FBI Foods Ltd., [1999] 1 R.C.S. 142, à la page 186, 167 D.L.R. (4th) 577). Les inférences sont fondées sur la preuve et ne sont donc pas conjecturales.

[62]  Servier soutient également que rien ne permet de conclure que la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante. IPCA n’a jamais produit les comprimés de périndopril, et de 2005 à 2008, elle n’a fabriqué que de petites quantités de cet ingrédient actif pour présentation conformément à certains règlements. Intas n’a pas obtenu l’autorisation réglementaire de fabriquer les comprimés de périndopril avant 2010 et n’a commencé à les produire et à les vendre qu’en 2011. Je rejette également cet argument. Comme je l’ai déjà indiqué, le fait qu’un événement ne soit pas survenu dans le monde réel ne signifie pas nécessairement qu’il ne serait pas survenu et n’aurait pas pu survenir dans le monde hypothétique.

[63]  Signa, IPCA et Intas étaient, à l’époque pertinente, des fabricantes de substances, sans lien de dépendance avec Apotex. Si la Cour fédérale avait prêté foi à la preuve présentée par leur entremise, elle aurait pu conclure que, dans le monde hypothétique, Apotex aurait obtenu et pu obtenir d’importantes quantités de périndopril non contrefaisant. Il resterait alors à la Cour fédérale à déterminer si Apotex aurait vendu et pu vendre ce périndopril au Royaume‑Uni et en Australie.

[64]  Si elle entendait conclure, au vu de l’ensemble de la preuve, qu’Apotex ne pouvait pas obtenir et n’aurait pas utilisé de périndopril non contrefaisant, la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de contrôle en n’expliquant pas pourquoi elle a rejeté les éléments de preuve présentés par Signa, IPCA et Intas. Si, compte tenu de sa conclusion principale portant que l’existence d’une solution non contrefaisante n’est pas pertinente en droit, la Cour fédérale a plutôt choisi de seulement formuler des commentaires sélectifs sur les éléments de preuve, il faut que les éléments de preuve relatifs à Signa, IPCA et Intas fassent l’objet d’un examen attentif étant donné que notre Cour arrive à la conclusion que l’existence d’une solution de substitution non contrefaisante est pertinente en droit. Quoi qu’il en soit, compte tenu de la complexité factuelle du dossier de preuve dont disposait la Cour fédérale et de la nécessité d’évaluer la crédibilité de la preuve, j’estime que la question devrait lui être renvoyée pour qu’elle la réexamine.

[65]  Pour plus de précision, la question que je renverrais à la Cour fédérale est de savoir si Apotex aurait obtenu et pu obtenir des quantités de périndopril non contrefaisant de Signa, IPCA ou Intas et, le cas échéant, si elle aurait utilisé et pu utiliser ce périndopril non contrefaisant pour le vendre à ses sociétés affiliées au Royaume‑Uni et en Australie. Je limiterais les questions à ces trois fournisseurs, car Apotex n’a pas établi l’existence d’une erreur à l’égard des autres. La Cour fédérale doit trancher cette question au vu du dossier dont elle dispose, et elle jouit du pouvoir discrétionnaire de recevoir des éléments de preuve supplémentaires susceptibles de lui être utiles, pour autant que leur admission en preuve ne porte pas préjudice aux parties adverses.

[66]  Trois derniers commentaires s’imposent avant de clore le sujet.

[67]  Premièrement, la Cour fédérale pourrait conclure que dans le monde hypothétique, un ou plusieurs fournisseurs ne fourniraient pas ou ne pourraient pas fournir à temps les quantités de périndopril voulues pour remplacer les ventes contrefaisantes initiales. Cependant, l’analyse ne s’arrêterait pas là puisque la Cour fédérale devrait encore se demander si un fournisseur aurait fourni et pu fournir ultérieurement des comprimés non contrefaisants en remplacement des comprimés contrefaisants.

[68]  Deuxièmement, j’ai conscience qu’au paragraphe 141 de ses motifs, la Cour fédérale a déclaré qu’elle n’était pas convaincue que les défenderesses auraient réalisé des profits si les sociétés affiliées à Apotex avaient pu fabriquer le périndopril. Comme ni Signa, ni IPCA ni Intas n’étaient affiliées à Apotex à l’époque pertinente, cette conclusion n’est d’aucune utilité à Servier. Quoi qu’il en soit, j’ai du mal à en saisir la pertinence. La question qu’il y a lieu de se poser est de savoir si Apotex aurait pu prendre des dispositions pour fournir des comprimés de périndopril issus d’activités non contrefaisantes. Le cas échéant, le brevet 196 n’a eu que peu ou pas d’incidence sur les profits qu’Apotex a tirés des ventes étrangères. La question de savoir comment les bénéfices étaient répartis au sein du groupe Apotex n’est pas pertinente.

[69]  Enfin, si la Cour fédérale répond par l’affirmative à la question qui lui est renvoyée, elle devra alors quantifier l’impact de cette conclusion sur les bénéfices qu’Apotex a tirés des ventes faites à Apotex Australia et à Apotex UK. Elle devra ensuite déterminer le montant des intérêts auquel Apotex peut prétendre, le cas échéant, sur les sommes excédentaires qu’elle a versées à Servier, suivant le calcul qui reflète l’existence de solutions de substitution non contrefaisantes.

IV.  La question de la répartition

[70]  Apotex affirme que la Cour fédérale a commis une erreur en refusant de répartir ses revenus découlant des ententes de prix de transfert pour la vente de périndopril à Apotex UK et à Apotex Australia. Elle ajoute que la Cour fédérale a commis un certain nombre d’erreurs dans son interprétation des ententes en question. Interprété correctement, le prix supérieur payé pour le périndopril comme produit visé par une contestation du brevet tenait compte du versement de l’indemnité et de la prestation des services juridiques connexes qu’Apotex avait accepté de fournir à ses sociétés affiliées étrangères.

[71]  Pour les motifs exposés plus loin, je rejette cette affirmation. Je commencerai par analyser l’exigence relative au lien de causalité et conclurai que la répartition n’est pas indiquée au regard des faits en présence puisque « n’eût été » ses activités de contrefaçon, Apotex n’aurait rien tiré de la vente du produit. Bien que cette conclusion permette de trancher l’appel d’Apotex sur ce point, j’examinerai ensuite la norme de contrôle applicable à la question de l’interprétation contractuelle ainsi que les principes pertinents en cette matière. J’estime, à la lumière de ces principes, que l’interprétation donnée par la Cour fédérale aux ententes de prix de transfert reposait sur une erreur de droit isolable. Cela étant dit, ayant appliqué les principes d’interprétation pertinents, je conclus qu’Apotex n’a pas établi que les ententes de prix de transfert doivent entraîner la répartition des revenus, comme elle le prétend.

A.  L’exigence de causalité

[72]  La question de savoir si les profits d’Apotex afférents aux ententes de prix de transfert pour la vente de périndopril découlaient d’autre chose que de l’invention brevetée en est une de fait, et c’est à Apotex qu’il incombe d’établir ce fait. La question concerne le « rapport entre les bénéfices réalisés et l’appropriation de l’invention [du breveté] » (Imperial Oil Limited c. Lubrizol Corporation, [1997] 2 R.C.F. 3, 71 C.P.R. (3d) 26 (C.A.), au paragraphe 9.

[73]  Comme l’expliquait la Cour à la page 457 de la décision Beloit Canada Ltée/Ltd. c. Valmet Oy (1994), 78 F.T.R. 86, 55 C.P.R. (3d) 433 (C.F. 1re inst.):

Toutefois, il est certain qu’à cause des circonstances individuelles d’une affaire particulière, la [répartition] des bénéfices peut constituer la seule solution équitable. Le critère, lorsqu’on détermine si la [répartition] doit être effectuée, est fondé sur la possibilité de vendre, dans son ensemble, le produit qui contient l’invention brevetée. Il s’agit de savoir si la demande du marché, en ce qui concerne le produit du défendeur, découlait du brevet contrefait, ou si elle découlait des caractéristiques additionnelles du produit. En d’autres termes, l’enquête vise [traduction] « la valeur de la pièce brevetée par rapport à la machine complète », comme l’a dit lord Shaw dans l’arrêt Watson Laidlaw.

Il s’agit d’une question de fait qui doit être tranchée compte tenu de la preuve dans son ensemble. La réponse dépend entièrement des circonstances particulières de chaque affaire. Il incombe à la défenderesse de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre la Cour que la demande du consommateur pour son produit découlait des caractéristiques autres que le brevet contrefait de la demanderesse. Si la preuve de la défenderesse à cet égard est inadéquate, la Cour n’effectuera pas la répartition.

[Non souligné dans l’original.]

[74]  Bien que cette décision ait été infirmée en partie pour d’autres motifs ((1995), 184 N.R. 149, 61 C.P.R. (3d) 271 (C.A.)), elle a été confirmée en ce qui concerne la question de la répartition.

[75]  Comme je l’explique plus loin de manière plus détaillée, les ententes de prix de transfert envisageaient un prix supérieur pour la vente de périndopril parce qu’il s’agissait d’un produit visé par une contestation du brevet. Cette approche a été expliquée en ces termes lors du procès, par Jeffrey Adams, vice‑président des ventes internationales chez Apotex Inc. :

[traduction]

Aux environs de 2006, nous avons commencé à connaître un essor international. Les efforts consacrés au développement de marchés étaient vraiment axés sur certaines […] acquisitions – certaines des jeunes entreprises au Royaume‑Uni, en Australie et aux Pays‑Bas dont nous avons parlé. Outre l’expansion, nous étions également conscients que de l’existence de très grands risques sur le plan des brevets en ce qui concerne certains produits de notre portefeuille de l’époque. Nous le savions, et nous devions mettre en place un mécanisme afin de gérer les risques accrus associés à ces produits. Il faut garder à l’esprit qu’à l’époque les sociétés affiliées étaient de jeunes entreprises assez fragiles, et que ces petites acquisitions ne reposaient pas sur de solides bases financières et qu’elles auraient été vulnérables si nous avions perdu les contestations de brevet.

(Transcription du 2 décembre 2014, à partir de la ligne 16, page 1759)

[76]  M. Adams a expliqué les mesures prises par Apotex pour parer à la fragilité de ses sociétés affiliées :

[traduction]

En règle générale, dans ce genre de situations, nous avons fourni – appelons cela l’entente de prix de transfert concernant l’indemnité. Comme son nom l’indique, il y avait une composante indemnité. La valeur perçue de l’indemnité était assez élevée dans des cas comme celui‑ci où il y avait un risque de contestation du brevet. L’indemnité tenait compte aussi des frais juridiques élevés anticipés et de l’éventualité de dommages‑intérêts assez importants en cas d’issue défavorable aux litiges.

(Transcription du 2 décembre 2014, à partir de la ligne 19, page 1777)

[77]  M. Adams a également expliqué qu’Apotex estimait que [traduction« lorsque le risque de contestation du brevet était élevé, il était raisonnable [qu’elle] facture un prix de transfert plus élevé pour tenir compte de la valeur de l’indemnité qu’elle fournissait, mais aussi des dommages‑intérêts et des frais juridiques potentiels qui étaient très élevés » (transcription du 2 décembre 2014, à partir de la ligne 1, page 1778).

[78]  Durant la période 2006‑2007 évoquée par M. Adams, le principal produit qu’Apotex considérait comme impliquant un risque de contestation du brevet était le périndopril.

[79]  Ce sont les caractéristiques nouvelles et utiles du médicament qui ont stimulé les ventes de périndopril d’Apotex. Si le périndopril n’avait pas été protégé par le brevet 196, Apotex n’aurait pas eu à fournir d’indemnité pour parer à la fragilité de ses sociétés affiliées. « N’eût été » les caractéristiques contrefaisantes du périndopril, Apotex n’aurait rien tiré de sa vente, que cela soit attribuable au médicament lui‑même ou à l’indemnité nécessaire pour protéger les sociétés affiliées. Ainsi, les bénéfices tirés de la vente de périndopril étaient sous l’angle du lien de causalité à cent pour cent attribuables à l’invention. Il s’ensuit que la répartition n’est pas justifiée.

[80]  Cette conclusion concorde avec l’expérience passée d’Apotex concernant la paroxétine au Royaume‑Uni : elle avait demandé à des tiers distributeurs de commercialiser et de vendre le médicament. Ceux‑ci n’étaient pas disposés à [traduction« prendre le produit sans indemnité » (transcription du 2 décembre 2014, à partir de la ligne 11, page 1761). Apotex leur en a donc fourni une. L’indemnité était une condition préalable imposée par les distributeurs compte tenu du risque de responsabilité lié à la contrefaçon. Rien n’indique que le prix d’achat de la paroxétine ait été calculé en fonction de l’indemnité.

[81]  Comme je l’ai indiqué plus haut, la conclusion portant que tous les profits tirés de l’exportation du périndopril étaient sous l’angle du lien de causalité attribuables au brevet 196 est fatale à l’argument d’Apotex concernant la répartition. Cependant, je parviens au même résultat par une interprétation adéquate des ententes de prix de transfert.

B.  Les ententes de prix de transfert

(1)  La norme de contrôle

[82]  Dans l’arrêt Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633, la Cour suprême a conclu, au paragraphe 50, que l’interprétation contractuelle « soulève des questions mixtes de fait et de droit, car il s’agit d’en appliquer les principes aux termes figurant dans le contrat écrit à la lumière du fondement factuel ». Il s’ensuit que l’interprétation contractuelle doit être traitée comme une question de fait et de droit, soumise à une norme de contrôle appelant la retenue, à moins qu’une erreur de droit isolable ne soit relevée. La Cour a cité l’application d’un principe incorrect comme exemple d’une erreur de ce type. Cela étant dit, la Cour suprême a invité les tribunaux à faire preuve de prudence avant de conclure à l’existence de questions de droit isolables.

(2)  Principes d’interprétation contractuelle

[83]  L’arrêt Sattva fournit en outre des directives utiles quant à l’interprétation des contrats. Celle‑ci doit être fondée sur le sens commun et non sur des règles techniques. La préoccupation majeure est de discerner « l’intention des parties et la portée de l’entente » (Sattva, au paragraphe 47).

[84]  Les contrats doivent être lus dans leur ensemble. Les mots qu’ils contiennent doivent recevoir leur sens ordinaire et grammatical. Le sens doit être conforme au contexte connu des parties au moment de la signature du contrat. Ce contexte est souvent désigné comme le « fondement factuel »; sa portée est large, mais pas illimitée. Il doit être évalué objectivement et n’englobe pas les éléments de preuve ayant trait aux intentions subjectives.

(3)  Application de la norme de contrôle et principes d’interprétation

[85]  Comme nous l’avons indiqué, la Cour fédérale a rejeté l’argument suivant lequel le prix supérieur du médicament visé par une contestation du brevet « a été payé […] uniquement à l’égard de la disposition relative à l’indemnité et des services juridiques connexes » (motifs, au paragraphe 51). Les motifs sur lesquels la Cour fédérale a fondé cette conclusion sont résumés ci‑dessus au paragraphe 16.

[86]  Apotex affirme que la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs de droit isolables dans son analyse. Je conviens que la Cour fédérale a commis une erreur de principe en s’appuyant sur une disposition relative à la divisibilité standard pour interpréter l’intention des parties.

[87]  La disposition relative à la divisibilité figurant dans chaque entente de prix de transfert prévoyait :

[traduction]

Toute disposition de la présente qui contrevient de quelque façon que ce soit à la loi, qui est invalide ou inapplicable, en tout ou en partie, sera réputée ne pas faire partie de la présente entente et en sera retranchée; toutes les autres dispositions de la présente entente resteront pleinement applicables.

[88]  Cette disposition atteste l’intention objective des parties de se prévaloir de la doctrine de la divisibilité en common law. Suivant cette doctrine, les parties invalides d’un contrat peuvent être séparées de celles qui sont valides. La divisibilité vise les situations imprévues dans lesquelles une condition du contrat est jugée invalide. Par conséquent, une disposition relative à la divisibilité n’éclaire pas l’intention objective plus générale des parties ni la teneur de leur accord lorsqu’elles ont conclu un contrat valide.

[89]  Servier soutient que la Cour fédérale ne s’est pas exclusivement appuyée sur la clause de divisibilité pour interpréter les ententes de prix de transfert. Cependant, le reste de ses motifs n’est ni convaincant ni suffisant pour justifier sa conclusion. J’arrive à cette conclusion pour les motifs suivants.

[90]  Premièrement, Apotex avait l’obligation de verser l’indemnité sans égard à la question de savoir si le produit était un médicament visé par une contestation du brevet. Par conséquent, ce fait ne suffit pas en soi à déterminer si le prix supérieur du produit désigné comme étant visé par une contestation du brevet est attribuable à la valeur créée par l’obligation de verser l’indemnité.

[91]  Par ailleurs, la Cour fédérale a rejeté l’affirmation d’Apotex suivant laquelle le facteur à l’origine du prix supérieur lié à la contestation du brevet était le risque accru de litige. La Cour a plutôt estimé que ce prix supérieur était attribuable, du moins en partie, au désir d’Apotex d’accroître ses profits. En rejetant l’argument d’Apotex voulant que le risque accru de litige ait entraîné un prix supérieur, la Cour fédérale a ignoré les éléments de preuve intéressant le fondement factuel, dont certains sont mentionnés ci‑dessus. Le périndopril impliquait un plus grand risque lié au brevet et il fallait parer à la [traduction« fragilité » des sociétés affiliées. Ce contexte était bien connu des parties au moment de la signature des ententes de prix de transfert, et la Cour fédérale aurait dû le prendre en compte. Cela étant dit, le fait qu’un prix supérieur ait été fixé n’est pas déterminant quant à la question de savoir s’il s’agissait de l’intention objective des parties.

[92]  Enfin, et une fois de plus, le fait qu’Apotex devait recevoir une partie des sommes octroyées par jugement ou par règlement à ses sociétés affiliées ne suffit pas en soi à déterminer si le prix supérieur du produit visé par une contestation du brevet est attribuable à la valeur créée par l’indemnisation.

[93]  Ayant conclu que la Cour fédérale a commis une erreur juridique isolable dans son interprétation des ententes de prix de transfert, je vais apporter quelques précisions en ce qui concerne leur interprétation adéquate.

[94]  L’entente de prix de transfert conclue entre Apotex et Apotex UK concerne spécifiquement le périndopril. À mon avis, les dispositions suivantes jettent de la lumière sur l’intention des parties.

[95]  Apotex UK a accepté de payer un [traduction] « prix de transfert », que l’entente définit comme [traduction] « le prix que doit verser Apotex UK à Apotex pour la fourniture du produit » (alinéa 5.1e)).

[96]  Les préambules B et C de l’entente définissent le médicament comme [traduction« le produit pharmaceutique générique périndopril », qui est une version générique du [traduction« produit mis au point et fabriqué par Servier et/ou ses sociétés affiliées […] sous le nom commercial Coversyl ».

[97]  Pour déterminer le prix de transfert, il faut d’abord établir si le périndopril est un produit visé par une contestation du brevet. L’alinéa 5.1c) définit en ces termes un tel produit :

[traduction]

« produit visé par une contestation »  Un produit pharmaceutique générique fabriqué par Apotex et fourni à Apotex UK en vue d’être distribué et vendu sur le territoire pendant la même période où :

(i)  un concurrent commercialise et vend une version de marque concurrente du même produit pharmaceutique à l’égard duquel ce concurrent détient sur le territoire un brevet non expiré et reconnu;

(ii)  aucune autre version générique concurrente du même produit pharmaceutique n’est commercialisée ni vendue sur le territoire.

[98]  S’agissant des produits visés par une contestation du brevet, la disposition 5.2 prévoit :

[traduction]

Prix de transfert – Produit visé par une contestation du brevet. Pendant toute période où le produit est visé par une contestation du brevet, Apotex UK est tenue de payer à Apotex, pour chaque expédition du produit fabriqué par Apotex et fourni à Apotex UK en vue d’être vendu commercialement dans le territoire, un prix de transfert égal au coût de fabrication du produit plus quatre‑vingt‑dix pour cent (90 %) du bénéfice du produit.

[99]  Le prix des produits non visés par une contestation du brevet devait être fixé selon les modalités prévues à la disposition 5.3.

[100]  Le préambule F indique qu’il [traduction« est envisagé que [Servier] peu[t] contester le […] droit […] d’Apotex et d’Apotex UK de fabriquer, de commercialiser ou de vendre » le périndopril au Royaume‑Uni. Dans ce cas, l’indemnisation, le contrôle de la défense et le droit de se prévaloir des dispositions relatives aux dommages‑intérêts, soit les dispositions 1 à 4 de l’entente, trouvaient à s’appliquer. En bref, la disposition 1 obligeait à Apotex à indemniser Apotex UK en cas d’action en contrefaçon. La disposition 2 prévoyait qu’Apotex devait assumer le contrôle de la défense et qu’elle aurait droit à un pourcentage de toutes les sommes versées en règlement ou en dommages‑intérêts dans le cadre d’une action en contrefaçon. La disposition 3 permettait à Apotex de recevoir un pourcentage de toutes les sommes versées en règlement ou en dommages‑intérêts dans le cadre d’une contestation de brevet intentée au Royaume‑Uni, une procédure que seule Apotex pouvait introduire. La disposition 4 prévoyait qu’Apotex devait assumer le contrôle des litiges.

[101]  L’entente de prix de transfert d’Apotex Australia ressemble beaucoup à celle d’Apotex UK, à l’exception des éléments suivants :

  1. Le pourcentage des sommes versées en règlement ou en dommages‑intérêts auxquels Apotex avait droit n’était pas le même en Australie.

  2. L’entente de prix de transfert d’Apotex UK prévoit que l’arrivée sur le marché britannique d’autres génériques entraînerait une diminution du prix, mais la clause de l’entente australienne est légèrement différente.

  3. Apotex Australia devait acquitter un prix de transfert correspondant au coût plus un pourcentage différent des bénéfices tant et aussi longtemps que le périndopril était visé par une contestation du brevet.

  4. Le prix des produits non visés par une contestation du brevet était déterminé suivant une autre disposition.

[102]  Voici ce que je déduis de ces dispositions.

[103]  Premièrement, les ententes définissent le prix de transfert comme le prix payé [traduction« pour la fourniture » de périndopril générique. Ce prix de transfert devait être acquitté [traduction] « pour chaque expédition du produit fabriqué […] et fourni [par Apotex] » en vue d’être vendu dans le commerce. Bien que cela ne soit pas déterminant, il est notable que les ententes de prix de transfert n’indiquent pas que la différence de prix entre le périndopril visé par une contestation du brevet et celui qui ne l’est pas prend en compte l’accord d’indemnisation.

[104]  Deuxièmement, et toujours à ce propos, les obligations d’Apotex en matière d’indemnisation et de défense étaient les mêmes, que le périndopril soit ou non visé par une contestation du brevet. Il est donc difficile d’attribuer l’augmentation de prix à une obligation qui existait de toute façon.

[105]  S’agissant du fondement factuel, je reconnais que, d’un point de vue commercial, Apotex devait réclamer un prix supérieur lorsque le risque de litige était élevé – comme dans le cas du périndopril. Cependant, la nécessité de fixer un prix supérieur ne suffit pas en soi pour établir que les sociétés affiliées à Apotex ont convenu de payer la différence entre le prix du produit visé par une contestation du brevet et celui du produit non visé par une telle contestation, avec pour seule contrepartie l’obligation constante d’Apotex de les protéger. Une telle entente emporterait un certain nombre de conséquences, notamment sur le plan fiscal. S’agissant d’ententes de prix de transfert, on se serait attendu à ce que des agents du fisc les examinent minutieusement afin de garantir le caractère équitable du prix de vente. D’où cette idée que toute entente visant à répartir les revenus aurait dû indiquer exactement quels montants il fallait verser et pour quoi.

[106]  Pour ces motifs, j’estime qu’Apotex n’a pas démontré que les revenus reçus aux termes des ententes de prix de transfert devaient être répartis entre les revenus tirés du médicament et ceux qui découlent de l’indemnité et des frais de défense qu’elle avait accepté de couvrir.

[107]  Enfin, compte tenu des faits de la présente affaire, l’argument d’Apotex concernant la répartition ne me paraît pas fondée puisque :

  1. il n’est pas fait mention dans ses plaidoiries de la répartition;

  2. durant les communications préalables, Apotex n’a pas indiqué que les prix de transfert acquittés par ses sociétés affiliées se rapportaient à autre chose que la version générique du périndopril;

  3. dans son rapport initial, l’expert d’Apotex, M. Rosen, a calculé les profits de la société en tenant compte des revenus déclarés sur les ventes de périndopril parce qu’il estimait que le prix lié à la contestation du brevet représentait la juste valeur marchande du périndopril (transcription du 21 novembre 2014, ligne 26, page 752 à la ligne 17, page 753).

[108]  Il n’est tout simplement pas crédible qu’Apotex ait objectivement eu l’intention de répartir officiellement le prix de transfert (plutôt que d’exiger simplement un prix supérieur) alors que cette idée a été soulevée pour la première fois à la veille du procès par un expert‑comptable engagé par Apotex pour calculer ses bénéfices.

[109]  Pour ces motifs, je rejetterais ce motif d’appel.

V.  Conclusion

[110]  Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel en partie. Je renverrais à la Cour fédérale une seule question qu’elle devra trancher conformément aux présents motifs, à savoir : Apotex aurait‑elle obtenu et pu obtenir des quantités de périndopril non contrefaisant de Signa, IPCA ou Intas et, le cas échéant, aurait‑elle utilisé et pu utiliser du périndopril non contrefaisant aux fins de ventes à ses sociétés affiliées au Royaume‑Uni et en Australie? Il s’ensuit que les paragraphes 3 et 4 du jugement de la Cour fédérale devront être infirmés.

[111]  Je rejetterais l’appel à tous autres égards.

[112]  Comme l’appel ne concernait que deux questions et que les parties ont chacune obtenu partiellement gain de cause, je n’adjugerais aucuns dépens relativement à l’appel.

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Richard Boivin, j.c.a. »

« Je suis d’accord

Judith M. Woods, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑315‑15

 

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. et APOTEX PHARMACHEM INC. et

ADIR et SERVIER CANADA INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :

LES 27 et 28 SEPTEMBRE 2016

 

MOTIFS DES JUGEMENTS :

LA JUGE DAWSON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 FÉVRIER 2017

 

COMPARUTIONS :

H. B. Radomski

Nando De Luca

Ben Hackett

 

POUR LES appelantes

Judith Robinson

Joanne Chriqui

Brian John Capogrosso

 

POU LES intimées

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES appelantes

Norton Rose Fulbright Canada, S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LES intimées

 

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