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Date : 20170301


Dossier : A‑561‑15

Référence : 2017 CAF 41

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE SCOTT

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

P. & S. HOLDINGS LTD. ET ASSOCIATION UNIE DES COMPAGNONS ET APPRENTIS DE L'INDUSTRIE DE LA PLOMBERIE ET DE LA TUYAUTERIE DES ÉTATS‑UNIS ET DU CANADA, SECTION LOCALE 170

appelantes

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, INTERNATIONAL HERBS MEDICAL MARIJUANA LTD. ET 8015376 CANADA LTD.

intimées

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 29 novembre 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er mars 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE SCOTT


Date : 20170301


Dossier : A‑561‑15

Référence : 2017 CAF 41

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE SCOTT

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

P. & S. HOLDINGS LTD. ET ASSOCIATION UNIE DES COMPAGNONS ET APPRENTIS DE L'INDUSTRIE DE LA PLOMBERIE ET DE LA TUYAUTERIE DES ÉTATS‑UNIS ET DU CANADA, SECTION LOCALE 170

appelantes

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, INTERNATIONAL HERBS MEDICAL MARIJUANA LTD. ET 8015376 CANADA LTD.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  L'intimée International Herbs Medical Marijuana Ltd. (le demandeur ou International Herbs) a demandé l'approbation de Santé Canada (ou du ministre, au nom de Sa Majesté la Reine du chef du Canada) en vue de devenir un producteur autorisé de marihuana à des fins médicales aux termes du Règlement sur la marihuana à des fins médicales, DORS/2013‑119 (le Règlement, abrogé par le Règlement sur l'accès au cannabis à des fins médicales, DORS/2016‑230, art. 281), et d'établir une installation de production à Delta, en Colombie‑Britannique (Delta ou la municipalité). Les appelantes, une société et un syndicat qui mènent leurs activités dans un bien‑fonds adjacent à l'installation de production proposée, se sont opposées à la demande et ont demandé la permission de présenter des observations à Santé Canada avant la délivrance de la licence. Puisque le ministre n'avait pas répondu à leur demande, les appelantes ont déposé un avis de demande de contrôle judiciaire et ont demandé une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de leur accorder la qualité de participantes. La juge Mactavish de la Cour fédérale (la juge) a rejeté la demande, étant d'avis que ni le Règlement ni la common law ne confèrent aux appelantes un droit de participation au processus de délivrance de licence de production de marihuana à des fins médicales. L'appel interjeté par les appelantes porte sur cette décision.

[2]   Les questions de politique sociale qui sous‑tendent l'instance sont complexes et de nature délicate. Comme il sera expliqué de manière plus détaillée par la suite, les appelantes croient véritablement que l'exploitation d'une installation de culture de marihuana à proximité nuira à la santé et à la sécurité de leurs membres et employés, et aura une incidence particulièrement défavorable sur les étudiants qui fréquentent l'école de métiers qui se trouve à leur établissement. Elles sont également préoccupées par le fait qu'une installation de culture de marihuana à des fins médicales située près de leur bien‑fonds sera mal interprétée par leurs membres et nuira à leurs efforts visant à instaurer une culture de sobriété en milieu de travail et une politique de tolérance zéro à l'égard des facultés affaiblies au travail.

[3]  Les intimées font valoir que leur mandat de veiller à ce que les personnes inscrites pour des raisons médicales puissent avoir accès à la marihuana n'est pas moins important. Effectivement, les tribunaux canadiens ont jugé que les personnes qui ont démontré qu'elles ont besoin de marihuana pour des raisons médicales ont le droit constitutionnel d'avoir un accès raisonnable à une source légale de marihuana à des fins médicales (voir, par exemple, R. v. Parker, 49 R.J.O. (3e) 481, [2000] O.J. no 2787 (QL) (C.A. Ont.); Hitzig v. Canada, 231 D.L.R. (4th) 104, [2003] O.J. no 3873 (C.A. Ont.); Sfetkopoulos c. Canada (Procureur général), 2008 CF 33, conf. par [2008] 3 R.C.F. 399, 2008 CAF 328). D'après le Résumé de l'étude d'impact de la réglementation (RÉIR), il semble que l'objectif du Règlement était d'assurer un approvisionnement constant de marihuana à des fins médicales de haute qualité à un prix raisonnable, tout en réduisant les risques pour la sécurité des Canadiens qui avaient découlé de l'ancien régime réglementaire (voir le Règlement sur l'accès à la marihuana à des fins médicales, DORS/2001‑227, abrogé par le Règlement), qui permettait aux particuliers de cultiver leur propre marihuana à des fins médicales. Manifestement, un tel objectif est légitime.

[4]  Nous devons trancher le présent appel en tenant compte de cette toile de fond. Cela étant dit, il n'appartient pas aux tribunaux de remettre en question les choix politiques faits par le législateur. En l'absence d'une contestation constitutionnelle du Règlement, notre tâche en l'espèce se limite à décider si le processus suivi par le ministre dans la délivrance de la licence est conforme à la loi et, plus précisément, si les appelantes ont le droit de présenter leurs observations au ministre et si le ministre doit en tenir compte. Pour les motifs qui suivent, je suis d'avis que la juge avait raison en répondant à cette dernière question par la négative.

I.  Les faits

[5]  En 2013, le demandeur a soumis une demande à Santé Canada pour devenir une productrice de marihuana à des fins médicales autorisée en vertu du Règlement. Comme le prescrit le Règlement, des renseignements sur l'installation proposée à Delta, qui appartient à l'intimée 8015376 Canada Ltd. (la société 376), étaient annexés à la demande. International Herbs et la société 376 font partie du même conglomérat (collectivement appelées les « intimées »).

[6]  En décembre 2013, Santé Canada a informé le demandeur que la demande de licence était de manière générale conforme et a indiqué que, dès que la construction de l'installation serait entièrement achevée, Santé Canada prendrait des dispositions pour mener une inspection avant l'octroi de la licence. Santé Canada a indiqué que l'inspection avant l'octroi de la licence visait à confirmer que la sécurité des aires de culture et d'entreposage était conforme au Règlement et à la Directive sur les exigences en matière de sécurité physique pour les substances désignées de Santé Canada.

[7]  Le bien‑fonds contigu à l'installation proposée appartient à l'appelante P. & S. Holdings Ltd. Cet immeuble héberge les bureaux de l'autre appelante, l'Association unie des compagnons et apprentis de l'industrie de la plomberie et de la tuyauterie des États‑Unis et du Canada, section locale 170 (le syndicat, collectivement appelées les « appelantes »). En plus du syndicat, l'immeuble héberge une école de métiers où six métiers différents sont enseignés à plus de 200 étudiants, ainsi qu'un restaurant comportant une salle de réception et un service de traiteur.

[8]  Les deux appelantes s'opposent à la décision éventuelle du ministre d'octroyer une licence de production, essentiellement pour trois motifs. Elles soutiennent que l'installation risque d'entraîner une augmentation de l'activité criminelle, une odeur persistante de marihuana et une dégradation de la qualité de l'environnement dans le voisinage de l'installation proposée et du bien‑fonds voisin.

[9]  En prévision, semble‑t‑il, de l'entrée en vigueur du Règlement en avril 2014, la ville de Delta a introduit en janvier 2014 une modification à son règlement municipal afin d'interdire la production de marihuana à des fins médicales dans toutes les zones relevant de sa compétence en matière d'aménagement du territoire. L'objectif consistait à permettre à la municipalité de contrôler l'emplacement des installations de marihuana à des fins médicales au moyen d'un mécanisme d'approbation d'installations précises.

[10]  En mars 2014, le demandeur a présenté une demande à la ville de Delta en vue de modifier le zonage de l'installation proposée en vue de la production de marihuana à des fins médicales. Le 10 mars et le 27 mai 2014, le gestionnaire du syndicat a écrit à Delta pour exprimer les préoccupations des appelantes à l'égard de la modification de zonage proposée. La division de la planification et du développement communautaires de la municipalité a reconnu ces préoccupations, mais a néanmoins donné son appui à la modification de zonage proposée.

[11]  Lors d'une audience publique portant sur la demande de modification de zonage du demandeur qui a eu lieu le 27 mai 2014, le syndicat a une fois de plus présenté les mêmes observations, oralement et par écrit. Le procès‑verbal de cette réunion résume l'essentiel des objections du syndicat :

[TRADUCTION]

[Joe Shayler] a fait part de ses préoccupations concernant la demande au nom de la section locale 170 de l'Association unie. Il a souligné que le bien‑fonds visé est situé à côté du syndicat, de l'école de formation et du restaurant. M. Shayler a indiqué que la section locale 170 de l'Association unie a investi des millions de dollars dans son immeuble et que celui‑ci est considéré comme l'un des meilleurs établissements en Amérique du Nord. Plus de 200 étudiants le fréquentent et la proposition aura un effet préjudiciable sur ceux‑ci. La convention collective comprend une politique interdisant la consommation de drogue et d'alcool. Par conséquent, la présence d'une installation de marihuana juste à côté n'est pas souhaitable. On a soulevé une préoccupation quant à l'odeur qui pourrait émaner de l'installation.

Dossier d'appel, pièce G de l'affidavit de Monty Sikka, à la page 186.

[12]  Après avoir entendu les préoccupations du syndicat (la seule partie s'opposant à la demande de modification de zonage), le conseil municipal de Delta a décidé d'approuver la recommandation de la division de la planification et du développement communautaires et de procéder à la modification de zonage proposée, à condition que des clauses restrictives soient enregistrées au titre de propriété de l'installation proposée pour exiger notamment le respect du Règlement. La dernière lecture du règlement municipal sur la modification de zonage proposée aura lieu une fois que Santé Canada aura délivré la licence de production au demandeur.

[13]  Étant donné qu'elles étaient d'avis que leurs intérêts risquaient d'être touchés par le résultat du processus de délivrance de licence, les appelantes ont présenté une demande au ministre au moyen d'une lettre du 3 juillet 2014 en vue d'obtenir la qualité de participantes au processus de délivrance de licence. N'ayant reçu aucune réponse à leur demande, elles ont envoyé deux lettres de suivi au ministre, le 19 août et le 24 septembre 2014. Étant donné que le ministre n'a répondu à aucune des lettres, les appelantes ont supposé que leur demande avait été rejetée implicitement. En conséquence, elles ont présenté une demande de contrôle judiciaire afin d'obtenir un jugement déclarant que, [TRADUCTION] « suivant les principes de la justice naturelle et de l'équité procédurale, elles ont le droit d'être entendues sur la façon dont leurs intérêts pourraient être touchés par la délivrance d'une licence d'exploitation d'installation de marihuana à côté de leur bien‑fonds ». Elles ont également demandé une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de leur reconnaître la qualité de participantes et de leur accorder la possibilité d'être entendues lors du processus de délivrance de licence.

II.  La décision contestée

[14]  Après avoir défini les deux questions soulevées dans la demande comme étant 1) la question de savoir si les appelantes (les demanderesses dans la décision contestée) ont la qualité requise pour présenter la demande de contrôle judiciaire, et 2) la question de savoir si les appelantes ont un droit en vertu de la common law d'être entendues lors de la décision du ministre de délivrer une licence, la juge a fait remarquer que ces deux questions avaient beaucoup d'aspects en commun. En s'appuyant sur une décision de notre Cour (Irving Shipbuilding Inc. c. Canada (Procureur général), [2010] 2 R.C.F. 488, 2009 CAF 116 (Irving Shipbuilding)), elle a conclu que la question de la qualité pour agir des appelantes devait être tranchée en tenant compte du motif de contrôle sur lequel elles s'appuient. Autrement dit, si l'on arrive à la conclusion que les appelantes ont le droit de participer au processus de délivrance de licence, elles doivent également avoir le droit correspondant de soumettre la question à un tribunal pour qu'il décide si le processus suivi a violé leurs droits procéduraux. En conséquence, les questions à trancher sont les suivantes : 1) Le ministre a‑t‑il une obligation d'équité procédurale envers les appelantes de sorte qu'elles peuvent participer au processus de délivrance de licence? 2) Le refus présumé du ministre de permettre aux appelantes de présenter des observations constituait‑il une violation de cette obligation? En appel, les deux parties ont convenu de ce cadre analytique.

[15]  La juge a également conclu que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte, étant donné que la question centrale à trancher porte sur une question d'équité procédurale.

[16]  Puisque les appelantes avaient reconnu que le Règlement ne prévoyait pas que des tiers participent au processus de délivrance de licence, la juge s'est penchée sur la nature et l'objet du régime réglementaire pour décider si les appelantes pouvaient se prévaloir d'un droit d'équité procédurale quelconque en common law. Plus particulièrement, elle a insisté sur le fait que l'objet du nouveau règlement consistait à traiter la marihuana à des fins médicales comme tout autre médicament d'ordonnance et à assurer, au moyen de conditions strictes, qu'elle est produite dans un environnement sûr et sécuritaire. Elle a également insisté sur le rôle conféré aux autorités locales en vertu du Règlement ainsi que sur le fait que le zonage d'une installation de marihuana proposée doit permettre un tel usage.

[17]  Gardant à l'esprit cette conception du processus réglementaire, la juge s'est ensuite demandé si le Règlement excluait implicitement les parties telles que les appelantes du processus de délivrance de licence. Après avoir présenté plusieurs exemples de droits de participation conférés aux parties nommées expressément par le Règlement, elle a tiré la conclusion déterminante suivante (au paragraphe 53 de ses motifs du jugement) :

Le Règlement prévoit que son application peut avoir des effets préjudiciables sur différentes parties directement concernées par le processus de délivrance de licence, précisément les producteurs de marihuana à des fins médicales et leurs employés, et les patients qui se sont fait prescrire de la marihuana à des fins médicales. Un droit d'être entendu a été accordé à ces parties en lien avec les décisions qui ont une incidence directe sur elles. De tels droits de participation ne sont pas accordés à des personnes étrangères au processus de délivrance de licence comme les demanderesses, étant donné que le Règlement ne tient pas compte du rôle que de telles parties pourrait [sic] jouer dans le cadre du processus. Les personnes étrangères au processus de délivrance de licence sont donc exclues d'une participation au processus par déduction nécessaire.

[18]  Enfin, la juge a accordé une grande importance au processus de zonage. En examinant les motifs pour lesquels les appelantes s'opposaient à la délivrance d'une licence à l'installation de marihuana des intimées, la juge a formulé une autre observation déterminante : les objections des appelantes ne visaient pas un demandeur précis, mais sont plutôt de nature générale. Comme le mentionne la juge (au paragraphe 68 de ses motifs du jugement) :

Les préoccupations des demanderesses sont plutôt de nature générale : c'est‑à‑dire, elles sont préoccupées par quiconque chercherait à construire une installation de production de marihuana à côté de leur propriété. Ainsi, les préoccupations des demanderesses ne sont pas réellement liées au processus de délivrance de licence de production de marihuana à des fins médicales en soi, mais elles sont plutôt liées à l'usage de la propriété adjacente. La compatibilité de l'usage est plutôt une question d'aménagement du territoire, et le moyen administratif offert aux demanderesses pour exprimer leurs préoccupations à cet égard était et demeure le processus de zonage municipal. [Souligné dans l'original]

[19]  Par conséquent, la juge a conclu que les appelantes avaient un droit (qu'elles avaient exercé) de participer au processus de zonage municipal si elles avaient des préoccupations (essentiellement non fondées, à son avis) concernant l'usage proposé d'un terrain voisin. Toutefois, elles n'avaient aucun droit (conféré par la loi ou en common law) de participer au processus de délivrance de licence.

III.  Les questions en litige

[20]  La question centrale en l'espèce consiste à savoir si la juge a commis une erreur en concluant que le ministre n'avait aucune obligation d'équité procédurale envers les appelantes et, par conséquent, n'avait pas à leur conférer de droits de participation au processus de délivrance de licence. Subsidiairement, la question est de savoir si la juge pouvait conclure qu'une obligation d'équité procédurale quelconque en common law avait été écartée par le régime réglementaire.

IV.  Analyse

[21]  Le droit est bien établi en ce qui concerne la norme de contrôle lors d'un appel d'une demande de contrôle judiciaire. En adoptant l'approche établie par notre Cour dans Telfer c. Canada (Agence du revenu), [2009] 2 R.C.F. F‑18, 2009 CAF 23, au paragraphe 18, la Cour suprême a confirmé que l'approche appropriée consiste à déterminer si la juridiction inférieure a employé la norme de contrôle appropriée et si elle l'a appliquée correctement (Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 et 46). Autrement dit, la juridiction d'appel doit se « met[tre] à la place » du tribunal d'instance inférieure et se concentrer sur la décision administrative contestée (Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23, au paragraphe 247).

[22]  Les parties conviennent que la juge n'a commis aucune erreur lorsqu'elle a choisi la norme de contrôle de la décision correcte. La question de savoir si les appelantes ont le droit de participer au processus de délivrance de licence de production de marihuana à des fins médicales est manifestement une question d'équité procédurale, et ces questions doivent être examinées en fonction de la norme exigeante de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 43).

[23]  Les appelantes ont fait valoir que la juge avait commis une erreur en concluant qu'elles auront une autre possibilité de participer au processus de modification de zonage de la ville de Delta. Si une telle conclusion de fait n'était pas une remarque incidente et était importante à la décision ultime de la juge selon laquelle le ministre n'a aucune obligation d'équité procédurale à l'égard des appelantes, elle ne devrait être écartée que si elle n'appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).

[24]  Les appelantes font valoir que la juge a commis une erreur en employant le mauvais critère pour trancher la question de savoir si elles ont un droit en common law d'être entendues lors de la décision du ministre de délivrer une licence en vue d'exploiter une installation de marihuana. Plus particulièrement, elles font valoir que la juge a assimilé à tort le critère pour établir ce qu'exige l'obligation d'équité à celui pour déterminer l'application de cette obligation. Selon les appelantes, elles ont droit à un certain degré d'équité procédurale, puisque la décision du ministre lors du processus de délivrance de licence a une incidence sur leurs droits, leurs privilèges ou leurs intérêts. Cela devrait mener, à tout le moins, au droit de présenter des observations écrites au ministre, le droit que ces observations soient examinées ainsi que le droit de recevoir un avis opportun de la décision du ministre.

[25]  À mon avis, cet argument est erroné et s'appuie sur une mauvaise prémisse. Les appelantes mettent l'accent sur un paragraphe des motifs de la juge, au paragraphe 32, où, en se penchant sur les aspects communs de la question de la qualité pour agir et de la question de savoir si la common law reconnaît aux appelantes le droit d'être entendues, elle fait mention des facteurs énoncés dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 (Baker). Toutefois, une lecture attentive de ses motifs dans leur ensemble révèle que la juge était bien au fait de la distinction entre l'application de l'obligation d'équité et ses exigences dans un contexte précis. Effectivement, elle formule la première question à laquelle il faut répondre comme étant « celle de savoir si le ministre avait une obligation d'équité procédurale envers les demanderesses qui donnait droit à ces dernières de participer au processus de délivrance de licence » (motifs du jugement, au paragraphe 39), et elle est arrivée à la conclusion que les appelantes n'ont pas un tel droit (motifs du jugement, au paragraphe 73). Par conséquent, il est inexact de faire valoir, comme le font les appelantes, que la juge n'a tiré aucune conclusion quant à savoir si la décision du ministre avait une incidence sur leurs droits, leurs privilèges ou leurs intérêts.

[26]  Au moment d'examiner cette question, la juge avait le droit de se pencher sur la nature et l'objet du régime légal. Comme l'a souligné notre Cour dans Irving Shipbuilding (au paragraphe 45), l'obligation d'équité en common law n'est pas autonome et les cours de révision doivent donc examiner le régime dans lequel la décision administrative contestée a été prise. Après avoir examiné la nature et l'objet du régime réglementaire, la juge pouvait conclure (comme elle l'a fait) que les appelantes n'étaient pas touchées par ce processus et que, par conséquent, elles n'avaient aucun droit de participation, ne serait‑ce qu'à un degré minimal. La juge n'a pas examiné les facteurs énumérés dans Baker, et cela n'était pas nécessaire, à la lumière de sa conclusion.

[27]   Les appelantes ont beaucoup insisté sur l'alinéa 26(1)h) du Règlement, aux termes duquel le ministre refuse de délivrer la licence dans le cas où la délivrance « risquerait de porter atteinte à la sécurité ou à la santé publiques ». Elles font valoir que leurs intérêts sont susceptibles d'être touchés par la décision du ministre, puisqu'elles se trouvent le plus près de l'installation proposée et qu'elles sont les plus susceptibles d'être exposées aux risques envisagés par l'alinéa 26(1)h).

[28]  Pour évaluer le bien‑fondé de cet argument, un examen attentif du régime réglementaire s'impose. Il est manifeste, d'après un examen du régime de délivrance de licence mis en place par le Règlement et du RÉIR, que la sécurité constituait une préoccupation principale pour Santé Canada. Les conditions qui doivent être satisfaites avant la délivrance d'une licence tiennent compte de cette préoccupation. À titre d'exemple, le producteur autorisé doit désigner les principaux employés en vertu de sa licence : un responsable principal chargé de la gestion des opérations effectuées à l'installation autorisée et une personne responsable (et une ou plusieurs personnes responsables suppléantes) chargée de superviser l'ensemble des opérations effectuées à l'égard de la marihuana (article 22). Les principaux employés, ainsi que les administrateurs et les dirigeants dans le cas d'une société, doivent être titulaires d'une habilitation de sécurité délivrée par le ministre (article 24). Les personnes qui présentent une demande de licence de production doivent également présenter un avis écrit de leur demande au corps policier local, au service d'incendie local ainsi qu'à l'administration locale (alinéa 23(4)g)). L'avis doit préciser les opérations pour lesquelles la licence est demandée ainsi que l'adresse de l'installation où les opérations seront effectuées (article 38).

[29]  Les demandeurs doivent également fournir des renseignements qui permettent au ministre d'évaluer si certaines mesures clés sont en place, dont une description détaillée des mesures de sécurité physique qui seraient mises en place à l'installation, une description détaillée de la méthode proposée pour la tenue des dossiers relatifs aux opérations, une copie des avis fournis aux autorités locales ainsi que les plans d'étage de l'installation (article 23). Enfin, le ministre refuse de délivrer une licence (ou la révoque si celle‑ci a été délivrée) dans un certain nombre de cas liés à des questions de sécurité : lorsqu'il existe des motifs de croire que des renseignements faux ou trompeurs ont été fournis dans la demande, lorsque la délivrance ou la continuation de la licence risquerait de porter atteinte à la santé ou à la sécurité publiques, notamment par le détournement, et lorsque les principaux employés ne sont pas titulaires d'une habilitation de sécurité valide (articles 26 et 36).

[30]  Compte tenu de ce qui précède et des mesures de sécurité décrites de manière plus détaillée à la section 3 du Règlement et que doit mettre en place le producteur autorisé, il ne fait aucun doute que la première préoccupation du ministre au moment de décider de délivrer ou non une licence doit être d'assurer la sécurité de la production et de la distribution commerciales de la marihuana à des fins médicales. Il pourrait difficilement en être autrement. Il est bien établi que la production, la possession et la vente de drogues illicites relèvent du Parlement exclusivement en raison de sa compétence en matière de loi criminelle, aux termes du paragraphe 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.‑U.), 30 & 31 Victoria, ch. 3, reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 5. La Cour suprême, dans l'arrêt R. c. Malmo‑Levine; R. c. Caine, 2003 CSC 74, [2003] 3 R.C.S. 571, au paragraphe 77, a indiqué clairement que « la réglementation d'une [TRADUCTION] « drogue psychoactive » qui « agit sur les fonctions mentales » soulève manifestement des questions de santé et de sécurité publiques, tant en ce qui concerne le consommateur lui‑même que les personnes dans la société qui sont touchées par son comportement ». En fait, la Cour est allée jusqu'à dire que si la marihuana devait être décriminalisée, la compétence en matière de droit pénal relative à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, « pourrait bien être remis[e] en question » (au paragraphe 72, bien qu'elle ait affirmé qu'il pouvait exister une « compétence fédérale sur les drogues en général (ou la marihuana en particulier) découlant du pouvoir résiduel de faire des lois pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement »; voir également Canada (Procureur général) c. PHS Community Services Society, [2011] 3 R.C.S. 134, 2011 CSC 44, au paragraphe 52). Si c'était le cas, le Parlement outrepasserait sa compétence et empiéterait sur les chefs de compétence des provinces s'il devait déléguer au ministre, directement ou indirectement, le pouvoir de décider de l'emplacement géographique des installations de marihuana. Il s'agit d'une pure question de zonage, qui relève de la compétence des assemblées législatives provinciales d'adopter des lois en ce qui concerne les institutions municipales ou les matières d'une nature purement locale ou privée (voir les paragraphes 92(8) et (16) de la Loi constitutionnelle de 1867).

[31]  Sans doute en raison de ces contraintes constitutionnelles, et dans l'esprit du fédéralisme coopératif, les deux ordres de gouvernement ont harmonisé leurs lois et s'en sont remis l'un à l'autre en ce qui concerne les questions qui ne relèvent pas entièrement de leur compétence. Comme on l'a fait remarquer précédemment, un demandeur doit fournir un avis écrit à l'administration locale, au service d'incendie local et au corps policier local ou au détachement de la GRC qui a la responsabilité de fournir les services de police à cette région avant de présenter une demande, et le ministre doit refuser de délivrer ou de modifier une licence de producteur si cette exigence n'a pas été satisfaite. Inversement, le conseil municipal de Delta a procédé à une première lecture et à une deuxième lecture du règlement municipal qui autoriserait l'installation de marihuana à des fins médicales visée par les intimées dans leur demande de licence du 12 mai 2014. Le conseil municipal de Delta a ensuite renvoyé l'affaire à une audience publique qui a eu lieu le 27 mai de la même année. La quatrième et dernière lecture, soit la dernière étape dans l'adoption du règlement municipal sur la modification de zonage proposée, se tiendra lorsque le ministre aura délivré la licence aux intimées.

[32]  Les appelantes font valoir que leurs préoccupations concernent la santé et la sécurité et que, par conséquent, elles sont exactement celles visées à l'alinéa 26(1)h). Je ne suis pas d'accord. Dans ses différents courriels et ses observations orales devant le conseil municipal de Delta, le gestionnaire du syndicat, M. Shayler, a déclaré que les appelantes craignaient que la délivrance d'une licence à une installation de marihuana adjacente à leur immeuble puisse avoir les incidences défavorables suivantes : baisse de la valeur de leur immeuble et limitation du nombre d'inscriptions à l'établissement de formation des appelantes; incompatibilité avec la politique anti‑drogues des appelantes à l'égard de leurs travailleurs et de leurs étudiants; incidence sur les affaires du restaurant des appelantes; menace pour la sécurité publique en raison de l'augmentation possible de la criminalité et du flânage; baisse de la qualité de l'air découlant des odeurs provenant de l'installation de production.

[33]  Dans la première lettre au ministre envoyée par l'avocat des appelantes le 3 juillet 2014, le seul paragraphe pertinent en ce qui a trait aux intérêts des appelantes est le suivant :

[TRADUCTION]

La production, la transformation et l'emballage à grande échelle de marihuana dans un immeuble industriel situé très près de l'immeuble qui héberge l'école, le restaurant et les bureaux des plaignantes constituent des activités commerciales nuisibles et offensantes susceptibles d'entraver les activités commerciales des plaignantes et de nuire au bien‑être des plaignantes, en plus d'entraîner une baisse de la valeur de leur immeuble voisin.

Dossier d'appel, pièce F de l'affidavit de Joe Shayler, à la page 67.

[34]  Dans ses observations orales devant le conseil municipal de Delta le 27 mai 2014, dont un résumé figure dans le procès‑verbal de l'audience publique cité au paragraphe 11 des présents motifs, M. Shayler a présenté des arguments similaires.

[35]  Non seulement les appelantes n'ont‑elles pas justifié leurs préoccupations au moyen d'éléments probants, mais, plus important encore, leurs préoccupations sont de nature générale et portent essentiellement sur l'emplacement de l'installation proposée. Elles n'ont rien à voir avec un risque pour la santé et la sécurité publiques qui découlerait de la délivrance d'une licence au demandeur. En conséquence, la juge avait parfaitement raison de conclure que les objections des appelantes n'avaient rien à voir avec la délivrance d'une licence à un demandeur précis, mais étaient plutôt de nature générale, se rapportant à quiconque construirait une installation de marihuana à côté de leur immeuble.

[36]  Les appelantes répliquent que leur plainte concerne l'emplacement de l'installation proposée plutôt que le caractère approprié du demandeur car la demande de licence est propre à l'emplacement. À leur avis, la décision quant à la probabilité de risque pour la santé et la sécurité publiques doit nécessairement être prise en fonction de l'installation précise visée par la demande de licence. Cet argument, toutefois, est mal fondé et est contraire à l'alinéa 26(1)h) du Règlement. La licence est propre à l'emplacement, car le ministre s'en remet à l'autorité locale quant à l'emplacement. Cela démontre que le ministre axe son enquête sur la sécurité de l'installation. Les préoccupations relatives à l'emplacement sont essentiellement examinées, comme il se doit, par les autorités locales, notamment le corps policier et le service d'incendie locaux, dans l'exercice de leur compétence concernant le zonage et d'autres questions locales.

[37]  Une fois de plus, cela ne veut pas dire que les préoccupations des appelantes ne sont pas légitimes et qu'on ne devrait pas se pencher sur celles‑ci; bien au contraire. Elles justifient assurément un examen sérieux, qui semble avoir été fait lors du processus de modification du zonage de la municipalité. En ce qui concerne la question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire, soit la question de savoir si les appelantes ont un droit de participer au processus de délivrance de licence de production de marihuana à des fins médicales, il importe peu de savoir si elles auront une autre possibilité ou le droit de participer au processus de modification du zonage. Le régime réglementaire en matière de licence ne peut pas être utilisé pour contourner ou remettre en question une décision qui a été déléguée aux autorités municipales et pour élargir de manière inadmissible le mandat du ministre. Si les appelantes sont mécontentes de la décision rendue par le conseil municipal de Delta, elles ont la possibilité de demander le contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique.

[38]  Cela suffirait amplement à rejeter l'appel et à confirmer la décision de la juge. Je souhaite néanmoins dire quelques mots à propos des déductions à tirer du silence du Règlement quant aux droits de participation des tiers. Lorsque la décision de la juge repose sur son interprétation du Règlement, la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable.

[39]  Il est bien établi (et les avocats des appelantes ne nient pas) que les règles d'équité procédurale en common law peuvent être écartées par le libellé clair d'un texte légal ou par déduction nécessaire (voir l'arrêt Kane c. Cons. d'administration de l'U.C.‑B., [1980] 1 R.C.S. 1105). En l'espèce, il n'y a manifestement aucun libellé explicite abrogeant les droits de participation de tiers. Cependant, comme il est indiqué par la juge, le Règlement aborde explicitement les droits de participation des personnes directement touchées par le régime de délivrance de licence. Après avoir présenté, au paragraphe 52 de ses motifs de jugement, plusieurs exemples de dispositions prévoyant de tels droits, elle a conclu qu'aucun droit de participation similaire n'est conféré à des personnes qui n'étaient pas touchées par le processus de délivrance de licence (motifs du jugement au paragraphe 53, paragraphe reproduit ci‑dessus au paragraphe 17).

[40]  Je ne pourrais pas être plus en accord avec cette analyse. Non seulement le Règlement demeure‑t‑il muet quant aux droits de participation des opposants à une licence comme les appelantes, mais il confère aussi expressément de tels droits à un certain nombre de personnes : au demandeur ou au titulaire d'une licence, lorsque le ministre envisage de refuser de délivrer, de modifier ou de renouveler une licence ou un permis (article 7), au producteur (article 33), au titulaire d'un permis d'importation (article 80), au titulaire d'un permis d'exportation (article 87), au demandeur d'habilitation de sécurité (article 94), au titulaire d'habilitation de sécurité (article 97) et au client (articles 114, 117 et 123 et paragraphe 133(1)). D'après ces articles, il est manifeste que le gouverneur en conseil et le ministre, en rédigeant le Règlement, savaient exactement à qui ils souhaitaient offrir des droits d'équité procédurale; l'omission de tiers comme les appelantes n'est certainement pas un oubli. Cette situation est entièrement différente de celle décrite dans les deux décisions sur lesquelles les appelantes se sont appuyées, où les dispositions légales et réglementaires demeuraient muettes sur les droits de participation et où les préoccupations des parties concernées relevaient entièrement du mandat du décideur (voir Harvie v. Calgary Regional Planning Commission (1978), 94 D.L.R. (3d) 49 (C.A. Alb.); Crestpark Realty c. Ministre des Transports, [1987] 1 C.F. 577). L'interprétation du Règlement par la juge était donc parfaitement raisonnable.

V.  Conclusion

[41]  Pour tous les motifs qui précèdent, je suis par conséquent d'avis que le présent appel devrait être rejeté, avec dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

A.F. Scott, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑561‑15

 

 

INTITULÉ :

P. & S. HOLDINGS LTD. ET AL. c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA ET AL.

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 29 novembre 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 1er mars 2017

 

COMPARUTIONS :

David M. Aaron

Ben Arsenault

 

Pour les appelantes

 

Jon Khan

 

Pour l'intimée

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

Evan A. Cooke

Kristen A. Balcom

POUR LES INTIMÉES INTERNATIONAL HERBS MEDICAL mariJuana LTD. ET 8015376 CANADA LTD.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Arsenault Aaron

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour les appelantes

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Pour l'intimée

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

Eyford Macaulay Shaw & Padmanabhan LLP

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

pour les intimées international herbs medical mariJuana ltd. et 8015376 canada ltd.

 

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