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Date : 20170310


Dossier : A‑462‑15

Référence : 2017 CAF 47

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LE JUGE WEBB

 

 

ENTRE :

ING BANK N.V., IAN DAVID GREEN, ANTHONY VICTOR LOMAS et PAUL DAVID COPLEY, EN LEUR QUALITÉ DE SÉQUESTRES DE CERTAINS BIENS DES DÉFENDERESSES O.W. SUPPLY & TRADING A/S et O.W. BUNKERS (UK) LIMITED, et AUTRES

appelants

et

CANPOTEX SHIPPING SERVICES LIMITED, NORR SYSTEMS PTE. LTD., OLDENDORFF CARRIERS GMBH & CO K.G. et STAR NAVIGATION CORPORATION S.A.

intimées

et

MARINE PETROBULK LTD., O.W. SUPPLY & TRADING A/S, O.W. BUNKERS (UK) LIMITED

intimées

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 16 juin 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 mars 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE WEBB

 


Date : 20170310


Dossier : A‑462‑15

Référence : 2017 CAF 47

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LE JUGE WEBB

 

 

ENTRE :

ING BANK N.V., IAN DAVID GREEN, ANTHONY VICTOR LOMAS et PAUL DAVID COPLEY, EN LEUR QUALITÉ DE SÉQUESTRES DE CERTAINS BIENS DES DÉFENDERESSES O.W. SUPPLY & TRADING A/S et O.W. BUNKERS (UK) LIMITED, et AUTRES

appelants

et

CANPOTEX SHIPPING SERVICES LIMITED, NORR SYSTEMS PTE. LTD., OLDENDORFF CARRIERS GMBH & CO K.G. et STAR NAVIGATION CORPORATION S.A.

intimées

et

MARINE PETROBULK LTD., O.W. SUPPLY & TRADING A/S, O.W. BUNKERS (UK) LIMITED

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I.  Introduction

[1]  Le 27 octobre 2014, à la demande de l’intimée Canpotex Shipping Services Limited (Canpotex), du combustible de soute (le combustible) a été livré à deux navires, à savoir le M.V. Star Jing et le M.V. Ken Star (les navires), ancrés dans le port de Vancouver (Colombie‑Britannique). Le différend dont nous sommes maintenant saisis dans le présent appel requiert de répondre à la question suivante : « Qui a droit au paiement pour la livraison du combustible susdit? »

[2]  Les prétendants au paiement sont l’intimée Marine Petrobulk Ltd. (Petrobulk) et les appelants ING Bank N.V. (ING), Ian David Green (M. Green), Anthony Victor Lomas (M. Lomas) et Paul David Copley (M. Copley), en leur qualité de séquestres de certains biens de O.W. Supply & Trading A/S (OW S&T) et de O.W. Bunkers (U.K.) Limited (OW UK) (ci‑après les appelants). Devant faire face à une demande de paiement venant à la fois de Petrobulk et des appelants, Canpotex a introduit devant la Cour fédérale une procédure pour obtenir une décision désignant l’entité qu’elle devrait payer et, après paiement à ladite entité, obtenir un jugement déclaratoire la déchargeant de toute obligation pour la livraison du combustible.

II.  Les faits

A.  Les parties

[3]  À toutes les dates pertinentes, Canpotex était l’affréteur à temps des navires. Conformément aux modalités des chartes‑parties, sur le formulaire de la bourse de marchandises de New York, conclues entre Canpotex et les propriétaires des navires, il incombait à Canpotex de fournir et de payer tout le combustible requis par les navires (clause 2 des chartes‑parties) et de s’assurer qu’aucun privilège ni aucune charge consentie par elle et par ses mandataires n’auraient préséance sur le titre et l’intérêt des propriétaires des navires (clause 18 des chartes‑parties).

[4]  À toutes les dates pertinentes, Norr Systems Pte. Ltd. (Norr) était le propriétaire inscrit du M.V. Star Jing, Oldendorff Carriers GmbH & Co K.G. (Oldendorff) était son armateur disposant, et Star Navigation Corporation S.A. (Star) était le propriétaire du M.V. Ken Star (ces entités seront ci‑après appelées « les armateurs »).

[5]  S’agissant du groupe de sociétés O.W. (le Groupe OW), ses activités comprenaient notamment la fourniture, la vente et le négoce de combustible à l’échelle mondiale. Plus particulièrement, les activités de OW UK, l’une des entités du Groupe OW, consistaient principalement à vendre du combustible aux clients du Groupe OW et à en organiser la livraison.

[6]  L’autre partie à la présente instance est Petrobulk, une société de la Colombie‑Britannique dont les activités consistent à vendre et à fournir du combustible aux navires océaniques dans le port de Vancouver et aux alentours.

B.  Les achats de combustible

[7]  Le 14 février 2014, Canpotex et OW S&T se sont entendues sur les conditions d’un contrat à prix fixe (le contrat à prix fixe, ou le contrat) qui devait régir l’achat périodique de combustible par Canpotex, pour les navires affrétés par Canpotex. Les négociations ayant conduit au contrat à prix fixe se sont déroulées entre Keith Ball, au nom de Canpotex, et MM. Robert Preston et Serge Laureau, au nom du Groupe OW. Le contrat a été signé en juin 2014.

[8]  L’objet du contrat à prix fixe était, si je comprends bien, d’offrir à Canpotex l’option d’acheter le combustible à un prix fixe au cours d’une période déterminée quand les taux du marché étaient favorables. Comme Canpotex n’a jamais considéré les conditions du marché comme favorables durant la période pertinente, elle n’a jamais bloqué le prix du combustible et n’a donc pas fait d’achats aux termes du contrat. En fait, les achats en question n’ont jamais eu lieu, car le Groupe OW a fait faillite en novembre 2014.

[9]  Le 22 octobre 2014, Canpotex a passé deux commandes auprès de OW UK pour la fourniture de combustible aux navires amarrés dans le port de Vancouver. Il n’est pas contesté entre les parties que ces commandes étaient des « achats au comptant » et non des opérations à prix fixe tombant sous le coup du contrat à prix fixe.

[10]  Plus tard ce jour‑là, OW UK a envoyé à Canpotex deux confirmations de commande (les confirmations de OW UK), qui précisaient que les achats étaient soumis aux conditions générales de vente du Groupe OW, lesquelles étaient incorporées dans les confirmations et mises à disposition au moyen d’un lien URL. Les confirmations de OW UK indiquaient aussi que OW UK avait pris des dispositions avec une tierce partie, à savoir Petrobulk, pour la livraison physique du combustible au port de Vancouver. Il n’y a pas eu d’autres négociations entre Canpotex et le Groupe OW à la suite des confirmations de OW UK.

[11]  Le 22 octobre 2014, après une enquête de OW UK pour savoir si Petrobulk pouvait fournir le combustible aux navires ancrés au port de Vancouver, Petrobulk a confirmé à OW UK qu’elle était disposée à livrer le combustible aux navires. Les confirmations écrites de Petrobulk faisaient savoir à OW UK que ses services étaient régis par ses propres conditions générales de vente et de livraison (les conditions générales de Petrobulk), lesquelles étaient incorporées dans ses confirmations (les confirmations de Petrobulk).

[12]  Également le 22 octobre 2014, OW UK a envoyé à Petrobulk des confirmations de commande pour la livraison du combustible aux navires.

[13]  Le 27 octobre 2014, Petrobulk a livré le combustible aux navires dans le port de Vancouver. Ce jour‑là, OW UK a facturé à Canpotex le combustible fourni par Petrobulk aux navires, pour une somme totale de 654 493,15 $ US, exigible le 26 novembre 2014. Les 28 et 29 octobre 2014, Petrobulk a facturé à OW UK le combustible qu’elle avait livré aux navires, pour une somme totale de 648 917,40 $ US. La différence entre les deux montants représente la marge bénéficiaire de OW UK pour ses services.

C.  Faillite du Groupe OW

[14]  Le 19 décembre 2013, OW S&T et plusieurs de ses filiales, dont OW UK, ont cédé à ING leurs créances provenant de la vente de combustible. Canpotex a été informée de cette cession au cours du mois de décembre 2013.

[15]  Le 7 novembre 2014, OW S&T a déclaré faillite, et OW UK a fait la même chose peu après. Le 12 novembre 2014, ING a nommé MM. Green, Lomas et Copley (les séquestres) comme séquestres des créances du Groupe OW. Le 12 décembre 2014, Charles Christopher Macmillan a été nommé administrateur de OW UK (l’administrateur) dans la procédure de faillite introduite en Angleterre.

[16]  Dans un accord de coopération conclu par ING, les séquestres et l’administrateur, le 22 décembre 2014, il était convenu que toutes les sommes dues à OW UK et cédées à ING seraient recouvrées par ING et que le paiement à ING éteindrait les obligations des débitrices envers OW UK.

[17]  Le 22 décembre 2014, OW UK n’ayant pas payé ses factures, Petrobulk a prié Canpotex de lui verser la somme due pour sa livraison du combustible le 27 octobre 2014. Au moment de présenter sa demande de paiement, Petrobulk a mis Canpotex au fait de ses conditions générales. Petrobulk a aussi fait savoir à Canpotex qu’elle avait un privilège contractuel sur ses biens et un privilège maritime sur les navires.

[18]  Le 8 janvier 2015, les séquestres ont demandé à Canpotex de leur verser la somme de 654 493,15 $ US et l’ont informée que, en l’absence de paiement, ils exerceraient tous leurs droits, y compris celui de saisir les navires.

III.  La procédure

[19]  Le 23 janvier 2015, Canpotex a déposé devant la Cour fédérale une déclaration la priant notamment de lui donner des directives conformément à la Règle 108 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles). Plus particulièrement, Canpotex demandait à la Cour fédérale de rendre une ordonnance l’autorisant à consigner à la Cour la somme de 654 493,15 $ US, ainsi qu’une ordonnance déclarant que, une fois ladite somme consignée à la Cour, elle serait déchargée de son obligation découlant de la fourniture du combustible aux navires.

[20]  Après avoir déposé sa déclaration, Canpotex a déposé une requête le 11 février 2015, conformément aux paragraphes 108(1) et (2) des Règles, pour que soit rendue une ordonnance l’autorisant à consigner à la Cour la somme de 654 493,15 $ US, plus les intérêts applicables en matière d’amirauté, calculés du 26 novembre 2014 jusqu’à la date de consignation des fonds, et pour que soit rendu un jugement déclarant que, une fois la somme consignée, elle serait déchargée de son obligation découlant de la fourniture du combustible aux navires.

[21]  La requête de Canpotex a été instruite par le protonotaire Lafrenière (le protonotaire) qui, le 27 mars 2015, a ordonné à Canpotex de consigner la somme de 654 493,15 $ US, plus les intérêts en matière d’amirauté, calculés du 26 novembre 2014 au 31 mars 2015, soit la somme de 6 557,48 $ US, pour une somme totale de 661 050,63 $ US (les fonds en fiducie) dans le compte en fiducie américain de ses avocats. Cette consignation devait être [traduction« traitée comme l’équivalent d’un paiement consigné à la Cour » (paragraphe 2 de l’ordonnance du protonotaire).

[22]  Le protonotaire a aussi ordonné que l’instruction des réclamations visant les fonds en fiducie devrait avoir lieu au plus tard le 17 juillet 2015 [traduction« sous réserve de la disponibilité de la Cour et des avocats inscrits au dossier » et que, en attendant l’audience, aucune procédure ne devait être introduite, ni aucune réclamation déposée à l’encontre des navires ou de leurs propriétaires pour le combustible fourni aux navires le 27 octobre 2014.

[23]  Le 2 avril 2015, Canpotex a déposé les fonds en fiducie dans le compte en fiducie américain de ses avocats, conformément à l’ordonnance du protonotaire.

[24]  Le 14 avril 2015, la déclaration déposée par Canpotex le 23 janvier 2015 a été modifiée par consentement de toutes les parties intéressées. Plus particulièrement, les armateurs ont été ajoutés comme demandeurs dans l’action, et les appelants MM. Green, Lomas et Copley, en leur qualité de séquestres, ont été ajoutés comme défendeurs.

[25]  Le 19 juin 2015, Canpotex et les armateurs ont déposé une requête en vue d’obtenir, conformément aux Règles 216 et 64 et aux paragraphes 108(1) et (2) des Règles, un jugement précisant laquelle, de Petrobulk ou d’ING, avait droit à la totalité ou à une partie des fonds en fiducie, et aussi déclarant que, après paiement sur les fonds en fiducie, Canpotex et les armateurs seraient libérés de toute obligation.

[26]  Le 22 juin 2015, Petrobulk a déposé, conformément aux Règles 108 et 216 des Règles, une requête pour qu’un jugement soit rendu sur ses factures impayées totalisant 648 917,40 $ US, en liaison avec sa livraison du combustible le 27 octobre 2014, et pour que soit prononcé un jugement déclarant qu’elle avait droit au paiement de ses factures sur les fonds en fiducie.

[27]  Également le 22 juin 2015, les appelants (ci‑après  ING ) ont déposé, conformément aux Règles 108 et 216 des Règles, une requête pour que soit rendu un jugement sur les factures impayées d’OW UK totalisant 654 493,15 $ US, en liaison avec la livraison du combustible, et pour que soit prononcé un jugement déclarant qu’ils avaient droit d’être payés sur les fonds en fiducie.

[28]  Les réclamations de Petrobulk et de ING contre les fonds en fiducie ont été instruites par monsieur le juge Russell (le juge), le 16 juillet 2015 (2015 CF 1108). Le 23 septembre 2015, le juge a statué de la manière suivante sur lesdites réclamations :

  1. Il a ordonné à Canpotex de payer à l’intimée Petrobulk la somme de 648 917,40 $ US, avec les intérêts applicables en matière d’amirauté sur cette somme.

  2. Il a ordonné que la somme susdite soit payée à Petrobulk sur les fonds en fiducie.

  3. Il a ordonné à Canpotex de payer à ING une somme égale à la marge bénéficiaire payable à OW UK pour le combustible fourni par Petrobulk aux navires le 27 octobre 2014, avec les intérêts applicables en matière d’amirauté sur cette somme.

  4. Il a ordonné que, une fois payées les sommes susdites, Canpotex, les navires et leurs propriétaires soient déchargés de toute obligation pour le combustible fourni aux navires le 27 octobre 2014, avec mainlevée de tous les privilèges y afférents.

  5. Enfin, il a ordonné à ING de payer les dépens des intimés.

[29]  L’appel dont nous sommes saisis est un appel de la décision rendue par le juge le 23 septembre 2015. Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel, avec dépens devant notre Cour et devant la Cour fédérale, et je renverrais l’affaire au juge pour nouvel examen conforme aux présents motifs.

IV.  L’ordonnance du protonotaire

[30]  Aux paragraphes 21 et 22 des présents motifs, j’ai résumé l’ordonnance du protonotaire. Il ne m’est donc pas nécessaire d’en dire davantage à ce sujet, si ce n’est que pour faire observer qu’il y a divergence de vues entre les parties sur le sens et la portée de cette ordonnance. En bref, les intimées sont d’avis que le protonotaire a rendu une ordonnance autorisant une procédure d’interplaidoirie à la fois pour Canpotex et pour les armateurs à l’égard des sommes dues en liaison avec la fourniture du combustible. ING, quant à elle, est d’avis que le protonotaire n’a pas rendu une telle ordonnance et que, par conséquent, Canpotex et les armateurs n’ont pas droit, dans les circonstances de la présente affaire, à une procédure d’interplaidoirie.

[31]  La difficulté que présente cette divergence de vues tient en partie au fait que le protonotaire n’a pas motivé son ordonnance, hormis une déclaration (sur laquelle je reviendrai plus tard dans les présents motifs), apparaissant aux pages 2 et 3 de son ordonnance, où il écrit qu’il est [traduction] « prématuré de statuer, de manière complète et définitive, sur le droit de Marine Petrobulk de revendiquer un privilège maritime contre les navires des [armateurs], et qu’une demande d’interplaidoirie n’est pas la procédure adéquate pour rendre une telle décision de manière sommaire ».

V.  La décision de la Cour fédérale

[32]  Après avoir exposé les faits pertinents et les dispositions applicables, le juge a résumé les arguments respectifs avancés par les parties au soutien de leurs réclamations contre les fonds en fiducie. Il a ensuite entrepris d’examiner les points qui lui étaient soumis. D’abord, il s’est penché sur trois questions préliminaires, à savoir : la possibilité d’une procédure d’interplaidoirie; l’affidavit de Claus Erik Mortensen, chef du service du soutien à la qualité chez OW S&T; et la question de savoir si l’affaire dont il était saisi se prêtait à un procès sommaire aux termes de la Règle 216 des Règles. Il a ensuite examiné la principale question, le droit aux fonds en fiducie.

A.  Possibilité d’une procédure d’interplaidoirie

[33]  D’abord, le juge a conclu que le protonotaire s’était prononcé sur la possibilité d’une procédure d’interplaidoirie. En d’autres termes, il était d’avis que le protonotaire avait examiné et accepté la requête de Canpotex comme une requête qui entrait dans le champ de la Règle 108 des Règles. Par conséquent, comme ING n’avait pas fait appel de l’ordonnance du protonotaire, il lui était maintenant impossible de contester la possibilité d’ouvrir une procédure d’interplaidoirie. Au paragraphe 97 de ses motifs, le juge s’est exprimé ainsi :

[97] À l’évidence, ING cherche à préserver la créance de Canpotex envers OW UK au cas où la Cour déciderait que les fonds doivent être versés à MP. À mon avis, ce point‑là a déjà été franchi. ING a déjà admis que la Cour devrait trancher la question de la répartition des fonds, conformément à la procédure d’entreplaiderie que prévoit l’article 108 des Règles. Selon moi, cette admission comporte forcément le fait de concéder que la présente instance se prête à une [interplaidoirie] au sens de l’article 108 des Règles.

[34]  Cependant, le juge a ensuite écrit, à titre subsidiaire, que l’affaire dont il était saisi se prêtait à une telle procédure. Le paragraphe 104 de ses motifs expose son raisonnement à l’origine de cette conclusion, et je le reproduis ici :

[104] Je suis d’avis que, dans la présente affaire, les ententes contractuelles qu’ont conclues Canpotex, OW UK et MP en vue de la fourniture de combustible aux navires font en sorte que l’objet des réclamations concurrentes de MP et d’ING est le même. Toutes disent avoir droit à la part des fonds qui représente le montant que MP demande pour la fourniture de combustible aux navires.

B.  L’affidavit Mortensen

[35]  La question soumise au juge était de savoir s’il devrait radier les paragraphes 7 à 13 de l’affidavit de M. Mortensen aux motifs que ces paragraphes constituaient une opinion et une preuve par ouï‑dire. Après avoir examiné l’affidavit et considéré les conclusions des parties, le juge a radié les paragraphes 9 à 13 de l’affidavit qui, selon lui, étaient « tout à fait inappropriés, en ce sens qu’ils ne constituent rien de plus qu’une opinion non corroborée sur la question même que la Cour est maintenant appelée à trancher » (paragraphe 115 des motifs).

[36]  En plus de radier les paragraphes 9 à 13 de l’affidavit de M. Mortensen, le juge a tiré une conclusion défavorable à l’encontre d’ING, qui n’avait pas appelé comme témoin une personne du Groupe OW ayant pris part à la négociation du contrat à prix fixe.

C.  La Règle 216 des Règles

[37]  Le juge a indiqué qu’il n’y avait pas de divergence de vues entre les parties sur la question de savoir si l’affaire dont il était saisi en était une qui se prêtait à un procès sommaire selon la Règle 216 des Règles. Après un bref examen de la Règle 216, le juge a expliqué, au paragraphe 119 de ses motifs, pourquoi il croyait judicieux, au vu des circonstances, d’aller de l’avant par voie de procès sommaire :

[119] À mon avis, je dispose de preuves suffisantes pour trancher la présente affaire de manière sommaire. Ce qu’il en coûterait pour soumettre l’affaire à un procès complet, compte tenu des montants en cause, donne également à penser qu’il y a lieu de la trancher de manière sommaire. Il y a aussi une certaine urgence, en ce sens qu’il est nécessaire de déterminer la répartition des fonds le plus rapidement possible de façon à éviter les frais associés au maintien de la fiducie.

D.  Droit aux fonds

[38]  Le juge a d’abord examiné la question de savoir quelles conditions générales s’appliquaient aux achats au comptant du combustible par Canpotex. Les parties s’accordaient à dire que les achats de combustible n’avaient pas été faits en vertu du contrat à prix fixe antérieurement négocié par Canpotex et le Groupe OW. Cependant, il y avait divergence de vues sur la question de savoir si l’annexe 3 du contrat à prix fixe, intitulée « Conditions générales de vente du combustible de soute », s’appliquait également aux achats au comptant de Canpotex. Le libellé de l’annexe 3 diffère des conditions qui autrement s’appliqueraient – les conditions générales du Groupe OW. En particulier, la clause L.4 des deux ensembles de conditions diffère comme indiqué ci‑après :

Contrat à prix fixe, annexe 3

Conditions générales du Groupe OW

L.4 a) Les présentes conditions sont sujettes à modification dans les cas où la fourniture physique du combustible est entreprise par une tierce partie. Dans un tel cas, les présentes conditions seront modifiées en conséquence, et l’acheteur sera réputé avoir lu et accepté les conditions imposées au vendeur par ladite tierce partie.

L.4 a) Les présentes conditions sont sujettes à modification dans les cas où la fourniture physique du combustible est entreprise par une tierce partie qui insiste pour que l’acheteur soit également lié par ses propres conditions. Dans un tel cas, les présentes conditions seront modifiées en conséquence, et l’acheteur sera réputé avoir lu et accepté les conditions imposées par ladite tierce partie.

[non souligné dans l’original]

[non souligné dans l’original]

[39]  Après examen de la preuve, en particulier le témoignage de M. Keith Ball, le juge a conclu que l’annexe 3 du contrat à prix fixe s’appliquait également aux achats au comptant faits par Canpotex. Par conséquent, ces conditions s’appliquaient aux achats de combustible d’octobre 2014. Le juge était aussi d’avis que, en raison de la clause L.4 de l’annexe 3 du contrat à prix fixe, les conditions du contrat conclu entre Canpotex et OW UK étaient sujettes à modification lorsque la fourniture physique du combustible était effectuée par une tierce partie. Dans un tel cas, Canpotex serait réputée avoir lu et accepté les conditions imposées par la tierce partie « au vendeur », c’est‑à‑dire au Groupe OW.

[40]  Le juge a ensuite fait porter son attention sur les conditions générales de Petrobulk, faisant observer que les confirmations de Petrobulk avaient précisé que ses conditions générales s’appliquaient à la fourniture du combustible et que l’acceptation de ses confirmations, et de ses conditions générales, serait réputée définitive à moins que l’acheteur, OW UK, n’y fasse opposition dans un délai de trois jours ouvrables après la réception des confirmations.

[41]  Puis le juge a conclu que OW UK n’avait pas soulevé d’objections quant à l’application des conditions générales de Petrobulk et qu’elle « comprenait et acceptait que MP fournirait le combustible aux navires conformément aux conditions générales de MP » (paragraphe 132 des motifs). Le juge a écrit aussi que Canpotex et OW UK comprenaient clairement toutes deux que leurs ententes contractuelles « changeraient si la fourniture physique du combustible était effectuée par une tierce partie comme MP, et que l’acheteur était réputé avoir lu et accepté les conditions imposées par cette tierce partie » (paragraphe 132 des motifs). Et le juge de conclure que Canpotex et OW UK étaient liées par les conditions générales de Petrobulk pour ce qui concernait la livraison du combustible aux navires le 27 octobre 2014.

[42]  Le juge a ensuite examiné les conditions générales de Petrobulk et conclu que Canpotex et OW UK étaient solidairement responsables du paiement à Petrobulk du prix d’achat total du combustible. Au paragraphe 136 de ses motifs, il s’est exprimé ainsi :

[136] À mon avis, l’entente indique clairement que Canpotex et OW UK étaient solidairement responsables du paiement à MP du prix d’achat total du combustible livré aux navires, et ce, même si MP a facturé au départ le prix d’achat à OW UK. Selon moi, cette responsabilité prend naissance indépendamment du fait de savoir si OW UK a agi comme mandataire, courtier ou gestionnaire pour la fourniture du combustible. La définition du mot « client », au premier paragraphe des conditions standards de MP, englobe à la fois Canpotex et OW UK à titre de clientes, et le deuxième paragraphe considère aussi tout mandant, mandataire, gestionnaire ou courtier comme un client, » et tous seront solidairement responsables à titre de clients dans le cadre de chaque entente ». Lus dans le contexte de la clause et de l’Entente tout entière, ces mots, selon moi, ne peuvent pas vouloir dire qu’une responsabilité solidaire ne prend naissance que s’il existe une relation de mandat‑mandataire, de courtier ou de gestionnaire. La clause fait simplement entrer ces parties dans la définition du mot « client » s’il existe une telle relation, et ce sont tous les clients qui sont solidairement responsables « dans le cadre de chaque entente ». Au vu des faits dont je dispose, cela veut dire que la responsabilité solidaire s’étend à MP (le juge veut sans doute dire Canpotex et non MP) et à OW UK parce que toutes deux correspondent à la définition d’un « client », soit au sens du premier paragraphe, soit au sens du deuxième paragraphe s’il existe une relation de mandataire, de gestionnaire ou de courtier. La Cour n’a pas à décider s’il existe dans la présente affaire une relation de mandant‑mandataire entre Canpotex et OW UK […].

[43]  Le juge a aussi estimé que, en raison de la clause 10 de ses conditions générales, Petrobulk avait un privilège contractuel sur les navires selon la somme qui lui était due pour la fourniture du combustible. Cependant, il a exprimé un doute sur la question de savoir si le privilège contractuel de Petrobulk pouvait être exercé contre les fonds en fiducie.

[44]  Le juge a ensuite considéré l’article 139 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6 (la LRMM), et conclu que Petrobulk remplissait les conditions de cette disposition et avait donc un privilège maritime qui pouvait être exercé contre les navires pour non‑paiement du prix de livraison du combustible. Il justifie cette conclusion au paragraphe 142 de ses motifs :

[142] Je suis disposé à admettre que MP bénéficie bel et bien d’un privilège maritime au sens de l’article 139 parce que, dans la présente affaire, toutes les exigences de la loi sont remplies. MP est une entreprise canadienne qui exploite une entreprise au Canada et qui a fourni des marchandises à un bâtiment étranger pour son fonctionnement. Mais cela ne veut pas forcément dire que le privilège maritime au sens de l’article 139 peut s’étendre aux fonds dont il est question en l’espèce. Ces fonds ont été déposés par Canpotex de façon à ce que ni MP ni OW UK n’enregistrent un privilège sur les biens et saisissent les navires. Cela ne veut pas dire qu’ils remplacent la res.

[45]  Enfin, au paragraphe 145 de ses motifs, le juge a conclu que ING n’avait aucun droit contractuel ni aucun privilège à faire valoir à l’encontre des fonds en fiducie ou à l’encontre des navires et que Petrobulk avait par conséquent le droit d’être payée sur les fonds en fiducie « sur le fondement du droit des contrats et de l’équité ». Il a ajouté que, compte tenu d’un jugement de la Cour fédérale, Balcan ehf c. The Atlas, 2001 CFPI 1328, [2001] A.C.F. no 1820, ING ne pouvait faire valoir aucune réclamation in rem contre les navires ou contre les fonds en fiducie parce que le Groupe OW n’avait pas physiquement fourni le combustible aux navires.

[46]  Par conséquent, selon le juge, Petrobulk avait par contrat le droit d’être payée sur les fonds en fiducie. Il a donc ordonné que Petrobulk perçoive son dû sur les fonds en fiducie et que ING perçoive la marge bénéficiaire due à OW UK. Il a alors éteint l’obligation de Canpotex et des armateurs se rapportant à la livraison de combustible du 27 octobre 2014, et prononcé la mainlevée de tous privilèges.

VI.  Points litigieux

[47]  L’appel soulève à mon avis les questions suivantes :

  1. Le juge a‑t‑il commis une erreur en concluant à la possibilité d’une procédure d’interplaidoirie?

  2. Le juge a‑t‑il commis une erreur en radiant certaines parties de l’affidavit de M. Mortensen et en tirant une conclusion défavorable contre les appelants?

  3. Le juge a‑t‑il commis une erreur en décidant que l’annexe 3 du contrat à prix fixe s’appliquait aux achats de combustible?

  4. Le juge a‑t‑il commis une erreur en concluant que Canpotex et OW UK étaient solidairement tenues de payer MP pour la livraison du combustible?

VII.  Analyse

[48]  Avant d’aborder la première question, quelques mots s’imposent à propos de la norme de contrôle applicable. Puisqu’il s’agit d’un appel formé contre une décision de la Cour fédérale, les normes énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen), sont applicables. Ainsi, les questions de droit sont revues d’après la norme de la décision correcte, tandis que les questions de fait sont revues selon la norme de l’erreur manifeste et dominante. S’agissant des questions mixtes de fait et de droit, elles seront elles aussi revues selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, sauf si elles comportent une question de droit isolable, auquel cas la norme applicable sera celle de la décision correcte.

[49]  Je passe maintenant à la première question.

A.  Le juge a‑t‑il commis une erreur en concluant à la possibilité d’une procédure d’interplaidoirie?

[50]  Je commence par reproduire les paragraphes 108(1) et (2) des Règles, en vertu desquels le protonotaire a rendu son ordonnance du 27 mars 2015 :

Interplaidoirie

Interpleader

108 (1) Lorsque deux ou plusieurs personnes font valoir des réclamations contradictoires contre une autre personne à l’égard de biens qui sont en la possession de celle‑ci, cette dernière peut, par voie de requête ex parte, demandes des directives sur la façon de trancher ces réclamations, si :

108 (1) Where two or more persons make conflicting claims against another person in respect of property in the possession of that person and that person

a) d’une part, elle ne revendique aucun droit sur ces biens;

(a) claims no interest in the property, and

b) d’autre part, elle accepte de remettre les biens à la Cour ou d’en disposer selon les directives de celle‑ci.

(b) is willing to deposit the property with the Court or dispose of it as the Court directs,

that person may bring an ex parte motion for directions as to how the claims are to be decided.

Directives

Directions

(2) Sur réception de la requête visée au paragraphe (1), la Cour donne des directives concernant :

(2) On a motion under subsection (1), the Court shall give directions regarding

a) l’avis à donner aux réclamants éventuels et la publicité pertinente;

(a) notice to be given to possible claimants and advertising for claimants;

b) le délai de dépôt des réclamations;

(b) the time within which claimants shall be required to file their claims; and

c) la procédure à suivre pour décider des droits des réclamants.

(c) the procedure to be followed in determining the rights of the claimants.

[non souligné dans l’original]

[emphasis added]

[51]  Quant à la requête de Canpotex pour l’ouverture d’une procédure d’interplaidoirie, le protonotaire a ordonné, après avoir enjoint à Canpotex de déposer les fonds en fiducie dans le compte en fiducie américain de ses avocats, que soit tenue [traduction] « une audience sur les réclamations respectives à l’égard des fonds en fiducie ». Puis, il a ordonné que, jusqu’à ladite audience, aucune des parties ne soit autorisée à introduire une procédure ou à présenter des réclamations à l’encontre des navires ou des armateurs pour le combustible livré le 27 octobre 2014.

[52]  Comme elles l’ont fait devant le juge, les parties restent en désaccord sur ce qu’a décidé le protonotaire. ING soutient que l’ordonnance du protonotaire n’a pas ouvert la porte à une procédure d’interplaidoirie puisqu’il n’a pas éteint l’obligation de Canpotex, mais a simplement ordonné que les fonds en fiducie soient consignés à la Cour. ING soutient qu’une procédure d’interplaidoirie n’est pas possible dans le cas présent puisque, à la date de l’audience devant le protonotaire, la preuve n’avait pas encore été établie. Par conséquent, selon ING, les réclamations contre Canpotex ont tout simplement été mises de côté afin qu’elles puissent être examinées lors d’une audience complète. S’agissant du fond de la question, ING est d’avis que les intimées ne remplissent pas le critère d’interplaidoirie de la Règle 108 des Règles, car elles ne sont pas une personne unique soumettant à une procédure d’interplaidoirie un bien unique. En outre, ING prétend que, bien que Canpotex puisse dans l’avenir être indirectement exposée à des réclamations multiples, ces réclamations ne constituent pas des réclamations contradictoires au sens de la Règle 108 des Règles.

[53]  Canpotex et les armateurs disent que la question de savoir si une procédure d’interplaidoirie est possible a été tranchée par l’ordonnance du protonotaire, selon laquelle il ne restait plus qu’à examiner la question d’éventuels privilèges contre les navires et la question du partage équitable des fonds en fiducie. Ils prétendent donc que le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche ING de remettre en cause la possibilité d’une procédure d’interplaidoirie. Subsidiairement, ils disent qu’une telle procédure est possible en l’espèce puisqu’il y a des réclamations contradictoires portant sur la même somme d’argent, la seule différence entre la réclamation de OW UK et celle de Petrobulk étant la marge bénéficiaire demandée par OW UK pour ses services.

[54]  Bien que je ne sois pas tout à fait certain de l’argument précis des intimées à propos de l’entité que la Cour devrait décharger de son obligation, il semble que les intimées voudraient non seulement l’extinction de l’obligation de Canpotex, mais également celle de l’obligation des armateurs. J’arrive à cette conclusion à la lecture des paragraphes 62 et 74 de leur mémoire des faits et du droit, où elles écrivent ce qui suit :

[traduction]

62. Comme les défenderesses ont soulevé l’argument selon lequel les réclamations in rem ne pourraient pas être éteintes par un jugement déclaratoire sans que les armateurs soient parties à l’action, les armateurs et l’armateur disposant ont été joints comme demandeurs. Comme il ressort des chartes‑parties, ces parties ont droit à des indemnités de Canpotex, et c’est à Canpotex qu’il aurait incombé d’opposer une défense à toute réclamation in rem pour le combustible impayé. Les nouvelles parties ont été ajoutées afin que l’on puisse se dispenser d’examiner un point accessoire; toutefois, il est clair que, peu importe que la procédure ait été introduite in personam, ou in rem, elle serait dirigée vers Canpotex, et Canpotex devrait opposer une défense [Référence interne omise.]

74. En l’espèce, non seulement le combustible a‑t‑il été fourni au Canada, mais les parties se sont accordées à dire que le droit applicable était le droit canadien, et que la juridiction compétente était la Cour fédérale. Il est respectueusement soumis que, en autorisant une procédure d’interplaidoirie dans la présente affaire, le juge de première instance a validement appliqué la Règle 108 des Règles et l’ordonnance éteignant tous les droits in rem, exactement comme l’a fait la Cour dans des arrêts antérieurs.

[55]  Cette manière de voir trouve appui dans le fait que le juge a ordonné l’extinction de l’obligation de Canpotex comme de l’obligation des armateurs découlant de la livraison du combustible.

[56]  Petrobulk soutient que, dans son ordonnance, le protonotaire a clairement décidé qu’une procédure d’interplaidoirie était possible en l’espèce. En l’absence d’un appel interjeté de cette ordonnance, elle dit que le juge a eu raison de conclure qu’il n’était plus possible pour ING de remettre en cause cette question. En tout état de cause, Petrobulk dit que le juge a validement conclu que la présente affaire se prêtait à une procédure d’interplaidoirie aux termes de la Règle 108 des Règles.

[57]  La véritable signification de la procédure d’interplaidoirie a été résumée par la Cour d’appel de Californie, Sixième district d’appel, dans l’arrêt City of Morgan Hill c. Brown, 71 Cal. App. 4th 1114, à la page 1122 (Sixth 1999), 84 Cal. Rptr. 2d 361, dans lequel elle écrivait que [traduction« [l]’objet de la procédure d’interplaidoirie est de prévenir une multiplicité de procès et une double mesure vexatoire ». Elle ajoutait, citant Pfister c. Wade, (1880) 56 Cal. 43, à la page 47, que [traduction] « [l]e droit au recours par interplaidoirie est fondé, cependant, non sur le fait qu’une personne pourrait être assujettie à une obligation double, mais sur le fait qu’elle est menacée d’une double mesure vexatoire pour une seule obligation. »

[58]  De même nature, mais exprimés de manière plus détaillée, sont les mots de monsieur le juge Chong, de la Haute Cour de Singapour, dans l’arrêt Precious Shipping Public Company Ltd c. O.W. Bunker Far East (Singapore) Pte Ltd, [2015] S.G.H.C. 187, où il expose sa conception de l’interplaidoirie aux paragraphes 59 et 60 :

[traduction]

59 En d’autres termes, la procédure d’interplaidoirie a pour objet d’aider les demandeurs qui veulent s’acquitter de leurs obligations légales (payer une dette, livrer des biens, etc.), mais ne savent pas envers qui ils devraient s’en acquitter […]

60 Dans une procédure d’interplaidoirie, le demandeur est pris entre le marteau et l’enclume – s’il s’acquitte de son obligation envers un réclamant, il s’expose à être poursuivi par l’autre. Dans un tel cas, la procédure d’interplaidoirie vient à sa rescousse en contraignant les véritables réclamants à présenter leurs cas afin que la cour puisse déterminer lequel des réclamants rivaux est juridiquement fondé à obtenir l’exécution de l’obligation reconnue du demandeur. Le demandeur, qui s’est désisté de tout intérêt dans l’objet du différend, « renonce » et se libère de la procédure (voir De La Rue, à la page 173). En d’autres termes, l’objet d’une procédure d’interplaidoirie est de déterminer l’incidence de l’obligation; cette procédure sert à désigner la personne envers qui le demandeur a une obligation. Il s’ensuit qu’une procédure d’interplaidoirie n’est pas possible lorsque le demandeur a une obligation distincte envers les deux réclamants (voir Farr c. Ward [1837] 150 ER 1000) parce qu’il n’y a pas de controverse dans un tel cas : il y a deux obligations, et le demandeur est juridiquement tenu de s’acquitter des deux obligations.

[non souligné dans l’original]

[59]  Le juge Chong explique ensuite ce en quoi consistent des réclamations rivales [puisque la Règle 108 des Règles emploie l’expression « réclamations contradictoires », c’est l’expression que j’emploierai ci‑après] qui donneront lieu à une procédure d’interplaidoirie. D’abord, à son avis, les réclamations doivent être des réclamations se rapportant au même objet. Deuxièmement, elles doivent être mutuellement exclusives. Autrement dit, la décision rendue à l’issue d’une procédure d’interplaidoirie éteindra les réclamations contradictoires non couronnées de succès. Troisièmement, elles doivent être telles que [traduction] « le demandeur doit faire face à un réel dilemme quant à la manière dont il devrait agir » (paragraphe 67 des motifs du juge Chong).

[60]  Gardant cela à l’esprit, il me semble que les seules réclamations qui sont « contradictoires » et qui peuvent donc donner lieu à une procédure d’interplaidoirie aux termes de la Règle 108 des Règles sont les réclamations contractuelles avancées par OW UK et Petrobulk. À mon avis, la revendication par Petrobulk d’un privilège maritime, aux termes de l’article 139 de la LRMM, n’est pas une réclamation contradictoire au sens de la Règle 108, puisque cette réclamation est une réclamation contre les navires, et donc contre les armateurs, et non contre Canpotex. En d’autres termes, l’obligation des armateurs envers Petrobulk au titre de l’article 139 de la LRMM constitue une cause d’action distincte. Le fait que les armateurs puissent finalement avoir une réclamation contre Canpotex, en vertu des conditions des chartes‑parties, ne fait pas de la réclamation selon l’article 139 une réclamation contradictoire.

[61]  Je passe maintenant à la question de savoir s’il était loisible à ING de mettre en doute la possibilité d’une procédure d’interplaidoirie alors même qu’elle n’a pas fait appel de l’ordonnance du protonotaire. Comme je l’ai indiqué plus haut, le juge était d’avis que ING n’était plus recevable à contester le droit de Canpotex à une procédure d’interplaidoirie. Pour décider si le juge a eu raison de conclure ainsi, je dois maintenant revenir à l’ordonnance du protonotaire.

[62]  Je suis sûr que le protonotaire était d’avis que Canpotex était fondé à introduire une procédure d’interplaidoirie. C’est pourquoi il a ordonné à Canpotex de déposer les fonds en fiducie dans le compte en fiducie de son avocat. Cependant, le protonotaire n’a clairement rendu aucune ordonnance autorisant une procédure d’interplaidoirie en ce qui concerne les armateurs, puisqu’ils n’étaient pas parties à l’instance quand il a rendu son ordonnance. La question de l’interplaidoirie tranchée par le protonotaire se limitait donc à l’obligation de Canpotex.

[63]  D’après ma lecture de l’ordonnance du protonotaire, je suis d’avis qu’il faudrait que les fonds en fiducie soient payés soit à OW UK, en raison de son accord conclu avec Canpotex pour la fourniture de combustible aux navires, soit à Petrobulk, pour qui, indépendamment de sa revendication d’un privilège maritime, tant OW UK que Canpotex lui étaient contractuellement redevables des sommes dues au titre de sa livraison du combustible. Ces réclamations, j’en suis persuadé, tombaient sous le coup de l’ordonnance du protonotaire puisque OW UK et Petrobulk réclamaient en fait la même somme aux termes du même contrat. C’est là, à mon humble avis, la portée de l’ordonnance du protonotaire. Par conséquent, conformément à son ordonnance, soit OW UK, soit Petrobulk avait droit aux fonds en fiducie en raison de ses réclamations contractuelles, à l’exception de la petite portion représentant la marge bénéficiaire de OW UK qui, sans aucun doute, était due à OW UK, et donc payable à ING.

[64]  Si j’ai raison de voir les choses ainsi, alors Canpotex a droit à l’extinction de son obligation uniquement pour les réclamations contractuelles. Si, comme l’a conclu le juge, Petrobulk a droit par contrat d’être payée sur les fonds en fiducie, l’obligation contractuelle de Canpotex envers Petrobulk et envers OW UK sera éteinte dès le versement des fonds en fiducie à Petrobulk. En conséquence, il n’y aura aucune raison pour Petrobulk de poursuivre sa réclamation aux termes de l’article 139 de la LRMM.

[65]  Si, cependant, cette conclusion est fautive et qu’il est déterminé que OW UK est la partie fondée par contrat au versement des fonds en fiducie, l’obligation contractuelle de Canpotex sera éteinte, mais la réclamation de Petrobulk aux termes de l’article 139 demeurera actuelle. Comme je l’ai indiqué plus haut, la réclamation selon l’article 139, si elle est fondée, donne à Petrobulk le droit de saisir les navires appartenant aux armateurs et de faire procéder à leur vente s’il n’est pas fait droit à sa réclamation. Dans ce cas, les armateurs sont les parties qui seraient tenues de payer à Petrobulk la somme due pour le combustible, afin d’empêcher la vente de leurs biens. Canpotex n’est pas propriétaire des navires et n’est pas non plus directement redevable à Petrobulk pour ce qui concerne le privilège maritime prévu à l’article 139. Le fait que Canpotex puisse devoir indemniser les armateurs en raison de ses obligations aux termes des chartes‑parties ne transforme pas la revendication d’un privilège maritime par Petrobulk en une réclamation contradictoire selon la Règle 108 à l’égard de laquelle l’obligation de Canpotex puisse être éteinte.

[66]  Par conséquent, à mon humble avis, le point que le juge devait décider, et qu’il a décidé, était de savoir qui, de OW UK ou de Petrobulk, avait droit, par contrat, aux fonds en fiducie aux termes des ententes contractuelles conclues avec Canpotex.

[67]  Il convient de faire quelques observations additionnelles avant de passer à la deuxième question.

[68]  Bien que le juge semble avoir compris que l’ordonnance du protonotaire à propos de la procédure d’interplaidoirie ne concernait que l’obligation de Canpotex, il a néanmoins examiné l’obligation des armateurs, que, finalement, il a également éteinte. À mon avis, comme je l’ai déjà indiqué, l’obligation des armateurs découlant de la revendication par Petrobulk d’un privilège maritime aux termes de l’article 139 de la LRMM n’entrait pas dans la rubrique des réclamations contradictoires et, par conséquent, aucune ordonnance d’interplaidoirie n’avait été rendue par le protonotaire à propos d’une telle réclamation. En tout état de cause, comme je l’ai également fait observer plus haut, les armateurs n’étaient pas parties à l’instance quand le protonotaire a rendu son ordonnance.

[69]  Je ne comprends pas très bien pourquoi les armateurs ont été ajoutés comme parties peu après l’ordonnance du protonotaire. Au paragraphe 62 de son mémoire des faits et du droit, l’intimée Canpotex dit que les armateurs ont été ajoutés comme parties parce que ING avait soutenu devant le protonotaire [traduction] « que les réclamations in rem ne pouvaient pas être éteintes par jugement déclaratoire sans que les armateurs prennent part à l’action ». Quoi qu’il en soit, les armateurs n’étaient pas parties à la procédure lorsque l’affaire a été portée devant le protonotaire, et son ordonnance autorisant une procédure d’interplaidoirie n’aurait donc pas pu être rendue pour ce qui concerne leur obligation.

[70]  Aux pages 2 et 3 de son ordonnance, le protonotaire a fait brièvement référence à la revendication de privilège maritime de Petrobulk, quand il a déclaré qu’il était [traduction] « prématuré de statuer, de manière complète et définitive, sur le droit de Marine Petrobulk de revendiquer un privilège maritime contre les navires de la demanderesse [de Canpotex], et qu’une demande d’interplaidoirie n’est pas la procédure adéquate pour rendre une telle décision de manière sommaire ». Je ne saisis pas très bien ce que le protonotaire avait à l’esprit en s’exprimant ainsi, mais je suis certain qu’il ne considérait pas le privilège maritime de Petrobulk comme une réclamation contradictoire au sens de la Règle 108 des Règles.

[71]  Cependant, comme la créance fondée sur l’article 139 n’était pas une réclamation contradictoire selon la Règle 108 des Règles, elle n’aurait pas dû, à mon humble avis, être traitée dans le contexte d’une procédure d’interplaidoirie. En d’autres termes, cette créance aurait dû soit suivre son cours séparément, soit attendre la conclusion du juge sur les réclamations contractuelles à l’encontre de Canpotex.

[72]  Bien qu’il ne le dise pas en termes explicites, le juge semble avoir reconnu que la créance de Petrobulk fondée sur l’article 139 ne conférait à Petrobulk aucun droit sur les fonds en fiducie. Au paragraphe 142 de ses motifs, où il conclut que Petrobulk a un privilège maritime valide aux termes de l’article 139 de la LRMM, il s’exprime ainsi :

Mais cela ne veut pas forcément dire que le privilège maritime au sens de l’article 139 peut s’étendre aux fonds dont il est question en l’espèce. Ces fonds ont été déposés par Canpotex de façon à ce que ni MP ni OW UK n’enregistrent un privilège sur les biens et saisissent les navires. Cela ne veut pas dire qu’ils remplacent la res.

Il a précisé sa pensée sur ce point au paragraphe 144, où il a déclaré : « Il n’est nul besoin, selon moi, de décider si MP détient un privilège contractuel ou un privilège maritime au sens de l’article 139 à l’égard des fonds consignés. »

[73]  Il ne peut faire de doute que les fonds en fiducie ne remplaçaient pas la res, puisque la créance fondée sur l’article 139 n’était pas une réclamation contradictoire; elle constituait une cause d’action distincte contre les navires et les armateurs. Je suis donc d’avis que, dans la mesure où le juge pouvait rendre toute décision concernant la créance fondée sur l’article 139, il ne pouvait pas éteindre l’obligation des armateurs. Il ne le pouvait pas non plus concernant la revendication par Petrobulk d’un privilège contractuel contre les armateurs. En tout état de cause, il ressort clairement du paragraphe 144 des motifs du juge qu’il n’a pas décidé si Petrobulk avait, contre les fonds en fiducie, un privilège contractuel ou un privilège maritime au sens de l’article 139.

[74]  À mon humble avis, le juge a donc commis une erreur en éteignant l’obligation de Canpotex et des armateurs se rapportant à la créance fondée sur l’article 139. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était éteindre l’obligation de Canpotex pour les réclamations contractuelles avancées par OW UK et Petrobulk.

[75]  Il va sans dire qu’il s’ensuit nécessairement que, si la conclusion du juge concernant les réclamations contractuelles est juste, alors Petrobulk, ayant été payée sur les fonds en fiducie, ne poursuivra pas sa créance fondée sur l’article 139 à l’encontre des navires et des armateurs. En d’autres termes, la réclamation de Petrobulk ayant été acquittée à même les fonds en fiducie, Petrobulk n’aura plus de raison de vouloir recouvrer cette créance. Il n’y aura pas de question restante à trancher.

[76]  Cependant, pour que l’on me comprenne bien, il n’était pas loisible au juge, concernant la demande d’interplaidoirie, d’éteindre l’obligation des armateurs ni celle de Canpotex découlant de ses obligations aux termes des chartes‑parties. Je passe maintenant à la deuxième question soulevée dans le présent appel.

B.  Le juge a‑t‑il commis une erreur en radiant certaines parties de l’affidavit de M. Mortensen et en tirant une conclusion défavorable contre les appelants?

[77]  ING soutient que le juge a commis une erreur en radiant le paragraphe 11 et la pièce A de l’affidavit de M. Mortensen, la pièce A étant les conditions générales du Groupe OW pour la vente de combustible de soute. Plus particulièrement, ING dit que, au paragraphe 11 de son affidavit, M. Mortensen désignait simplement les confirmations de OW UK comme des pièces du premier affidavit de M. Ball daté du 29 janvier 2015, qu’il déclarait que ces confirmations avaient incorporé par renvoi les conditions générales du Groupe OW, et qu’il avait joint une copie desdites conditions générales, puisque, à la date pertinente, elles étaient affichées sur le site Web du Groupe OW. Selon ING, M. Mortensen avait les qualités requises pour témoigner à propos de ces aspects, car les formulaires et procédures du Groupe OW lui étaient familiers.

[78]  ING a aussi prétendu que le juge n’aurait pas dû tirer une conclusion défavorable contre elle du seul fait qu’elle n’avait pas produit une preuve directe concernant les négociations du contrat à prix fixe. Le juge était d’avis que ING aurait dû produire la déposition d’un témoin du Groupe OW ayant pris part à ces négociations, et plus particulièrement, que ING aurait dû produire le témoignage d’une personne ayant une connaissance personnelle des négociations contractuelles afin de réfuter le témoignage de M. Ball.

[79]  Toutes les intimées sont d’avis que M. Mortensen avait les qualités requises pour témoigner à propos des pratiques habituelles du Groupe OW, et donc pour décrire les conditions générales du Groupe OW et les verser au dossier. Il n’y a donc pas de véritable question devant nous concernant l’exclusion, par le juge, du paragraphe 11 et de la pièce A de l’affidavit de M. Mortensen.

[80]  Le paragraphe 11 de l’affidavit de M. Mortensen, faisait partie d’une série de paragraphes (9 à 13) que le juge a qualifiés de « tout à fait inappropriés » parce que, selon lui, ils ne constituaient rien de plus « qu’une opinion non corroborée sur la question même » dont il était saisi (paragraphe 115 des motifs). Par souci de commodité, je reproduis le paragraphe 11 de l’affidavit de M. Mortensen :

[traduction]

11. Comme indiqué dans le texte des confirmations de commandes pour le Star Jing et le Ken Star, les conditions qui régissaient les [contrats d’achat de combustible de soute] étaient les conditions générales du Groupe OWB pour la vente de combustible de soute, édition 2013 (les CGS 2013 OWB). Ces conditions générales étaient la base sur laquelle les sociétés du Groupe OWB, y compris OWB UK, traitaient en général avec les tierces parties clientes (et souvent entre elles, quand les fournitures étaient obtenues par l’entremise de centres d’approvisionnement du Groupe OWB). Ces conditions générales étaient publiées sur le site Web du Groupe OWB. Une copie est jointe comme pièce A.

[soulignement dans l’original.]

[81]  À mon avis, le fait que les deux phrases recevables figurant à la fin du paragraphe 11 aient été radiées en même temps que les déclarations irrecevables de M. Mortensen semble sans importance pour l’issue finale de l’appel puisque ces déclarations concernent des points non litigieux. Pareillement, puisque la recevabilité des conditions générales du Groupe OW n’est pas contestée par les intimées, le fait que le juge ait radié du dossier la dernière phrase du paragraphe 11 de l’affidavit de M. Mortensen et donc radié la pièce A n’a pas de conséquence pratique dans le présent appel.

[82]  Je suis donc d’avis que les conditions générales du Groupe OW font partie du dossier qui est devant nous dans le présent appel.

[83]  Je passe maintenant à la conclusion défavorable tirée par le juge contre ING au motif que ING n’a pas produit le témoignage direct d’une personne du Groupe OW ayant pris part aux négociations du contrat à prix fixe conclu avec M. Ball. Sur ce point, les parties sont en désaccord.

[84]  Pour l’examen de cette question, il importe de garder à l’esprit que, au paragraphe 128 de ses motifs, le juge a estimé que, même sans tirer de conclusion défavorable, il aurait été d’avis que les achats de combustible relevaient de l’annexe 3 du contrat à prix fixe. Il a exprimé son point de vue dans les termes suivants :

[128] Il me semble que la situation n’est pas tout à fait satisfaisante, mais M. Ball indique clairement qu’il avait l’accord de M. Preston et d’OW que les deux achats au comptant faits auprès de MP, ceux qui font l’objet de la présente affaire, seraient assujettis, notamment, à l’annexe 3. ING a contre‑interrogé M. Ball en détail sur ce point et, à mon avis, il a répondu de manière claire aux doutes qu’on lui soumettait. Me Milman lui a demandé s’il se trompait peut‑être, et il a expliqué pourquoi ce n’était pas le cas. En revanche, ING n’a produit aucune preuve de la part d’une personne qui avait pris part aux négociations – notamment M. Preston – qui montrait qu’il s’était trompé. Même sans tirer de conclusions défavorables au sens du paragraphe 81(2) des Règles, je crois qu’il me faut conclure au vu du dossier qui m’est soumis, selon la norme civile qui s’applique en l’espèce, que les achats de combustible en litige étaient assujettis à l’annexe 3 des conditions générales, et que cette même annexe s’appliquait aux livraisons effectuées à la fois dans le cadre d’ententes à prix fixe et d’achats au comptant. Les conclusions défavorables étayent cette conclusion mais, à strictement parler, elles ne sont pas nécessaires.

[85]  ING soutient que le juge a commis une erreur en oubliant qu’elle est une créancière non liée du Groupe OW et qu’elle n’a pas la charge de prouver l’applicabilité de l’annexe 3 du contrat à prix fixe aux achats au comptant.

[86]  Canpotex et les armateurs disent qu’il était loisible au juge de tirer la conclusion défavorable puisque ING n’avait pas produit un témoin ayant une connaissance personnelle des faits en litige, ajoutant que, même si ING n’avait rien à prouver concernant le contrat à prix fixe, elle avait quand même l’obligation de se montrer sous son meilleur jour.

[87]  Quant à Petrobulk, elle affirme que le juge avait le pouvoir discrétionnaire de tirer la conclusion défavorable [traduction« car il n’y avait aucun motif probant autorisant les appelants [ING] à ne pas produire le témoignage direct d’une personne du Groupe OW ayant pris part aux négociations avec Canpotex » (paragraphe 46 du mémoire des faits et du droit de Petrobulk).

[88]  Le paragraphe 81(2) des Règles, sur lequel le juge s’est fondé pour tirer la conclusion défavorable contre ING, est ainsi formulé :

Poids de l’affidavit

Affidavits on belief

(2) Lorsqu’un affidavit contient des déclarations fondées sur ce que croit le déclarant, le fait de ne pas offrir le témoignage de personnes ayant une connaissance personnelle des faits substantiels peut donner lieu à des conclusions défavorables.

(2) Where an affidavit is made on belief, an adverse inference may be drawn from the failure of a party to provide evidence of persons having personal knowledge of material facts.

[89]  Appliquant cette règle, le juge a exprimé l’avis que ses conditions étaient remplies puisque ni M. Preston ni M. Laureau, les deux personnes qui avaient pris part aux négociations du contrat à prix fixe au nom du Groupe OW, n’avaient été appelés à témoigner. En outre, le juge a conclu que ING n’avait donné aucune raison la dispensant d’offrir le témoignage d’une personne ayant pris part aux négociations qui avaient conduit au contrat à prix fixe.

[90]  À mon avis, le juge s’est trompé en tirant une conclusion défavorable contre ING. Avant de tirer la conclusion, il devait décider s’il fallait ou non tenir compte du témoignage de M. Ball. Il se trouve qu’il en a tenu compte. À mon humble avis, le juge n’aurait pas dû en tenir compte, car le témoignage de M. Ball était manifestement contraire à la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque. Je suis de plus persuadé que, si le juge avait fait une bonne interprétation du contrat à prix fixe et des documents entourant les achats au comptant, c’est‑à‑dire les confirmations de OW UK et les conditions générales du Groupe OW incorporées dans les confirmations, il n’aurait pas tenu compte du témoignage de M. Ball.

[91]  J’examinerai maintenant la troisième question soulevée dans le présent appel et j’expliquerai pourquoi, selon moi, le juge n’aurait pas dû tenir compte du témoignage de M. Ball, et pourquoi, en conséquence, il a commis une erreur en concluant que l’annexe 3 du contrat à prix fixe s’appliquait aux achats de combustible en cause dans la présente instance.

C.  Le juge a‑t‑il commis une erreur en décidant que l’annexe 3 du contrat à prix fixe s’appliquait aux achats de combustible?

[92]  Le juge a estimé, principalement sur le fondement du témoignage de M. Ball, que l’annexe 3 du contrat à prix fixe s’appliquait au combustible livré le 27 octobre 2014, et donc que les conditions générales y figurant constituaient la base sur laquelle il déterminerait la relation contractuelle entre OW UK, Canpotex et Petrobulk.

[93]  Au paragraphe 123 de ses motifs, le juge a entrepris d’examiner si Canpotex et le Groupe OW avaient déjà convenus que tous les achats de combustible de Canpotex, qu’ils relèvent ou non du contrat à prix fixe, seraient subordonnés à l’annexe 3 du contrat à prix fixe.

[94]  Le juge a conclu, au paragraphe 124 de ses motifs que, même si Canpotex voulait que l’annexe 3 soit applicable à tous ses achats de combustible, le Groupe OW n’était pas disposé à accéder à cette demande. Le juge a écrit ce qui suit :

Je pense que ING a raison quand elle fait remarquer que Canpotex n’a produit aucun document qui donne à penser que le Groupe OW a changé d’avis et a convenu que les conditions générales négociées pour l’entente à prix fixe s’appliqueraient aussi aux achats au comptant. Cependant, il existe une preuve orale que cela a bel et bien eu lieu.

[95]  Cela a conduit le juge à examiner l’affidavit de M. Ball du 23 mars 2015, et, plus particulièrement, ses paragraphes 5 à 9. Au paragraphe 126 de ses motifs, il est alors passé au contre‑interrogatoire de M. Ball mené par l’avocat d’ING. L’examen qu’il a fait de certaines parties de ce contre‑interrogatoire, au paragraphe 127 de ses motifs, l’a conduit à faire observer que « M. Ball indique clairement qu’il avait l’accord de M. Preston et d’OW que les deux achats au comptant faits auprès de MP [Petrobulk], ceux qui font l’objet de la présente affaire, seraient assujettis, notamment, à l’annexe 3 », ajoutant que M. Ball avait été contre‑interrogé en détail par l’avocat d’ING et qu’il avait « répondu de manière claire aux doutes qu’on lui soumettait » (paragraphe 128 des motifs). Puis, le juge a fait observer que ING n’avait fait appel à aucune personne du Groupe OW qui avait pris part aux négociations du contrat à prix fixe pour qu’elle produise un témoignage en réponse à celui de M. Ball. Il a donc tiré une conclusion défavorable à l’encontre du Groupe OW, comme cela est exposé plus haut. En conséquence, le juge a conclu que les achats de combustible de Canpotex étaient assujettis à l’annexe 3 du contrat à prix fixe et, chose plus importante, à sa clause L. 4.

[96]  À mon humble avis, le juge a eu tort de conclure que l’annexe 3 du contrat à prix fixe et, plus particulièrement sa clause L.4, s’appliquait au combustible livré aux navires le 27 octobre 2014.

[97]  Je commence par dire que je ne doute guère que, n’eût été le témoignage de M. Ball, le juge aurait nécessairement conclu que l’annexe 3 du contrat à prix fixe ne s’appliquait pas aux achats de combustible en cause dans la présente instance. Il aurait plutôt conclu, à mon humble avis, que c’étaient les conditions générales du Groupe OW qui s’appliquaient aux achats de combustible. Un bref examen des documents pertinents, et plus particulièrement des dispositions applicables figurant dans ces documents, montrera que cette conclusion s’impose.

[98]  Après que Canpotex eut commandé le combustible, le 22 octobre 2014, OW UK a confirmé à Canpotex, au moyen des confirmations de OW UK, que le combustible serait livré aux navires dans le port de Vancouver. Les confirmations précisaient que les conditions générales du Groupe OW s’appliqueraient aux achats de combustible. Les confirmations renferment ce qui suit :

[traduction]

CONDITIONS :

La vente et la livraison du combustible de soute décrit ci‑dessus sont assujetties aux conditions générales du Groupe OW Bunker pour la vente de combustible de soute. L’acceptation du combustible de soute par le navire susnommé sera réputée constituer une acceptation desdites conditions générales applicables à vous‑même en tant qu’« acheteur » et à OW BUNKERS (UK) LIMITED, en tant que « vendeur ».

Les conditions générales fixées sont bien connues de vous‑même et demeurent en votre possession. Si tel n’est pas le cas, vous pouvez les trouver à l’adresse Web suivante : […]

AUTREMENT :

Toute erreur ou omission décelée dans la confirmation ci‑dessus devrait être signalée immédiatement.

SI LES DÉTAILS CI‑DESSUS NE S’ACCORDENT PAS AVEC CE À QUOI VOUS VOUS ATTENDIEZ, PRIÈRE DE NOUS EN INFORMER PAR RETOUR DE COURRIER.

[non souligné dans l’original]

[99]  Les conditions ci‑dessus sont claires et sans ambiguïté. Elles prévoient que les achats de combustible et leur livraison aux navires sont assujettis aux conditions générales du Groupe OW. Elles précisent aussi que Canpotex a connaissance de ces conditions. Je devrais aussi ajouter que, à aucun moment, Canpotex n’a fait savoir à OW UK que ses achats de combustible, contrairement à ce qui était indiqué dans les confirmations de OW UK, seraient assujettis à des conditions différentes et, plus particulièrement, à l’annexe 3 du contrat à prix fixe.

[100]  Je passe maintenant au contrat à prix fixe, officiellement intitulé « Conditions générales d’un contrat à prix fixe ». Je le redis, il n’y a aucun différend entre les parties sur le fait que les achats au comptant du 22 octobre 2014 n’étaient pas assujettis au contrat à prix fixe. Le seul point que nous devons décider concerne l’applicabilité de l’annexe 3 du contrat à prix fixe à ces achats au comptant.

[101]  La clause 13.1 du contrat à prix fixe est particulièrement utile. Elle est formulée ainsi :

[traduction]

13.1  [Le CPF], les [conditions de l’annexe 3 du CPF] et l’annexe constituent l’intégralité de l’accord et de l’entente entre les Parties pour ce qui concerne son objet. Chacune des Parties reconnaît que, en donnant son assentiment auxdites conditions, elle ne s’est fondée sur aucune déclaration, garantie ou autre assurance, orale ou écrite (hormis ce que prévoient les présentes conditions) et elle renonce à tous les droits et recours qui pourraient autrement s’offrir à elle en ce qui concerne lesdites conditions.

[102]  Ainsi, les conditions du contrat à prix fixe représentent l’intégralité de l’entente et aucune des parties ne peut donc se fonder sur quoi que ce soit en dehors desdites conditions pour modifier ou amender l’entente.

[103]  À mon avis, la conclusion selon laquelle l’annexe 3 du contrat à prix fixe ne s’applique pas aux achats de combustible en cause est inéluctable, à cause de plusieurs facteurs : les achats de combustible du 22 octobre 2014 n’étaient pas assujettis aux conditions du contrat à prix fixe; les conditions du contrat à prix fixe, telles qu’elles apparaissent dans l’entente, constituent l’intégralité de l’entente; le fait que les déclarations orales ou écrites ne figurant pas dans les conditions du contrat à prix fixe ne font pas partie dudit contrat; le fait que les confirmations de OW UK du 22 octobre 2014 précisent que les achats de combustible en cause étaient assujettis aux conditions générales du Groupe OW; et le fait que Canpotex ne s’est à aucun moment opposée à l’application des conditions générales du Groupe OW après avoir reçu les confirmations de OW UK.

[104]  Cette manière de voir est, à mon humble avis, totalement conforme aux principes régissant l’interprétation des contrats, récemment exposés par la Cour suprême dans l’arrêt Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633 (Sattva), où elle a jugé que l’interprétation des contrats n’était plus une question de droit, mais plutôt une question mixte de fait et de droit. Au paragraphe 47 de ses motifs, auxquels ont souscrit tous les juges de la Cour, le juge Rothstein a écrit que l’objet de l’interprétation des contrats consistait « à discerner ‘l’intention des parties et la portée de l’entente’ », ajoutant que, pour ce faire, le décideur devait interpréter le contrat dans son ensemble, « en donnant aux mots y figurant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec les circonstances dont les parties avaient connaissance au moment de la conclusion du contrat ».

[105]  Au paragraphe 57 de ses motifs, le juge Rothstein a aussi écrit que, même si « les circonstances » doivent être prises en considération dans l’interprétation des termes d’un contrat, « elles ne doivent jamais les supplanter », ajoutant qu’une disposition contractuelle doit être interprétée « sur le fondement de son libellé et de l’ensemble du contrat ». Selon lui, les tribunaux ne sauraient fonder sur les circonstances « une lecture du texte qui s’écarte de ce dernier au point de créer, dans les faits, une nouvelle entente » (paragraphe 57).

[106]  Au paragraphe 58, le juge Rothstein a ensuite précisé qu’il y avait des limites à l’utilisation des « circonstances », en ce sens qu’il devrait s’agir uniquement d’une preuve objective de ce qu’était le contexte factuel au moment de la conclusion du contrat, c’est‑à‑dire « les renseignements qui appartenaient ou auraient raisonnablement dû appartenir aux connaissances des deux parties à la date de signature ou avant celle‑ci ».

[107]  Le juge Rothstein a souligné ensuite que l’examen des circonstances était subordonné à la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque. Aux paragraphes 59 et 60 de ses motifs, il a expliqué :

[59] Quelques mots sur l’examen des circonstances et la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque s’imposent. Cette règle empêche l’admission d’éléments de preuve autres que les termes du contrat écrit qui auraient pour effet de modifier ou de contredire un contrat qui a été entièrement consigné par écrit, ou d’y ajouter de nouvelles clauses ou d’en supprimer. À cette fin, la règle interdit notamment les éléments de preuve concernant les intentions subjectives des parties. La règle vise, premièrement, à donner un caractère définitif et certain aux obligations contractuelles et, deuxièmement, à empêcher qu’une partie puisse utiliser des éléments de preuve fabriqués ou douteux pour attaquer un contrat écrit.

[60] La règle d’exclusion de la preuve extrinsèque n’interdit pas au tribunal de tenir compte des circonstances entourant le contrat. Cette preuve est compatible avec les objectifs relatifs au caractère définitif et certain puisqu’elle sert d’outil d’interprétation qui vient éclairer le sens des mots du contrat choisis par les parties, et non le changer ou s’y substituer. Les circonstances sont des faits connus ou qui auraient raisonnablement dû l’être des deux parties à la date de signature du contrat ou avant celle‑ci; par conséquent, le risque que des éléments d’une fiabilité douteuse soient invoqués ne se pose pas

[non souligné dans l’original, notes omises]

[108]  Gardant ces principes à l’esprit, je passe maintenant au témoignage de M. Ball. Je commence par ses affidavits. Dans le premier, établi le 29 janvier 2015, il écrit, au paragraphe 2 que, le 14 février 2014, Canpotex et le Groupe OW [traduction« ont conclu un contrat énonçant nos conditions générales applicables à l’achat de combustible de soute par Canpotex ». Le contrat évoqué par M. Ball est le contrat à prix fixe. Il écrit aussi, au paragraphe 3, que l’annexe 3 du contrat à prix fixe était également censée s’appliquer aux achats au comptant de combustible par Canpotex.

[109]  Dans le deuxième affidavit, établi le 23 mars 2015, M. Ball donne plus de détails sur le contrat à prix fixe et sur son applicabilité aux achats au comptant. Après y avoir déclaré que Canpotex achetait du combustible au Groupe OW depuis 2001, il écrivait que OW UK était devenue en 2002 le fournisseur exclusif de combustible à Canpotex. Il explique ensuite, au paragraphe 6, que, à partir de juin 2012, Canpotex a entrepris des négociations avec le Groupe OW [traduction« pour finaliser le contrat » et que l’objectif de Canpotex était [traduction« d’obtenir un accord s’appliquant à toutes les relations de Canpotex avec le Groupe OW, y compris tant les achats à prix fixe que les achats au comptant de combustible de soute ». En d’autres termes, si je comprends bien cette déclaration, Canpotex entendait, au moyen du contrat à prix fixe, assujettir tous ses achats de combustible, au comptant ou non, aux conditions du contrat à prix fixe.

[110]  M. Ball écrit ensuite, au paragraphe 7 que, au cours des négociations de Canpotex avec le Groupe OW, les conditions générales du Groupe OW ont été ajustées. Ces conditions ajustées, selon M. Ball, sont devenues l’annexe 3 du contrat à prix fixe. M. Ball termine le paragraphe 7 de son deuxième affidavit par les mots [traduction« Le contrat [le contrat à prix fixe] est le seul document contractuel entre le Groupe OW et Canpotex ». Il n’est pas contesté entre les parties que, dans le cas des achats au comptant, il n’y avait pas de documents autres que les confirmations de OW UK. Les conditions générales originelles du Groupe OW continuent d’exister en tant que document autonome généralement applicable aux achats au comptant.

[111]  Puis, au paragraphe 9 de son affidavit, M. Ball fait la déclaration suivante :

[traduction]

Canpotex croyait comprendre que le contrat, et plus précisément les conditions, s’appliquerait à tous les achats de combustible par Canpotex auprès du Groupe OW, y compris à la fois aux achats à prix fixe et aux achats au comptant. Canpotex n’aurait pas conclu le contrat si les conditions qui y figurent ne s’appliquaient pas aux achats au comptant, et a bien souligné ce point à OW UK dans ses discussions avec Robert Preston.

[non souligné dans l’original]

[112]  À mon avis, le juge n’aurait pas dû tenir compte de la déclaration ci‑dessus, car M. Ball y fait simplement état des intentions subjectives de Canpotex à propos du contrat à prix fixe. La règle d’exclusion de la preuve extrinsèque, comme l’expliquait le juge Rothstein dans l’arrêt Sattva, au paragraphe 59, est manifestement conçue pour exclure ce genre de preuve.

[113]  Je passe maintenant au contre‑interrogatoire de M. Ball. Au paragraphe 127 de ses motifs, le juge expose certaines parties du contre‑interrogatoire de M. Ball qui, à son avis, démontrent la crédibilité de celui‑ci quand il dit « que M. Preston de OW UK et lui ont convenu que l’annexe 3 s’appliquerait au combustible que MP [Petrobulk] fournirait aux navires » (paragraphe 126 des motifs).

[114]  Le témoignage de M. Ball peut être brièvement résumé comme il suit. À au moins trois occasions, durant les négociations ayant conduit au contrat à prix fixe, M. Ball a parlé à ses homologues du Groupe OW pour leur proposer que l’annexe 3 du contrat à prix fixe soit applicable aux achats au comptant de Canpotex. À chaque fois, la réponse du Groupe OW a été négative. M. Ball a même reçu un courriel des avocats du Groupe OW qui l’informait qu’il n’était pas possible d’apporter le changement qu’il proposait.

[115]  M. Ball a alors témoigné que, quelque part entre les trois refus initiaux du Groupe OW et la conclusion du contrat à prix fixe en février 2014, M. Preston et le groupe de gestion des risques du Groupe OW ont accepté, comme il l’avait proposé, que l’annexe 3 du contrat à prix fixe soit applicable aux achats au comptant de Canpotex. Prié de dire s’il avait signé un document en ce sens, il a répondu qu’il n’en avait pas et qu’il n’était pas en mesure de produire un document confirmant son témoignage selon lequel le Groupe OW avait finalement accepté sa proposition. Il a aussi concédé qu’aucune clause du contrat à prix fixe ne rendait l’annexe 3 applicable aux achats au comptant de Canpotex.

[116]  En outre, durant son contre‑interrogatoire, M. Ball a été prié de dire si Canpotex aurait conclu un contrat à prix fixe pour le cas où le Groupe OW n’aurait pas consenti à ce que les achats au comptant soient assujettis à l’annexe 3. Les questions et réponses suivantes, qui se trouvent à la page 54, de la ligne 14 à la ligne 32, de la transcription du contre‑interrogatoire, (Volume 1, Dossier d’Appel, page 142) contiennent sa réponse à la question :

[traduction

  Vous dites donc que vous n’auriez jamais eu cette discussion sur une entente à prix fixe et signé un contrat sans être bien sûr que les conditions de l’annexe 3 s’appliqueraient aussi à vos achats au comptant?

R  Nous insistions pour dire que les modifications à l’annexe 3 s’appliquaient aussi à nos ventes au comptant.

Q  Je suppose qu’il s’agissait là, pour vous, de l’un des aspects les plus importants de cette entente?

R  Je ne sais pas quel degré d’importance y accorder, mais c’était le cas, car la majeure partie de nos activités se faisaient au comptant, c’était, pour nous, assez important.

Q  Et pourtant vous ne l’avez pas mis par écrit?

R  Je ne peux pas dire si je l’ai fait ou pas. Il m’est impossible de vous fournir quelque chose qui montrerait que je l’ai fait ou pas.

Q  Vous ne vous souvenez pas d’avoir mis cela par écrit?

R  Je ne m’en souviens pas.

[117]  Il ressort clairement du témoignage de M. Ball, et en particulier des questions et réponses ci‑dessus, que, bien que l’applicabilité de l’annexe 3 aux achats au comptant de Canpotex fût une question d’une certaine importance pour Canpotex, M. Ball n’a pas été en mesure de produire un quelconque document écrit attestant l’entente qu’il dit avoir conclue avec M. Preston. Il ressort clairement aussi de son témoignage qu’aucune clause du contrat à prix fixe ne confirme sa prétention selon laquelle le Groupe OW a accepté que ce soit l’annexe 3, et non les conditions générales du Groupe OW, qui constituerait les conditions régissant les achats au comptant de Canpotex. Finalement, Canpotex a signé le contrat à prix fixe et aucune clause de ce contrat n’assujettit les achats au comptant de Canpotex à l’annexe 3.

[118]  J’ai du mal à discerner si M. Ball dit que son entente verbale avec M. Preston fait partie du contrat à prix fixe ou si elle constitue une condition des contrats au comptant. Pour tenter de comprendre le témoignage de M. Ball et déterminer la nature de ce témoignage, il importe de souligner que son témoignage concerne exclusivement les négociations du contrat à prix fixe, menées entre 2012 et février 2014. C’est dans le contexte de ces négociations qu’il dit avoir tenté d’obtenir du Groupe OW qu’il consente à l’applicabilité de l’annexe 3 aux achats au comptant de Canpotex. Cependant, si l’on considère les termes du contrat à prix fixe et ceux des contrats au comptant, tels qu’ils apparaissent dans les confirmations de OW UK, ces documents ne renferment rien qui puisse confirmer l’idée que l’annexe 3 s’applique aux achats au comptant de Canpotex.

[119]  Il est intéressant de remarquer que le juge, arrivant à sa conclusion sur ce point, ne fait pas état, ni ne tient compte, des mots employés par les parties dans le contrat à prix fixe et dans les confirmations de OW UK. En concluant comme il l’a fait, le juge n’a prêté attention qu’au témoignage de M. Ball, et en particulier à son témoignage oral. Ce témoignage, qu’il a jugé crédible, a déterminé la conclusion à laquelle il est arrivé. Les mots employés par les parties dans leurs transactions ne jouent aucun rôle dans le raisonnement du juge.

[120]  À mon humble avis, le juge n’aurait pas dû tenir compte du témoignage de M. Ball. Plus particulièrement, son témoignage ne pouvait pas remplacer les mots employés par les parties. Autrement dit, pour reprendre les termes du juge Rothstein au paragraphe 57 de ses motifs dans l’arrêt Sattva, le témoignage de M. Ball ne pouvait servir à « supplanter » les termes du contrat à prix fixe ou ceux des contrats au comptant, ni n’autorisait le juge à faire « une lecture du texte qui s’écarte de ce dernier au point de créer, dans les faits, une nouvelle entente ».

[121]  À maints égards, l’objet du témoignage de M. Ball est de présenter les intentions subjectives de Canpotex dans la conclusion du contrat à prix fixe. Cela est manifeste si l’on considère le paragraphe 9 du deuxième affidavit de M. Ball, que j’ai reproduit au paragraphe 112 des présents motifs. La substance de ce paragraphe 9 a été répétée par M. Ball à maintes reprises au cours de son contre‑interrogatoire. Dans l’arrêt Sattva, monsieur le juge Rothstein a précisé que la preuve des intentions subjectives d’une partie ne pouvait servir à déterminer le sens d’une disposition contractuelle. Autrement dit, ainsi qu’il l’a écrit au paragraphe 59 de ses motifs dans l’arrêt Sattva : « [la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque] empêche l’admission d’éléments de preuve autres que les termes du contrat écrit qui auraient pour effet de modifier ou de contredire un contrat qui a été entièrement consigné par écrit, ou d’y ajouter de nouvelles clauses ou d’en supprimer. »

[122]  Canpotex et le Groupe OW ont négocié le contrat à prix fixe sur une période de près de deux ans. Ils ont finalement arrêté les conditions de ce contrat en février 2014 et ont signé le contrat en juin de la même année. Comme je l’ai déjà précisé, aucune clause du contrat à prix fixe ne permet d’affirmer que l’annexe 3 de ce contrat s’applique aux achats au comptant de Canpotex. Dire maintenant, comme le fait Canpotex, que, nonobstant les conditions du contrat à prix fixe, les parties ont convenu d’appliquer l’annexe 3 aux achats au comptant de Canpotex, c’est manifestement ce contre quoi entendait mettre en garde la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque. Au paragraphe 59 de ses motifs dans l’arrêt Sattva, monsieur le juge Rothstein énonce dans les termes suivants l’objet de cette règle :

La règle vise, premièrement, à donner un caractère définitif et certain aux obligations contractuelles et, deuxièmement, à empêcher qu’une partie puisse utiliser des éléments de preuve fabriqués ou douteux pour attaquer un contrat écrit.

[123]  À mon humble avis, s’il devait y avoir un cas où la règle d’exclusion de la preuve extrinsèque devrait être appliquée, c’est bien celui dont nous sommes saisis. J’ajouterais que je suis tout à fait persuadé que le témoignage de M. Ball ne tombe pas dans la rubrique des « circonstances », que monsieur le juge Rothstein, au paragraphe 58 de ses motifs dans l’arrêt Sattva, définissait comme « une preuve objective du contexte factuel au moment de la signature du contrat ». La substance du témoignage de M. Ball n’a rien à voir, à mon humble avis, avec le contexte factuel entourant l’interprétation du contrat à prix fixe, ni d’ailleurs celle des contrats au comptant.

[124]  Selon moi, le juge a commis une erreur en tenant compte du témoignage de M. Ball. Cette erreur, à mon humble avis, s’explique par le fait que le juge n’a pas interprété le contrat à prix fixe et les contrats au comptant à la lumière des principes énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Sattva. Il n’a pas explicitement interprété les contrats en cause. Il a plutôt simplement passé en revue le témoignage de M. Ball, il l’a accepté et il a conclu qu’il y avait eu entente entre M. Ball et M. Preston. En acceptant le témoignage de M. Ball et en concluant que l’annexe 3 s’appliquait aux contrats au comptant, le juge a ajouté une condition au contrat à prix fixe en dépit du fait que la clause 13.1 indique clairement que les conditions du contrat à prix fixe sont exclusivement celles que renferme le contrat.

[125]  J’arrive donc à la conclusion que, en n’appliquant pas les principes pertinents de l’interprétation des contrats, le juge a commis une erreur de droit. Dans l’arrêt Sattva, la Cour suprême a jugé que l’interprétation des contrats était une question mixte de droit et de fait, mais l’erreur commise par le juge constitue à mon avis une erreur isolable qui, en principe, doit être assujettie à la norme de la décision correcte (Housen, au paragraphe 37; MacDougall c. MacDougall, [2005] O.J. no 5171, 262 D.L.R. (4th) 120, au paragraphe 30; General Motors du Canada Ltée. c. Canada, 2008 CAF 142, [2008] A.C.F. no 663, au paragraphe 31). Le juge a aussi commis une erreur manifeste et dominante en tenant compte du témoignage de M. Ball et en l’utilisant pour ajouter une condition au contrat à prix fixe ou pour en modifier les conditions.

[126]  En raison de la conclusion à laquelle je suis arrivé à propos du témoignage de M. Ball, et à propos de la manière dont le juge est arrivé à sa conclusion sur la question de savoir si l’annexe 3 s’appliquait aux contrats au comptant, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur la qualité du témoignage de M. Ball. Je dirais simplement que j’aurais eu beaucoup de mal à trouver son témoignage crédible. Par exemple, comment peut‑on accepter son témoignage selon lequel Canpotex n’aurait pas conclu le contrat à prix fixe si l’annexe 3 n’avait pas été rendue applicable aux contrats au comptant de Canpotex, alors que le contrat à prix fixe signé par Canpotex ne renferme aucune clause donnant effet à la supposée entente conclue entre M. Ball et M. Preston? Non seulement le contrat à prix fixe ne renferme aucune clause en ce sens, mais aucun autre document, qu’il s’agisse d’un courriel, d’une télécopie, d’une note de service, n’appuie le témoignage de M. Ball.

[127]  J’arrive donc à la conclusion que l’annexe 3 du contrat à prix fixe ne s’applique pas aux achats de combustible du 22 octobre 2014. Par conséquent, les conditions applicables sont celles qui figurent dans les conditions générales du Groupe OW. Par conséquent, la clause L.4 de ces conditions générales est la clause L.4 pertinente, et non celle qui figure dans l’annexe 3.

[128]  En raison de sa conclusion selon laquelle l’annexe 3 s’appliquait aux achats de combustible en cause, le juge n’a pas considéré les conditions générales du Groupe OW et n’a donc pas examiné la clause L.4 de ces conditions. Les parties s’accordent à dire que la clause L.4 des conditions générales du Groupe OW diffère de la clause L.4 de l’annexe 3, parce qu’elle requiert que la tierce partie « insiste ». Le juge ne s’est pas arrêté sens du mot « insister » et il n’a pas tiré aucune conclusion quant à savoir si Petrobulk avait insisté pour que Canpotex soit liée par ses conditions.

[129]  Les parties n’ont signalé aucune autre différence entre les deux clauses L.4, mais j’en vois deux qui pourraient être de quelque importance. Il est utile de reproduire, encore une fois, les deux clauses L.4, que l’on peut déjà trouver au paragraphe 38 des présents motifs :

Contrat à prix fixe, annexe 3

Conditions générales du Groupe OW

L.4 a) Les présentes conditions sont sujettes à modification dans les cas où la fourniture physique du combustible est entreprise par une tierce partie. Dans un tel cas, les présentes conditions seront modifiées en conséquence, et l’acheteur sera réputé avoir lu et accepté les conditions imposées au vendeur par ladite tierce partie.

L.4 a) Les présentes conditions sont sujettes à modification dans les cas où la fourniture physique du combustible est entreprise par une tierce partie qui insiste pour que l’acheteur soit également lié par ses propres conditions. Dans un tel cas, les présentes conditions seront modifiées en conséquence, et l’acheteur sera réputé avoir lu et accepté les conditions imposées par ladite tierce partie.

[non souligné dans l’original]

[non souligné dans l’original]

[130]  La première différence additionnelle que je constate entre les deux clauses se trouve à la cinquième ligne et à la sixième ligne de la clause L.4 des conditions générales du Groupe OW, où apparaissent les mots « pour que l’acheteur soit également lié par ses propres conditions ». Ces mots n’apparaissent pas dans la clause L.4 de l’annexe 3. L’autre différence se trouve dans la clause L.4 de l’annexe 3, où les mots « au vendeur » apparaissent à la fin de la clause. Ces mots sont absents de la clause L.4 des conditions générales du Groupe OW. La question de savoir si ces différences ont ou non une incidence sur le résultat ultime n’est pas une question à laquelle j’ai l’intention de répondre, car je suis persuadé que la solution qui s’impose dans les circonstances de la présente affaire est de renvoyer l’affaire au juge pour nouvel examen.

[131]  Puisque le juge ne s’est pas prononcé sur les conditions générales du Groupe OW, et en particulier sur sa clause L.4, l’appel dont nous sommes saisis a été plaidé exclusivement sur le fondement de la clause L.4 de l’annexe 3. Les parties n’ont pas présenté d’arguments sur le sens de la clause L.4 des conditions générales, hormis une brève observation de Petrobulk selon laquelle Petrobulk avait insisté pour que Canpotex soit liée par ses conditions générales. Par conséquent, je suis d’avis qu’il ne serait pas sage pour nous de rendre la décision qui devrait être rendue par le juge. Si l’affaire devait nous revenir dans un appel ultérieur, il va sans dire que nous bénéficierions aussi de son opinion sur le sens de la clause L.4 des conditions générales du Groupe OW et concernant l’effet de cette clause sur la relation entre OW UK, Canpotex et Petrobulk.

VIII.  Conclusion

[132]  J’accueillerais donc l’appel, avec dépens devant notre Cour et devant la Cour fédérale, j’annulerais la décision de la Cour fédérale et je renverrais l’affaire au juge pour nouvel examen à la lumière des présents motifs.

« M. Nadon »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

« Je suis d’accord

Wyman W. Webb, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A‑462‑15

(APPEL INTERJETÉ D’UN JUGEMENT DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL, DATÉ DU 23 SEPTEMBRE 2015 (DOSSIER No : T‑109‑15))

INTITULÉ :

ING BANK N.V., IAN DAVID GREEN, ANTHONY VICTOR LOMAS et PAUL DAVID COPLEY, EN LEUR QUALITÉ DE SÉQUESTRES DE CERTAINS BIENS DES DÉFENDERESSES O.W. SUPPLY & TRADING A/S et O.W. BUNKERS (UK) LIMITED, et AUTRES c. CANPOTEX SHIPPING SERVICES LIMITED, NORR SYSTEMS PTE. LTD., OLDENDORFF CARRIERS GMBH & CO K.G. et STAR NAVIGATION CORPORATION S.A. et MARINE PETROBULK LTD., O.W. SUPPLY & TRADING A/S, O.W. BUNKERS (UK) LIMITED

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑bRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 JUIN 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LE JUGE WEBB

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 MARS 2017

 

COMPARUTIONS :

Warren B. Milman

Joel V. Payne

 

POUR LES appelants

 

David F. McEwen c.r.

Jason D. Lattanzio

 

POUR LES intimées, CANPOTEX SHIPPING SERVICES LIMITED, NORR SYSTEMS PTE. LTD., OLDENDORFF CARRIERS GMBH & CO K.G. et STAR NAVIGATION CORPORATION S.A.

 

H. Peter Swanson

Megan Nicolls

POUR L’INTIMÉE, MARINE PETROBULK LTD.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tetrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES appelants

 

Alexander Holburn Beaudin Lang LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES intimées, CANPOTEX SHIPPING SERVICES LIMITED, NORR SYSTEMS PTE. LTD., OLDENDORFF CARRIERS GMBH & CO K.G. et STAR NAVIGATION CORPORATION S.A.

 

Bernard LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

pour l’intimée, marine petrobulk ltd.

 

 

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