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Date : 20170310


Dossier : A-104-16

Référence : 2017 CAF 48

CORAM :

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

appelant

et

LAMINE YANSANE

intimé

Audience tenue à Montréal (Québec), le 11 janvier 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 10 mars 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN


Date : 20170310


Dossier : A-104-16

Référence : 2017 CAF 48

CORAM :

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

appelant

et

LAMINE YANSANE

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  La Cour est saisie d’un appel à l’encontre d’une décision rendue par la juge Gagné de la Cour fédérale (la juge) au terme de laquelle elle a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’intimé à l’encontre de la décision refusant sa demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). La juge en est arrivée à cette conclusion, répertoriée sous la référence neutre 2016 FC 277, non pas parce que la décision contestée était déraisonnable, mais plutôt parce que l’agente d’ERAR ne s’était pas conformée à des conclusions de fait tirées par la Cour fédérale dans des décisions antérieures. Ce faisant, la juge a certifié la question suivante:

En l’absence d’un verdict dirigé, quel est l’impact des conclusions de faits et directives de la Cour fédérale sur un décideur administratif appelé à trancher l’affaire de nouveau?

[2]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’appel doit être accueilli, parce que la juge a erré en s’estimant liée par les conclusions de fait préalablement tirées par ses collègues dans le cadre de demandes de contrôle judiciaires portant sur des évaluations d’ERAR antérieures.

I.  Historique

[3]  L’intimé, M. Lamine Yansane, est citoyen de la Guinée, et il est arrivé au Canada en octobre 2005. Dans son formulaire de renseignements personnels accompagnant sa demande d’asile, il a invoqué la crainte qu’il éprouve envers son père, imam de son état et jouissant d’une grande notoriété dans sa ville natale. Il a affirmé que sa famille était très conservatrice, et qu’on l’accusait d’apostasie en raison de son mariage avec une femme catholique en 1994. Le père de l’intimé aurait initialement consenti au mariage à la condition que son épouse se convertisse subséquemment à l’islam. Or, non seulement ne s’est-elle pas convertie mais l’intimé s’est plutôt rapproché de la religion de son épouse. Suite aux pressions de sa famille pour qu’il quitte son épouse et marie sa cousine, l’intimé et sa famille ont quitté leur ville natale en octobre 2004 pour aller vivre à Conakry, la capitale du pays, située quelque trois cents kilomètres plus loin.

[4]  Alertés par des rumeurs selon lesquelles l’intimé fréquentait l’église catholique, son père et son oncle se seraient rendus chez lui en septembre 2005. L’intimé dit avoir été frappé par son père et menacé de mort lorsqu’il a avoué qu’il envisageait se convertir au christianisme. Craignant pour sa vie, l’intimé serait d’abord allé se réfugier chez le frère de son épouse; averti par cette dernière qu’il était recherché par son père et d’autres membres de la communauté musulmane, il a quitté le pays tandis que sa femme et ses deux enfants seraient partis vivre dans un village isolé.

[5]  En août 2006, la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande d’asile de l’intimé en raison de son manque général de crédibilité. La Cour fédérale a refusé la demande d’autorisation pour le contrôle judiciaire de cette décision. L’intimé a par la suite déposé une première demande d’ERAR ainsi qu’une demande de résidence permanente pour considérations humanitaires. Ces deux demandes ont été rejetées en novembre 2007. Une demande de sursis lui a également été refusée, mais l’intimé n’a pas été renvoyé étant donné l’impossibilité d’obtenir les documents de voyage requis.

[6]  En novembre 2008, l’intimé a déposé une deuxième demande d’ERAR appuyée de nouveaux éléments de preuve, notamment des preuves attestant de sa conversion au christianisme depuis son arrivée au Canada et de la fatwa prononcée par son père contre lui. Cette demande a de nouveau été rejetée, mais un sursis du renvoi a été accordé en janvier 2009 jusqu’à ce que la Cour se prononce sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée à l’encontre de cette deuxième décision d’ERAR (voir Yansane c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 75, [2009] F.C.J. No. 78 (juge Lemieux) [Yansane 1]). Aux yeux du juge Lemieux, le fait que l’agente d’immigration ait possiblement ignoré les enseignements de cette Cour dans l’arrêt Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, 370 N.R. 344 [Raza] ou qu’elle ait pu errer en accordant trop peu de poids à la nouvelle preuve constituait une question sérieuse suffisante pour les fins du sursis. La demande de contrôle judiciaire a par la suite été accueillie par le juge Shore, au motif que l’agente n’avait pas tenu compte de la nouvelle preuve documentaire et considéré le risque accru de persécution et de mort découlant du changement de religion de l’intimé qu’était venu confirmer son baptême en avril 2007 (voir Yansane c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1242 [Yansane 2]).

[7]  La deuxième demande d’ERAR a donc été renvoyée à une autre agente, qui l’a de nouveau refusée le 20 mars 2012. Par consentement des parties, cette décision a cependant été annulée.

[8]  Le 11 mars 2013, la demande d’ERAR a été refusée pour une troisième fois par une nouvelle agente d’immigration. Cette dernière a de nouveau refusé de considérer la nouvelle preuve au motif que les documents déposés par l’intimé constituaient des preuves intéressées et ne rencontraient donc pas les critères d’une « nouvelle preuve » au sens du paragraphe 113(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (LIPR). Siégeant en contrôle judiciaire de cette décision, le juge Shore l’a une fois de plus annulée dans une décision non rapportée du 20 novembre 2013 (Yansane 3). Cette décision étant au cœur du présent appel, je me permets d’en reproduire les extraits les plus pertinents:

[…]

SACHANT que les quatre décisions antérieures, soumises à l’égard du demandeur, discutées devant cette Cour ont été soulevées de nouveau à l’égard de la présente situation du demandeur, la Cour est toujours entièrement en accord avec chacun des paragraphes et citations de ces décisions antérieures. Ces décisions devraient être lues en profondeur sachant qu’il y avait des ordonnances pour les mettre en vigueur. D’ailleurs, les preuves les plus récentes sous forme de lettres devant cette Cour sont acceptées comme preuves valables;

[…]

RÉALISANT que, sans information claire et convaincante de l’Ambassade du Canada du pays d’origine du demandeur (ou une autre preuve fournie sur demande par une autorité émanant de la branche exécutive du gouvernement canadien) pour contredire la preuve au dossier, cette Cour ne pourra pas juger autrement que ce qu’elle a décidé depuis le début du dossier avec la preuve devant elle; c’est-à-dire d’avoir devant la Cour des assurances claires et convaincantes de source provenant d’une autorité gouvernementale du pays d’origine du demandeur à l’égard de l’état de sécurité ou de protection possible envers le demandeur compte tenu de la preuve la plus récente à l’appui. Ce type de preuve est nécessaire pour contredire la nouvelle preuve au dossier, comme dans certains autres cas qui ont été devant cette Cour où la Cour a accepté les assurances du pays d’origine en question pour changer son point de vue à l’égard d’une preuve courante au dossier;

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire du demandeur soit accueillie; donc, la Cour annule la plus récente décision d’ERAR et ordonne une détermination à nouveau devant un autre agent. Aucune question d’importance générale à certifier.

Obiter

Ce n’est pas de la juridiction de la Cour fédérale de décider du sort du demandeur, c’est à l’agent d’ERAR de rendre cette décision; c’est l’agent qui possède la juridiction de décider le cas. Pour contredire la nouvelle preuve mise à jour, chaque fois soumise pour démontrer qu’à chaque reprise du cas, le péril antérieur demeure de nouveau ou est renouvelé pour l’avenir sans avoir cessé. C’est à l’Ambassade du Canada ou à une autre entité qui émane de la branche exécutive du gouvernement canadien de clarifier la situation si, en effet, la nouvelle preuve pouvait être contredite. Des informations émanant de source gouvernementale canadienne pourraient faciliter la tâche de l’agent d’ERAR et de cette Cour si jamais cette matière revient devant la Cour.

Yansane 3, Dossier d’appel, vol. 2 aux pp. 378-379

[9]  Suite à cette décision, l’agente d’immigration saisie de la demande d’ERAR pour une quatrième fois a décidé de tenir une audience et de procéder à une évaluation de la crédibilité de l’intimé. Au terme d’une entrevue de près de trois heures, l’agente a conclu (dans une décision d’une vingtaine de pages) que l’intimé n’était pas crédible. L’agente a noté des incohérences significatives et des contradictions dans le témoignage de l’intimé et des irrégularités importantes dans les documents qu’il a soumis en preuve, et s’est donc dite d’avis que la preuve ne démontrait pas qu’il y avait plus qu’une simple possibilité de persécution, au sens de l’article 96 de la LIPR, ou qu’il y avait des motifs sérieux de croire qu’il serait exposé à un risque de torture, à une menace à sa vie, ou à des traitements ou peines cruels ou inusités au sens de l’article 97 de la LIPR s’il retournait en Guinée.

[10]  L’agente a également examiné la preuve documentaire relative à la pratique de la religion et la liberté de culte en Guinée, et a noté que les seules difficultés qui peuvent survenir lors d’une conversion au catholicisme sont d’ordre familial ou de voisinage. Elle a ensuite conclu que les chrétiens peuvent pratiquer leur religion librement, et qu’il était peu probable qu’un imam trouve des appuis auprès des dirigeants politiques, d’autres imams ou même de la population en général s’il tentait d’appliquer la charia et de prononcer une fatwa contre son fils pour s’être converti à la religion catholique. Enfin, l’agente a pris soin de noter les décisions antérieures de la Cour fédérale concernant l’intimé et a explicité sa démarche dans les termes suivants :

Lors des plus récentes décisions, la Cour fédérale a conclu selon les nouvelles preuves présentées que le demandeur serait à risque en cas de retour en Guinée et elle a demandé des assurances claires et convaincantes de l’Ambassade du Canada du pays d’origine du demandeur ou autre preuve fournie sur demande par une autorité émanant de la branche exécutive du gouvernement canadien à l’égard de l’état de sécurité ou de protection possible envers le demandeur. Ceci étant dit, avant de suivre les recommandations de la Cour à cet effet, il était important de m’assurer que les risques allégués par le demandeur étaient réels. […] Étant donné les circonstances, j’ai jugé bon avant de suivre les ordonnances plus récentes de la Cour, de rencontrer le demandeur afin d’évaluer la crédibilité de ses allégations. [références omises]

Décision de l’agente d’ERAR, Dossier d’appel, vol. 2 à la p. 238

[11]  Saisie de la demande de contrôle judiciaire de cette quatrième évaluation de la deuxième demande d’ERAR, la juge a conclu que la décision de l’agente était « intrinsèquement raisonnable » mais devait néanmoins être annulée parce qu’elle ne tenait pas compte des décisions antérieures rendues par le juge Shore en 2009 et en 2013 (Yansane 2 et Yansane 3).

[12]  S’agissant du caractère raisonnable de la décision, la juge a déterminé que l’agente pouvait conclure que l’intimé était généralement non crédible compte tenu des nombreuses invraisemblances et contradictions dans son témoignage. La juge a également convenu qu’il était plausible que l’intimé ait modifié son témoignage pour répondre aux préoccupations et conclusions négatives auxquelles en est arrivée la SPR, et que la conclusion de l’agente sur ce point était raisonnable. La juge a également relevé que la majorité des originaux manquaient au dossier, et que l’agente avait noté un certain nombre d’anomalies dans les documents déposés à titre de nouvelle preuve par l’intimé. Somme toute, elle a considéré que l’agente avait évalué l’ensemble de la preuve devant elle et que ses conclusions faisaient partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[13]  Nonobstant cette conclusion, la juge a néanmoins accueilli la demande de contrôle judiciaire parce qu’elle était d’avis qu’il était déraisonnable pour l’agente d’ignorer ce qu’elle qualifie de conclusions de faits tirées par la Cour dans ses décisions antérieures à l’égard de la preuve documentaire. Bien qu’elle exprime des réserves quant au bien-fondé de telles conclusions (voir le para. 38 de ses Motifs, où elle affirme qu’ « [i]l est évident qu’il n’appartient pas à cette cour d’administrer la preuve au soutien d’une demande d’ERAR »), elle n’en opine pas moins que ces conclusions ne pouvaient être ignorées par un décideur subséquent. L’essentiel de son raisonnement à cet égard tient dans le paragraphe suivant:

[41] Ainsi, les conclusions des autres agents d’ERAR s’étant prononcés sur la demande du demandeur ne s’imposaient pas à l’agente d’ERAR, mais les conclusions de faits et directives (contenues dans Yansane 2 et Yansane 3 et non la directive du 3 juin 2015) s’imposaient. J’en arrive à cette conclusion malgré le fait que le juge Shore n’ait pas ajouté à son ordonnance dans Yansane 3 qu’il retournait le dossier au défendeur pour une nouvelle détermination conformément à ses motifs, ou toute autre formule du genre. L’absence d’une telle mention dans le dispositif du juge Shore ne peut permettre à un décideur administratif appelé à trancher l’affaire de nouveau d’ignorer les motifs, conclusions de faits ou directives de cette Cour. (les soulignés ont été ajoutés)

[14]  Tel que mentionné précédemment, la juge a certifié la question reproduite plus haut, donnant ainsi ouverture à l’appel logé par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR.

II.  Analyse

[15]  De manière générale, le rôle d’une cour d’instance supérieure siégeant en contrôle judiciaire d’une décision administrative n’est pas de substituer sa décision à celle du décideur administratif; son rôle se limite plutôt à vérifier la légalité et la raisonnabilité de la décision rendue, et de retourner le dossier au même décideur ou à un autre décideur du même organisme si elle estime qu’une erreur a été commise et que la décision s’en trouve entachée d’illégalité ou ne fait pas partie des issues acceptables eu égard aux faits et au droit (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para. 47, [2008] 1 R.C.S. 190).

[16]  L’alinéa 18.1(3)b) reconnaît cependant à la Cour fédérale le pouvoir exceptionnel d’annuler une décision et de renvoyer l’affaire pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées. La nature des instructions que la Cour pourra donner dépendra des circonstances, et la jurisprudence fournit plusieurs illustrations de directives ou instructions émises dans le cadre d’un jugement accueillant une demande de contrôle judiciaire. Ainsi la Cour pourrait-elle imposer un délai pour le réexamen d’un dossier (voir par ex. Lu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 175); limiter le réexamen à une question spécifique et obliger le décideur à tenir compte de certains documents (voir Bledy c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 679; Camargo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1044); exclure une preuve (voir M.A.O. c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2003 CF 1406, [2003] F.C.J. No. 1799); ou interdire un certain résultat (Carroll c. Canada (Procureur général), 2015 CF 287).

[17]  Il arrive par ailleurs souvent que la Cour se contente de prescrire que le réexamen se fasse en conformité avec ses motifs; je reviendrai plus loin sur l’impact d’une telle déclaration. À l’inverse, il pourra arriver que la Cour impose un verdict dirigé à l’organisme administratif auquel on retourne un dossier; il s’agit cependant là d’un pouvoir que la Cour n’utilisera que dans les cas les plus clairs, par exemple lorsqu’il ne peut y avoir qu’une seule issue possible une fois le droit correctement interprété (voir Wihksne c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 356, 299 N.R. 211). Dans l’hypothèse contraire où l’évaluation de la preuve peut être déterminante, et ce, même lorsque le droit applicable aura été clarifié, il est mieux avisé de laisser le soin au décideur administratif de se prononcer, quitte à réviser de nouveau sa décision sous l’angle de la raisonnabilité si l’une des parties n’est pas satisfaite de la décision:

[13] Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, le rôle de la Cour à l’égard des conclusions de fait d’un tribunal est rigoureusement circonscrit. En l’absence d’erreur de droit entachant le processus d’enquête d’un tribunal fédéral ou de violation de l’obligation d’équité, la Cour peut annuler la décision pour cause d’erreur de faits uniquement si ce tribunal a tiré sa conclusion de manière abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait : Loi sur la Cour fédérale, alinéa 18.1(4)d). Par conséquent, si en raison d’une erreur de droit, un tribunal a omis de tirer une conclusion de faits pertinente, notamment une inférence factuelle, l’affaire devrait normalement lui être renvoyée pour lui permettre de terminer son travail. Nous sommes donc d’avis que le juge aurait commis une erreur de droit si, après avoir annulé la décision de la Commission, elle lui avait renvoyé l’affaire en lui ordonnant d’accorder à M. Rafuse l’autorisation d’interjeter appel.

Canada (Ministre de développement des ressources humaines) c. Rafuse, 2002 CAF 31, 286 N.R. 385

[18]  J’estime qu’il faut faire preuve de la même circonspection à l’égard des directives et instructions que la Cour peut émettre lorsqu’elle accueille une demande de contrôle judiciaire. Il ne faut jamais perdre de vue que de telles directives ou instructions dérogent à la logique du contrôle judiciaire, et que leur utilisation abusive et injustifiée irait à l’encontre de la volonté du législateur de confier à des organismes administratifs spécialisés le soin de se prononcer sur des questions qui requièrent souvent une expertise que ne possèdent pas les tribunaux de droit commun. Il en va ainsi tout particulièrement en ce qui concerne l’admissibilité et l’appréciation des preuves, qui se trouve au cœur même du mandat confié aux décideurs administratifs.

[19]  Dans cette logique, il me paraît essentiel d’interpréter la possibilité d’émettre des directives ou des instructions de façon restrictive, de telle sorte que seules celles qui sont explicitement formulées dans le dispositif d’un jugement puissent lier le décideur administratif chargé de réexaminer une affaire. Il doit en aller ainsi non seulement pour que soit respectée la volonté du législateur lorsqu’il choisit de ne pas créer de droit d’appel, mais également pour assurer la prévisibilité du droit et guider adéquatement ceux et celles qui doivent reprendre l’examen d’une question lorsqu’une première décision a été annulée. Par conséquent, je suis d’avis que seules les instructions qui seront explicitement mentionnées dans le dispositif d’un jugement lieront le décideur subséquent; dans le cas contraire, les observations et recommandations qui peuvent être exprimées par la Cour dans ses motifs devront être considérées comme de simples obiters, et le décideur sera bien avisé de les considérer mais ne sera pas tenu de les suivre.

[20]  Pour cette raison, j’estime donc que la juge a eu tort de conclure qu’il était déraisonnable pour l’agente d’ERAR d’ignorer les conclusions du juge Shore à l’égard de la preuve documentaire devant elle. Dans ses deux décisions antérieures, le juge Shore avait semblé conclure que la preuve nouvelle relativement au risque personnel que courait l’intimé advenant son retour en Guinée, du fait de son changement de religion et des menaces proférées par son père à son endroit, était crédible et n’avait pas été évaluée de façon raisonnable. Il avait en outre indiqué que seule une preuve claire et convaincante émanant de l’ambassade canadienne en Guinée ou d’une autre autorité canadienne pourrait permettre de contredire la preuve de l’intimé et convaincre la Cour qu’il peut retourner en toute sécurité dans son pays.

[21]  Ces observations du juge Shore me paraissent pour le moins discutables. D’une part, la signification précise de ces mises en garde n’est pas entièrement claire. En soulignant que la preuve nouvelle de l’intimé était non seulement admissible selon les critères énoncés par notre Cour dans l’arrêt Raza, mais également non contestée, le juge Shore voulait-il laisser entendre que la crédibilité de l’intimé était avérée? En tenant une nouvelle audience, l’agente ne pouvait-elle pas conclure à l’absence de crédibilité de l’intimé malgré la preuve documentaire? En indiquant que la Cour ne pourra changer d’opinion quant à la protection que peut recevoir l’intimé dans son pays à moins d’une preuve émanant de l’ambassade canadienne, le juge Shore ne faisait-il qu’exprimer son point de vue personnel ou entendait-il restreindre la marge de manœuvre des décideurs ultérieurs et même d’autres juges de la Cour fédérale?

[22]  D’autre part, il n’appartient pas à la Cour fédérale d’administrer la preuve au soutien d’une demande d’ERAR, comme l’a d’ailleurs noté la juge à plus d’une reprise dans son jugement. C’est à l’agent chargé d’examiner une telle demande qu’il revient de soupeser l’admissibilité et la valeur probante de la preuve; il peut exister plus d’une façon d’établir qu’un pays a les ressources et la volonté de protéger ses ressortissants en général et une personne en particulier. L’agent d’immigration, confronté à ces questions sur une base régulière, a plus d’expertise que la Cour et doit jouir d’une grande déférence en cette matière (Raza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1385, 58 Admin. L.R. (4e) 283).

[23]  Quoiqu’il en soit, le juge Shore n’a pas repris ces observations dans le dispositif de son ordonnance. Il s’est plutôt contenté d’annuler la décision d’ERAR et d’ordonner une nouvelle détermination par un autre agent. Qui plus est, il a explicitement qualifié d’obiter sa recommandation selon laquelle l’ambassade canadienne ou une autre entité du gouvernement canadien clarifie la situation pour que puisse être contredite la nouvelle preuve de l’intimé. Dans ces circonstances, il m’apparaît clair que l’agente d’immigration chargée de réévaluer la demande d’ERAR n’était pas tenue de se conformer au désir exprimé par le juge Shore. Il s’agissait clairement d’une opinion incidente qui ne la liait pas.

[24]  La situation dans laquelle se trouvait l’agente chargée de réexaminer la demande d’ERAR dans la présente affaire était bien différente de celle à laquelle réfère la juge Gleason, alors à la Cour fédérale, dans l’arrêt Burton c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 910, 30 Imm. L.R. (4e) 294 [Burton], que cite la juge au soutien de ses motifs. Dans cette affaire, un agent d’ERAR avait conclu que le demandeur serait à risque s’il était retourné dans son pays, mais avait néanmoins rejeté sa demande au motif qu’il n’avait pas démontré l’incapacité ou l’absence de volonté de son pays de le protéger. Une première juge avait annulé cette décision du fait que l’on n’avait pas tenu compte de la situation personnelle du demandeur dans l’analyse que son pays était en mesure de lui procurer. Or, l’agent d’ERAR à qui le dossier avait été retourné a conclu que le demandeur ne faisait face à aucun risque s’il devait retourner dans son pays, malgré le fait que la première juge n’avait pas remis en cause cette conclusion. Appelée à se prononcer sur la raisonnabilité de cette conclusion à l’occasion d’une deuxième demande de contrôle judiciaire, la juge Gleason a tenu les propos suivants:

[45] Étant donné qu’elle a renvoyé l’affaire pour nouvelle décision conformément à ses motifs, et étant donné que ces motifs souscrivaient, du moins implicitement, à la conclusion du premier agent d’ERAR quant au risque et qu’elle avait prévu que la question du risque ne ferait pas l’objet d’un nouvel examen dans l’éventualité où les circonstances ne devaient pas changer, le deuxième agent d’ERAR ne pouvait pas, selon moi, s’écarter de l’appréciation antérieure du risque, à moins que des nouveaux faits ou de nouvelles circonstances puissent raisonnablement donner lieu à une conclusion différente quant au risque.

[46] À cet égard, il ne fait aucun doute que le deuxième agent d’ERAR était lié par la directive de la juge Mactavish, puisque le principe du stare decisis exige des tribunaux administratifs qu’ils suivent les directives données par la cour de révision (voir, à titre d’exemples, Régie des rentes du Québec c Canada Bread Company Ltd, 2013 CSC 46, [2013] 3 RCS 125, au paragraphe 46, et Canada (Commissaire à la concurrence) c Supérieur Propane Inc, 2003 CAF 53, 223 DLR (4th) 55, au paragraphe 54). Donc, à moins qu’il n’existe de nouveaux faits qui auraient pu donner lieu à une conclusion différente quant au risque, le deuxième agent d’ERAR avait l’obligation d’adopter la même conclusion quant au risque que celle tirée par le premier agent d’ERAR.

[25]  À mon avis, le jugement de la première juge ne comportait pas à proprement parler de directive ou d’instruction. En renvoyant l’affaire à un autre agent d’immigration pour nouvel examen « conforme aux présents motifs », la première juge ne donnait pas des instructions au sens de l’alinéa 18.1(3)b), mais ne faisait que réitérer le principe bien connu suivant lequel un décideur administratif doit se conformer à la décision d’une cour d’instance supérieure en application du principe du stare decisis. En fait, il importe peu que le jugement accueillant une demande de contrôle judiciaire comporte une telle précision; il va de soi qu’un tribunal administratif auquel on renvoie un dossier doit toujours tenir compte de la décision et des conclusions de la cour de révision, à moins que de nouveaux faits ne puissent justifier une analyse différente. En l’occurrence, la Cour dans Burton s’était prononcée sur l’existence du risque, et l’agent d’immigration devait prendre acte de cette conclusion; ce scénario s’éloigne considérablement de la situation qui prévaut dans le présent dossier, où le juge Shore ne se prononce pas sur le risque qu’encourrait l’intimé advenant son retour en Guinée mais précise plutôt le type de preuve que l’agent ERAR devrait obtenir s’il entend écarter la preuve nouvelle qu’a soumise l’intimé dans sa deuxième demande d’ERAR. Une telle instruction, qui déroge à la nature même du contrôle judiciaire et qui s’immisce au cœur même de l’expertise des agents chargés d’évaluer les demandes d’ERAR, ne peut lier un décideur administratif que dans la mesure où elle s’insère explicitement dans le dispositif du jugement. Tel n’était pas le cas ici.

[26]  Pour tous les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel et j’annulerais la décision de la Cour fédérale. Rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.

[27]  Je reformulerais donc la question certifiée par la juge de façon à en écarter la référence aux conclusions de fait, et j’y répondrais de la façon suivante:

  Question: En l’absence d’un verdict dirigé, quel est l’impact des directives de la Cour fédérale sur un décideur administratif appelé à trancher l’affaire de nouveau?

  Réponse: Le décideur administratif à qui est retourné un dossier doit toujours se conformer aux motifs et aux conclusions du jugement accueillant le contrôle judiciaire, ainsi qu’aux directives ou instructions explicitement formulées par la Cour fédérale dans le dispositif de son jugement.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

A.F. Scott, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-104-16

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c. LAMINE YANSANE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 janvier 2017

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE SCOTT

LE JUGE BOIVIN

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 mars 2017

 

 

COMPARUTIONS :

Sébastien Dasylva

 

Pour l'appelant

 

Stewart Istvanffy

 

Pour l'intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour l'appelant

 

Étude Légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

Pour l'intimé

 

 

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