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Date : 20170628


Dossier : A-294-14

Référence : 2017 CAF 138

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 

 

ENTRE :

RÉ:SONNE

demanderesse

et

ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS, PANDORA MEDIA INC., SOCIÉTÉ RADIO-CANADA, ROGERS COMMUNICATIONS INC., SHAW COMMUNICATIONS INC., QUÉBECOR MÉDIA INC., ALLIANCE DES RADIOS COMMUNAUTAIRES DU CANADA, ASSOCIATION DES RADIODIFFUSEURS COMMUNAUTAIRES DU QUÉBEC ET L’ASSOCIATION NATIONALE DES RADIOS ÉTUDIANTES ET COMMUNAUTAIRES

défenderesses

et

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

intervenante

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 24 février 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 28 juin 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20170628


Dossier : A-294-14

Référence : 2017 CAF 138

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 

ENTRE :

RÉ:SONNE

demanderesse

et

ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS, PANDORA MEDIA INC., SOCIÉTÉ RADIO-CANADA, ROGERS COMMUNICATIONS INC., SHAW COMMUNICATIONS INC., QUÉBECOR MÉDIA INC., ALLIANCE DES RADIOS COMMUNAUTAIRES DU CANADA, ASSOCIATION DES RADIODIFFUSEURS COMMUNAUTAIRES DU QUÉBEC et L’ASSOCIATION NATIONALE DES RADIOS ÉTUDIANTES ET COMMUNAUTAIRES

défenderesses

et

SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

intervenante

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Commission du droit d’auteur le 16 mai 2014. Dans sa décision, la Commission a homologué un tarif de redevances de Ré:Sonne pour l’utilisation d’enregistrements sonores publiés, constitués d’œuvres musicales et de prestations de ces œuvres dans les webdiffusions semi-interactives et non-interactives pour les années 2009 à 2012.

[2]  La demanderesse soulève un certain nombre de moyens appelant selon elle l’annulation de la décision de la Commission.

[3]  La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. Pour les motifs établis ci‑dessous, la décision de la Commission est raisonnable. Dans les affaires de ce type, une grande marge d’appréciation est accordée à la Commission lorsqu’elle constate le droit à une rémunération équitable en vertu de l’article 19 de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42 (la Loi), et la décision de la Commission s’inscrivait largement dans cette marge d’appréciation. Par conséquent, je rejetterais la présente demande, avec dépens.

A.  Contexte

[4]  L’une des fonctions de la Commission du droit d’auteur aux termes de la Loi est d’établir des tarifs justes et équitables lorsqu’elle homologue les projets de tarif déposés par des sociétés de gestion. La demanderesse est l’une de ces sociétés de gestion.

[5]  En 1997, les artistes-interprètes et les producteurs d’enregistrements se sont vu accorder un nouveau droit aux termes de l’article 19 de la Loi, soit celui de recevoir une « rémunération équitable. »

[6]  Aux termes de l’article 19, les producteurs d’enregistrements et les artistes-interprètes ont le droit d’être payés pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication d’enregistrements sonores publiés, constitués de prestations d’œuvres musicales par les artistes-interprètes. Les redevances afférentes sont réparties à parts égales entre les producteurs d’enregistrements et les artistes-interprètes. La Commission du droit d’auteur détermine le montant des redevances conformément à la partie VII de la Loi, comme il est discuté plus loin.

[7]  Dans certains cas, les droits des artistes-interprètes et des producteurs d’enregistrements sont appelés « droits voisins », car ils sont semblables, sans être identiques, aux droits d’auteur accordés aux auteurs, par exemple en matière d’œuvres musicales. Plutôt qu’un droit d’auteur exclusif pour l’exécution en public et la communication au public par télécommunication, les droits des artistes-interprètes et des producteurs d’enregistrements sont des droits non exclusifs de recevoir une rémunération équitable. Voir la décision de la Commission du droit d’auteur : SCGDV – Tarif 1.A, en date du 13 août 1999, à la page 6.

[8]  La demanderesse, Ré:Sonne – Société de gestion de la musique (« Ré:Sonne »), anciennement La Société canadienne de gestion des droits voisins (« SCGDV »), est une société de gestion qui administre le droit de recevoir la rémunération équitable.

[9]  La Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (la « SOCAN ») est la société de gestion qui perçoit les redevances relatives à l’utilisation d’œuvres musicales. Elle représente les auteurs, les compositeurs et les éditeurs de musique. Les droits d’auteurs des membres de la SOCAN sur les œuvres musicales sont distincts des droits des membres de Ré:Sonne de recevoir une rémunération équitable, mais, comme nous les verrons, la Commission a conclu à maintes reprises que ces droits avaient la même valeur économique.

[10]  Lorsqu’un enregistrement sonore publié de la prestation d’une œuvre musicale est exécuté en public, des redevances sont dues à la SOCAN au nom du compositeur et de l’éditeur, et à Ré:Sonne au nom de l’artiste-interprète et du producteur d’enregistrements.

[11]  Le deuxième volet de la partie VII de la Loi, intitulé « Gestion collective du droit d’exécution et de communication », établit le régime en vertu duquel la Commission administre les projets de tarif de la SOCAN et de Ré:Sonne.

[12]  Selon la Loi, toute société de gestion qui administre le droit d’exécuter une œuvre musicale ou un enregistrement sonore en public, ou qui  les communique par télécommunication au public, est régie par les articles 67 à 69 de la Loi; à l’heure actuelle, seules la SOCAN et Ré:Sonne sont régies par ces dispositions.

[13]  Ces dispositions prévoient que chacune d’elle est tenue de déposer les projets de tarif auprès de la Commission afin de percevoir les redevances pour l’utilisation de leurs répertoires. La Commission examine les projets en tenant compte des objections. Au bout du compte, la Commission homologue un tarif avec toute modification qu’elle juge nécessaire.

[14]  Le paragraphe 68(2) de la Loi est une disposition clé dans le cadre de ce processus. Lorsqu’elle examine un projet de tarif de Ré:Sonne ou de la SOCAN, la Commission doit respecter trois exigences. Les redevances versées ne doivent viser que les enregistrements admissibles et ne pas avoir pour effet, en raison d’exigences concernant la langue et le contenu, de désavantager sur le plan financier certains utilisateurs, et le paiement des redevances doit être fait sous forme de versement unique. En plus de ces exigences, la Loi, à l’alinéa 68(2)b), habilite la Commission à tenir compte de « tout facteur qu’elle estime indiqué » dans l’établissement des conditions et des modalités applicables à un tarif.

[15]  À titre indicatif, le paragraphe 68(2) de la Loi se lit comme suit :

68. (2) Aux fins d’examen des projets de tarif déposés pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication de prestations d’oeuvres musicales ou d’enregistrements sonores constitués de ces prestations, la Commission :

68. (2) In examining a proposed tariff for the performance in public or the communication to the public by telecommunication of performer’s performances of musical works, or of sound recordings embodying such performer’s performances, the Board

a) doit veiller à ce que :

(a) shall ensure that

(i) les tarifs ne s’appliquent aux prestations et enregistrements sonores que dans les cas visés à l’article 20, à l’exception des paragraphes 20(3) et (4),

(i) the tariff applies in respect of performer’s performances and sound recordings only in the situations referred to in the provisions of section 20 other than subsections 20(3) and (4),

(ii) les tarifs n’aient pas pour effet, en raison d’exigences différentes concernant la langue et le contenu imposées par le cadre de la politique canadienne de radiodiffusion établi à l’article 3 de la Loi sur la radiodiffusion, de désavantager sur le plan financier certains utilisateurs assujettis à cette loi,

(ii) the tariff does not, because of linguistic and content requirements of Canada’s broadcasting policy set out in section 3 of the Broadcasting Act, place some users that are subject to that Act at a greater financial disadvantage than others, and

(iii) le paiement des redevances visées à l’article 19 par les utilisateurs soit fait en un versement unique;

(iii) the payment of royalties by users pursuant to section 19 will be made in a single payment; and

b) peut tenir compte de tout facteur qu’elle estime indiqué.

(b) may take into account any factor that it considers appropriate.

[16]  Même si la Commission n’est pas tenue de satisfaire à des critères préétablis dans sa détermination des redevances justes et équitables à verser, le gouverneur en conseil est habilité à adopter des règlements établissant des critères. Ce pouvoir statutaire découle de l’article 66.91 de la Loi.

[17]  L’article 66.91 de la Loi se lit comme suit :

66.91. Le gouverneur en conseil peut, par règlement, donner des instructions sur des questions d’orientation à la Commission et établir les critères de nature générale à suivre par celle-ci, ou à prendre en compte par celle-ci, dans les domaines suivants :

66.91. The Governor in Council may make regulations issuing policy directions to the Board and establishing general criteria to be applied by the Board or to which the Board must have regard

a) la fixation des redevances justes et équitables à verser aux termes de la présente loi;

(a) in establishing fair and equitable royalties to be paid pursuant to this Act; and

b) le prononcé des décisions de la Commission dans les cas qui relèvent de la compétence de celle‑ci.

(b) in rendering its decisions in any matter within its jurisdiction.

[18]  Le gouverneur en conseil n’a pris aucun règlement en vertu de cet article. Par conséquent, selon l’état actuel de la législation, la Commission du droit d’auteur dispose d’un large pouvoir discrétionnaire lorsqu’elle fixe la rémunération équitable.

B.  La norme de contrôle

[19]  En rendant sa décision, la Commission devait tenir compte de la portée de son pouvoir aux termes de l’article 19 et des articles connexes susmentionnés. Autrement dit, de manière explicite ou implicite, elle devait tenir compte de ces articles ou les interpréter. Elle devait par la suite appliquer cette interprétation aux faits de la cause dont elle était saisie.

[20]  Conséquemment, aux fins de l’examen de la norme de contrôle applicable, la décision de la Commission comporte deux éléments, soit l’interprétation de l’article 19 de la Loi et des dispositions législatives qui s’y rattachent, et l’application des dispositions législatives aux faits en l’espèce.

[21]  Je suis d’avis que la décision de la Commission sur la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable en ce qui concerne les deux éléments.

[22]  Tout d’abord, examinons la question de l’interprétation des lois de la Commission. Normalement, l’interprétation d’une disposition législative par un décideur administratif est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : voir, par exemple, Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 54 (« Lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise »); Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 34 (« sauf situation exceptionnelle [...] l’interprétation par un tribunal administratif de “sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie” est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire »); et Edmonton (Ville) c. Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47, [2016] 2 RCS 293.

[23]  Le présent contexte est toutefois inhabituel. Lorsqu’il est question d’interpréter plusieurs dispositions de la Loi sur le droit d’auteur, la Commission du droit d’auteur partage sa compétence avec les juridictions judiciaires. Par conséquent, l’interprétation de la Commission des dispositions de la Loi, interprétée également par les juridictions judiciaires, est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte : Société Radio-Canada c. Sodrac 2003 Inc., 2014 CAF 84, [2015] 1 RCF 509, au paragraphe 27; Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 RCS 283.

[24]  Cela dit, en l’espèce, les juges judiciaires interprètent-ils l’article 19 de la Loi et les dispositions s’y rattachant, ou la Commission est-elle la seule à interpréter cet article?

[25]  A l’occasion de l’affaire Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, [2015] 2 FCR 170, notre Cour a signalé (au paragraphe 46) que la norme de contrôle était celle de la décision raisonnable si la « compétence concurrente [...] au tribunal administratif et à la cour de justice de première instance » n’entrait pas en jeu.

[26]  Dans Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, notre Cour a examiné l’homologation d’une redevance en vertu du paragraphe 68(3) de la Loi. Plus précisément, elle s’est penchée sur la question de savoir si une société de gestion avait droit à un tarif sur toutes les œuvres admissibles ou uniquement sur les œuvres pour lesquelles les créateurs l’avaient autorisée à percevoir les redevances. Notre Cour a conclu que la possibilité qu’un juge soit disposé à trancher cette question était « théorique et plutôt faible » : Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, au paragraphe 49. On a donc appliqué la présomption habituelle d’examen du caractère raisonnable pour les interprétations par les décideurs administratifs.

[27]  Pour être certaine que la norme de la décision raisonnable jouait, à l’occasion de l’affaire Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, notre Cour a également examiné la nature de la décision de la Commission, ce qui a confirmé sa position selon laquelle la norme de la décision raisonnable était la norme de contrôle appropriée (aux paragraphes 50 et 51).

[28]  Les juges connaissent depuis longtemps les questions de droits d’auteur de nature individuelle puisqu’ils ont compétence sur les contentieux en matière de droit d’auteur. Ils ne connaissent toutefois pas aussi bien le régime législatif de gestion collective du droit à une rémunération équitable, domaine complexe et technique qui, selon la Loi, relève presque exclusivement de la compétence de la Commission (voir, à des fins de comparaison, Société canadienne de perception de la copie privée c. Canadian Storage Media Alliance, 2004 CAF 424, 247 D.L.R. (4th) 103, au paragraphe 110.

[29]  L’expertise supérieure de la Commission en matière d’établissement des taux de redevances pour la gestion collective du droit à une rémunération équitable va également dans le sens de l’idée que la Cour doit en l’espèce se pencher sur l’interprétation par la Commission des aspects du régime législatif en cause selon la norme de la décision raisonnable.

[30]  Je suis d’avis que la juriprudence Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada lie la Cour. Elle porte sur l’interprétation d’un régime similaire et ne s’inscrit pas dans le cadre d’un partage de compétence avec les juridictions judiciaires. Notre Cour procédera donc à l’examen du caractère raisonnable de l’interprétation de l’article 19 de la Loi par la Commission.

[31]  Comme je l’ai signalé, le deuxième élément de la décision de la Commission consistait en l’application des dispositions législatives aux faits en l’espèce.

[32]  Il s’agit d’une question mélangée de fait et de droit où les faits dominent. Nous l’examinerons selon la norme de la décision raisonnable : voir Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 53.

C.  Analyse

[33]  La Cour suprême nous enseigne que, pour être raisonnable, la décision doit appartenir aux issues acceptables et justifiables et que le juge dispose d’une marge de manœuvre dans l’appréciation du problème dont il est saisi : voir Dunsmuir, au paragraphe 47; McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 R.C.S. 895, au paragraphe 38.

[34]  À maintes reprises, la Cour suprême a observé que le caractère raisonnable est une norme qui « s’adapte au contexte » et qui « s’apprécie dans le contexte du type particulier de processus décisionnel en cause et de l’ensemble des facteurs pertinents » : Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, au paragraphe 18; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59; Wilson c. Énergie atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770, au paragraphe 22; et de nombreuses autres décisions.

[35]  Autrement dit, certaines circonstances et certains facteurs, dans des affaires précises, influencent la façon dont nous apprécions le caractère acceptable et justifiable des décisions administratives : Catalyst, au paragraphe 18; Doré c. Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395, au paragraphe 54; Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364, au paragraphe 44.

[36]  Lorsque l’on examine la situation sous l’angle des cours réformatrices, si les circonstances et les facteurs diffèrent d’une affaire à l’autre, la façon dont les cours réformatrices s’y prennent pour apprécier le caractère acceptable et justifiable varie d’une affaire à l’autre; autrement dit, le caractère raisonnable « s’[adapte] au contexte » de l’affaire. Lorsque l’on examine la situation sous l’angle des décideurs administratifs, d’un point de vue pratique, certains décideurs dans certains contextes semblent donner plus de latitude ou une plus grande « marge d’appréciation » que d’autres décideurs dans d’autres contextes.

[37]  C’est ce qui explique que parfois, certains décideurs administratifs se sont permis une très grande marge d’appréciation, tandis que d’autres s’en sont permis une moins grande : il suffit par exemple de comparer des affaires telles que Untel c. Ontario (Finances), 2014 CSC 36, [2014] 2 S.C.R. 3, et Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 S.C.R. 616.

[38]  Notre Cour a suivi l’enseignement de la Cour suprême et a fait des observations sur un certain nombre de facteurs susceptibles d’avoir une incidence sur la « couleur » de l’examen du caractère raisonnable ou, autrement dit, sur l’intensité de l’examen : voir, p. ex., Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266, 440 NR 201, aux paragraphes 37 à 50, Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, 444 NR 120, aux paragraphes 13 et 14; Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 RCF 1006; Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150, 474 NR 121. C’est également ce qu’a fait la Cour d’appel de l’Ontario : Mills v. Ontario (Workplace Safety and Insurance Appeals Tribunal), 2008 ONCA 436, 237 O.A.C. 71, au paragraphe 22.

[39]  Pour un certain nombre de raisons, la Commission jouit d’une grande marge d’appréciation lorsqu’elle fixe la « rémunération équitable » dans une affaire comme celle-ci.

[40]  D’abord, les textes législatifs en cause en l’espèce sont formulés de manière en effet très larges. La rémunération à fixer est qualifiée au paragraphe 19(1) d’ « équitable. » Le mot « équitable » suppose un large pouvoir discrétionnaire qui repose sur le sens de l’équité de la Commission en fonction des faits, à la lumière de toutes les circonstances.

[41]  Parfois, des textes législatifs imposent au décideur administratif une marche à suivre précise ou limitent la portée de son pouvoir discrétionnaire : voir, p. ex., Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193, [2011] 4 RCF 203, au paragraphe 53. Cela peut limiter le nombre d’options acceptables et justifiables dont dispose le décideur administratif. En l’espèce, à part les trois exigences énoncées à l’alinéa 68(2)a) qui ne sont pas pertinentes dans la présente affaire, il n’y a aucun texte législatif consacrant des directives ou des contraintes.

[42]  D’ailleurs, suivant l’alinéa 68(2)b), « [a]ux fins d’examen des projets de tarif déposés pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication de prestations d’œuvres musicales ou d’enregistrements sonores constitués de ces prestations, la Commission : […] peut tenir compte de tout facteur qu’elle estime indiqué. »

[43]  Il arrive que la jurisprudence interprétant des textes législatifs limite les conclusions auxquelles un décideur administratif peut raisonnablement aboutir : Canada (Procureur général) c. Abraham, 2012 CAF 266, 440 NR 201; Canada (Procureur général) c. Commission canadienne des droits de la personne, 2013 CAF 75, 444 NR 120. En l’espèce, nulle jurisprudence n’a interprété les mots de l’alinéa 68(2)b) de façon à en restreindre la portée.

[44]  En fait, il ressort de l’historique législatif du paragraphe 68(2) que l’intention du législateur fédéral était que le pouvoir discrétionnaire exercé par la Commission dans l’établissement de la rémunération équitable soit très large.

[45]  Le projet de loi C-32, Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur, a été déposé au Parlement en 1997. Sur la question de la fixation des tarifs concernant les droits voisins, le projet de loi a énonçait des critères préétablis que la Commission aurait été tenue de prendre en considération au moment de fixer la rémunération équitable.

[46]  Lors de la première lecture, l’alinéa 68(2)b) se lisait comme suit :

[traduction]

(2)  […] la Commission

b)  tient compte du fait

(i)  que le tarif ne s’applique qu’en ce qui concerne la partie de la programmation totale d’un utilisateur qui correspond à la prestation de l’artiste-interprète et aux enregistrements sonores;

(ii)   que certains utilisateurs, tout en se servant de la musique pour générer des revenus, contribuent à la vente d’enregistrements sonores en diffusant cette musique[.]

[47]  Le Comité permanent du patrimoine canadien de la Chambre des Communes a examiné cette version du projet de loi. Le Comité a supprimé les critères du paragraphe (2) de cette partie du projet de loi. S’appuyant sur le témoignage qui a été rendu devant lui, le Comité n’a pas retenu l’idée de limiter le pouvoir discrétionnaire de la Commission de fixer les tarifs : Délibérations du comité sénatorial permanent des Transports et des communications, Fascicule 13 – Témoignages, 35e législature, 2e session (14 avril 1997). Une grande partie de ce témoignage visait à cerner la multitude de facteurs pouvant influencer la Commission quant à l’établissement d’une rémunération équitable. Le thème central du témoignage était que la Commission devait se voir accorder la souplesse nécessaire pour utiliser ses connaissances spécialisées afin de réagir de manière appropriée aux nombreuses situations différentes dont elle est saisie.

[48]  La nature de la décision de la Commission dans l’établissement d’une rémunération équitable constitue un autre élément du « contexte » ayant une incidence sur la « couleur » de l’examen du caractère raisonnable. Elle repose sur des facteurs tels que la connaissance de ce secteur réglementé, l’expérience de réglementation, les considérations de politique, les évaluations et appréciations subjectives ainsi que l’appréciation des faits. Cette question se prête mieux à une appréciation par le pouvoir exécutif. Le pouvoir judiciaire est moins apte à la traiter en raison du contenu juridique restreint de la décision.

[49]  Il ressort de la jurisprudence que ces facteurs ont une incidence sur l’application de la norme de la décision raisonnable par la cour réformatrice. Le décideur qui s’est vu confier une large mission sur le plan des politiques à retenir dispose d’un large éventail d’options dans lesquelles il peut légitimement puiser : Farwaha, précité, au paragraphe 91. « [S]i la décision est imbue d’éléments subjectifs, de considérations de politique et d’expériences de réglementation ou relève exclusivement de l’exécutif, la marge d’appréciation est plus large » : Nation Gitxaala c. Canada, 2016 CAF 187, au paragraphe 149, citant Paradis Honey Ltd. c. Canada, 2015 CAF 89, 382 D.L.R. (4th) 720, au paragraphe 136. Les cours sont « mal placées » pour formuler des opinions sur des questions de politiques comportant des « considérations d’intérêt public » et des « aspects économiques » et, par conséquent, [traduction] « la législation est conçue de telle sorte qu’il incombe aux décideurs administratifs de choisir une politique dans la gamme de possibilités qui leur sont ouvertes, et ces décideurs sont habilités à faire ce choix et chargés de le faire » : FortisAlberta Inc c. Alberta (Utilities Commission), 2015 ABCA 295, 389 D.L.R. (4th), aux paragraphes 171 et 172; dans le même sens, voir Rotherham v. Metropolitan Borough Council c. Secretary of State for Business Innovation and Skills, 2015 UKSC 6, au paragraphe 78, (dans ce type de décisions fondées sur des considérations de politique, il est [traduction] « particulièrement difficile au juge d’apprécier et, par conséquent, de critiquer et de désapprouver » ).

[50]  Une décision concernant le montant de la « rémunération équitable » comme celle en cause en l’espèce n’est pas simple, et il ne suffit pas de trier l’information objectivement et logiquement selon des critères juridiques fixes pour y arriver. Il s’agit plutôt d’une décision complexe comportant de multiples aspects pour laquelle il faut apprécier avec finesse les renseignements, les impressions et les indications en suivant des critères qui peuvent évoluer et être appréciés différemment de temps à autre selon les circonstances changeantes et en évolution. Par conséquent, la Commission doit jouir d’une grande latitude pour rendre sa décision sur une telle question. Voir, p. ex., Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150; 474 NR 121, au paragraphe 52.

[51]  La jurisprudence antérieure de notre Cour reconnait cela et enseigne que la Commission doit jouir d’une grande latitude lorsqu’elle rend des décisions sur le montant de la « rémunération équitable ». Notre Cour professe que, le législateur a investi la Commission « d’un très large pouvoir discrétionnaire dans l’homologation de tarifs de redevances » : Société canadienne de gestion des droits voisins c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2003 CAF 302, [2004] 1 RCF 303.

[52]  En concluant que la Commission avait droit à une très grande marge de manœuvre dans l’établissement du montant d’un tarif équitable, je n’affirme pas un instant qu’elle est à l’abri d’un contrôle. Son pouvoir discrétionnaire n’est pas absolu ou illimité. Même le plus vaste pouvoir conféré par la loi doit être exercé de bonne foi, conformément aux objectifs de la règle tarifaire et de la Loi sur le droit d’auteur :

[traduction

Dans une réglementation publique de cette nature, il n’y a rien de tel qu’un « pouvoir discrétionnaire » absolu et sans entraves, c’est-à-dire où l’administrateur pourrait agir pour n’importe quel motif ou pour toute raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il, sans avoir égard à la nature ou au but de cette loi. La fraude et la corruption au sein de la commission ne sont peut-être pas mentionnées dans des lois de ce genre, mais ce sont des exceptions que l’on doit toujours sous‑entendre. Le « pouvoir discrétionnaire » implique nécessairement la bonne foi dans l’exercice d’un devoir public. Une loi doit toujours s’entendre comme s’appliquant dans une certaine optique, et tout écart manifeste de sa ligne ou de son objet est tout aussi répréhensible que la fraude ou la corruption.

(Roncarelli v. Duplessis, [1959] RCS 121, à la page 140, 16 D.L.R. (2d) 689).

[53]  Ré:Sonne a invité instamment la Commission a fixé la rémunération équitable aux tarifs du marché. À cette fin, la demanderesse a produit, devant la Commission, plusieurs ententes qui reflétaient selon elle les tarifs du marché applicables aux webdiffusions d’enregistrements sonores. Ce faisant, la demanderesse a incité la Commission à écarter une méthode particulière utilisée dans des affaires antérieures. Dans ces affaires, la Commission a établi les tarifs de Ré:Sonne en lien avec les tarifs préexistants de la SOCAN à l’égard des mêmes utilisations, et a appliqué le ratio de un pour un entre les tarifs au motif que les enregistrements sonores n’ont pas une valeur plus élevée que les œuvres musicales sous-jacentes.

[54]  En l’espèce, la Commission ne s’est pas écartée de sa jurisprudence antérieure. Elle a choisi de fixer les tarifs suivant le ratio de un pour un sans tenir compte des conditions du marché attestées par les contrats déposés par la demanderesse. Ce faisant, guidée par son expertise, elle a invoqué un certain nombre de motifs, tous de nature factuelle.

[55]  D’une part, les ententes étaient pratiquement les seules pièces versées au dossier. La Commission n’a entendu nul élément de preuve expliquant pourquoi les ententes avaient été signées et les facteurs ayant mené à leur signature.

[56]  La Commission a examiné les ententes et a conclu qu’elles ne sauraient justifier le tarif. Une des craintes de la Commission était que le marché canadien de la webdiffusion n’en était qu’à ses balbutiements et que les ententes étaient trop récentes pour produire des données établissant leur fonctionnement dans la pratique (au paragraphe 144) :

[traduction

Le marché canadien de la webdiffusion est naissant et peu développé. L’utilisation d’ententes comme indicateurs comporte plus de risques qu’au sein d’un marché parvenu à maturité, ce qui appelle une approche plus prudente dans l’appréciation de leur caractère adéquat comme indicateurs. En outre, puisque les ententes étaient très récentes au moment des audiences, aucune donnée n’était disponible à l’égard de leur fonctionnement, par exemple pour savoir si le taux par écoute ou le taux fondé sur le pourcentage des revenus était appliqué ou si les parties avaient exercé d’autres options.

[57]  Ré:Sonne nous demande de conclure que l’utilisation et l’appréciation des ententes par la Commission étaient déraisonnables.

[58]  Compte tenu du type et de la portée du pouvoir discrétionnaire de la Commission, ainsi que de la nature de l’examen du caractère raisonnable, exposés plus haut, je rejette cette thèse. La démarche suivie par la Commission constituait une application des faits et du droit acceptable et justifiable.

[59]  Notre Cour enseigne que, pour rechercher si une décision administrative est raisonnable, une cour réformatrice peut prendre en considération la présence de certains « traits distincts » ou « indices. » Par exemple, à l’occasion de l’affaire Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, 472 NR 171, au paragraphe 27, la Cour a observé :

Les preuves, la législation et la jurisprudence pertinente, ainsi que l’enseignement de la jurisprudence concernant la primauté du droit et les normes constitutionnelles, nous aident à rechercher si la décision est acceptable et justifiable. En l’espèce, certains indicateurs, parfois appelés « traits distinctifs du caractère déraisonnable », peuvent être utiles : Farwaha, précité, au paragraphe 100. Par exemple, une décision dont les effets semblent aller à l’encontre de l’objectif de la disposition en vertu de laquelle agit l’administrateur pourrait bien soulever une crainte de décision déraisonnable : Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427, aux paragraphes 42 et 47. Dans ce genre de cas, la qualité des explications données par l’administrateur dans ses motifs sur ce point peut sans doute avoir une grande importance. Un autre trait distinctif d’une décision déraisonnable est le fait qu’elle comporte d’importantes conclusions de fait dépourvues de fondement rationnel ou en totale opposition avec les preuves. Il faut toutefois veiller à ce que le caractère acceptable et justifiable d’une décision au sens du droit administratif ne se réduise pas à l’application de règles fondées sur des traits distinctifs. Le caractère acceptable et justifiable d’une décision est une notion subtile qui est circonscrite en fonction des problèmes et solutions de la vie réelle rapportés dans la jurisprudence administrative, et non d’un ramassis de règles rudimentaires et rigides.

[60]  A l’occasion de l’affaire Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Odynsky, 2010 CAF 307, [2012] 2 RCF 312, au paragraphe 87, la Cour a conclu que « [...] l’application rationnellement justifiable d’une politique qui était connue à l’avance et que nul n’avait contestée doit être caractéristique du caractère raisonnable définie dans l’arrêt Dunsmuir ».

[61]  Je suis d’avis qu’il en est de même d’une décision administrative qui, en l’absence de circonstances nouvelles et différentes, applique la jurisprudence antérieure de la même façon, à des faits similaires. Une certaine jurisprudence de notre Cour est compatible avec ce principe : voir, p. ex., HBC Imports (Zellers Inc.) c. Canada (Agence des services frontaliers), 2013 CAF 167, 446 NR 352, aux paragraphes 38 et 39; Maritime Broadcasting System Limited c. La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59, 373 DLR (4th) 167, aux paragraphes 38 et 74; Edith Baragar c. Canada (Procureur Général), 2016 CAF 75, 483 NR 52, au paragraphe 20; Jolivet c. Canada (Service correctionnel), 2014 CAF 1, 456 NR 236, au paragraphe 4.

[62]  La Commission s’est montrée cohérente sur cette question et cela confirme le caractère raisonnable de sa décision. En l’espèce, elle a suivi la même démarche que celle utilisée par sa jurisprudence précitée depuis 1999, et notre Cour l’a jugée raisonnable à plusieurs reprises. Cette méthode établit les tarifs de Ré:Sonne en lien avec les tarifs préexistants de la SOCAN à l’égard des mêmes utilisations, et applique le ratio de un pour un entre les tarifs au motif que les enregistrements sonores n’ont pas une valeur plus élevée que les œuvres musicales sous-jacentes. De manière cohérente, notre Cour n’a pas été convaincue qu’elle devrait prendre en considération les tarifs du marché. Souvent, comme en l’espèce, elle n’est pas convaincue en raison de la qualité des éléments de preuve présentés.

[63]  D’abord, j’examinerai la jurisprudence de la Commission sur la question des tarifs du marché.

[64]  En 1999, en établissant le tout premier tarif 1.A de la SCGDV, la Commission a déterminé un certain nombre de caractéristiques rattachées au droit de recevoir une rémunération équitable, et qui, selon elle, se rapportaient à sa mission de fixer les tarifs : SCGDV – Tarif 1.A, en date du 13 août 1999. Elle a ensuite défini les principes directeurs à appliquer au moment d’établir les redevances. Ces principes découlaient de la Loi sur le droit d’auteur elle-même. S’appuyant sur sa jurisprudence antérieure, elle a conclu que le tarif devait tenir compte de la situation au Canada, être facile à administrer, être transparent et compréhensible et être fondé sur une série de statistiques pour une période d’essai.

[65]  Par la décision SCGDV – Tarif 1.A, la SCGDV a proposé un taux plus élevé que le taux applicable aux stations de radio commerciale de la SOCAN. Elle a indiqué plusieurs calculs qui étaient tous inspirés du modèle de marché « d’acheteurs disposés à acheter et de vendeurs disposés à vendre ». Cependant, se fondant sur son pouvoir discrétionnaire et sur les éléments de preuve produits, la Commission a exprimé son désaccord. Elle a conclu que les droits de la SCGDV avaient la même valeur que ceux de la SOCAN (à la page 32). Comme point de référence, elle a utilisé le tarif de la SOCAN pour les stations de radio commerciale et a conclu que les enregistrements sonores du répertoire de la SCGDV étaient diffusés à la radio deux fois moins souvent que les œuvres musicales du répertoire de la SOCAN. Le tarif de la SCGDV a donc été fixé à la moitié du tarif payable à la SOCAN pour les œuvres musicales.

[66]  Par le passé, au regard des faits constatés, la Commission a rejeté les éléments de preuve relatifs au marché en rapport avec le problème soulevé.

[67]  Par exemple, dans la décision SCGDV – Tarif 1.8 (1998-2002), la SCGDV a soutenu que le prix pour les droits voisins devait tenir compte du marché, c.-à-d. du prix convenu entre un acheteur disposé à acheter et un vendeur disposé à vendre. Elle a demandé à la Commission d’examiner les transactions du marché de référence. La Commission a rejeté ces dernières, choisissant d’utiliser le tarif préexistant de la SOCAN comme point de départ d’établissement du tarif. Elle a conclu que les éléments de preuve relatifs au marché présentées par la SCGDV étaient [traduction] « une série de déclarations anecdotiques et subjectives qui étaient souvent citées dans un sens ou dans l’autre » (à la page 30).

[68]  Trois ans plus tard, par sa décision relative aux SSPN (2002), en date du 15 mars 2002, la Commission a refusé une fois de plus de retenir l’approche fondée sur le marché. La SCGDV a soutenu que [traduction] « la rémunération équitable tient nécessairement compte du prix sur lequel s’entendraient un acheteur disposé à acheter et un vendeur disposé à vendre dans un marché concurrentiel ». La SCGDV a défendu des approches différentes sur la façon dont le marché pourrait être évalué. La Commission a rejeté toutes ces approches. Lorsqu’elle a rejeté la norme du libre marché, elle s’est exprimée ainsi (aux pages 7 et 8) :

[traduction]

Le prix sur lequel s’entendraient un acheteur disposé à acheter et un vendeur disposé à vendre, dans un marché libre, réel ou hypothétique, ne peut servir de point de départ que s’il constitue une base de comparaison avec le secteur faisant l’objet de l’examen.

[…]

L’absence de point de référence pouvant être utilisé quant au marché libre n’est pas problématique en soi. Bien que les transactions sur le marché libre soient importantes et pertinentes, elles ne sont pas les seuls facteurs à examiner.

[69]  Compte tenu de cette jurisprudence et de la large formulation de la loi, Ré:Sonne a soutenu que la Commission était tenue d’appliquer les tarifs du marché lors de l’établissement des redevances. Je rejette cette thèse. La Commission n’est nullement tenue d’agir ainsi. À l’alinéa 68(2)b) de la Loi sur le droit d’auteur, le législateur a défini la mission de la Commission : elle fixe la « rémunération équitable » en fonction de « tout facteur qu’elle estime indiqué ». La formulation de la loi en vertu de laquelle la Commission exerce ses activités peut difficilement être plus générale.

[70]  En l’espèce, Ré:Sonne a soutenu que la Commission n’avait pas examiné les éléments de preuve relatifs au marché. Je rejette cette thèse. Aux paragraphes 128 à 131 de sa décision, la Commission n’a pas conclu que les ententes qui lui avaient été présentées par Ré:Sonne constituaient de bons indicateurs; certaines de ces ententes étaient expérimentales et ne reflétaient pas celles conclues par une entreprise parvenue à maturité, et elles étaient conformes aux conditions en vigueur aux États-Unis et non aux conditions différentes prévalant au Canada.

[71]  Le fait que la Commission ait maintenu un « ratio de un pour un » entre le tarif de la SOCAN et celui de la SCGDV/Ré:Sonne est un autre élément dont il ressort que la Commission a adopté une approche cohérente en matière d’établissement des tarifs, tend à confirmer le caractère raisonnable de sa décision en l’espèce. Elle a appliqué uniformément ces tarifs à l’occasion de neuf procédures tarifaires. Un résumé de cette jurisprudence est reproduit ci-dessous.

[72]  Dans la décision Tarif 1. C—Radio de la SRC en 1998, 1999, 2000 et 2002, datée du 29 septembre 2000, la Commission a observé (à la page 6) :

Le tarif de la SOCAN et celui de la SCGDV traitent d’un usage similaire dans un marché similaire. Il n’y a pas de raison de croire qu’à la radio les enregistrements sonores ont une valeur supérieure aux œuvres enregistrées. Il s’agit des mêmes utilisations, des mêmes enregistrements et des mêmes radiodiffuseurs. Sauf preuve contraire, une prestation pré-enregistrée n’apporte ni plus, ni moins au radiodiffuseur qu’une œuvre pré-enregistrée.

[73]  A l’occasion de l’affaire SSPN (2002), en date du 15 mars 2002, la Commission a appliqué le ratio de un pour un. À la page 14, elle a observé que « toute chose étant égale, les auteurs et les compositeurs doivent obtenir la même chose que les interprètes et les producteurs »

[74]  La Commission a également retenu cette approche à  l’occasion de l’affaire SCGDV – Tarif 1.8 (1998-2002). Elle a alors examiné les ajustements qu’il convenait d’apporter au taux préexistant de la SOCAN afin de fixer le taux approprié pour la SCGDV. Ce faisant, elle a appliqué le ratio de un pour un entre le tarif de la SOCAN et celui de la SCGDV, qui est le taux qu’elle utilise depuis (à la page 32) :

La Commission estime qu’il n’y a pas de raison de croire qu’à la radio les enregistrements sonores ont une valeur supérieure aux œuvres enregistrées, et ce pour plusieurs motifs. D’abord, rien n’oblige la Commission à se guider sur les prix du marché, surtout s’il s’agit d’un marché différent; son pouvoir d’appréciation lui permet d’adopter toute autre démarche raisonnable. Deuxièmement, il s’agit des mêmes utilisations, des mêmes enregistrements et des mêmes radiodiffuseurs. Troisièmement, on peut facilement soutenir qu’une prestation pré-enregistrée n’apporte ni plus, ni moins au radiodiffuseur qu’une œuvre pré-enregistrée : dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de quelque chose qui a déjà été fixé. Quatrièmement, il importe peu qu’un des participants ait reçu davantage qu’un autre pour la fixation de l’enregistrement; nous sommes en présence de marchés distincts et de droits différents à savoir, le droit de faire l’enregistrement et celui de le communiquer.

[75]  A l’occasion de l’affaire SSPN (2003-2006), en date du 25 février 2005, la Commission a maintenu le ratio de un pour un sans procéder à une analyse détaillée.

[76]  A l’occasion de l’affaire SOCAN/SCGDV – Tarif 1.A (2003-2007), en date du 14 octobre 2005, la Commission a examiné la tentative de la SCGDV de se dissocier du tarif de la SOCAN et d’abandonner le ratio de un pour un. S’appuyant sur une jurisprudence constante depuis 1999, la Commission a rejeté ce moyen et a présenté les motifs précis suivants :

Les tentatives de la SCGDV de se dissocier du tarif de la SOCAN ne sont pas convaincantes. Pour les raisons énoncées en 1999, la Commission reste d’avis que le taux de la SCGDV devrait être établi en fonction de celui de la SOCAN.

La Commission a toujours établi un ratio de un à un entre les deux taux depuis qu’elle a homologué le premier tarif de la SCGDV en 1999. La SCGDV n’a pas remis cette approche en question avant 2002, lorsque la Commission a homologué le tarif pour les services sonores payants. Elle a alors demandé à la Cour d’appel fédérale de revoir cette approche; la Cour a rejeté la demande.

La SCGDV tente une fois de plus de convaincre la Commission d’abandonner le ratio de un pour un. Elle propose de distribuer approximativement un tiers des redevances aux auteurs, un tiers aux producteurs et un tiers aux artistes-interprètes avant tout rajustement en fonction du répertoire. Cette proposition repose sur deux arguments principaux. Premièrement, elle correspond à la situation qui existe dans le marché du CD préenregistré. Deuxièmement, elle reconnaît le simple fait que, toutes choses étant égales, chacun des collèges d’ayants droit en cause devrait être traité de façon égale.

La Commission n’a entendu aucun nouvel élément de preuve ou argument qui pourrait la convaincre de modifier la valeur relative des répertoires. Une fois de plus la Commission conclut que la communication d’une œuvre musicale devrait recevoir la même rémunération que la communication d’un enregistrement sonore, sous réserve de rajustements pour les répertoires. À cet égard, la Commission souscrit toujours à l’énoncé suivant tiré de sa décision de 1999.

[77]  Dans cinq affaires ultérieures, la Commission a maintenu le ratio de un pour un, se reportant à sa jurisprudence antérieure : Tarif SCGDV pour la musique de fond, 2003-2009, en date du 20 octobre 2006, aux paragraphes 70, 84 et 89; SOCAN/SCGDV – Tarif 1.A et Tarif pour la radio commerciale (SOCAN : 2003-2007), réexamen en date du 22 février 2008, aux paragraphes 5, 45 et 94; Tarif pour les services de radio par satellite (SOCAN :2005-2009, SCGDV : 2007-2010, CSI : 2006-2009), en date du 8 avril 2009, au paragraphe 169; Tarif 6.B – Utilisation de musique enregistrée pour accompagner des activités physiques, 2008-2012, en date du 6 juillet 2012, au paragraphe 25; Tarif 8 Ré:Sonne pour la diffusion simultanée et la webdiffusion, 2009-2012, en date du 16 mai 2014, au paragraphe 164.

[78]  Il convient également de signaler que la Cour a confirmé le caractère raisonnable de l’approche de la Commission : Société canadienne de gestion des droits voisins c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2003 CAF 302, [2004] 1 RCF 303. Ré:Sonne n’a pas soutenu que la décision de la Cour était manifestement erronée : Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, 220 DLR (4th) 149. Notre Cour est donc tenue de suivre la jurisprudence Société canadienne de gestion des droits voisins.

[79]  J’examinerai maintenant un certain nombre de thèses subsidiaires que Ré:Sonne a invoquées devant la Cour. Toutes ces thèses ne réussissent toutefois pas à me convaincre que la décision de la Commission est déraisonnable.

[80]  Ré:Sonne soutient que le législateur a utilisé les mots « rémunération équitable » dans la Loi sur le droit d’auteur pour viser une forme de rémunération différente provenant des redevances que les titulaires du droit d’auteur, comme les membres de la SOCAN, ont le droit de percevoir.

[81]  Je suis d’avis que cette thèse est fondée sur une mauvaise interprétation de la Loi sur le droit d’auteur. Le mot « redevances » dans la Loi vise les montants payés par les utilisateurs, et que Ré:Sonne et la SOCAN reçoivent en vertu de leurs tarifs. Mais les mots « rémunération équitable » à l’article 19 vise le type de droit qui a été accordé aux membres de Ré:Sonne. Il s’agit de la contrepartie du « droit exclusif » conféré en vertu de l’article 3 de la Loi. Autrement dit, le droit à une rémunération équitable est différent du droit d’exclure des utilisateurs consacrés parles droits exclusifs accordés à la SOCAN à l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur.

[82]  Les membres de Ré:Sonne ne sont pas des auteurs qui créent des œuvres musicales. Ce sont plutôt des artistes-interprètes et des producteurs d’enregistrements. Le législateur a accordé des droits de reproduction exclusifs quant aux enregistrements sonores, mais lorsque ces derniers doivent être exécutés en public ou communiqués au public par télécommunication, les artistes-interprètes et les producteurs d’enregistrements ne sont pas autorisés à empêcher les utilisateurs de le faire. Aux termes de la Loi sur le droit d’auteur, ils n’ont droit qu’à une rémunération équitable, et, par l’effet du paragraphe 67.1(4) de la Loi, ils doivent exercer ce droit par voie de tarifs homologués par la Commission.

[83]  Ré:Sonne soutient également qu’en accordant des droits aux membres de Ré:Sonne, le législateur appliquait les traités internationaux. Ré:Sonne soutient que ces traités exigent que le montant de la rémunération équitable soit établi selon le marché. La Commission n’en était de toute évidence pas convaincue, et avec raison. D’abord, si telle avait été l’intention du législateur, il aurait été beaucoup plus clair à cet égard. Et cela n’aurait sûrement pas habilité la Commission à tenir compte de « tout facteur qu’elle estime indiqué » (alinéa 68(2)b)) dans l’établissement des conditions et des modalités applicables à un tarif. En outre, les traités internationaux auxquels le Canada est partie ne font aucun distinguo entre les œuvres musicales et les enregistrements sonores lorsqu’ils utilisent les mots « rémunération équitable. » Par exemple, aux termes de la Convention de Berne, les auteurs, les artistes-interprètes et les producteurs ont tous droit au moins à une « rémunération équitable » : Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, le 28 septembre 1979, art. 11bis et 13. De plus, le texte de l’acte de Rome ne mentionne pas le recours à un « tarif du marché » comme norme servant à établir le montant de la rémunération équitable.

[84]  Ré:Sonne fait valoir également que la décision de la Commission est déraisonnable, car elle n’est pas neutre sur le plan technologique. Elle note que par l’arrêt Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 34, [2012] 2 RCS 231, la Cour suprême exige que la Loi sur le droit d’auteur soit appliquée de façon neutre sur le plan technologique.

[85]  Entre la date de la décision de la Commission et celle de l’ audition de la présente procédure en contrôle judiciaire, la Cour suprême du Canada a rendu l’arrêt Société RadioCanada c. SODRAC 2003 Inc., 2015 CSC 57, [2015] 3 RCS 615. La Cour suprême  a alors affirmé l’importance du principe général de mise en équilibre de l’interprétation et de l’application de la Loi, y compris lorsque la Commission évalue des droits : paragraphes 74 et 75.

[86]  Lors des débats devant notre Cour, Ré:Sonne a fait valoir que le principe de mise en équilibre exigeait que la Commission tienne compte des coûts engagés par les producteurs et les artistes-interprètes au moment de fixer le tarif. Elle affirme que le fait que la Commission n’a pas pris en considération le coût des intrants rend la décision déraisonnable et est contraire à la jurisprudence SODRAC.

[87]  En réponse, les défenderesses soutiennent que la thèse de la demanderesse constitue une mauvaise interprétation de la jurisprudence SODRAC. Bien que la SODRAC exige que la Commission tienne compte du principe de la mise en équilibre lorsqu’elle détermine les facteurs à considérer pour fixer les tarifs, elle n’exige pas que le coût des intrants fasse partie de ces facteurs. La Commission dispose toujours de son pouvoir discrétionnaire aux termes de l’alinéa 68(2)b) pour « [...] tenir compte des facteurs qu’elle juge pertinents pour mettre en équilibre les droits de l’utilisateur et ceux du titulaire des droits » : SODRAC, au paragraphe 75.

[88]  J’abonde dans le sens des défenderesses. La décision de la Commission de ne pas tenir compte du coût des intrants est raisonnable à la lumière des enseignements de la Cour suprême professées par la jurisprudence SODRAC, laquelle ne discute pas les coûts des intrants, les impose encore moins. L’examen plus approfondi du principe de la mise en équilibre le confirme.

[89]  Même avant l’arrêt SODRAC de la Cour suprême, la jurisprudence était bien fixée: le double objectif de la Loi sur le droit d’auteur (encourager la créativité et permettre aux créateurs de jouir raisonnablement du fruit de leur travail de création) appelle un juste équilibre entre les droits des utilisateurs et ceux des créateurs : Renvoi relatif à la Loi sur la radiodiffusion, L.C. 1991 (Canada), 2012 CSC 68, [2012] 3 RCS 489, au paragraphe 36. A l’occasion de l’affaire Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, [2002] 2 RCS 336, au paragraphe 30, le juge Binnie l’a ainsi qualifié : « [...] un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur (ou, plus précisément, l’assurance que personne d’autre que le créateur ne pourra s’approprier les bénéfices qui pourraient être générés) ».

[90]  L’analyse effectuée par la Commission, portant surtout sur la valeur de l’enregistrement sonore plutôt que sur le coût des intrants, est tout à fait conforme à cet équilibre. La protection du droit d’auteur existe parce que nous estimons que les œuvres protégées par ces droits sont précieuses. Elles peuvent être précieuses de bien des manières, notamment en encourageant l’apprentissage, en diffusant les connaissances, en favorisant la créativité, en suscitant des débats, en procurant du plaisir, en inspirant la réflexion et en favorisant l’épanouissement humain : Voir David Lametti, « Laying Bare and Ethical Thread: From IP to Property to Private Law? » dans Intellectual Property and the Common Law, Shyamkrishna Balganesh, ed. (Cambridge: Cambridge University Press, 2013). C’est en raison de tous ces avantages potentiels que nous souhaitons encourager les œuvres protégées par le droit d’auteur et offrir un vaste accès à ces œuvres.

[91]  La base de cette valeur et l’origine de ces avantages sont les idées qui se dégagent de ces œuvres. Cela doit être le cas, car ce que le droit d’auteur protège précisément est l’expression des idées dans ces œuvres : CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 RCS 339, au paragraphe 8. La simple production d’une œuvre ne suffit pas à garantir la protection du droit d’auteur, quel que soit le coût. Pour obtenir le droit d’auteur, le créateur doit faire preuve d’originalité dans l’œuvre par l’exercice du talent et du jugement : CCH, au paragraphe16. De même, une fois que le droit d’auteur a été cédé, la protection est axée sur les parties de l’œuvre qui reflètent le talent et le jugement de l’auteur : Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, [2013] 3 RCS 1168, au paragraphe 26.

[92]  Vu que la valeur d’une œuvre découle des idées qui s’en dégagent, la valeur de l’œuvre peut n’avoir aucun lien avec le coût économique des intrants. C’est pourquoi, en établissant la méthode d’évaluation du droit de reproduction, à l’occasion de l’affaire SODRAC, la Cour suprême a souligné l’importance de prendre en compte la valeur pour les utilisateurs, mais en aucun temps, elle n’a analysé les coûts pour le titulaire : « Lorsqu’elle est appelée à déterminer la valeur d’un droit, il est important que la Commission prenne en considération la valeur de ce droit pour l’utilisateur » : au paragraphe 79. Dans le même ordre d’idées, la Commission adopte depuis plus de 15 ans cette position à l’égard de l’évaluation des droits.

[93]  En résumé, si nous protégeons les œuvres pour leur valeur et que cette valeur n’est pas liée au coût des intrants, l’application de la loi en matière de droit d’auteur, formulée autour du principe de la mise en balance, n’exige pas la prise en compte de ces coûts. Il était donc raisonnablement loisible à la Commission de ne pas tenir compte de ces coûts dans son analyse.

[94]  Enfin, même si le raisonnement suivi par la Commission ne discute pas expressément la question de la mise en équilibre, il convient de noter que la décision de la Commission était antérieure  à la jurisprudence SODRAC. En outre, la question de la mise en équilibre n’était pas une question qui lui avait été soumise par l’une ou l’autre des parties. Cela dit, il ressort, des motifs de la Commission qu’elle était sensible à l’argument voulant qu’il existait un risque que les enregistrements sonores ne soient pas créés si les rendements étaient trop faibles : paragraphe 87. De l’avis de la Commission, le risque était toutefois minime, car les tarifs de musique en continu ne peuvent pas être envisagés isolément. La rémunération totale provenant de tous les canaux doit être prise en compte, et tout déséquilibre entre le tarif des auteurs et celui des producteurs et des artistes-interprètes pourrait faire l’objet d’une poursuite par les labels sur le libre marché pour droit de reproduction exclusif : paragraphe 90. La démarche de la Commission et son fondement sont donc raisonnables à la lumière du principe de la mise en équilibre.

[95]  Dans sa réponse, la demanderesse a soulevé la question de la neutralité technologique, soutenant que la décision de la Commission n’avait pas tenu compte des différences fondamentales entre la radio commerciale et la webdiffusion. Le principe de la neutralité technologique « exige que des technologies différentes qui utilisent des reproductions d’une œuvre protégée par le droit d’auteur et qui engendrent une même valeur pour les utilisateurs soient traitées de la même façon. Inversement, des technologies différentes qui utilisent des reproductions qui génèrent des valeurs différentes ne devraient pas l’être » : SODRAC, au paragraphe 72. En termes simples, si les utilisateurs de la webdiffusion tirent une plus grande valeur des mêmes enregistrements sonores que les utilisateurs de radio commerciale, les titulaires du droit d’auteur devraient recevoir des redevances plus élevées des webdiffuseurs : SODRAC, aux paragraphes 70 et 71.

[96]  Verbalement, la demanderesse a soutenu que la Commission avait relevé des distinctions technologiques entre la radio commerciale et la webdiffusion, mais qu’elle n’avait pas analysé les écarts d’évaluation qui en résultaient. À l’appui de son argument, elle cite une déclaration de la Commission (au paragraphe 70) selon laquelle il n’était pas nécessaire de formuler des observations sur [traduction] « la différence des coûts entre la radio conventionnelle et la webdiffusion ou l’incidence des avancées technologiques récentes sur la valeur de la communication des enregistrements sonores ».

[97]  Conformément à ce qu’avance la demanderesse, tout au long de la décision, la Commission reconnaît les différences entre la radio commerciale et la webdiffusion qui peuvent avoir une incidence sur la valeur des enregistrements sonores : des différences sur le plan des structures de coûts (paragraphe 158), de la capacité de cibler des publics précis (paragraphe 171) et de la valeur de l’interactivité en sautant des pistes et en personnalisant les webdiffusions (paragraphe 179). Cependant, la Commission conclut à plusieurs reprises qu’il n’y pas d’éléments de preuve suffisants pour quantifier les effets de ces différences sur la valeur des enregistrements sonores : voir, p. ex., les paragraphes 156 et 180.

[98]  Dans le cadre de la fixation de redevances, dans l’arrêt SODRAC, la Cour suprême a fait remarquer que la neutralité technologique oblige la Commission à tenir compte de facteurs précis : « Les facteurs pertinents incluent notamment : les risques pris par l’utilisateur et l’ampleur de son investissement dans la technologie ainsi que la nature de l’utilisation de l’œuvre protégée par le droit d’auteur dans la nouvelle technologie. »: SODRAC, au paragraphe 75. Cependant, avant de discuter ces facteurs, il doit exister des éléments de preuve allant dans ce sens. Il revient à la Commission de déterminer le mode de présentation des preuves et sur qui le fardeau de la preuve doit reposer : SODRAC, au paragraphe 93.

[99]  En l’espèce, il était raisonnable que la Commission n’effectue pas l’analyse précise sur la neutralité technologique consacrée par la Cour suprême étant donné le manque d’éléments de preuve à cet égard. Bien que des experts aient formulé des observations sur l’augmentation de la valeur des enregistrements sonores dans le cadre de l’établissement des tarifs de webdiffusion, nul expert n’a donné d’indications sur la manière de quantifier ces différences. La demanderesse attire notre attention sur les ententes qu’elle a conclues avec les webdiffuseurs,  à titre d’indicateur de cette valeur. Toutefois, à elles seules, les ententes ne sont d’aucune utilité. L’analyse de la neutralité technologique est relative; elle vise à comparer la valeur tirée de l’utilisation des enregistrements sonores au moyen des deux technologies, soit la technologie numérique et la technologie analogique : SODRAC, au paragraphe 73.  Par conséquent, la Commission devra disposer d’ententes équivalentes relatives au marché pour la radio commerciale afin d’effectuer une évaluation convenable. Sans preuve d’expert, il était raisonnable pour la Commission de refuser d’attribuer une valeur à ces différences technologiques au-delà de l’exigence de paiement pour les écoutes partielles, qui, croit-elle, a saisi la valeur de l’interactivité : paragraphe 177.

[100]  Pour récapituler, la Commission disposait dans l’ensemble d’une grande marge d’appréciation dans son examen des questions complexes et spécialisées en l’espèce. La demanderesse ne m’a pas convaincu que la décision de la Commission ne s’inscrivait pas dans cette marge d’appréciation.

D.  Règlement proposé

[101]  Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire avec dépens.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

A.F. Scott, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-294-14

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE DE LA DÉCISION RENDUE PAR LA COMMISSION DU DROIT D’AUTEUR LE 16 MAI 2014

INTITULÉ :

RÉ:SONNE c. ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS et al. et SOCIÉTÉ CANADIENNE DES AUTEURS, COMPOSITEURS ET ÉDITEURS DE MUSIQUE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 février 2016

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 juin 2017

 

COMPARUTIONS :

John C. Cotter

Barry B. Sookman

Barry Fong

Martin Brandsma

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

David W. Kent

Gabriel van Loon

Kathleen Simmons

 

POUR LA DÉFENDERESSE ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS

 

David W. Kent

Sarah Kilpatrick

Jonathan O’Hara

 

POUR LA DÉFENDERESSE PANDORA MEDIA INC.

Gerald Kerr-Wilson

Ariel Thomas

POUR LES DÉFENDERESSES ROGERS COMMUNICATIONS INC., SHAW COMMUNICATIONS INC., QUÉBECOR MÉDIA INC. ET SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

D. Lynne Watt

Matthew Estabrooks

 

POUR L’INTERVENANTE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

Van Loom Simmons, P.C.

Ottawa (Ontario)

McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE ASSOCIATION CANADIENNE DES RADIODIFFUSEURS

 

McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE PANDORA MEDIA INC.

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES ROGERS COMMUNICATIONS INC., SHAW COMMUNICATIONS INC., QUÉBECOR MÉDIA INC. ET SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

ARCC, ARCQ, ANREC

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES ALLIANCE DES RADIOS COMMUNAUTAIRES DU CANADA, ASSOCIATION DES RADIODIFFUSEURS DU QUÉBEC ET L’ASSOCIATION NATIONALE DES RADIOS ÉTUDIANTES ET COMMUNAUTAIRES

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTERVENANTE

 

 

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