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Date : 20170707


Dossier : A-167-16

Référence : 2017 CAF 149

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

GOODYEAR CANADA INC.

appelante

et

LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 4 avril 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 juillet 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE WOODS

 


Date : 20170707


Dossier : A-167-16

Référence : 2017 CAF 149

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

GOODYEAR CANADA INC.

appelante

et

LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE

[1]  Le 15 octobre 2011, les ministres de l’Environnement et de la Santé ont publié un décret, dans la Partie I de la Gazette du Canada, proposant l’inscription par le gouverneur en conseil du BENPAT, un composé antioxydant utilisé dans la fabrication de pneus, à la Liste des substances toxiques établie à l’annexe 1 de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (1999), L.C. 1999, ch. 33 (la Loi). En vertu du paragraphe 332(2), l’appelante, Goodyear Canada Inc., a déposé un avis d’opposition et a demandé la constitution d’une commission de révision en application de l’article 333. Une commission de révision a pour mandat d’enquêter sur la nature et l’importance du danger que représente une substance, que les ministères recommandent d’inscrire, et que le gouverneur en conseil propose d’inscrire, à la Liste des substances toxiques de l’annexe 1 de la Loi.

[2]  Le ministre de l’Environnement a refusé de constituer une commission de révision au motif que l’avis d’opposition de Goodyear [traduction] « ne soulève pas de nouvelles données scientifiques ni de nouveaux renseignements qui seraient de nature à modifier la conclusion de l’évaluation ». Le ministre a aussi souligné que Goodyear avait eu l’occasion à de nombreuses reprises de présenter des éléments de preuve à l’appui de sa thèse et de contester les données sous-tendant l’évaluation, qui avaient déjà été examinées au cours du processus de consultation.

[3]  Goodyear a présenté une demande de contrôle judiciaire, soutenant que la décision du ministre de ne pas constituer une commission de révision était déraisonnable et que le processus y ayant mené avait enfreint le droit à l’équité procédurale de Goodyear. À ce sujet, Goodyear a affirmé que le ministre ne disposait pas de l’information pertinente au moment où la décision a été prise et que, quoi qu’il en soit, cette information ne lui avait jamais été communiquée.

[4]  La demande de contrôle judiciaire a été rejetée par le juge O’Reilly de la Cour fédérale (2016 CF 466). Goodyear interjette maintenant appel.

[5]  Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel avec dépens.

[6]  La norme de contrôle applicable est présentée dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559. La Cour doit examiner si la Cour fédérale a retenu la norme de contrôle appropriée et si elle l’a appliquée correctement. Autrement dit, la Cour se substitue à la cour de première instance en révisant une décision du tribunal. La Cour fédérale a correctement déterminé que la décision du ministre est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, et que les décisions de la Cour fédérale sur l’équité procédurale sont assujetties à la révision selon la norme de la décision correcte.

I.  La Loi

[7]  La Loi donne aux ministres le mandat de prévenir et de contrôler l’utilisation de substances toxiques, notamment de celles qui peuvent avoir un effet nocif sur l’environnement ou qui constituent un danger pour la vie ou la santé humaines. Les mécanismes prévus par la loi sont complexes et établissent des procédures d’examen scientifique et de consultation publique. Comme toutes les décisions pertinentes en l’espèce ont été prises par le ministre de l’Environnement, dans les présents motifs le terme « ministre » renvoie à ce dernier.

[8]  Le paragraphe 90(1) de la Loi autorise le gouverneur en conseil à prendre, sur recommandation des ministres, un décret d’inscription à la Liste de substances toxiques, s’il est convaincu de la toxicité de ladite substance. Toute utilisation des substances figurant sur cette liste peut être contrôlée ou strictement interdite. Aux termes de l’article 64 de la Loi, une substance est toxique lorsque cette dernière pénètre ou peut pénétrer dans l’environnement en une quantité ou concentration ou dans des conditions de nature à avoir un effet nocif sur l’environnement ou sur la diversité biologique, constituer un danger pour la vie ou la santé humaines ou mettre en danger l’environnement essentiel pour la vie.

[9]  Dans le présent appel, le point de départ d’une décision en matière de toxicité se trouve à l’article 66. Cette disposition oblige le ministre à maintenir une liste intérieure des substances qui, entre le 1er janvier 1984 et le 31 décembre 1986, servaient à des fins de fabrication commerciale au Canada ou qui ont été fabriquées ou importées au Canada à raison d’au moins 100 kg par année. Un grand nombre de ces substances n’ont pas encore fait l’objet d’une évaluation de leur toxicité. Avant qu’une substance soit inscrite à la Liste des substances toxiques, l’article 74 de la Loi exige la réalisation d’une évaluation préalable des risques d’une substance déjà inscrite sur la liste intérieure qui a été classée dans la catégorie des substances persistantes ou bioaccumulables et d’une « toxicité intrinsèque », ou qui présente le plus fort risque d’exposition pour les particuliers (article 73).

[10]  L’évaluation préalable prévue à l’article 74 est menée pour décider si une substance est « toxique » au sens de l’article 64 de la Loi. Lorsqu’une évaluation préalable a été menée, la Loi prévoit que les ministres doivent publier dans la Partie I de la Gazette du Canada (la Gazette) la mesure qu’ils ont l’intention de prendre relativement à la substance et un résumé des considérations scientifiques sous-tendant la mesure proposée (paragraphe 77(1)). La publication déclenche une période légale de 60 jours pour la communication des observations (paragraphe 77(5)), à la suite de laquelle une décision finale sur la mesure proposée est publiée dans la Gazette (paragraphe 77(6)).

[11]  Si, après avoir examiné les observations formulées au cours de cette période, les ministres sont d’avis que la substance devrait être inscrite à la Liste de substances toxiques, la Loi énonce que les ministres recommandent au gouverneur en conseil la prise d’un décret à cet effet (paragraphes 77(6) et 77(9)).

[12]  La publication d’un projet de décret déclenche une nouvelle période de 60 jours pour la présentation d’observations. Quiconque peut aussi déposer un avis d’opposition demandant que le ministre de l’Environnement constitue une commission de révision pour enquêter sur « la nature et l’importance du danger que représente la substance visée » à l’égard de laquelle un décret a été proposé (paragraphes 332(2) et 333(1)).

[13]  Si le ministre constitue une commission de révision, il peut, à sa discrétion, établir les règles pour régir ses instances, notamment pour régir la tenue d’audiences ou fixer la rémunération des commissaires (article 341). La commission est tenue de donner à quiconque, « dans la mesure compatible avec les règles d’une procédure équitable et avec la justice naturelle, la possibilité de comparaître devant elle et de présenter des observations et des éléments de preuve » (article 335). À l’issue de l’enquête, la commission de révision transmet au ministre son rapport, accompagné de ses recommandations et des éléments de preuve qui lui ont été présentés; ce rapport est ensuite rendu public (article 340).

[14]  Parallèlement au processus d’évaluation préalable, la Loi exige la détermination des mesures visant à prévenir et à maîtriser les risques associés à la substance. Si la décision du ministre concernant la mesure qu’il propose de prendre est de recommander au gouverneur en conseil d’inscrire la substance à la Liste des substances toxiques, le ministre est aussi tenu de publier une déclaration précisant les modalités « d’élaboration d’un projet de texte — règlement ou autre — concernant les mesures de prévention ou contrôle à prendre à l’égard de la substance » (alinéa 77(6)c)).

[15]  Cet aspect des responsabilités ministérielles est appuyé par un processus de gestion des risques non prévu par la loi. Il se déroule parallèlement au processus d’évaluation préalable, et parfois recoupe ce dernier, et implique une autre série de consultations. Il se termine par la publication, et la préparation de la version définitive, d’un projet de texte ou de règlement dans la Gazette. Le projet de règlement ou de texte concernant les mesures de prévention ou de contrôle doit être publié dans les deux ans suivant la décision finale du ministre de recommander l’inscription de la substance à la Liste des substances toxiques; cependant, lorsqu’une commission de révision est constituée, ce délai est suspendu jusqu’à ce que le ministre reçoive le rapport de la commission (paragraphes 91(1) et (7)). Comme nous le verrons, l’intersection de ces deux procédures — le processus d’évaluation préalable prévu par la loi et le processus de gestion des risques — sous-tend l’argument relatif à l’équité procédurale invoqué devant la Cour.

II.  Considération du BENPAT comme substance toxique

[16]  En 2006, en vertu des alinéas 71(1)a) et 71(1)b), les ministres ont publié un avis obligeant certaines personnes à fournir des renseignements permettant d’établir si le BENPAT, parmi d’autres substances, était effectivement ou potentiellement toxique. En décembre de la même année, les ministres ont publié un avis supplémentaire de leur plan d’action pour l’évaluation et la gestion de certaines substances inscrites sur la Liste intérieure des substances, y compris le BENPAT, qui avaient été notamment classées comme persistantes ou bioaccumulables. L’avis indiquait que les substances classées feraient l’objet d’une évaluation préalable, et que si elles étaient jugées toxiques au sens de l’article 64, elles [traduction] « pourraient être soumises à des mesures de gestion des risques ».

[17]  Un résumé de l’ébauche de l’évaluation préalable a été publié dans la Gazette le 2 octobre 2010 (l’ébauche de l’évaluation préalable). L’évaluation préalable a conclu que le BENPAT répondait à un ou à plusieurs critères de toxicité énoncés à l’article 64 de la Loi ainsi qu’aux critères de persistance et de bioaccumulation potentielles. Environnement Canada a publié le même jour un rapport sur la gestion des risques. Le rapport décrivait la nature des contrôles réglementaires envisagés. La période de 60 jours prévue par la loi pour recueillir les observations du public au sujet du rapport sur l’évaluation préalable a été déclenchée, à l’instar du délai pour recueillir les observations du public sur le rapport sur la gestion des risques. Goodyear a fourni des renseignements techniques et a rencontré les représentants d’Environnement Canada.

[18]  Le 10 septembre 2011, les ministres ont rendu une décision définitive, donnant avis qu’ils entendaient recommander au gouverneur en conseil d’inscrire le BENPAT à la Liste des substances toxiques. L’évaluation préalable a conclu que le BENPAT était toxique au sens de l’article 64. Au même moment, les ministres ont annoncé qu’ils allaient publier un document sur la gestion des risques associés au BENPAT pour faciliter d’autres discussions relatives à la mesure réglementaire envisagée à l’avenir.

[19]  Le 15 octobre 2011, les ministres ont publié le projet de décret du gouverneur en conseil en vertu des paragraphes 90(1) et 332(1) de la Loi à cet effet. Je souligne que la Cour n’est pas saisie en ce moment de la question de savoir si le BENPAT est, ou n’est pas, dûment inscrit à la Liste des substances toxiques. À la date d’audience dans l’affaire, aucun décret final n’avait été pris en vertu du paragraphe 90(1) de la Loi.

[20]  Le 14 décembre 2011, en réponse au projet de décret, Goodyear a déposé un avis d’opposition en vertu du paragraphe 332(2) de la Loi, dans lequel elle demandait que le ministre constitue une commission de révision et exposait les motifs de son opposition (l’avis). En septembre 2013, le ministre a écrit à Goodyear, indiquant que son avis [traduction] « n’apporte aucune nouvelle donnée ou information scientifique qui justifie une modification de la conclusion de l’évaluation » et qu’une commission de révision ne serait pas constituée.

[21]  Deux jours après le refus du ministre de constituer une commission de révision, Environnement Canada a publié une mise à jour sur la gestion du risque associé au BENPAT. La mise à jour sur la gestion du risque indique que « [la] quantité de rejets industriels de BENPAT au Canada serait moins élevée que celle qui était prévue dans l’évaluation préalable d’après les résultats d’une étude technique sur le caoutchouc réalisée en 2012, ainsi que des renseignements obtenus auprès des parties prenantes [...] ». Je renverrai à cette étude technique comme étant l’Étude de 2012.

[22]  Au risque de perturber la chronologie des événements, je relève qu’il n’est pas contesté que l’Étude de 2012 à laquelle renvoie la mise à jour sur la gestion du risque n’avait pas été soumise au ministre au moment de la prise de la décision de ne pas constituer une commission de révision. Il n’est pas contesté non plus que l’Étude de 2012 n’avait pas été communiquée à Goodyear.

[23]  Après avoir examiné l’avis et les observations de Goodyear, les représentants d’Environnement Canada ont préparé un document d’après lequel seraient formulés les conseils au ministre concernant la question de savoir si une commission devait ou non être constituée (l’analyse technique). Parmi d’autres sources et données, l’analyse technique a intégré des données relatives aux émissions qui avaient été incluses dans l’Étude de 2012, même si elle n’y faisait pas référence directement. L’analyse technique n’a pas été communiquée à Goodyear.

[24]  Le ministre fait valoir que l’Étude de 2012 se base sur des données tirées d’une étude réalisée par ChemRisk LLC en 2010 pour l’Association européenne des fabricants de pneus et de caoutchouc (l’Étude de 2010). Le ministre affirme sur ce fondement que l’Étude de 2010 était aussi la source de la déclaration dans la mise à jour sur la gestion du risque selon laquelle les émissions ne seraient pas aussi élevées que prévu dans l’évaluation préalable. Cependant, au lieu de citer l’Étude de 2010 comme source, la mise à jour sur la gestion du risque a cité l’Étude de 2012 et d’autres renseignements obtenus auprès des intervenants.

[25]  L’Étude de 2012 n’avait pas été communiquée à Goodyear et n’était pas à la disposition du ministre au moment où la décision de ne pas constituer une commission de révision a été prise. En revanche, l’Étude de 2010 était connue de Goodyear. En effet, Goodyear avait porté cette étude à l’attention du ministre au cours du processus de consultation lié à l’évaluation préalable et une fois de plus dans son avis.

III.  Position de Goodyear

[26]  Deux conséquences juridiques découlent de l’enchaînement des événements. Premièrement, le fait que l’Étude de 2012 n’a pas été communiquée à Goodyear sous-tend ses arguments selon lesquels il y a eu un manquement à l’équité procédurale. Deuxièmement, le fait que les niveaux des émissions étaient moins élevés que prévu en 2010 renforce l’argument de Goodyear selon lequel la décision du ministre de ne pas constituer une commission de révision était déraisonnable.

[27]  Goodyear soutient également qu’en rejetant la demande de constituer une commission de révision au motif qu’elle n’avait pas produit de nouveaux éléments de preuve qui viendraient appuyer une modification de la conclusion, le ministre a imposé un critère qui était déraisonnable et constituait une entrave à l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

IV.  Analyse

[28]  Goodyear prétend qu’un devoir d’équité lui était dû et qu’il y a eu manquement à ce devoir lorsque l’Étude de 2012 ne lui a pas été communiquée. Goodyear prétend aussi qu’elle devrait avoir le droit de contester ou de vérifier si l’Étude de 2012 aurait changé l’avis dans l’analyse technique qui recommandait de ne pas constituer une commission de révision. Elle précise également que la mise à jour sur la gestion du risque renvoyait aux expériences continues réalisées par Environnement Canada, dont les résultats ne seraient pas disponibles avant 2015, soit longtemps après la décision de 2013 du ministre de refuser de constituer une commission de révision. Goodyear affirme que cette « boîte noire » de non-divulgation viole le principe d’équité procédurale.

[29]  Ces arguments sont contestables tant du point de vue de la preuve que du point de vue juridique.

[30]  Bien que Goodyear affirme à juste titre que le ministre ne disposait pas de l’Étude de 2012 lorsque la décision de ne pas constituer une commission de révision a été prise, la Cour fédérale a conclu que « cette étude de 2012 se base sur des données contenues dans une étude antérieure parue en 2010 qui a été divulguée à Goodyear et prise en considération par le ministre ». Je suis d’accord avec cette conclusion.

[31]  Goodyear avait connaissance des données contenues dans l’Étude de 2010 et a eu l’occasion de formuler des commentaires à cet égard. En effet, Goodyear a porté l’Étude de 2010 à l’attention du ministre au cours de l’évaluation préalable. Par ailleurs, la recommandation contenue dans l’analyse technique de ne pas constituer une commission de révision comprenait une évaluation préalable finale, à laquelle Goodyear a participé. Goodyear avait donc connaissance des données de 2010 relatives aux émissions sur lesquelles repose l’avis au ministre. Par conséquent, il ne peut être avancé que les intérêts de Goodyear ont été lésés ou compromis par le fait que l’Étude de 2012 n’a pas été produite.

[32]  Goodyear soutient que la décision de refuser de constituer une commission de révision [traduction] « équivaut à une décision d’inscrire le BENPAT à la Liste de substances toxiques, » une décision finale qui a une incidence directe ses droits et ses intérêts commerciaux en tant que principale utilisatrice du BENPAT au Canada (mémoire des faits et du droit de Goodyear, au paragraphe 58). Goodyear soutient également que le ministre a pris la décision de ne pas constituer une commission de révision sans lui avoir donné l’occasion de présenter ses observations et d’être entendue. En réponse, le ministre soutient en se fondant sur la décision Syncrude Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 2014 CF 776 [Syncrude], que la décision de ne pas constituer une commission de révision fait partie d’un processus législatif, et n’est donc pas susceptible de contrôle judiciaire. Goodyear maintient que la Cour fédérale [traduction] « a commis une erreur en ne reconnaissant pas qu’une mesure “législative” n’a pas encore été prise, » puisque le BENPAT n’a pas été inscrit à la Liste de substances toxiques et demande à la Cour de faire la distinction avec Syncrude sur cette base (mémoire des faits et du droit de Goodyear, au paragraphe 63).

[33]  La décision de ne pas constituer une commission d’enquête et la décision d’inscrire une substance à la Liste de substances toxiques sont séparées et distinctes. Bien que les deux soient susceptibles de révision et soumises aux exigences de l’équité procédurale appropriées à leur contexte, cet appel porte sur la décision de ne pas constituer une commission de révision, qui est une décision visant à déterminer si une étude scientifique plus approfondie est justifiée. Cette décision, dans certaines circonstances, peut avoir une incidence sur des droits et des intérêts et entraîner des obligations en matière d’équité procédurale : Ministre du Revenu National c. Coopers and Lybrand, [1979] 1 R.C.S. 495, 92 D.L.R. (3d) 1; Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1980] 1 RCS 602, 106 D.L.R. (3d) 385; Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, 24 D.L.R. (4th) 44.

[34]  Le Parlement a reconnu, à l’article 335, que toutes les obligations en matière d’équité procédurale s’appliquent à une commission une fois constituée. En revanche, l’argument du ministre selon lequel il n’y a aucun droit à l’équité procédurale lorsqu’il s’agit de déterminer s’il y a lieu de constituer une commission ne concorde pas avec la reconnaissance par le Parlement de l’importance des questions en litige devant les commissions d’enquête. L’argument du ministre ne concorde pas non plus avec le fait que les droits et les intérêts spécifiques de Goodyear sont susceptibles d’être touchés par le décret. Cependant, selon les faits du cas présent, Goodyear disposait de tous les renseignements dont elle avait besoin pour présenter des observations à cet égard.

[35]  Je ne crois pas, compte tenu des consultations exhaustives prévues et non prévues par la loi qui ont eu lieu avant la publication dans la Gazette, que le défaut de produire l’Étude de 2012, ou de donner à Goodyear une occasion de répondre à l’analyse technique, ait violé un quelconque droit de Goodyear à l’équité procédurale qui lui aurait été autrement dû. En outre, Goodyear n’a avancé aucun fondement pour un devoir d’équité procédurale supplémentaire en dehors de la déclaration selon laquelle ses droits et ses intérêts seront touchés par la décision finale d’inscrire le BENPAT à la Liste de substances toxiques, une décision dont la Cour n’est pas saisie.

[36]  Goodyear prétend que la décision du ministre de ne pas constituer une commission de révision devrait être considérée comme la décision finale d’inscrire le BENPAT à la Liste de substances toxiques. En outre, Goodyear affirme que la Cour fédérale a commis une erreur en refusant de reconnaître qu’une mesure « législative » n’a pas encore été prise. Elle semble prétendre à la fois que la décision de ne pas constituer une commission de révision est effectivement la décision de modifier l’Annexe 1 de la Loi pour inscrire le BENPAT à la Liste de substances toxiques, et en même temps, demander à la Cour de conclure que, comme aucun décret d’inscription du BENPAT à la Liste de substances toxiques n’a été pris, la décision faisant l’objet du contrôle n’est pas de nature législative. Goodyear ne peut pas tout avoir à la fois.

[37]  À tout le moins, Goodyear semble admettre que si ses droits et ses intérêts étaient suffisants pour soulever les préoccupations relatives à l’équité procédurale, elles ne seraient pas soulevées tant qu’une décision finale d’inscrire le BENPAT à la Liste de substances toxiques n’est pas prise. Par conséquent, même si un devoir d’équité procédurale supplémentaire est dû à Goodyear dans le processus, selon son propre raisonnement, la question n’est pas encore soulevée.

[38]  En conclusion, compte tenu des éléments de preuve démontrant que les données contenues dans l’Étude de 2012 et l’analyse technique étaient tirées d’autres documents auxquels Goodyear avait accès, et de la longue histoire de consultation, Goodyear n’a pas été privée d’une divulgation ou d’une occasion de présenter ses observations comme elle le prétend. Goodyear, à titre de plus grand utilisateur du BENPAT au Canada, a participé tout au long du processus d’évaluation préalable et n’a subi aucun préjudice en raison de la non-divulgation de l’Étude de 2012.

[39]  Je vais maintenant me pencher sur la contestation de la décision de ne pas constituer une commission de révision.

[40]  L’argument de Goodyear repose sur son affirmation selon laquelle la décision de ne pas constituer une commission de révision est déraisonnable, compte tenu de la déclaration dans la mise à jour sur la gestion du risque selon laquelle les émissions de BENPAT sont maintenant, selon les prévisions, inférieures à celles qui sont indiquées dans l’évaluation préalable.

[41]  Cet argument confond le processus d’évaluation préalable et le processus de gestion du risque. Tel qu’il est mentionné plus tôt, ils sont distincts. La première est prévue par la loi, la dernière ne l’est pas. L’évaluation préalable en vertu de l’article 74 de la Loi est une évaluation scientifique prescrite par la loi d’une substance chimique afin de décider si elle est effectivement ou potentiellement toxique. Une fois la décision prise d’inscrire une substance à l’annexe 1, l’article 91 de la Loi oblige le ministre à publier, dans un délai de quatre mois suivant la proposition, le projet de règlement ou tout autre texte décrivant les « mesures de prévention ou contrôle » permettant de gérer la substance en question.

[42]  La déclaration dans la mise à jour sur la gestion du risque selon laquelle les niveaux d’émissions pourraient être moins élevés que ceux qui étaient prévus est liée aux mesures de gestion des risques, et non à la toxicité. La détermination des mesures de prévention ou contrôle appropriées pour la gestion du risque que représente une substance est une fonction séparée et distincte de l’évaluation visant à déterminer si une substance est toxique au sens de l’article 64.

[43]  La déclaration dans la mise à jour sur la gestion du risque selon laquelle les émissions de BENPAT seraient moins élevées que celles qui étaient prévues ne mine pas nécessairement le caractère raisonnable de la décision de ne pas constituer une commission de révision. Le fait que l’étendue du risque pourrait ne pas être aussi importante que celle qui était prévue ne signifie pas qu’une enquête sur « la nature et l’importance du danger que représente la substance » est requise. Le processus prévu par la loi vise à déterminer si une substance constitue un danger. Le processus de gestion du risque est axé sur la gestion de ce danger. Cela dit, je conviens avec Goodyear que si une substance figurait sur la liste comme substance toxique, et s’il n’y avait aucune réponse réglementaire, la décision d’inscrire cette substance à la liste de substances toxiques pourrait être contestée. Ce n’est cependant pas le cas en l’espèce.

[44]  Goodyear prétend aussi qu’en rejetant la demande de constituer une commission de révision au motif qu’elle n’avait pas présenté de données ou de renseignements scientifiques qui viendraient appuyer une modification de l’évaluation préalable, le ministre a adopté un critère non prévu par le libellé de l’article 333 et a ainsi entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

[45]  L’objectif de la constitution d’une commission de révision en vertu de l’article 333 est d’enquêter sur « la nature et l’importance » du danger que représente une substance. Il relève du pouvoir discrétionnaire du ministre d’établir s’il y a suffisamment d’incertitudes ou de doutes dans les données scientifiques sous-jacentes pour qu’une commission de révision soit justifiée. En se fondant sur le dossier devant la Cour, on ne peut pas conclure que les données scientifiques sont incertaines ou que les lacunes dans l’analyse sous-jacente rendaient la décision du ministre de ne pas constituer une commission déraisonnable. En effet, le contraire semblerait être le cas. La question de la toxicité du BENPAT et de son effet sur l’environnement a fait l’objet d’un nombre considérable d’études pendant les quatre années précédant la publication de l’avis du projet de décret dans la Gazette.

[46]  L’article 333 de la Loi a un caractère discrétionnaire et le « critère » auquel Goodyear renvoie - l’existence de nouveaux renseignements - est simplement un facteur que le ministre peut prendre en considération pour décider d’exercer ou non sa discrétion de constituer une commission. La Loi n’établit pas de critères permettant au ministre de décider de constituer ou non une commission. En effet, il y a des dispositions dans la Loi qui traitent des circonstances dans lesquelles le ministre doit constituer une commission, comme lorsque le ministre décide de ne pas inscrire une substance considérée comme toxique malgré une recommandation de l’inscrire dans l’évaluation préalable finale. En dehors de ces circonstances péremptoires, le Parlement voulait donner au ministre un pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il y a lieu de constituer ou non une commission de révision.

[47]  Même s’il y avait de « nouveaux » éléments de preuve, il appartient au ministre de déterminer s’ils sont en contradiction avec les conclusions de son évaluation et, dans l’affirmative, la valeur probante qui devrait leur être accordée. De même, le fait que la mise à jour sur la gestion du risque renvoyait aux expériences en cours, dont les résultats ne seraient pas disponibles avant que la décision de ne pas constituer une commission de révision ne soit prise, ne rend pas la décision déraisonnable. Il est raisonnable de présumer que, naturellement, la surveillance, l’évaluation et l’expérimentation peuvent être effectuées à la suite d’une décision d’inscrire à la liste une substance considérée comme toxique. Un engagement à mener une enquête plus approfondie ne contredit pas la décision de ne pas constituer une commission de révision.

[48]  Goodyear mentionne aussi la preuve par affidavit en remettant en cause la validité de la méthode analytique utilisée dans l’évaluation préalable, en formulant les critiques à l’endroit de la commission de révision pour le siloxane D5 en ce qui concerne le modèle analytique sur lequel le ministre s’est fondé dans l’évaluation préalable. Le ministre réplique en renvoyant aux nombreux articles et publications sur lesquels Environnement Canada s’est appuyé dans l’évaluation préalable et souligne que Goodyear n’a présenté que quatre nouveaux articles. L’argument nécessite des commentaires.

[49]  Le caractère raisonnable d’une décision ministérielle n’est pas déterminé par le nombre d’articles universitaires cités ou utilisés. La Cour est préoccupée quant aux autres critères – transparence, justification, intelligibilité, acceptabilité et caractère défendable. Le fondement d’une décision de ne pas constituer de commission de révision en vertu de l’article 333 est l’évaluation du ministre quant à la suffisance des données scientifiques à l’appui du projet de décret. Conformément à la norme de contrôle et aux principes de la révision, la Cour est réticente à réexaminer les décisions de cette nature. Il suffit de dire à ce stade que la décision de ne pas constituer une commission est celle que le ministre pouvait raisonnablement prendre.

[50]  Goodyear prétend que, si la Cour n’intervient pas à cette étape la décision de ne pas constituer une commission de révision, la mesure réglementaire sera effectivement à l’abri de l’examen. Il faudrait admettre que le voile de l’immunité législative couvre toutes les mesures précédant la publication d’un projet de décret ou de règlement dans la Partie I de la Gazette laisserait les parties comme Goodyear sans aucun recours relativement à une mesure qui aura une incidence ou des répercussions directes sur ses intérêts.

[51]  Je ne suis pas de cet avis. Il est un principe bien établi du droit administratif qu’une législation subordonnée peut être contestée pour plusieurs motifs. La législation déléguée doit se situer à l’intérieur des limites de l’attribution législative accordée, tant au contenu qu’en ce qui concerne l’objectif : Canada (Procureur général) c. Commission canadienne du blé, 2009 CAF 214, [2010] 3 R.C.F. 374, au para. 37 par le juge Noël (tel était alors son titre). L’étiquette succincte pour ce type de contestation est le motif de contrôle « ultra vires ». La législation déléguée peut aussi être contestée par voie de contrôle judiciaire lorsque le gouverneur en conseil n’a pas respecté les conditions légales préalables à la promulgation; Proc. Gén. du Can. c. Inuit Tapirisat et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, p. 752, 115 D.L.R. (3d) 1.

[52]  Même les décisions concernant des questions stratégiques générales d’ordre social ou économique sont susceptibles d’un examen limité en alléguant la mauvaise foi, l’absence de fondement factuel raisonnable ou le fait que le règlement est motivé par ou axés sur des objectifs accessoires ou ultérieurs : Thorne’s Hardware Ltd. c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106, p. 111, 143 D.L.R. (3d) 577. La législation déléguée peut être attaquée pour en déterminer le caractère raisonnable, même si elle accorde au décideur une grande marge d’appréciation : Green c. Société du Barreau du Manitoba, 2017 CSC 20, 407 D.L.R. (4th) 573; Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5. Comme l’a souligné la Cour dans l’arrêt Première Nation des Hupacasath c. Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4, 379 D.L.R. (4th) 737, au paragraphe 67, par le juge Stratas, le fait que la législation déléguée puisse refléter une décision stratégique ou économique plus générale conduit à une certaine déférence, et non à la question de savoir si le règlement est susceptible d’un examen.

[53]  À la lumière de ces principes, si un décret final visant à inscrire le BENPAT à la Liste de substances toxiques était pris, Goodyear ne sera pas sans recours. En faisant cette remarque, je ne formule évidemment aucun commentaire sur le fond.

[54]  Je rejetterais l’appel, avec dépens.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Je souscris aux présents motifs.

David Stratas, j.c.a. »

« Je souscris aux présents motifs.

Judith M. Woods, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR FÉDÉRALE DATÉ DU 25 APRIL 2016, DOSSIER NO T-1707-13 (2016 CF 466)

DOSSIER :

A-167-16

 

INTITULÉ :

GOODYEAR CANADA INC. c. LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 avril 2017

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE STRATAS

LA JUGE WOODS

DATE DES MOTIFS :

Le 7 juillet 2017

COMPARUTIONS :

Anthony G. Creber

Harry Dahme

Jay Zakaïb

Pour l’appelante

Lynn Marchildon

Pour les intimés

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour l’appelante

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour les intimés

 

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