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Date : 20170724


Dossier : A-483-15

Référence : 2017 CAF 161

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE NEAR

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

IDENIX PHARMACEUTICALS, INC.

appelante

et

GILEAD PHARMASSET LLC,

GILEAD SCIENCES, INC. et

GILEAD SCIENCES CANADA, INC.

intimées

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 17 janvier 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE NEAR

 


Date : 20170724


Dossier : A-483-15

Référence : 2017 CAF 161

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE NEAR

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

IDENIX PHARMACEUTICALS, INC.

appelante

et

GILEAD PHARMASSET LLC,

GILEAD SCIENCES, INC. et

GILEAD SCIENCES CANADA, INC.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RENNIE

I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre du jugement rendu par le juge Annis (le juge) de la Cour fédérale (2015 CF 1156). Les intimées, Gilead Sciences, Inc., Gilead Sciences Canada, Inc. et Gilead Pharmasset LLC (collectivement désignées Gilead), ont contesté le brevet canadien n2 490 191 (le brevet 191) de l’appelante, Idenix Pharmaceuticals, Inc. (Idenix). Dans le cadre d’une demande reconventionnelle, Idenix a contesté le brevet canadien subséquent no 2 527 657 (le brevet 657) de Gilead pour contrefaçon, absence de nouveauté et déclaration visant volontairement à induire en erreur. Les deux brevets contestés revendiquaient des composés agissant contre des virus de la famille des Flaviviridés, laquelle inclut notamment le virus de l’hépatite C. Le juge a conclu que le brevet 191 était invalide pour cause de divulgation insuffisante et d’absence de prédiction valable d’utilité. Sa conclusion quant à l’invalidité du brevet 191 l’a amené à rejeter la demande reconventionnelle d’Idenix contre Gilead.

[2]  Idenix interjette appel de cette décision et demande qu’une ordonnance déclarant la validité du brevet 191 et sa contrefaçon par Gilead, ainsi que l’invalidité du brevet 657 de Gilead, soit rendue avec adjudication de dépens et intérêts dans notre Cour et la Cour fédérale. À titre subsidiaire, Idenix demande la délivrance d’une ordonnance enjoignant le renvoi de cette question à la Cour fédérale pour la tenue d’un nouveau procès présidé par un juge différent.

[3]  Comme cette affaire ne soulève aucune nouvelle question de principe et ne requiert aucune application nouvelle de principes établis, les motifs portent uniquement sur les erreurs alléguées par Idenix. Les extraits narratifs de ces motifs sont donc relativement sommaires, car ils s’adressent à des parties qui connaissent déjà bien le contexte factuel et juridique.

II.  Faits et historique des instances

[4]  Un nucléoside est un composé chimique qui est formé d’une base liée à un cycle glucidique à cinq carbones. Les deux brevets en litige revendiquent des analogues nucléosidiques constitués de diverses bases et d’une structure particulière en position 2’ (« 2 prime ») du cycle glucidique, à savoir un groupe méthylique en position « haut » et un atome de fluor en position « bas ». Pour les besoins du présent appel, le composé revendiqué sera désigné 2’-C-Me/F pour refléter la structure particulière à la position 2’ du cycle glucidique qui a été décrite plus haut.

[5]  Au début des années 2000, Idenix a déposé deux demandes de brevet aux États-Unis pour des analogues nucléosidiques de synthèse de structure 2’-C-Me/OH agissant contre des virus de la famille des Flaviviridés, une famille incluant le virus de l’hépatite C. Idenix a ensuite entrepris la synthèse de plusieurs composés comparables, dont le composé revendiqué. Un certain nombre de scientifiques ont travaillé à la synthèse de ce composé, dont MM. Griffon et Stewart et Mme Wang; j’examinerai ultérieurement les éléments de preuve de ces experts. Avant que ces scientifiques ne parviennent à synthétiser le composé, Idenix a déposé des demandes de brevet américain en 2002 et 2003 en vue d’établir la priorité du brevet canadien 191 en litige.

[6]  En mai 2003, un chimiste de Pharmasset Inc. (aujourd’hui Gilead), M. Clark, a réussi à synthétiser le composé 2’-C-Me/F et il a présenté une demande de brevet américain provisoire en 2004. Cette demande, qui constitue le fondement du brevet 657 de Gilead, décrit la synthèse du composé 2’-C-Me/F, étape par étape, et décrit de manière assez détaillée l’activité antivirale de ce composé contre les infections causées par le virus de l’hépatite C (VHC).

[7]  En 2012, Gilead a contesté la validité du brevet 191 devant la Cour fédérale. Le juge a tranché en faveur de Gilead, concluant que le brevet 191 était invalide pour le motif qu’il ne contenait pas suffisamment d’information sur les étapes requises pour la synthèse du composé revendiqué et qu’il ne permettait pas d’établir une prédiction valable d’utilité.

[8]  Le juge a reconnu qu’il existait trois voies par lesquelles le composé revendiqué pouvait être synthétisé : l’approche du nucléoside, l’approche du cycle glucidique et l’approche de la gemcitabine. Bien qu’il ait été démontré depuis que les trois approches peuvent être utilisées avec succès pour la synthèse du composé revendiqué, le juge a conclu qu’une personne versée dans l’art n’aurait pas su, au moment pertinent, quel point de départ particulier choisir pour la synthèse du composé à partir du brevet 191.

[9]  Lors du procès et de l’appel, Idenix a fait valoir que le brevet 191 indiquait à une personne versée dans l’art que l’approche à privilégier était celle du nucléoside ou du cycle glucidique, ou que cette information aurait été évidente pour une personne versée dans l’art. Selon Idenix, les renvois au diastéréomère d’un composé intermédiaire ou précurseur (le composé intermédiaire), de même que l’information sur la stéréochimie, présentés dans le brevet 191, auraient amené une personne versée dans l’art à choisir l’une ou l’autre de ces approches, de préférence à l’approche de la gemcitabine, car le composé intermédiaire est une étape essentielle dans l’approche du nucléoside et celle du cycle glucidique, mais pas dans l’approche de la gemcitabine.

[10]  Selon le juge, malgré les deux voies privilégiées par Idenix, de multiples étapes dans la synthèse du composé revendiqué n’avaient pas été divulguées. Éléments particulièrement pertinents en ce qui concerne l’appel, le juge a conclu qu’aucune mention n’avait été faite du composé intermédiaire, que l’étape de méthylation nécessaire à la synthèse du composé intermédiaire n’avait pas été divulguée et qu’il avait été reconnu que le brevet 191 ne contenait aucune information sur la manière d’incorporer le groupement fluor nécessaire à la synthèse du composé revendiqué. Malgré les arguments contraires invoqués par Idenix, le juge a statué que ces lacunes ne pouvaient être comblées par les connaissances générales courantes et/ou les essais courants pouvant permettre à une personne versée dans l’art de réaliser l’invention.

[11]  Le juge a également conclu que les inventeurs du brevet 191 n’avaient pas fait une prédiction valable de l’utilité du composé revendiqué. Ainsi qu’il a été mentionné précédemment, le brevet 191 revendique l’activité antivirale du composé revendiqué contre la famille des virus dont fait partie le virus de l’hépatite C. Cependant, Idenix a déposé la demande de brevet 191 avant d’avoir réussi à synthétiser le composé revendiqué. Bien que le juge ait relevé certains éléments de preuve permettant d’établir le fondement factuel de la prédiction valable, il a conclu que cette preuve n’était pas suffisante.

[12]  Même si la question est théorique puisqu’il a conclu à l’invalidité du brevet 191, le juge a estimé que les activités de Gilead étaient visées par les revendications du brevet 191. Ayant déclaré le brevet 191 invalide, le juge a statué que le brevet 657 de Gilead n’avait pas été antériorisé et il a rejeté la demande reconventionnelle d’antériorité d’Idenix.

III. Questions en litige

[13]  Idenix allègue que la décision des instances inférieures comporte un nombre appréciable d’erreurs de fait et de droit et fait valoir que, lorsque ces erreurs auront été corrigées, notre Cour sera en mesure de prendre la décision que le juge aurait dû rendre, à savoir maintenir la validité du brevet 191 et déclarer le brevet 657 antériorisé et invalide.

[14]  En ce qui concerne la conclusion quant à l’invalidité du brevet 191, Idenix allègue que le juge a commis des erreurs dans son appréciation et son application du droit substantiel relatif au caractère suffisant de la divulgation et à la prédiction valable, notamment en faisant une appréciation erronée des témoignages des experts, en tirant des conclusions de fait non fondées, en privilégiant de manière injustifiée les témoignages de certains experts, en omettant d’examiner la divulgation du point de vue d’une personne versée dans l’art bénéficiant des connaissances générales courantes et en modifiant le critère d’évaluation de la prédiction valable. En ce qui a trait au brevet 657 de Gilead, Idenix soutient que le juge a interprété erronément les exigences en matière de paternité et d’importance de l’invention et que ses conclusions de fait comportent de nombreuses erreurs manifestes et dominantes.

[15]  Le rôle de notre Cour est de déterminer si le juge a commis une erreur de droit ou encore une erreur manifeste et dominante de fait ou de fait et de droit justifiant une intervention, quel que soit le nombre d’erreurs alléguées ou la manière dont elles le sont (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen]).

[16]  Comme le juge a conclu que le brevet 191 était invalide en raison du caractère insuffisant de la divulgation et de l’absence de prédiction valable d’utilité, Idenix doit déterminer les erreurs qui justifient une intervention en ce qui a trait aux deux motifs d’invalidité pour que son appel soit accueilli. Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’avis qu’Idenix ne s’est pas acquitté de ce fardeau. Je rejetterais l’appel.

IV.  Analyse

A.  Caractère suffisant de la divulgation du brevet 191

[17]  Le paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets se lit comme suit :

(3) Le mémoire descriptif doit :

(3) The specification of an invention must

a) décrire d’une façon exacte et complète l’invention et son application ou exploitation, telles que les a conçues son inventeur;

(a) correctly and fully describe the invention and its operation or use as contemplated by the inventor;

b) exposer clairement les diverses phases d’un procédé, ou le mode de construction, de confection, de composition ou d’utilisation d’une machine, d’un objet manufacturé ou d’un composé de matières, dans des termes complets, clairs, concis et exacts qui permettent à toute personne versée dans l’art ou la science dont relève l’invention, ou dans l’art ou la science qui s’en rapproche le plus, de confectionner, construire, composer ou utiliser l’invention;

(b) set out clearly the various steps in a process, or the method of constructing, making, compounding or using a machine, manufacture or composition of matter, in such full, clear, concise and exact terms as to enable any person skilled in the art or science to which it pertains, or with which it is most closely connected, to make, construct, compound or use it;

c) s’il s’agit d’une machine, en expliquer clairement le principe et la meilleure manière dont son inventeur en a conçu l’application;

(c) in the case of a machine, explain the principle of the machine and the best mode in which the inventor has contemplated the application of that principle; and

d) s’il s’agit d’un procédé, expliquer la suite nécessaire, le cas échéant, des diverses phases du procédé, de façon à distinguer l’invention en cause d’autres inventions.

(d) in the case of a process, explain the necessary sequence, if any, of the various steps, so as to distinguish the invention from other inventions.

[18]   La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Teva Canada Ltée c. Pfizer Canada Inc., 2012 CSC 60, [2012] 3 R.C.S. 625 [Teva], a confirmé les exigences relatives au caractère suffisant de la divulgation en vertu du paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets. Au paragraphe 70, la Cour suprême a réaffirmé la position qu’elle avait énoncée dans Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Sask.) Ltd., [1981] 1 R.C.S. 504, 56 C.P.R. (2d) 145, et déclaré que le mémoire descriptif du brevet « doit définir la portée exacte et précise du privilège revendiqué, de sorte que le public puisse, en n’ayant que le mémoire descriptif, utiliser l’invention de la même façon que l’inventeur ». Le brevet doit divulguer à la fois l’invention et la manière de la réaliser.

[19]  Au paragraphe 79 de l’arrêt Apotex Inc. c. Astrazeneca Canada Inc., 2017 CAF 9, [2017] A.C.F. no 22 (QL) [Apotex], notre Cour a conclu ce qui suit : [traduction] « [i]l est un fait bien établi en droit des brevets qu’un inventeur qui revendique un produit inventif et nouveau est tenu uniquement d’indiquer à une personne versée dans l’art comment exploiter son invention. Il lui suffit de décrire une méthode ou un processus permettant de réaliser l’invention ». Même si un brevet ne sera pas déclaré invalide pour cause de divulgation insuffisante s’il exige la conduite d’essais courants de la part d’une personne versée dans l’art, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Pioneer Hi-Bred c. Canada (Commissaire des brevets), [1989] 1 R.C.S. 1623, à la page 1641, 1989 CanLII 64 [Pioneer], a conclu que la divulgation est insuffisante si le mémoire descriptif « requiert la résolution d’un problème ».

(1)  Point de vue de la personne versée dans l’art

[20]  Idenix fait valoir que le juge n’a pas interprété l’information divulguée dans le brevet 191 en tenant compte du point de vue d’une personne versée dans l’art et des connaissances générales courantes. Elle soutient en outre que l’analyse du juge a été teintée par son interprétation erronée du fait qu’il n’a pas adopté le point de vue approprié, le juge ayant notamment conclu que l’étape de la méthylation dans la synthèse du composé revendiqué n’avait pas été divulguée.

[21]  Au paragraphe 455 de ses motifs, le juge a déclaré, en faisant référence à l’information divulguée dans le brevet 191 au sujet de la synthèse du composé revendiqué, que :

[l]a Cour examine ici la divulgation écrite explicite contenue dans le brevet 191 sans la divulgation additionnelle concernant la synthèse et issue des connaissances générales courantes [souligné dans l’original].

[22]  Lorsqu’on l’examine isolément, l’expression « divulgation écrite explicite » que le juge a utilisée pourrait laisser croire que celui-ci a interprété le libellé du brevet en adoptant le point de vue d’un avocat ou d’un juge, et non celui d’une personne versée dans l’art. Je conviens avec Idenix qu’une telle erreur justifierait l’intervention de notre Cour (voir Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, à la page 1050 [Free World Trust]). Cependant, une interprétation raisonnable des motifs, faite dans [traduction] « un esprit désireux de comprendre » (Apotex Inc. c. Astrazeneca Canada Inc., 2017 CAF 9, au paragraphe 100, [2017] A.C.F. no 22 (QL)), montre que, même si la manière dont le juge décrit sa méthode d’analyse ne résiste pas à un examen approfondi, l’analyse proprement dite y résiste.

[23]  Immédiatement avant le paragraphe en question, le juge a décrit, aux paragraphes 452 et 453, l’approche qu’il a utilisée pour apprécier le caractère suffisant de la divulgation. Il a expliqué qu’il avait d’abord examiné « la question de savoir si, et dans quelle mesure, la synthèse du nucléoside 2’ C Me/F est expressément divulguée dans le brevet 191 ». Il s’est ensuite demandé « si les connaissances générales courantes et les essais courants suffisent à divulguer la synthèse », en se basant sur le témoignage des experts. Ces motifs ne se veulent pas un appui à l’approche proposée; cependant, aux fins du présent appel, je suis d’avis que le juge a ultimement interprété le libellé du brevet du point de vue d’une personne versée dans l’art.

[24]  Le juge a mentionné les directives énoncées dans l’arrêt Free World Trust, précisant que les brevets doivent être interprétés comme l’aurait fait une personne versée dans l’art à la date de leur délivrance (motifs, au paragraphe 464). Cette section des motifs comprend des renvois à des témoignages d’experts et un examen de ces témoignages, comme on pourrait s’y attendre (voir, par exemple, les paragraphes 482, 485, 489 et 490). Je note, par exemple, que le juge a convenu avec l’expert d’Idenix, M. Damha, que l’interprétation du brevet que proposait l’expert de Gilead, M. Wnuk, était « trop littérale » et qu’elle ne reflétait pas ce « qu’une personne versée dans l’art aurait fini par en dégager » (motifs, au paragraphe 465).

[25]  S’appuyant sur la jurisprudence concernant les connaissances générales courantes et les essais courants (motifs, aux paragraphes 421 à 425), le juge a conclu ce qui suit :

[...] Idenix s’appuie sur les connaissances générales courantes pour dire au lecteur versé dans l’art que le composé 2’‑C‑OH/Me est l’intermédiaire nécessaire à la fabrication des nucléosides 2’‑C‑Me/F et que cet intermédiaire se fabrique d’une telle façon, en se contentant au mieux de donner des bribes d’information utile bien enfouie dans le brevet 191 (motifs, au paragraphe 491).

[26]  Le juge a également accepté le témoignage de M. Wnuk selon lequel « [...] le fait que les étapes individuelles d’une synthèse chimique puissent rétrospectivement trouver des précédents dans les publications scientifiques ne signifie pas que la séquence globale des étapes de fabrication d’un nouveau composé était facile à établir » et il faut « souvent beaucoup de créativité et/ou d’expérimentation » pour y parvenir (motifs, aux paragraphes 547 et 548).

[27]  Le juge a conclu que Gilead avait établi que le brevet 191 et les connaissances générales courantes ne fournissaient pas suffisamment d’information sur la manière de synthétiser le composé revendiqué. Bien que l’expression « divulgation écrite explicite » choisie par le juge ne soit pas appropriée, une lecture raisonnable des motifs montre clairement que le juge se préoccupait de la manière dont une personne versée dans l’art aurait interprété le brevet. Pour ces motifs, les allégations d’Idenix sur ce point ne sont pas fondées.

(2)  M. Griffon et la personne fictive versée dans l’art

[28]  Idenix soutient que le juge a commis une erreur en utilisant M. Griffon comme substitut d’une personne versée dans l’art et que cette erreur de droit justifie l’annulation de sa décision. Cependant, au moment où le juge a examiné les arguments des parties au sujet de M. Griffon, il avait déjà déterminé seul que le brevet 191 ne fournissait pas suffisamment d’information sur la manière de fabriquer le composé revendiqué. L’erreur alléguée par Idenix est donc sans conséquence. Le jugement est étayé par d’autres motifs.

[29]  Il convient toutefois de formuler l’observation suivante avant de clore ce point. Les juges doivent prendre soin de ne pas perdre de vue l’identité de la personne moyennement versée dans l’art. Cette personne est une « créature mythique (monsieur tout-le-monde du domaine des brevets » (Beloit Canada Ltd c. Valmet OY, 64 N.R. 287, 8 C.P.R. (3d) 289 (C.A.F.)); Healthcare at Home Limited v. Common Services Agency for the Scottish Health Service, [2014] UKSC 49, au paragraphe 3; [2014] W.L.R. (D) 351. Dans des litiges mettant en cause des brevets, les éléments de preuve doivent renseigner les tribunaux sur les connaissances qu’une personne moyennement versée dans l’art aurait possédées et sur ce que cette personne aurait été en mesure de faire avec ces connaissances.

(3)  Traitement des éléments de preuve des témoins experts et des témoins factuels

[30]  Idenix soutient que le juge a fait des erreurs manifestes et dominantes dans son appréciation et sa pondération des éléments de preuve de certains experts, ainsi qu’en privilégiant certains éléments. Idenix a notamment fait valoir que le juge a commis une erreur en préférant les éléments de preuve de l’expert de Gilead, M. Wnuk, à ceux des experts d’Idenix, MM. Damha et Barrett. Elle allègue que le juge a commis une erreur en mettant en doute la crédibilité de M. Damha et en interprétant erronément un commentaire formulé par ce dernier lors du procès, et que cette erreur doit être corrigée. Idenix soutient en outre que le juge a admis, à tort, des éléments de preuve factuels de M. Stewart déposés par Gilead, et qu’il a fait une erreur dans la manière dont il a traité les éléments de preuve du témoin de fait d’Idenix, Mme Wang.

(a)  M. Damha

[31]  Les erreurs alléguées au sujet des éléments de preuve de M. Damha peuvent être facilement réfutées.

[32]  Je ne suis pas d’accord avec Idenix lorsque celle-ci affirme que la conclusion défavorable du juge quant à la crédibilité de M. Damha était injustifiée. Idenix conteste notamment ce commentaire du juge qui a trouvé « incompréhensible [que M. Damha] ait pu déclarer pendant son témoignage que le brevet 191 fournissait le même degré de spécificité de synthèse » que le brevet 657 (motifs, au paragraphe 493). Je suis d’avis qu’il ne s’agissait pas, à ce stade, d’une conclusion quant à la crédibilité du témoin, puisque le juge s’est fondé sur les éléments de preuve de M. Damha ailleurs dans ses motifs (voir les paragraphes 465, 503, 807, 828, 845, 872 et 875).

[33]  Idenix soutient en outre que le juge a fait une erreur manifeste et dominante en interprétant erronément un commentaire formulé par M. Damha, selon lequel les étapes nécessaires à la fabrication du composé revendiqué faisaient partie des connaissances générales courantes. Je ne suis pas d’accord pour dire que le juge a mal interprété ce commentaire en l’intégrant au paragraphe 432 de ses motifs, un paragraphe qui, à mon avis, traite de l’inventivité en général, et non de l’inventivité de la méthode de production du composé revendiqué.

(b)  M. Wnuk

[34]  Idenix fait valoir que le juge a privilégié les éléments de preuve de M. Wnuk car il croyait, à tort, que M. Wnuk était le seul expert ayant une expérience de la fluoration durant la période pertinente. Idenix conteste également le fait que le juge a utilisé les rapports d’expert de M. Wnuk, malgré le fait que ce dernier aurait modifié son témoignage durant le contre-interrogatoire. Je ne souscrirais pas à ces arguments.

[35]  Premièrement, il était loisible au juge de préférer le témoignage d’un expert à celui d’un autre (Actavis Pharma Company c. Alcon Canada Inc., 2015 CAF 192, au paragraphe 13, 476 N.R. 309). Le juge a rejeté l’argument de Gilead selon lequel MM. Damha et Barrett n’avaient pas les compétences voulues pour parler de la fluoration des nucléosides, mais il a estimé qu’il s’agissait « d’un facteur de pondération de la preuve des experts adverses qui favorise [l’expertise particulière de M. Wnuk de] Gilead » (motifs, au paragraphe 61). À titre d’exemple, il était loisible au juge d’examiner et d’apprécier la preuve et de conclure que, même si M. Damha a publié un article sur le sujet en 2002, il n’avait pas, en 2003-2004, l’expérience de première main de la fluoration des nucléosides que possédait M. Wnuk (motifs, au paragraphe 62). Je note que le juge a déclaré que « M. Wnuk a consacré sa carrière à la synthèse des nucléosides, dont une grande partie de son temps à la fluoration des nucléosides ».

[36]  Le juge a reconnu qu’Idenix avait été en mesure d’obtenir certaines concessions de M. Wnuk lors du contre-interrogatoire. Il appartenait au juge d’évaluer l’incidence de ces concessions. Il a conclu que les éléments de preuve présentés par M. Wnuk témoignaient de son rôle d’expert tentant d’assister la Cour et qu’ils ne portaient pas atteinte aux éléments essentiels de son témoignage au sujet des connaissances générales courantes durant la période pertinente (motifs, au paragraphe 535). Il était loisible au juge d’en venir à cette conclusion. Il convient de rappeler que le juge avait eu l’avantage d’observer, de première main, le témoignage du témoin durant l’interrogatoire principal et le contre-interrogatoire, de sorte qu’il était en mesure de tirer les inférences et les conclusions qu’il a faites (Housen, au paragraphe 25).

(c)  M. Stewart

[37]  Idenix soutient que le juge a commis une erreur en admettant en preuve la déclaration de témoin et les transcriptions du contre-interrogatoire de M. Stewart dans une autre affaire entendue au Royaume-Uni. Gilead a demandé l’autorisation d’admettre ces documents en preuve à la fin du procès. Le juge a conclu que ces transcriptions constituaient des ouï-dire et, bien qu’il les ait jugées inutiles en vertu de l’analyse fondée sur des principes, il a fini par conclure qu’elles étaient admissibles à titre d’exception à la règle de common law relative aux aveux contre intérêt (motifs, au paragraphe 737).

[38]  Bien qu’il ne fasse aucun doute à mes yeux que le juge n’a pas fait la bonne analyse pour permettre l’admission des transcriptions en preuve, je n’examinerai pas en l’espèce l’admissibilité de cette preuve, car cet élément est sans conséquence. Au paragraphe 740 des motifs, le juge a déclaré que ni le témoignage de M. Stewart ni celui de Mme Wang n’aurait influencé la conclusion qu’il avait déjà tirée, à savoir que le brevet 191 ne divulguait pas suffisamment d’information sur l’étape de fluoration dans la synthèse du composé revendiqué.

(d)  Mme Wang

[39]  Idenix fait valoir que le juge a commis une erreur en concluant que Mme Wang n’a réussi à fabriquer le composé revendiqué qu’après avoir appris à le faire d’un employé de Pharmasset Inc. (aujourd’hui Gilead) ou que grâce à la publication de M. Clark. Selon Idenix, le juge ne pouvait se fier au rapport de M. Wnuk pour conclure que Mme Wang n’avait pas réussi à synthétiser le composé revendiqué car, lors de son contre-interrogatoire, M. Wnuk a admis, après avoir réexaminé les carnets de laboratoire de Mme Wang, qu’il [traduction] « ne pouvait pas réellement dire » si Mme Wang avait synthétisé le composé durant une expérience réalisée en décembre 2005.

[40]  Essentiellement, Idenix demande à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve. L’admission de M. Wnuk n’est toutefois pas suffisante pour appuyer la conclusion voulant que Mme Wang ait synthétisé le composé revendiqué avant de recevoir l’information concernant la méthode de M. Clark. Il incombait à Idenix d’établir ce fait.

[41]  Les éléments de preuve ont établi que M. Stewart avait reçu de l’information sur la méthode de M. Clark avant la publication du brevet 657 et que lui et Mme Wang collaboraient au projet pour le compte d’Idenix. Il était donc loisible au juge de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que M. Stewart a pu communiquer cette information à Mme Wang et que celle-ci a par la suite modifié ses essais pour intégrer cette information.

(4)  Erreurs liées à la synthèse du composé revendiqué

[42]  Nul ne conteste le fait que le brevet 191 n’enseigne pas l’étape de fluoration nécessaire à la synthèse du composé revendiqué. Idenix allègue néanmoins qu’il aurait été simple, pour une personne versée dans l’art, d’y parvenir en se basant sur les connaissances générales courantes. Idenix fait valoir que le juge a commis une erreur dans son analyse de l’étape de fluoration.

[43]  Idenix fait notamment valoir que le juge a compris, à tort, que la méthylation exigeait des conditions réactionnelles précises, ce qui l’a amené à conclure que la méthylation exigeait davantage d’essais que ce que la preuve indiquait. Cela est toutefois sans conséquence, puisque le juge a conclu que ni le brevet 191 ni les connaissances générales courantes ne dirigeaient la personne versée dans l’art vers le composé intermédiaire ou l’étape de méthylation nécessaire à la synthèse du composé revendiqué (motifs, aux paragraphes 457, 458, 469, 483, 484 et 491). La difficulté de réaliser l’étape de méthylation est sans importance si la personne versée dans l’art ne pouvait savoir que la méthylation constituait l’étape suivante dans la synthèse du composé revendiqué.

[44]  Ainsi qu’il a été indiqué précédemment, Idenix a fait valoir que le brevet 191 indiquait à la personne versée dans l’art qu’il fallait commencer par choisir l’approche du nucléoside ou celle du cycle glucidique pour amorcer le processus de synthèse, ou que cette information était évidente aux yeux d’une personne versée dans l’art, compte tenu des renvois dans le brevet 191 dirigeant la personne versée dans l’art vers le composé intermédiaire. Le juge a rejeté ces arguments. Au paragraphe 509 des motifs, le juge a accepté le témoignage de M. Wnuk selon lequel : [traduction]

[...] la personne versée dans l’art aurait eu à choisir parmi de multiples produits de départ, réactifs, voies de synthèse, groupes protecteurs et conditions réactionnelles, et ce, à chaque étape de sa démarche.

[45]  Le juge a conclu qu’Idenix tentait de voir dans le brevet 191 une chose qui ne s’y trouvait tout simplement pas (motifs, aux paragraphes 491, 494 et 512).

[46]  Depuis la date du dépôt, il a été démontré que les trois voies de synthèse (nucléoside, cycle glucidique et gemcitabine) sont réalisables (motifs, au paragraphe 512). Selon Idenix, ce fait vient étayer le caractère suffisant de la divulgation car, quelle que soit la voie choisie, la personne versée dans l’art réussirait à synthétiser le composé revendiqué. Bien que la décision ait été infirmée sur d’autres points, notre Cour a conclu dans l’arrêt Novopharm Ltd. c. Pfizer Canada Inc., 2010 CAF 242, au paragraphe 79, [2012] 2 R.C.F. 69, que les tribunaux doivent « décider si l’exposé de l’invention était suffisant à la date du dépôt. En conséquence, tout ce qui a pu se produire par la suite ne tire pas à conséquence ». Je suis d’avis que l’argument d’Idenix témoigne des avantages obtenus avec le recul, et non des connaissances d’une personne versée dans l’art à la date pertinente.

[47]  Même si la question en litige concerne le caractère suffisant de la divulgation, on peut néanmoins établir une analogie avec la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Teva. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu que, puisque le brevet de Pfizer contenait deux revendications, dont une seulement était réalisable, la personne versée dans l’art aurait eu à « se livrer à un minimum de recherche pour savoir quelle est la véritable invention » (Teva, aux paragraphes 74 et 75). La Cour suprême a donc conclu que Pfizer ne s’était pas acquittée de son obligation de divulguer l’invention de manière complète.

[48]  Je suis d’accord avec le juge et M. Wnuk pour dire que « le fait que les étapes individuelles d’une synthèse chimique puissent rétrospectivement trouver des précédents dans les publications scientifiques ne signifie pas que la séquence globale des étapes de fabrication d’un nouveau composé était facile à établir » (motifs, au paragraphe 548). Dans l’affaire en instance, comme la personne versée dans l’art n’aurait pas su, à la date du dépôt, quelle voie, quels réactifs et quelles conditions réactionnelles choisir pour synthétiser avec succès l’invention revendiquée, la personne versée dans l’art était, sur le plan conceptuel, confrontée à une tâche comparable à celle dans l’arrêt Teva.

[49]  Au lieu de guider la personne versée dans l’art, étape par étape, dans la synthèse du composé revendiqué, le mémoire descriptif en l’espèce « requiert la résolution d’un problème » (Pioneer). Le juge a accepté les éléments de preuve de M. Wnuk au paragraphe 516 de ses motifs, en déclarant ce qui suit :

[...] rien n’enseignait à cette date comment fluorer un carbone tertiaire d’une manière stéréosélective en position 2’ d’un nucléoside. J’accepte aussi son témoignage selon lequel la possibilité de synthétiser un composé 2’‑C‑Me/F en utilisant une réaction de fluoration nucléophile ou, en fait, quelque méthode de fluoration que ce soit ne faisait pas partie des connaissances générales courantes.

[50]  En l’absence d’enseignement provenant du brevet 191, cela constituait un fardeau allant au-delà de celui prévu par le libellé de l’alinéa 27(3)b) de la Loi sur les brevets, tel qu’il est interprété et appliqué dans la jurisprudence. Je confirmerais la conclusion du juge selon laquelle la divulgation du brevet 191 était insuffisante.

[51]  Je note par ailleurs que le juge a conclu que ni le brevet 191 ni les connaissances générales courantes ne dirigeaient la personne versée dans l’art vers le composé intermédiaire. Même si l’étape de la fluoration avait été divulguée et même si la personne versée dans l’art avait été dirigée vers l’approche du nucléoside ou celle du cycle glucidique, l’information sur une étape essentielle dans la synthèse du composé revendiqué par l’une ou l’autre méthode aurait toujours été insuffisante. Dans l’éventualité où Idenix aurait réussi à convaincre la Cour que le juge avait commis de nombreuses erreurs en ce qui a trait à l’étape de fluoration, les conclusions du juge sur ce point seraient maintenues, à moins que ces erreurs ne s’appliquent également à l’identification du composé intermédiaire ce qui, selon moi, n’est pas le cas.

B.  Prédiction valable d’utilité

[52]  Idenix conteste ensuite la conclusion du juge concernant l’invalidité du brevet 191sur la base d’absence de prédiction valable. Puisqu’aucune erreur justifiant l’infirmation de la conclusion du juge quant à l’invalidité du brevet 191 sur la base du caractère insuffisant de la divulgation n’a été relevée, la Cour n’a pas à examiner les allégations d’Idenix concernant la prédiction d’utilité. Ces motifs ne se veulent toutefois pas un appui avalisant l’approche utilisée par le juge pour établir la prédiction valable.

C.  Le brevet 657

[53]  N’ayant relevé aucune erreur justifiant l’infirmation de la conclusion du juge quant à l’invalidité du brevet 191 en raison du caractère insuffisant de la divulgation, je conclus que le brevet 657 n’a pas été antériorisé et qu’il ne constituait pas une contrefaçon du brevet 191.

V.  Conclusion

[54]  Pour les motifs précités, je rejetterais l’appel avec dépens.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

D.G. Near, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR FÉDÉRALE

POUR DES MOTIFS DATÉS DU 9 octobre 2015 (confidentiels) et du 2 novembre 2015 (publics) nT-1156-12 (2015 CF 1156)

DOSSIER :

A-483-15

 

INTITULÉ :

IDENIX PHARMACEUTICALS, INC. c. GILEAD PHARMASSET LLC, GILEAD SCIENCES, INC. et GILEAD SCIENCES CANADA, INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 janvier 2017

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RENNIE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE NEAR

DATE DES MOTIFS :

Le 24 juillet 2017

COMPARUTIONS :

Patrick S. Smith

Christopher C. Van Barr

Alex Gloor

Marc Crandall

Pour l’appelante

Jason C. Markwell

Jordana Sanft

Amy Grenon

Jillian Hyslop

Pour les intimées

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour l’appelante

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

Belmore Neidrauer LLP

Toronto (Ontario)

Pour les intimées

 

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