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Date : 20170809


Dossier : A-46-16

Référence : 2017 CAF 166

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

ESSAR STEEL ALGOMA INC.

demanderesse

et

JINDAL STEEL AND POWER LIMITED, STEEL AUTHORITY OF INDIA LTD., LE HAUT‑COMMISSARIAT DE L’INDE, LE MINISTÈRE DE L’INDUSTRIE ET DU COMMERCE DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE, LE MINISTÈRE DU DÉVELOPPMENT ÉCONOMIQUE DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE et SSAB CENTRAL INC.

défendeurs

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 23 mai 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 9 août 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS


Date : 20170809


Dossier : A-46-16

Référence : 2017 CAF 166

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 

 

ENTRE :

ESSAR STEEL ALGOMA INC.

demanderesse

et

JINDAL STEEL AND POWER LIMITED, STEEL AUTHORITY OF INDIA LTD., LE HAUT‑COMMISSARIAT DE L’INDE, LE MINISTÈRE DE L’INDUSTRIE ET DU COMMERCE DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE, LE MINISTÈRE DU DÉVELOPPMENT ÉCONOMIQUE DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE et SSAB CENTRAL INC.

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

I.  Introduction

[1]  La demanderesse, Essar Steel Algoma Inc. (Essar Algoma), demande le contrôle judiciaire, en vertu de l’article 96.1 de la Loi sur les mesures spéciales d’importation, L.R.C. 1985, ch. S-15 (la LMSI), des conclusions données le 6 janvier 2016 par le Tribunal canadien du commerce extérieur (le TCCE) dans l’enquête no NQ‑2015‑001. Dans le cadre de son exposé des motifs (les motifs), rendu le 20 janvier 2016 à l’appui de ses conclusions, le TCCE a conclu que les importations de tôles d’acier au carbone et de tôles d’acier allié résistant à faible teneur, laminées à chaud (les marchandises en question) sous-évaluées en provenance de la Fédération de Russie (Russie) ainsi que sous-évaluées et subventionnées en provenance de la République de l’Inde (Inde) n’avaient pas causé un dommage et ne menaçaient pas de causer un dommage à la branche de production nationale de l’acier.

[2]  Pour les motifs qui suivent, je rejetterais la demande avec dépens.

II.  Contexte

[3]  Le 20 avril 2015, Essar Algoma et deux autres aciéries ont déposé une plainte auprès du président de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), demandant une enquête sur le dumping et le subventionnement des marchandises en question, que le président de l’ASFC a lancée le 10 juin 2015. La décision de l’ASFC de lancer des enquêtes sur le dumping et le subventionnement a déclenché une enquête préliminaire par le TCCE, en vertu du paragraphe 34(2) de la LMSI. Le 11 juin 2015, le TCCE a lancé une enquête préliminaire ainsi qu’une enquête sur la menace de dommage et, le 10 août 2015, il a relevé suffisamment d’éléments de preuve pour permettre une enquête complète sur la question de savoir si le dumping et le subventionnement avaient causé un dommage ou menaçaient de causer un dommage à la branche de production nationale.

[4]  Le 8 septembre 2015, l’ASFC a tiré des conclusions préliminaires de dumping et de subventionnement. En conséquence, elle a imposé des mesures antidumping et des droits compensatoires provisoires à l’égard des marchandises en question. Le jour suivant, le 9 septembre 2015, le TCCE a publié un avis d’ouverture d’enquête.

[5]  Le 7 décembre 2015, l’ASFC a rendu une décision définitive de dumping à l’égard des marchandises en question originaires de la Russie et de l’Inde, et une décision définitive de subventionnement à l’égard des marchandises en question originaires de l’Inde. Elle a estimé que 100 p. 100 des marchandises en question dédouanées au Canada entre le 1er janvier 2014 et le 31 mars 2015 avaient été sous-évaluées. L’ASFC a également conclu que le montant de subvention lié aux marchandises en question originaires de la Russie était minimal (0,2 p. 100), alors que le montant de la subvention pour les marchandises en question originaires de l’Inde correspondait à 20,3 p. 100 du prix d’exportation. Enfin, l’ASFC a considéré que le montant de subvention à l’égard des marchandises en question originaires de l’Inde « n’était pas minimal ».

III.  Décision du TCCE

[6]  Le TCCE a conclu que, bien qu’elles aient pu avoir une incidence néfaste sur la branche de production nationale, les marchandises en question n’avaient pas causé ou menacé de causer un dommage dans la présente affaire. Le TCCE est arrivé à cette conclusion au terme d’une enquête en six étapes visant : 1) à définir ce qui constitue des « marchandises similaires » aux termes du paragraphe 2(1) de la LMSI (c.-à-d. des marchandises nationales qui sont identiques en tout point aux marchandises en question ou des marchandises dont l’utilisation et les autres caractéristiques sont très proches de celles des marchandises en question); 2) à circonscrire la portée de la « branche de production nationale »; 3) à déterminer l’opportunité d’évaluer l’effet du dumping sur une base cumulative (c.-à-d. examiner les marchandises en question originaires de la Russie et de l’Inde dans leur ensemble); 4) à déterminer l’opportunité d’examiner le cumul croisé (c.‑à‑d. examiner les effets cumulatifs du dumping et du subventionnement); 5) à évaluer tout dommage causé par le dumping et le subventionnement à la branche de production nationale; 6) en l’absence de dommage, à évaluer toute menace possible à la branche de production nationale.

[7]  Dans sa détermination des marchandises similaires de producteurs nationaux par rapport aux marchandises en question aux termes du paragraphe 2(1) de la LMSI, le TCCE a inclus les tôles d’acier laminées à chaud produites par des aciéries et des entités plus petites, appelées centres de service. Pour les besoins du présent appel, il suffit de mentionner que les aciéries – comme Essar Algoma – produisent généralement de grandes tôles d’acier d’une largeur de 96 pouces ou plus (tôles fortes). Ils produisent également des tôles à partir de bobines d’acier qui sont ensuite coupées sur la longueur (tôles coupées à longueur). Dans le cas des centres de service, ils ne produisent pas de tôles fortes, travaillant principalement avec des tôles coupées à longueur d’une largeur de 72 pouces et moins. Certains centres de service importent également des tôles fortes (motifs du TCCE, par. 52). Malgré la différence de largeur entre les tôles d’acier laminées à chaud produites par les aciéries et celles produites par les centres de service, le TCCE était convaincu que « la branche de production nationale, dans son ensemble, produit des tôles d’acier laminées à chaud de la même gamme que les marchandises en question » et que les tôles fortes et les tôles coupées à longueur sont comprises dans « une seule catégorie de marchandise » (motifs du TCCE, par. 35, 38, 44 et 45). Le TCCE est arrivé à la conclusion que les aciéries et les centres de service étaient des producteurs de marchandises similaires.

[8]  S’agissant de la question des producteurs nationaux qui devraient être inclus dans la branche de production nationale, le TCCE s’est appuyé sur la définition de l’expression « branche de production nationale » établie au paragraphe 2(1) de la LMSI.

[9]  À cet égard, Essar Algoma a reconnu devant le TCCE que les centres de service font généralement partie de la branche de production nationale, mais a exhorté le TCCE à exclure trois d’entre eux de l’analyse de dommage, à savoir : Samuel, Son & Co., Limited (Samuel), Varsteel Ltd. (Varsteel) et Russel Metals. Plus particulièrement, Essar Algoma a fait valoir que Samuel et Varsteel importaient des volumes substantiels de marchandises en question, causant ainsi un dommage aux aciéries nationales. Quant à Russel Metals, Essar Algoma a soutenu qu’elle devait être exclue en raison de sa relation avec Acier Wirth Steel (Wirth), une société important les marchandises en question.

[10]  Le TCCE a décidé s’il convenait d’exclure les trois centres de service de l’analyse en appliquant l’analyse structurelle et comportementale. Il a donc examiné chacun des centres de service à la lumière des facteurs « structurels » (p. ex. la proportion des ventes de marchandises en question par le centre de service par rapport au total de ses ventes sur le marché national) et les facteurs « comportementaux » (p. ex. le centre de service a-t-il importé les marchandises en question à titre de mesure défensive contre d’autres marchandises en question ou à titre de mesure offensive pour capturer une part de marché?). Dès le début, le TCCE a observé qu’il conservait son pouvoir discrétionnaire d’inclure tout producteur dans la branche de production nationale, peu importe le résultat de l’analyse structurelle et comportementale (motifs du TCCE, par. 56 à 58). Après avoir soumis chacun des trois centres de service contestés (Samuel, Varsteel et Russel Metals) à une analyse structurelle et comportementale, le TCCE a en fin de compte rejeté la demande d’Essar Algoma. Il a conclu que les trois centres de service faisaient partie à juste titre de la branche de production nationale aux fins de l’enquête (motifs du TCCE, par. 59 à 68).

[11]  Passons à la question du cumul. Le TCCE a évalué les effets des marchandises sous-évaluées originaires de la Russie et de l’Inde sur une base cumulative. Ce faisant, le TCCE a fait remarquer que, aux termes du paragraphe 42(3) de la LMSI, il doit examiner les effets cumulatifs du dumping (i) si la marge de dumping de chaque pays « n’est pas minimale » et si le volume de marchandises provenant de chacun des pays visés « n’est pas négligeable »; et (ii) si le cumul est indiqué compte tenu des conditions de concurrence entre les marchandises en question et les marchandises similaires des producteurs nationaux ou entre les marchandises en question et les marchandises importées au Canada en provenance de pays visés par une enquête. Le TCCE a conclu que les marges de dumping n’étaient « pas minimales », puisqu’elles dépassaient 2 p. 100. Il a également conclu que le volume des marchandises en question originaires de la Russie et de l’Inde n’était « pas négligeable ». En ce qui concerne les conditions de concurrence, le TCCE a conclu que les marchandises similaires en cause sont vendues par l’intermédiaire des mêmes circuits de distribution que les marchandises en question, ou de circuits de distribution similaires et que ces produits de base se livrent concurrence sur le marché canadien (motifs du TCCE, par. 83 à 92).

[12]  Le TCCE a observé que la LMSI est muette sur la question du cumul croisé. Lorsqu’il s’est penché sur l’opportunité du cumul croisé, le TCCE a gardé à l’esprit le rapport de l’Organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce (l’Organe d’appel de l’OMC) portant sur le cumul croisé (États-Unis — Mesures compensatoires visant certains produits plats en acier au carbone laminés à chaud en provenance d’Inde (8 décembre 2014), document de l’OMC WT/DS436/AB/R). Dans cette affaire, l’Organe d’appel de l’OMC est arrivé à la conclusion que le cumul croisé des effets du dumping d’un pays et du subventionnement d’un autre n’était pas indiqué. Le TCCE a jugé que la présente affaire se distinguait à cet égard, compte tenu du fait que les marchandises en question font l’objet d’un dumping en provenance de deux pays, ce qui établit un lien analytique, mais qu’ils sont subventionnés uniquement dans l’un de ces pays. Le TCCE, soucieux de respecter la décision de l’Organe d’appel de l’OMC, a décidé de procéder à sa propre analyse sur la base du cumul croisé dans la présente affaire. Il a toutefois ajouté que, s’il y a lieu, il pourrait se pencher sur la question de savoir si les effets du subventionnement indiens devaient être distingués des effets du dumping (motifs du TCCE, par. 88 à 92).

[13]  Dans le cadre de son analyse de dommage, le TCCE s’est ensuite penché sur les critères établis au paragraphe 37.1(1) du Règlement sur les mesures spéciales d’importation, DORS/84‑927 (le RMSI) : 1) le volume d’importation des marchandises sous-évaluées ou subventionnées; 2) l’effet des prix des marchandises sous-évaluées ou subventionnées, y compris la sous-cotation, la baisse et la compression des prix; 3) l’incidence des marchandises sous‑évaluées ou subventionnées sur la branche de production nationale, y compris des facteurs économiques (p. ex. la diminution des extrants, des ventes, de la part de marché, des profits, de la productivité, du rendement du capital investi ou de l’utilisation de la capacité industrielle). Le TCCE a analysé chaque critère de manière détaillée et a fait mention de différents documents et témoignages de viva voce. Il a conclu que les marchandises en question avaient eu une incidence néfaste principalement sur les aciéries, et Essar Algoma en particulier, plutôt que sur la branche de production nationale dans son ensemble. Le TCCE a également jugé que d’autres facteurs étaient responsables d’une partie du dommage, dont les mauvaises conditions des marchés et une pénurie de matières premières pour Essar Algoma, causée par un conflit avec un fournisseur. Par conséquent, le TCCE a conclu que les marchandises en question n’avaient pas causé un dommage sensible à la branche de production nationale.

[14]  Enfin, n’ayant relevé aucun dommage, le TCCE s’est demandé si les marchandises en question menaçaient de causer un dommage futur. Il a établi une fenêtre d’évaluation de la menace de 12 à 18 mois et a constaté : 1) une probabilité d’augmentation substantielle des importations de marchandises en question; et 2) une possibilité de sous-cotation des prix nationaux attribuable aux marchandises en question (motifs du TCCE, par. 183 à 206). Le TCCE a néanmoins conclu, tout comme dans l’analyse de dommage, que, bien que certains producteurs (notamment Essar Algoma) puissent être menacés de dommage, il ne pouvait pas extrapoler à partir de cette conclusion une menace pour la branche de production nationale dans son ensemble. Une fois de plus, des facteurs importants sans lien avec les marchandises en question entraient en jeu. En outre, c’était essentiellement Essar Algoma qui risquait de subir un dommage.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[15]  Notre Cour a déjà fait remarquer que le TCCE était un tribunal hautement spécialisé et que, à ce titre, ses décisions commandaient la retenue et seraient examinées en fonction de la norme de la décision raisonnable (MAAX Bath Inc. c. Almag Aluminum Inc., 2010 CAF 62, [2010] A.C.F. no 275 (QL), par. 31 à 33; Rio Tinto Alcan Inc. c. Silicon Québec SEC (QSLP), 2015 CAF 72, [2015] A.C.F. no 1559 (QL), par. 35). Dans le présent appel, le rôle de notre Cour n’est pas, par conséquent, de soupeser à nouveau la preuve dont était saisi le TCCE, mais plutôt de déterminer si la décision du TCCE appartient aux issues possibles acceptables (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190).

[16]  La demande de contrôle judiciaire d’Essar Algoma a donné lieu à deux questions découlant de l’analyse du TCCE :

  • (1) L’analyse du TCCE concernant la branche de production nationale était-elle raisonnable?

(2)  L’analyse du TCCE portant sur le dommage et la menace de dommage était-elle raisonnable?

V.  Analyse

A.  Examen de l’analyse du TCCE concernant la branche de production nationale

[17]  Essar Algoma conteste l’interprétation par le TCCE de l’expression « branche de production nationale » au sens du paragraphe 2(1) de la LMSI. Plus particulièrement, Essar Algoma fait valoir que le TCCE a commis une erreur de droit lorsqu’il a évalué le dommage ou la menace de dommage en tenant compte uniquement de la branche de production nationale dans son ensemble, sans se demander si une « proportion majeure » de la « branche de production nationale » s’exposait à un dommage ou à une menace de dommage. La LMSI définit ainsi l’expression « branche de production nationale », au paragraphe 2(1) :

branche de production nationale Sauf pour l’application de l’article 31 et sous réserve du paragraphe (1.1), l’ensemble des producteurs nationaux de marchandises similaires ou les producteurs nationaux dont la production totale de marchandises similaires constitue une proportion majeure de la production collective nationale des marchandises similaires. Peut toutefois en être exclu le producteur national qui est lié à un exportateur ou à un importateur de marchandises sous-évaluées ou subventionnées, ou qui est lui-même un importateur de telles marchandises. (domestic industry)

domestic industry means, other than for the purposes of section 31 and subject to subsection (1.1), the domestic producers as a whole of the like goods or those domestic producers whose collective production of the like goods constitutes a major proportion of the total domestic production of the like goods except that, where a domestic producer is related to an exporter or importer of dumped or subsidized goods, or is an importer of such goods, domestic industry may be interpreted as meaning the rest of those domestic producers; (branche de production nationale)

 

[Non souligné dans l’original.]

[Underlined added. Bold in the original]

 

[18]  Essar Algoma fait valoir que le TCCE n’aurait pas dû mettre un terme à son analyse après avoir conclu que le dumping n’avait pas causé de dommage ou menacé de causé un dommage à la « branche de production nationale » dans son ensemble. Elle affirme qu’après son analyse de la branche de production nationale dans son ensemble, le TCCE aurait ensuite dû se pencher sur la question de savoir si une « proportion majeure » de la branche de production nationale avait subi un dommage ou avait été menacée dans les circonstances. Selon Essar Algoma, le mot « ou » (« or » en anglais) utilisé au paragraphe 2(1) de la LMSI entre « l’ensemble des producteurs nationaux » et « les producteurs nationaux dont la production totale de marchandises similaires constitue une proportion majeure de la production collective nationale des marchandises similaires » doit être interprété comme une conjonction plutôt que comme une disjonction. Essar Algoma fait valoir que son argument à cet égard est étayé par le sens clair de la disposition, l’objet général de la LMSI et la jurisprudence de notre Cour.

[19]  À mon avis, l’argument d’Essar Algoma ne tient pas. Essar Algoma n’a pas démontré que l’interprétation du TCCE de l’expression « branche de production nationale » au sens du paragraphe 2(1) de la LMSI est déraisonnable.

[20]  Essar Algoma fait valoir que sa position est appuyée par le sens clair de la disposition sans expliquer comment il en est ainsi. Étant donné que l’on peut conférer au mot « ou » une interprétation conjonctive ou disjonctive selon le contexte, l’argument d’Essar Algoma selon lequel l’analyse doit s’arrêter ici n’est pas convaincant. En outre, Essar Algoma soutient que l’interprétation disjonctive par le TCCE de la définition de l’expression « branche de production nationale » n’est pas conforme à l’objet de la LMSI, étant donné que la LMSI est une loi apportant une solution de droit et qu’elle exige une interprétation large aux termes de l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21. Une fois de plus cependant, l’argument d’Essar Algoma ne réussit pas à convaincre. Logiquement, puisque le législateur a prévu une définition en deux parties de l’expression « branche de production nationale » au paragraphe 2(1) de la LMSI – c’est-à-dire « l’ensemble » ou « une proportion majeure » – il ne peut s’ensuivre que le législateur ordonnerait au TCCE d’examiner l’ensemble du dommage à la branche de production nationale si, pour respecter l’objet de la LMSI, le TCCE doit agir même lorsque seule une proportion majeure subit le dommage. Pourquoi le TCCE se pencherait-il même sur l’ensemble de la branche de production s’il suffisait de montrer qu’un préjudice est causé à une proportion majeure de la branche de production nationale? Bien qu’il soit vrai qu’une loi apportant une solution de droit doit faire l’objet d’une interprétation large et libérale, cette interprétation ne peut avoir pour effet de rendre le libellé superflu.

[21]  À l’appui de sa contestation de l’interprétation de l’expression « branche de production nationale » par le TCCE, Essar Algoma invoque également les décisions dans les affaires Japan Electrical Manufacturers Assn. c. Canada (Tribunal anti-dumping) (C.A.F.), [1986] A.C.F. no 652 (QL) [Japan Electrical]; et Brunswick International (Canada) Ltd. c. Canada (Tribunal antidumping), [1979] A.C.F. no 1114 (QL) [Brunswick]. Cependant, ces deux décisions sont distinctes.

[22]  Effectivement, dans Japan Electrical, le Tribunal antidumping – c’est-à-dire le TCCE avant son changement de nom – a choisi d’entrée de jeu d’appliquer la définition de « proportion majeure ». Par conséquent, il semble que le Tribunal ne s’est jamais penché sur la question de savoir si l’ensemble de la branche de production nationale subirait un dommage. Contrairement à Japan Electrical, le TCCE en l’espèce a choisi d’évaluer le dommage et la menace de dommage à l’ensemble de la branche de production nationale.

[23]  De manière similaire, dans Brunswick, le Tribunal antidumping a décidé dès le début d’évaluer le dommage en fonction d’un sous-ensemble de la branche de production nationale, excluant de l’enquête les producteurs représentant 30 p. 100 de la production nationale. Comme il avait déjà choisi la norme fondée sur la proportion majeure, le Tribunal antidumping pouvait alors décider qu’un producteur, à lui seul, représentait une proportion majeure. En revanche, le TCCE a une fois de plus choisi dans cette affaire d’évaluer l’ensemble de la branche de production nationale.

[24]  Selon le libellé du paragraphe 2(1) de la LMSI, il est possible, si les circonstances le justifient, de considérer les « producteurs nationaux » comme un ensemble ou une « proportion majeure » dans le cadre de toute décision relative à la branche de production nationale. L’interprétation adoptée par le TCCE en l’espèce, sur la foi du dossier dont il disposait, est donc raisonnable à mon avis.

[25]  Deux autres facteurs me convainquent que l’interprétation donnée par le TCCE de la définition de « branche de production nationale » était raisonnable. D’abord, cette interprétation est conforme aux décisions du TCCE dans sept affaires antérieures portant sur des tôles d’acier laminées à chaud (enquête no NQ-92-007, [1993] T.C.C.E. no 70 (QL) [Tôles I] enquête no NQ‑93-004, [1994] T.C.C.E. no 104 (QL) [Tôles II]; enquête no NQ-97-001, [1997] T.C.C.E. no 114 (QL), par. 59 et 60 [Tôles III]; enquête no NQ-99-004, [2000] T.C.C.E. no 47 (QL), par. 104 à 106 [Tôles IV]; enquête no NQ-2003-002, [2004] T.C.C.E. no 2 (QL), par. 47 et 48 [Tôles V]; enquête no NQ-2009-003, [2010] T.C.C.E. no 10 (QL), par. 67 à 70 [Tôles VI]; enquête no NQ-2013-005, [2014] T.C.C.E. no 64 (QL), par. 49 à 54 [Tôles VII]). Dans chacune de ces décisions, le TCCE a choisi, sur la base des faits de chaque affaire, d’examiner la branche de production nationale dans son ensemble ou un certain sous‑ensemble de la branche de production constituant une proportion majeure, mais jamais les deux. À l’audience, lorsqu’elle a été pressée de signaler à notre Cour une autre jurisprudence appuyant son interprétation plutôt que celle que le TCCE semble avoir appliquée uniformément dans le passé, Essar Algoma n’a pas été en mesure de le faire.

[26]  Ensuite, l’interprétation du TCCE est également raisonnable à la lumière de nos engagements internationaux. La définition de « branche de production nationale » établie au paragraphe 2(1) de la LMSI s’inspire de la partie I, article 4.1, de l’Accord sur la mise en œuvre de l’article VI de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994 (Accord antidumping) comme l’a fait remarquer l’avocat de la demanderesse dans sa plaidoirie devant notre Cour. Le TCCE a reconnu, au paragraphe 70 de ses motifs, que les articles 3.1 de l’Accord antidumping et 15.1 de l’Accord sur les subventions et les mesures compensatoires exigent que le TCCE évalue objectivement le dommage qui est causé à la branche de production nationale par le dumping et le subventionnement. S’agissant de l’article 3.1 de l’Accord antidumping, le TCCE a indiqué qu’« [e]ntreprendre un examen objectif de l’ensemble de la branche de production nationale est une exigence que doit respecter le Tribunal ».

[27]  Je fais également remarquer que le rapport de l’Organe d’appel de l’OMC dans OMC – États-Unis — Mesures antidumping appliquées à certains produits en acier laminés à chaud en provenance du Japon (24 juillet 2001), document de l’OMC WT/DS184/AB/R, expliquait que l’article 3.1 de l’Accord antidumping exige d’une autorité nationale chargée de l’enquête qu’elle examine l’ensemble de la branche de production nationale lorsque cela est possible et, dans le cas contraire, qu’elle explique pourquoi. Selon les termes de l’Organe d’appel de l’OMC :

204.  […] l’article 3.1 de l’Accord antidumping exige qu’un tel examen sectoriel soit effectué de manière « objective ». À notre avis, cette prescription signifie que, lorsque les autorités chargées de l’enquête entreprennent l’examen d’une partie d’une branche de production nationale, elles devraient, en principe, examiner, de la même manière, toutes les autres parties qui composent cette branche, et examiner aussi la branche de production dans son ensemble. Ou alors, les autorités chargées de l’enquête devraient donner une explication satisfaisante indiquant pourquoi il n’est pas nécessaire d’examiner directement ou spécifiquement les autres parties de la branche de production nationale. Différentes parties d’une branche de production nationale peuvent présenter des résultats économiques très différents pendant une période donnée. Certaines parties peuvent obtenir de bons résultats, tandis que d’autres en obtiennent de médiocres. À n’examiner que les parties d’une branche de production qui obtiennent des résultats médiocres, même si l’ensemble de la branche de production nationale fait aussi l’objet d’un examen, on risque de donner une impression trompeuse des données relatives à la branche de production dans son ensemble, et de ne pas tenir compte d’évolutions positives qui se produisent dans d’autres parties de la branche de production. Un tel examen peut aboutir à mettre en lumière les données négatives relatives à la partie qui obtient des résultats médiocres, sans appeler l’attention sur les données positives relatives à d’autres parties de la branche de production. Nous relevons que la réciproque peut aussi être vraie – examiner seulement les parties d’une branche de production qui obtiennent de bons résultats peut amener à sous-estimer l’importance de la dégradation des résultats obtenus dans d’autres parties de la branche de production.

[Non souligné dans l'original.]

[28]  Bien qu’il ait été préférable pour le TCCE en l’espèce de présenter une justification plus explicite en ce qui concerne son interprétation disjonctive plutôt que conjonctive de la définition de « branche de production nationale » et, par conséquent, de s’en tenir à l’industrie dans son ensemble sans égard à la « proportion majeure » de celle-ci, je suis convaincu que, à la lumière de ce qui précède, l’analyse du TCCE concernant la branche de production nationale est néanmoins raisonnable.

[29]  Qui plus est, le TCCE a examiné attentivement les éléments de preuves lorsqu’il a statué sur les marchandises similaires et leur corrélation avec les producteurs nationaux. La conclusion du TCCE d’inclure les centres de service dans la branche de production nationale est fondée sur les marchandises en question au sens de la décision provisoire de dumping du président de l’ASFC (dossier de la demanderesse, vol. 1, ongl. 10, p. 195; motifs du TCCE, par. 17), qui est elle-même fondée sur la description d’Essar Algoma dans sa plainte (dossier de la demanderesse, vol. 1, ongl. 10, p. 190). Ayant conclu que les aciéries et les centres de service étaient des producteurs de marchandises similaires, le TCCE s’est exprimé ainsi aux paragraphes 34 à 38 de ses motifs (voir également le mémoire des faits et du droit des défendeurs, par. 29) :

  • - Les aciéries nationales, comme Essar Algoma, produisent des tôles fortes d’une largeur de 96 pouces à 152 pouces. De leur côté, les centres de service produisent des tôles coupées à longueur et leurs activités sont axées sur des tôles d’une largeur allant de 24 pouces à 72 pouces (motifs du TCCE, par. 34).

  • - Bien que l’on ait conclu que les marchandises en question étaient essentiellement d’une largeur de 96 pouces et plus, on a également déterminé qu’elles étaient occasionnellement importées dans des largeurs de 72 pouces et moins. La production des centres de service est axée sur des tôles d’une largeur de 72 pouces et moins, mais certains centres de service ont la capacité de produire des tôles de largeurs de 96 pouces et, en conséquence, les aciéries et les centres de service sont des producteurs de marchandises similaires (motifs du TCCE, par. 35).

  • - Les aciéries et les centres de service ont recours essentiellement aux mêmes procédés de fabrication que ceux utilisés dans la production des marchandises en question (motifs du TCCE, par. 36).

  • - En ce qui concerne les caractéristiques du marché, les marchandises produites au pays et les marchandises en question répondent généralement aux mêmes besoins des clients, sont en concurrence directe et utilisent les mêmes circuits de distribution (motifs du TCCE, par. 37).

  • - Bien que la production des centres de service soit axée sur des tôles de largeur inférieure et celle des aciéries sur des tôles de largeur supérieure, ils produisent une gamme complète de marchandises similaires qui sont en concurrence avec les marchandises en question correspondant à la même description et ils peuvent donc être considérés comme une branche de production unique (motifs du TCCE, par. 38).

[30]  Il convient également de souligner que la conclusion du TCCE d’inclure les centres de service dans la branche de production nationale est conforme à d’autres décisions récentes rendues par le TCCE (Tôles d’acier au carbone et tôles d’acier allié résistant à faible teneur, laminées à chaud (30 janvier 2015), RR-2014-002 (motifs du TCCE, par. 30); Tôles d’acier au carbone laminées à chaud (20 mai 2014), NQ-2013-005 (motifs du TCCE, par. 53). En outre, il était loisible à Essar Algoma de s’opposer à l’inclusion des centres de service dans la branche de production nationale, mais elle a choisi de ne pas le faire :

Le Tribunal constate que les centres de service jouent un rôle de plus en plus important dans la branche de production nationale. La preuve établit sans équivoque que les centres de service produisent des marchandises qui entrent dans la définition des marchandises en question, même s’ils utilisent généralement des procédés de fabrication et des modèles d’affaires différents de ceux des aciéries. Comme dans ses décisions précédentes concernant les tôles d’acier, le Tribunal conclut qu’il convient de continuer d’inclure les centres de service dans la branche de production nationale. Essar Algoma n’a pas soulevé d’objection.

[Non souligné dans l’original.]

(Motifs du TCCE, par. 51)

[31]  Il s’ensuit que l’inclusion des centres de service par le TCCE dans la branche de production nationale est raisonnable.

[32]  De plus, je ne relève aucune erreur dans la conclusion du TCCE d’inclure Samuel, Varsteel et Russel Metals dans la branche de production nationale. À cet égard, Essar Algoma fait valoir que le TCCE a abandonné son analyse structurelle et comportementale en faveur d’une norme plus lourde, c’est-à-dire la question de savoir si les centres de service en cause étaient « avant tout des intermédiaires pour l’importation de marchandises en question ». La décision du TCCE d’inclure les centres de service ne rend pas sa conclusion déraisonnable. Bien que l’analyse structurelle et comportementale fournisse au TCCE des facteurs à examiner, elle n’établit pas un seuil d’exclusion. Par conséquent, il est inexact de qualifier la conclusion du TCCE caractérisée par l’expression « avant tout » d’incohérente avec les facteurs structurels et comportementaux. Au lieu de cela, le TCCE a adopté une norme à l’égard de laquelle il pouvait appliquer les facteurs structurels et comportementaux pour décider si les centres de service en cause devraient être exclus, et agir de la sorte ne constituait pas une erreur (motifs du TCCE, par. 56 à 58). En résumé, Essar Algoma n’a pas réussi à convaincre notre Cour qu’elle devrait intervenir.

B.  Examen de l’analyse du TCCE concernant les analyses de dommage et de menace de dommage

[33]  Dans sa plaidoirie, Essar Algoma n’a pas insisté sur sa contestation des analyses de dommage et de menace de dommage, mais a fait valoir dans son mémoire des faits et du droit que le TCCE a commis un certain nombre d’erreurs susceptibles de révision (mémoire des faits et du droit de la demanderesse, par. 104 à 128). Quoi qu’il en soit, étant donné l’examen approfondi de la preuve par le TCCE, je suis d’avis que son analyse à cet égard est justifiée, intelligible et transparente et que sa décision finale appartient aux issues possibles et raisonnables.

VI.  Conclusion

[34]  Je rejetterais la demande de contrôle judiciaire avec dépens, fixés à 8 500 $, débours et taxes compris.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Yves de Montigny j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Judith Woods j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-46-16

 

 

INTITULÉ :

ESSAR STEEL ALGOMA INC. c. JINDAL STEEL AND POWER LIMITED, STEEL AUTHORITY OF INDIA LTD., HAUT-COMMISSARIAT DE L’INDE, MINISTÈRE DE L’INDUSTRIE ET DU COMMERCE DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE, MINISTÈRE DU DÉVELOPPMENT ÉCONOMIQUE DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE et SSAB CENTRAL INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 mai 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 AOÛT 2017

 

COMPARUTIONS :

Benjamin P. Bedard

R. Benjamin Mills

Linden Dales

 

Pour la demanderesse

 

Vincent Routhier

Patrick Goudreau

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Steel Authority of India Ltd. et Jindal Steel et Power Limited)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CONLIN BEDARD LLP

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

DS AVOCATS CANADA, s.r.l.

Montréal (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS

(Steel Authority of India Ltd. et Jindal Steel et Power Limited)

 

 

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