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Date : 20170912


Dossier : A‑146‑16

Référence : 2017 CAF 184

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LA JUGE GAUTHIER

 

 

ENTRE :

PLATYPUS MARINE, INC.

appelante

et

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « TATU » et LE NAVIRE « TATU »

intimés

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 17 mai 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 12 septembre 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE DAWSON

LA JUGE GAUTHIER


Date : 20170912


Dossier : A‑146‑16

Référence : 2017 CAF 184

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LA JUGE GAUTHIER

 

 

ENTRE :

PLATYPUS MARINE, INC.

appelante

et

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « TATU » et LE NAVIRE « TATU »

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’un appel et de l’appel incident interjetés à l’encontre du jugement (2016 CF 501) rendu le 4 mai 2016 par le juge Hughes (le juge) de la Cour fédérale, dans lequel il a décidé du taux d’intérêt à payer par les intimés sur la somme non contestée due à l’appelante.

[2]  Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel et je rejetterais l’appel incident.

II.  Les faits

[3]  L’appelante, Platypus Marine, Inc. (Platypus), est une entreprise de réparation navale située à Port Angeles, dans l’État de Washington, aux États‑Unis. Platypus a fait des réparations et de l’entretien (les travaux) sur le navire intimé « Tatu », dont la propriétaire était l’intimée Platinum Premier Corporation Limited (Platinum). Les travaux ont été exécutés sur plusieurs mois en 2014, et, en temps opportun, Platypus a envoyé à Platinum dix factures entre le 28 mai 2014 et le 19 septembre 2014, dont le total s’élevait à 285 508,92 $US. Chaque facture porte la mention [traduction« FACTURE PAYABLE À LA RÉCEPTION » et ne fait aucune mention des intérêts.

[4]  La facture finale envoyée à Platinum par Platypus est datée du 19 septembre 2014. À cette date, Platinum n’avait payé aucune des factures précédentes de Platypus. Peu après l’envoi de la dernière facture, les parties sont parvenues à une entente (l’entente verbale) conclue à la suggestion de Platinum, aux termes de laquelle elle acceptait de payer à Platypus la somme de 100 000 $US au titre des intérêts sur les frais exigibles pour les travaux accomplis par Platypus. En contrepartie, Platinum ne serait pas tenue d’effectuer le paiement des factures de Platypus avant la fin de janvier 2015.

[5]  En raison de l’omission de Platinum de payer les factures de Platypus à la fin de janvier 2015, Platypus a procédé à la saisie conservatoire du « Tatu » (au moyen d’un caveat‑mainlevée) et, le 29 octobre 2015, elle a intenté une action contre les intimés (ci‑après appelés Platinum).

[6]  Le 4 décembre 2015, Platypus a présenté une requête ex parte contre Platinum afin d’obtenir un jugement pour la somme équivalente en dollars canadiens de 385 508,92 $US (285 508,92 $US plus 100 000 $US). La requête de Platypus a été entendue par le juge Fothergill de la Cour fédérale le 15 décembre 2015, date à laquelle il a entendu les arguments des avocats de Platypus et de Platinum. Le même jour, après l’audition, il a rendu un jugement en faveur de Platypus dans les termes suivants :

[traduction]

Le jugement est accordé à la demanderesse à l’encontre des défendeurs au montant de 363 455,61 $, ce qui représente l’équivalent en dollars canadiens (le 30 janvier 2015) des montants figurant sur les factures remises aux défendeurs par la demanderesse entre le 28 mai 2014 et le 19 septembre 2014, intérêts non compris.

[Non souligné dans l’original.]

[7]  Le juge Fothergill a également accueilli une requête présentée par Platinum visant à obtenir une prorogation du délai pour déposer une défense à l’encontre de la demande de Platypus relativement aux intérêts.

[8]  Le 25 janvier 2016, Platinum a payé la totalité de la somme principale due à Platypus, y compris les dépens et les intérêts après jugement sur cette somme.

[9]  Le 12 avril 2016, Platinum a déposé une requête en jugement sommaire aux termes des articles 213 et 216 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, pour demander le rejet de la demande de Platypus de 100 000 $US à titre d’intérêts et de toute autre demande relative à des intérêts. Plus particulièrement, Platinum a demandé le rejet de la demande relative au montant de l’intérêt de 100 000 $US, au motif que cela représentait un taux d’intérêt contraire à l’article 347 du Code criminel du Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (le Code criminel), qui interdit l’imposition de taux d’intérêt annuels supérieurs à 60 p. 100.

[10]  La requête de Platinum a été entendue par le juge le 3 mai 2016 et, le lendemain, il a rendu le jugement suivant :

POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT, LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1. L’entente de paiement des intérêts au montant de 100 000 $ US est annulée.

2. Les défendeurs devront payer à la demanderesse la somme de 35 000 $ à titre d’intérêts.

3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

III.  Les motifs de la Cour fédérale

[11]  Devant le juge, Platypus a fait valoir que la somme de 100 000 $US ne constituait pas un taux d’intérêt criminel et que, par conséquent, elle avait droit à la totalité de la somme. Afin d’étayer son argumentation, Platypus a présenté un tableau dans lequel elle avait calculé les intérêts, à compter du lendemain suivant la date à laquelle chaque facture avait été émise jusqu’au 31 janvier 2015. Selon ce calcul, la somme de 100 000 $US correspond à un taux d’intérêt annuel effectif de 59,5 p. 100. Le juge n’a pas accepté ces calculs. Au paragraphe 15 de ses motifs, il a fait les remarques suivantes :

[...] Je remets en question les calculs qui utilisent la date de la facture comme date de début des intérêts courus, car le deuxième affidavit de M. Linnabary [M. Judson Linnabary, le président de Platypus], du 21 avril 2016, au paragraphe 3, indique que les factures étaient « habituellement » délivrées à la date de la facture et, en tout état de cause, toutes étaient envoyées par courrier électronique dans les deux jours suivant la date de la facture. Même un changement de deux jours ferait passer le calcul des intérêts à plus de 60 %.

[12]  Les calculs présentés au juge par Platinum étaient fondés sur les intérêts courus à compter du 19 septembre 2014, date de la dernière facture et date approximative de l’entente de paiement verbale, jusqu’au 31 janvier 2015. Platinum a calculé que le taux d’intérêt annuel effectif était de 95,4 p. 100 (dossier d’appel, à la page 33). Son calcul est le suivant :

Principal

Pourcentage par année

Date de début

Date de fin

Nombre de jours

Intérêts

285 508,92 $

0,954044 %

19 septembre 2014

31 janvier 2015

134/365

100 000 $

[13]  Le juge a conclu que le taux d’intérêt, en utilisant soit les calculs de Platypus, soit ceux de Platinum, constituait un taux d’intérêt criminel. Au paragraphe 17 de ses motifs, il a exprimé le point de vue suivant :

17. J’estime que la somme de 100 000 $ US représente un taux d’intérêt de plus de 60 % par an. Même les calculs de la demanderesse déboucheraient, à juste titre, sur ce résultat. Aucune demande d’intérêts n’a été faite à la date du relevé du 27 août 2014. Aucun intérêt ne semble avoir été abordé jusqu’à la date ou après la date de la dernière facture, à savoir le 19 septembre 2014. À compter de l’une ou l’autre de ces dates, le taux d’intérêt est bien supérieur à 60 % par an.

[14]  Le juge a ensuite abordé la question de savoir s’il devrait radier l’entente de paiement de la somme de 100 000 $US ou la remplacer par un autre taux d’intérêt. Il a commencé son analyse en indiquant que l’arrêt de principe sur ce point était celui de la Cour suprême du Canada dans Transport North American Express Inc. c. New Solutions Financial Corp., 2004 SCC 7, [2004] 1 R.C.S. 249 (Transport North American Express), dans lequel la Cour suprême a approuvé l’opinion exprimée par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt William E. Thomson Associates Inc. c. Carpenter (1989), 1989 CanLII 185 (CA ON), 61 D.L.R. (4th) 1. Plus particulièrement, au paragraphe 24 de ses motifs au nom des juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Transport North American Express, la juge Arbour a formulé les remarques suivantes :

24. Dans l’arrêt Thomson, p. 8, le juge Blair a tenu compte des quatre facteurs suivants pour décider s’il devait déclarer le contrat nul ab initio ou ordonner son exécution partielle : (i) la question de savoir si l’application de la divisibilité compromettait l’objectif ou la politique générale visé par l’art. 347; (ii) la question de savoir si les parties ont conclu la convention dans un but illégal ou dans une intention malveillante; (iii) le pouvoir de négociation relatif des parties et leur conduite au cours des négociations; (iv) la question de savoir si le débiteur tirerait un profit injustifié de la solution choisie.  Le juge Blair n’a toutefois pas écarté la possibilité d’examiner d’autres considérations dans d’autres affaires, soulignant (à la p. 12) que la réponse à la question de savoir si [traduction] « un contrat entaché d’illégalité est entièrement inexécutoire dépend de l’ensemble des circonstances du contrat et de la mise en balance des facteurs énoncés précédemment ainsi que, dans certains cas, d’autres considérations ».

[15]  Cela a amené le juge à la décision suivante, au paragraphe 18 de ses motifs :

18. En ce qui concerne les quatre facteurs décrits par le juge Blair dans l’affaire Thomson, comme indiqué au paragraphe 18 du jugement Canmerica, précité, ces quatre facteurs visent à déterminer si le contrat dans son ensemble peut être déclaré nul ou s’il peut y avoir une séparation de la partie des intérêts du reste. Dans ce cas, une séparation a déjà été mise en vigueur par l’ordonnance du juge Fothergill. Le paiement de la dette principale a été ordonné et versé. La seule question est de savoir si le montant de 100 000 $ US devrait être autorisé à titre d’intérêts, sinon un autre montant ou aucun.

[16]  Étant donné que le juge Fothergill avait déjà séparé les deux parties du litige et que la somme principale avait été payée, le juge était d’avis que la seule question qui restait à trancher était de savoir quelle somme, le cas échéant, devait être substituée à titre d’intérêts.

[17]  Le juge a ensuite souligné que les parties avaient convenu que, si le montant de 100 000 $ était annulé, le taux d’intérêt de 5 p. 100 prévu à l’article 3 de la Loi sur l’intérêt, L.R.C. 1985 ch. I‑15, devrait prévaloir. Il a calculé qu’un taux de 5 p. 100, arrondi à un chiffre pair, correspondait à une somme de 35 000 $ due au titre des intérêts.

[18]  Ensuite, au paragraphe 21 de ses motifs, il a annulé l’entente verbale et a ordonné le paiement de la somme 35 000 $. Puisqu’il était d’avis que chacune des parties avait partiellement gain de cause, il n’a accordé aucuns dépens.

IV.  Les arguments des parties dans le cadre de l’appel

[19]  Platypus soutient d’abord que la somme de 100 000 $US ne contrevient pas aux dispositions en matière d’intérêt criminel du Code criminel et elle renvoie aux calculs qu’elle avait présentés au juge, qui utilisent la date du lendemain de la date indiquée sur chacune des factures en tant que date de début pour calculer les intérêts courus jusqu’à la fin de janvier 2015.

[20]  En réponse aux préoccupations du juge quant à la date de livraison effective de chacune des factures, Platypus a présenté un tableau de calculs dans lequel ses calculs des intérêts commencent trois jours après la date de chacune des factures (c.‑à‑d. afin d’accorder un délai de grâce de trois jours pour la livraison et la réception de la facture). Il ne faut pas oublier que le juge a conclu qu’une différence de deux jours dans la livraison donnerait lieu à un taux d’intérêt criminel. Toutefois, les calculs de Platypus démontrent qu’en utilisant un taux d’intérêt de 60 p. 100, un délai de grâce de trois jours donne lieu à un paiement supérieur à 100 000 $. La marge de manœuvre est toutefois très étroite – les intérêts qui en découlent s’élèvent à 100 082,21 $ (selon ses calculs). Par conséquent, selon ce calcul, le taux ne contrevient pas au Code criminel.

[21]  Platypus fait valoir que les intérêts commencent à courir à la date de la facture et que rien n’appuie les observations de Platinum au contraire. Même en l’absence d’un taux d’intérêt convenu, Platypus affirme qu’elle aurait pu intenter une action sur le montant principal et obtenir des intérêts avant jugement à compter de la date de chaque manquement.

[22]  Platypus fait en outre valoir qu’elle n’a jamais concédé que le taux d’intérêt de 5 p. 100 énoncé dans la Loi sur l’intérêt constituait une substitution appropriée à la somme de 100 000 $US. Si cette somme ne peut pas être maintenue, Platypus affirme que le taux d’intérêt devrait être réduit à 60 p. 100, parce qu’il indique le mieux l’intention des parties, tout comme cela a été fait dans l’arrêt Transport North American Express. Selon Platypus, en omettant d’examiner cet argument, le juge a commis une erreur de droit.

[23]  En réponse à l’appel incident de Platinum, Platypus fait valoir que la somme de 35 000 $ au titre des intérêts, calculée par le juge, était un chiffre arrondi, ce qui relevait de son pouvoir discrétionnaire. Subsidiairement, elle fait valoir que, si les calculs devaient être faits à nouveau, les intérêts devraient être calculés à partir de la date de chaque facture.

[24]  Comme on pouvait s’y attendre, Platinum fait valoir que la somme de 100 000 $US contrevient aux dispositions en matière d’intérêt criminel du Code criminel. Elle soutient que la date appropriée pour commencer à calculer les intérêts est la date de l’entente verbale, c.‑à‑d. le 19 septembre 2014, et que, par conséquent, le taux d’intérêt constitue un taux criminel de 95 p. 100.

[25]  Puisque l’issue de l’appel et de l’appel incident dépend, selon moi, de la date de début du calcul des intérêts, j’exposerai l’argument de Platinum plus en détail. Si Platinum a raison et que nous devons commencer à calculer les intérêts à compter du 19 septembre 2014, il ne fait aucun doute que la somme de 100 000 $US constitue un taux qui dépasse de beaucoup le taux de 60 p. 100. Toutefois, si le calcul doit être fait, conformément à l’argument de Platypus, à compter de la date des factures ou dans les trois jours de celle‑ci, le taux est un peu moins de 60 p. 100 et ne contrevient donc pas aux dispositions du Code criminel.

[26]  L’argument de Platinum peut être résumé de la manière qui suit. Elle affirme qu’avant le 19 septembre 2014, il n’y avait aucune entente quant aux intérêts et, pour étayer cet argument, elle déclare que les factures ne comportent aucune mention d’intérêts et qu’il n’existe aucun autre document qui exige d’elle le paiement d’intérêts sur les montants facturés par Platypus.

[27]  Ainsi, selon Platinum, elle ne devait aucun intérêt contractuel avant l’entente verbale du 19 septembre 2014 et elle affirme donc que la somme de 100 000 $US [traduction« était une nouvelle somme » (paragraphe 43 du mémoire des faits et du droit présenté par Platinum).

[28]  Platinum fait en outre valoir que Platypus confond les intérêts contractuels avec les intérêts avant jugement qui n’exigent aucune entente, en ajoutant que les intérêts avant jugement commencent à courir à compter de la date de la cause d’action. Étant donné que Platypus demande des intérêts contractuels, il lui incombe d’établir les modalités de l’entente. Comme il n’existe que peu d’éléments de preuve au sujet de l’entente verbale, on ne peut sérieusement soutenir que les intérêts convenus par suite de l’entente verbale devraient être rétroactifs aux dates des 10 factures.

[29]  Platinum soutient en outre que le juge n’a pas tiré de conclusion selon laquelle Platypus avait consenti au taux d’intérêt de rechange de 5 p. 100, mais qu’il a plutôt examiné, et rejeté, les observations de Platypus au sujet des intérêts. Toutefois, Platinum admet que la position subsidiaire avancée par Platypus devant le juge était que le taux d’intérêt devrait être réduit à 60 p. 100.

[30]  Platinum affirme également que le juge n’a commis aucune erreur lorsqu’il a substitué le taux de 5 p. 100. Elle estime qu’une fois que la somme de 100 000 $US était invalidée, le taux de remplacement était discrétionnaire. Toutefois, Platinum affirme, dans le cadre de son appel incident, que le calcul fait par le juge des intérêts selon le taux de 5 p. 100 par année n’est pas exact. Elle affirme que le calcul au taux de 5 p. 100 depuis le 19 septembre 2014 jusqu’à la date de paiement du montant principal donne comme résultat 24 794,64 $.

[31]  Chacune des parties a formulé des arguments quant à la solution de remplacement ainsi qu’à une autre possibilité, et j’ai résumé les résultats souhaités de leur part dans le tableau ci‑dessous :

Partie

Position

Solution de remplacement

Autre possibilité

Platypus

La somme de 100 000 $US n’est pas de nature criminelle

60 p. 100 selon le principe de divisibilité

Environ 5 p. 100, selon la Loi sur l’intérêt, conformément à la somme calculée par le juge, c.‑à‑d. 35 000 $ en dollars canadiens.

Platinum

Aucun intérêt

Environ 3 p. 100 selon le Court Order Interest Act, R.S.B.C. 1996, ch. 79

5 p. 100 selon la Loi sur l’intérêt; le nouveau calcul donne comme résultat 24 794,64 $ en dollars canadiens

V.  Les questions en litige

[32]  La présente affaire soulève les trois questions suivantes :

  1. Le juge a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a conclu que la somme de 100 000 $US constituait un intérêt criminel?

  2. Le juge a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a substitué le taux de 5 p. 100 à titre de taux approprié?

  3. Dans le cadre de l’appel incident : si le taux de 5 p. 100 est le taux d’intérêt approprié, le juge a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a calculé le montant d’intérêts dû?

VI.  Analyse

[33]  Je dois faire quelques remarques préliminaires. Premièrement, les normes de contrôle judiciaire applicables au présent appel sont celles énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, c.‑à‑d. que les erreurs de fait ou les erreurs mixtes de fait et de droit doivent être contrôlées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, et les erreurs de droit doivent être contrôlées selon la norme de la décision correcte.

[34]  Deuxièmement, il convient de noter que Platinum ne conteste pas l’existence de l’entente verbale de payer la somme de 100 000 $US. À cet égard, le juge n’avait presque rien à dire, sinon que les éléments de preuve dont il disposait étaient « insuffisants ». Plus particulièrement, au paragraphe 10 de ses motifs, il a déclaré qu’« [i]l sembl[ait] y avoir eu un accord verbal quelconque conclu entre le président de la demanderesse (M. Linnabary) et le propriétaire du Tatu (M. Sims) » et il a ensuite fait référence au paragraphe 9 de l’affidavit de M. Linnabary daté du 3 décembre 2015 et au paragraphe 4 de son affidavit daté du 21 avril 2016. Par souci d’exhaustivité, ces paragraphes sont reproduits ci‑dessous :

[traduction]

9. Après que les travaux aient été effectués, M. Sims a accepté de payer un montant supplémentaire de 100 000 $US à titre d’intérêts pour les travaux effectués tels que mentionnés aux paragraphes 4 et 6; en contrepartie, Platypus acceptait de différer le paiement jusqu’à janvier 2015. Il a convenu que les intérêts seraient garantis par le « TATU ».

[...]

[traduction]

4.  En ce qui concerne l’accord visé au paragraphe 9 de mon affidavit du 3 décembre 2015, c’était M. Sims qui avait proposé l’arrangement. Il m’a fait savoir qu’il manquait d’argent et voulait plus de temps pour payer les factures et j’y ai convenu.

[35]  Troisièmement, les dates relatives à l’entente verbale sont également acceptées par défaut et ne sont pas contestées. L’entente verbale a été conclue après la date de la dernière facture. Les parties n’ont fourni aucune date convenue, mais le juge a conclu que la date d’entrée en vigueur était le 19 septembre 2014, puisqu’il s’agissait de la première date à laquelle l’entente aurait pu avoir été conclue. L’entente verbale visait à retarder la date de paiement [traduction] « jusqu’en janvier », et les parties l’ont interprété comme le dernier jour du mois, soit le 31 janvier 2015.

[36]  Quatrièmement, il convient de noter que, bien que le juge ait décidé que la modification de la date de calcul, passant de la date des factures à deux jours suivant ces dates, entraînait un taux d’intérêt supérieur à 60 p. 100 (paragraphe 15 des motifs du juge), il n’a donné aucun calcul pour étayer ce point de vue. La même remarque s’applique à la décision du juge selon laquelle un taux d’intérêt de 5 p. 100 à la place de la somme convenue de 100 000 $US donnait lieu à une somme de 35 000 $.

[37]  Cinquièmement, il convient également de noter que les parties ne contestent pas les mathématiques de l’une et l’autre, comme elles ne l’ont pas fait devant le juge. En d’autres mots, les parties parviennent à différents résultats, parce qu’elles ne calculent pas les intérêts à compter de la même date. Tel que je l’ai déjà mentionné, Platinum commence ses calculs à compter du 19 septembre 2014, tandis que Platypus commence les siens en partant soit du lendemain de la date des factures ou soit trois jours suivant la date des factures.

A.  Les intérêts contractuels étaient‑ils illégaux?

[38]  La question de savoir si le montant de 100 000 $US contrevient au seuil de 60 p. 100 dépend de la période utilisée pour calculer les intérêts dus sur la somme principale. Le juge a évité de prendre une décision quant à la période appropriée lorsqu’il a décidé que les calculs des deux parties entraînaient des taux criminels. À mon humble avis, le juge a non seulement fait des calculs erronés, mais il a omis de tenir compte du fait que Platinum n’avait pas contesté les calculs de Platypus.

[39]  À mon humble avis, le juge a manifestement commis une erreur lorsqu’il a conclu, comme il l’a fait au paragraphe 17 de ses motifs, que les calculs de Platypus représentaient un taux d’intérêt de plus de 60 p. 100 par année. En premier lieu, tel que je l’ai indiqué, le juge n’a fourni aucun calcul pour étayer sa conclusion et, en deuxième lieu, il me semble que les calculs de Platypus sont exacts. En outre, devant nous dans le cadre de l’appel et de l’appel incident, Platinum ne conteste pas les calculs de Platypus.

[40]  Je ne peux pas souscrire à la position de Platinum, et ce, pour les motifs qui suivent. Platypus a raison, en ce sens qu’en l’absence d’une entente sur les intérêts, elle aurait eu le droit de demander des intérêts avant jugement à compter de la date du manquement (ou plutôt, en l’espèce, des 10 différentes dates de manquement). Dans l’arrêt Canadian General Electric Co. c. Pickford & Black Ltd., [1972] R.C.S. 52, la Cour suprême du Canada a mentionné clairement que, lorsqu’il s’agit d’affaires d’amirauté, les intérêts étaient dus à compter du moment où la dette était devenue exigible. Le juge Ritchie, qui a rédigé le jugement unanime de la Cour, a fait les commentaires suivants, aux pages 56 et 57 :

La règle, en Cour d’amirauté, est la même que celle qui s’applique aux affaires d’amirauté en Angleterre et, à mon avis, le Juge A.K. MacLean, agissant en tant que Président de la Cour de l’Échiquier, l’énonce exactement dans The Pacifico v. Winslow Marine Railway and Shipbuilding Company, lorsqu’il dit :

[traductionLe principe adopté par la Cour d’amirauté, statuant en equity, énoncé par sir Robert Phillimore dans The Northumbria (1869) 3 A. & E. 5, et tiré du droit civil, est que le créancier a toujours droit aux intérêts lorsque le débiteur a différé le paiement, que l’obligation résulte d’un contrat ou d’un délit. Il semble que le point de vue adopté par la Cour d’amirauté a été que la personne responsable d’une dette ou de dommages, ayant retenu la somme à payer au demandeur, devrait être considérée comme l’ayant reçue pour le compte de celui à qui le principal est payable. Les dommages et les intérêts, en vertu du droit civil, sont la perte qu’une personne a subie ou le gain qu’elle a manqué de réaliser. Les motifs sont, je crois, nombreux et manifestes de faire prévaloir, dans des affaires comme celle‑ci, un principe différent de celui qui s’applique aux affaires commerciales ordinaires.

[Non souligné dans l’original et renvoi omis.]

[41]  Plus récemment, dans l’affaire Kuehne + Nagel Ltd. c. Agrimax Ltd., 2010 CF 1303, 196 A.C.W.S. (3d) 3, le juge Harrington de la Cour fédérale a fait la même remarque ainsi, au paragraphe 24 de ses motifs :

[24] Les dispositions relatives aux intérêts avant jugement contenues à l’article 36 de la Loi sur les Cours fédérales ne s’appliquent pas, comme il est indiqué au paragraphe 7 de cet article, aux réclamations en matière de droit maritime canadien. Il y a une abondance de décisions judiciaires selon lesquelles les intérêts avant jugement dans les affaires relevant du droit maritime dépendent des dommages, sont laissés à l’appréciation de la Cour et, si les arguments à cet égard sont convaincants, courent à compter de la date à laquelle la dette est payable. L’une des premières décisions rendues sur le sujet est Telephone Co. of Canada c. MarTirenno (The), [1974] 1 C.F. 294, qui a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans [1976] 1 C.F. 539. [...]

[Non souligné dans l’original.]

[42]  Par conséquent, indépendamment de l’entente verbale, Platypus aurait eu le droit de demander des intérêts à compter de la date des factures (par la « date de facture », je veux dire la date à laquelle la facture a été délivrée à Platinum ou reçue par elle) qui indiquait clairement que le montant mentionné devait être payé à la date de sa réception. Ainsi, l’entente verbale doit être caractérisée et comprise à la lumière du fait que Platinum devait effectivement des intérêts sur les montants visés par les 10 factures.

[43]  Tel que je l’ai déjà mentionné, il y a très peu d’éléments de preuve au dossier relativement à l’entente verbale, ce qui explique pourquoi le juge a souligné, au paragraphe 10 de ses motifs, que les éléments de preuve à l’égard d’un accord étaient « insuffisants ». En dépit de l’insuffisance d’éléments de preuve, je n’ai aucune difficulté à conclure qu’il s’agissait d’une modalité implicite de l’entente verbale que la somme de 100 000 $US inclût les intérêts auxquels Platypus avait déjà droit à la date de conclusion de l’entente verbale. En d’autres termes, les 100 000 $US constituaient une somme forfaitaire visant à couvrir tous les intérêts courus sur le montant principal jusqu’à la fin de janvier 2015, date à laquelle Platypus s’attendait à ce que Platinum verse à la fois le principal et les intérêts.

[44]  Ainsi, j’estime que des intérêts devraient donc être calculés à compter de la date de chaque facture. Toutefois, étant donné la conclusion du juge, basée sur le témoignage de M. Linnabury, selon laquelle les factures n’étaient pas délivrées à la date indiquée sur la facture, un délai de grâce de deux jours pour tenir compte de la livraison semble approprié et équitable dans les circonstances.

[45]  Par conséquent, je ne peux souscrire aux arguments de Platinum selon lesquels le calcul ne devrait commencer qu’à compter du 19 septembre 2014. Certes, il est vrai qu’au 19 septembre 2014, Platypus n’avait pas droit aux intérêts contractuels (les factures étaient effectivement muettes à ce sujet), mais il est également vrai que Platypus avait droit aux intérêts avant jugement, parce que, comme la jurisprudence l’indique clairement, dans les affaires d’amirauté, les intérêts avant jugement dépendent des dommages et ils courent à compter de la date de manquement. Ainsi, la seule différence, pour les besoins de l’espèce, entre les intérêts avant jugement dans les affaires d’amirauté et les intérêts contractuels convenus est le taux. Il n’y a aucune différence en ce qui concerne tous les autres aspects.

[46]  Ainsi, au 19 septembre 2014, des intérêts étaient dus à Platinum et il est donc erroné de dire, comme Platinum le fait au paragraphe 43 de son mémoire des faits et du droit, que les 100 000 $US [TRADUCTION] « constituaient une nouvelle somme ». Il se peut que la somme fût plus élevée, mais il ne s’agissait pas d’une [TRADUCTION] « nouvelle somme ».

[47]  Platinum fait également valoir que, du fait que Platypus n’avait droit qu’aux intérêts avant jugement à compter du 19 septembre 2014, on ne peut soutenir que l’entente verbale du 19 septembre 2014 confère, d’une manière quelconque, à Platypus le droit à des intérêts rétroactifs. En d’autres termes, Platinum fait valoir qu’on ne peut pas dire que les 100 000 $US, c.‑à‑d. les intérêts contractuels, ont commencé à courir à compter de la date de délivrance ou de réception de la première facture. À mon humble avis, l’argument de Platinum passe à côté de la question. Il ne s’agit pas de savoir si le paiement des 100 000 $US était rétroactif à la date de la première facture, mais plutôt de savoir ce que représente la somme de 100 000 $US. Comme je l’ai déjà mentionné, je suis d’avis que la somme visait à couvrir tous les intérêts dus par Platinum entre la date de la première facture et la fin de janvier 2015. Par conséquent, sur cette base, le calcul du taux d’intérêt doit commencer à la date du premier manquement par Platinum.

[48]  Je conclus donc que la somme de 100 000 $US ne constitue pas un taux d’intérêt criminel. Comme il est établi dans le tableau ci‑dessous, si les intérêts commençaient à courir deux jours après la date de la facture (un jour après la date de manquement, et la date de livraison garantie de la facture), le taux de 60 p. 100 par année entraînerait un paiement de 100 529,78 $US. Puisque la somme de 100 000 $US est inférieure à ce montant, le taux d’intérêt ne dépasse pas le taux effectif de 60 p. 100.

Facture

Principal en dollars américains

Date de la facture (2014)

Nombre de jours à compter du manquement jusqu’au 31 janvier 2015

Taux  

Nombre de jours à compter de la date de livraison

Intérêts

1

10 941,79 $

Le 28 mai

248

60%

246

4 424,68 $

2

10 557,02 $

Le 4 juin

241

[EN BLANC]

239

4 147,61 $

3

31 845,97 $

Le 11 juin

234

[EN BLANC]

232

12 145,09 $

4

43 096,78 $

Le 18 juin

227

[EN BLANC]

225

15 939,9 $

5

71 936,92 $

Le 25 juin

220

[EN BLANC]

218

25 779,04 $

6

36 998,86 $

Le 2 juillet

213

[EN BLANC]

211

12 833,03 $

7

21 907,10 $

Le 9 juillet

206

[EN BLANC]

204

73 46,38 $

8

44 753,35 $

Le 14 juillet

201

[EN BLANC]

199

14 639,86 $

9

9 287,50 $

Le 27 août

157

[EN BLANC]

155

23 66,40 $

10

4 183,63 $

Le 19 septembre

134

[EN BLANC]

132

  907,79 $

TOTAL

[EN BLANC]

[EN BLANC]

[EN BLANC]

[EN BLANC]

[EN BLANC]

100 529,78 $

[49]  Je souhaite souligner le fait que les calculs fournis par Platypus, au paragraphe 27 de son mémoire des faits et du droit, concernant un délai de grâce de trois jours comprennent des erreurs mineures. En arrondissant au dollar près, j’obtiens la somme de 100 060 $ à l’aide du même calcul. Toutefois, ce chiffre est encore supérieur à la somme de 100 000 $US, et le point de Platypus demeure donc valide : même avec un délai de grâce de trois jours, la somme de 100 000 $US n’équivaut pas à un taux d’intérêt criminel.

[50]  Comme je suis d’avis que le juge a commis une erreur lorsqu’il a conclu que la somme de 100 000 $US constituait un taux d’intérêt criminel, je n’ai pas à trancher les deux autres questions.

VII.  Conclusion

[51]  Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel et je rejetterais l’appel incident. J’annulerais la décision de la Cour fédérale et, en rendant le jugement qui aurait dû avoir été rendu, j’accorderais à Platypus la somme équivalente en dollars canadiens de 100 000 $US, plus les intérêts après jugement au taux de 5 p. 100 par année.

[52]  Puisque Platypus demande les dépens de l’appel incident, mais non ceux de l’appel, les dépens lui seraient accordés uniquement à l’égard de l’appel incident.

« M. Nadon »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Eleanor R. Dawson j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑146‑16

(APPEL D’UNE DÉCISION RENDUE LE 4 MAI 2016 DANS LE DOSSIER NO T‑1833‑15 PAR LE JUGE HUGHES)

INTITULÉ :

PLATYPUS MARINE, INC. c. LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « TATU » et LE NAVIRE « TATU »

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 MAI 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LES JUGES DAWSON ET GAUTHIER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 SEPTEMBRE 2017

 

COMPARUTIONS :

John W. Bromley

Andrew Stainer

 

POUR L’APELLANTE

 

Russell Robertson

POUR LES INTIMÉs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR L’APELLANTE

 

Bernard LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES INTIMÉS

 

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