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Date : 20170918


Dossier : A-106-17

Référence : 2017 CAF 190

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA CO. et BRISTOL-MYERS SQUIBB HOLDINGS IRELAND

appelantes

et

APOTEX INC. et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 9 juin 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 18 septembre 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR


Date : 20170918


Dossier : A-106-17

Référence : 2017 CAF 190

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA CO. et BRISTOL-MYERS SQUIBB HOLDINGS IRELAND

appelantes

et

APOTEX INC. et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1]  Les appelantes, Bristol-Myers Squibb Canada Co. et Bristol-Myers Squibb Holdings Ireland (que j’appelle collectivement BMS), ont développé un composé appelé dasatinib, un nouveau médicament utilisé dans le traitement d’une forme de leucémie connue sous le nom de leucémie myéloïde chronique ou LMC. BMS commercialise sa préparation pharmaceutique du dasatinib sous le nom de SPRYCEL®.

[2]  Le 25 août 2009, BMS a obtenu un brevet, le brevet canadien no 2,366,932 (le brevet 932) qui contient, au titre de la revendication 27, une revendication rattachée au composé dasatinib. Le 10 juillet 2012, BMS a obtenu un autre brevet, le brevet canadien no 2,519,898 (le brevet 898) qui, entre autres choses, revendique l’administration orale du dasatinib aux humains pour traiter la LMC de façon générale et traiter les cas de LMC lorsque les patients deviennent résistants à l’imatinib, un autre médicament également utilisé dans le traitement de la LMC.

[3]  L’intimée, Apotex Inc., a développé une version générique du dasatinib et elle a déposé une présentation abrégée de drogue nouvelle (PADN) auprès de l’intimé, le ministre de la Santé, en vue d’obtenir un avis de conformité (AC) et donc l’autorisation de vendre sa version générique du médicament au Canada. Dans sa PADN, Apotex désigne le SPRYCEL® comme le produit de référence. Étant donné que les brevets 932 et 898 sont rattachés au SPRYCEL® dans le registre de brevets tenu à jour en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement sur les MBAC), Apotex ne pouvait pas obtenir un AC autorisant la vente de son produit APO-Dasatinib avant l’expiration des brevets 932 et 898, sauf si elle faisait valoir qu’elle n’avait pas violé les droits à cet égard ou si elle contestait leur validité, et que sa position n’était pas contestée par BMS ou que la Cour fédérale concluait que cette position était justifiée.

[4]  Le 22 mai 2015, Apotex a déposé des avis d’allégations qui contestaient, entre autres choses, la validité des brevets 932 et 898. En réponse, BMS a déposé un avis de demande auprès de la Cour fédérale le 2 juillet 2015 pour obtenir une ordonnance interdisant la délivrance de l’AC au titre du paragraphe 6(1) du Règlement sur les MBAC. Dans un jugement en date du 21 mars 2017, soit Bristol-Myers Squibb Canada et Bristol-Myers Squibb Holding Ireland c. Apotex Inc. et le ministre de la Santé, 2017 CF 296, la Cour fédérale (juge Manson) a rejeté la demande d’interdiction de BMS à l’égard des deux brevets, après avoir conclu que certaines des allégations d’Apotex étaient justifiées.

[5]  Plus particulièrement, au moment où l’affaire a été plaidée, la violation avait été admise et les revendications en question avaient été limitées à la revendication 27 du brevet 932 et aux revendications 1 et 3 du brevet 898. La Cour fédérale a conclu que, même si la revendication 27 du brevet 932 était une simple revendication relative à la composition pour le dasatinib, elle promettait néanmoins que son composé serait utile pour traiter une gamme de malaises et inhiber des enzymes de deux familles différentes de protéine tyrosine kinase ou PTK. La Cour fédérale a également conclu que les allégations d’Apotex concernant l’invalidité du brevet 932 étaient justifiées puisque BMS avait omis d’établir que toutes ces utilités promises par la revendication 27 étaient démontrées ou valablement prédites à la date pertinente. En ce qui concerne le brevet 898, la Cour fédérale a conclu que les allégations d’Apotex concernant l’invalidité étaient justifiées puisque BMS avait omis d’établir que les deux revendications en litige n’étaient pas évidentes et non invalides en raison de l’existence d’un double brevet.

[6]  BMS a interjeté appel du jugement de la Cour fédérale devant notre Cour et, dans son appel, elle attaque les conclusions qui précèdent. À la date du jugement, le ministre de la Santé n’avait toujours pas rendu de décision concernant la demande d’AC d’Apotex pour son produit APO‑Dasatinib, de sorte que les questions soulevées dans le présent appel sont toujours valides.

[7]  Après les plaidoiries dans le présent appel, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc., 2017 CSC 36 [Ésoméprazole], qui, fondamentalement, reformule les principes applicables à l’évaluation de la question de savoir si le brevet respecte l’exigence relative à l’utilité prévue à l’article 2 de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4. Cet article exige en partie que les inventions brevetables présentent le caractère de l’« utilité ». Les parties ont eu la possibilité de formuler des observations après l’audience quant à l’incidence de la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Ésoméprazole sur le présent appel.

[8]  Pour les motifs indiqués ci-après et à la lumière de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ésoméprazole, j’estime que la conclusion de la Cour fédérale en ce qui concerne l’absence d’utilité de la revendication 27 du brevet 932 ne peut être maintenue et que, en conséquence, le présent appel doit être accueilli pour ce qui est du brevet 932. Par contre, en ce qui concerne le brevet 898, la Cour fédérale, selon moi, n’a pas commis d’erreur qui saurait justifier l’intervention de notre Cour lorsqu’elle a conclu que les revendications 1 et 3 de ce brevet étaient évidentes. Cette conclusion suffit à confirmer le rejet par la Cour fédérale de la demande d’interdiction relative au brevet 898 et, comme le reconnaît BMS, il n’est pas nécessaire d’examiner le motif d’appel en ce qui concerne le double brevet.

[9]  Il s’ensuit que j’accueillerais l’appel en partie, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale en ce qui concerne le brevet 932 et, rendant la décision qui aurait dû être rendue, je prononcerais une ordonnance enjoignant au ministre de la Santé de ne pas délivrer un AC à Apotex pour son produit APO-Dasatinib tant que le brevet 932 ne sera pas expiré. Étant donné que les deux parties ont partiellement gain de cause, j’ordonnerais que chaque partie assume ses propres dépens devant notre Cour et devant la Cour fédérale.

I.  Rappel des faits

[10]  Il convient de commencer par examiner une partie du contexte scientifique dont a été saisie la Cour fédérale pour remettre en contexte les deux brevets en litige.

[11]  Le dasatinib et les autres composés revendiqués dans les deux brevets sont des inhibiteurs de PTK, qui sont des enzymes participant à l’activation ou à la désactivation de nombreuses fonctions d’une cellule. Les PTK peuvent être divisées en deux catégories : les PTK réceptrices et les PTK non réceptrices. La différence entre les deux concerne l’endroit dans la cellule où la réaction biochimique pertinente a lieu. Deux exemples de PTK réceptrices sont les enzymes appelées HER1 et HER2. Les PTK non réceptrices comprennent des kinases de la famille Src et la kinase Bcr-Abl, qui est liée à la leucémie.

[12]  Les tyrosines kinases (c.-à-d. la « TK » dans la « PTK ») sont un sous-ensemble des enzymes de protéines kinase qui agissent comme des régulateurs cellulaires. Les tyrosines kinases phosphorylent (ou joignent un groupement phosphate à) différents protéines et peptides dans une cellule. Cette phosphorylation est essentiellement un mécanisme de signalement cellulaire. Lorsqu’elles fonctionnent normalement, ces kinases fournissent les « signaux » de phosphate qui déclenchent l’activité cellulaire, comme la division cellulaire. Lorsqu’elles fonctionnent anormalement, le rôle de régulation de ces kinases dans la cellule est compromis, ce qui peut mener au surdéveloppement ou à la division non contrôlée de cellules et se transformer en cancers ou autres troubles.

[13]  Les inhibiteurs de PTK agissent de façon à prévenir la phosphorylation ou, plus simplement, pour réguler la communication dans la cellule en ciblant certains enzymes de façon à empêcher l’activité cellulaire anormale qui peut mener à différents troubles et maladies chez les humains, y compris les cancers comme la leucémie.

[14]  La LMC, comme tous les types de leucémie, est une forme de cancer qui affecte le sang. Elle représente de 15 % à 20 % des leucémies adultes et est mortelle si elle n’est pas traitée. La LMC serait causée par une mutation génétique qui entraîne le développement d’une PTK combinée anormale, appelée Bcr-Abl. Cette tyrosine kinase déclenche initialement la surproduction de globules blancs myéloïdes anormaux dans la moelle osseuse. Avec le temps, ces globules blancs myéloïdes anormaux remplaceront les cellules saines dans la moelle et le sang.

[15]  Avant la découverte du dasatinib, il y avait trois traitements communs pour la LMC : les greffes de moelle osseuse, l’immunothérapie utilisant des interférons et, plus récemment, le traitement avec l’inhibiteur Bcr-Abl, l’imatinib. Des effets secondaires sont associés aux greffes de moelle osseuse et à l’interféron. La découverte de l’imatinib a donc constitué un progrès important dans le traitement de la LMC. Toutefois, en 1999-2000, il est devenu évident qu’une partie importante des patients atteints de LMC souffrant de certaines formes de la maladie sont devenus résistants au traitement avec l’imatinib ou l’ont toujours été. Le dasatinib traite la LMC et est efficace chez les patients qui souffrent d’une LMC résistante à l’imatinib. Ainsi, il s’agit d’un nouveau médicament important dans la lutte contre la LMC.

II.  Le brevet 932

[16]  Le brevet 932 a été déposé le 12 avril 2000, a été publié le 26 octobre 2000 et a été délivré le 25 août 2009. Sa date de priorité est le 15 avril 1999. Le titre du brevet est [traduction] « Inhibiteurs cycliques de protéine tyrosine kinase ». La section [traduction] « Domaine de l’invention » du brevet 932 indique ce qui suit :

[TRADUCTION]

La présente invention concerne les composés cycliques et leurs sels, les méthodes d’utilisation de ces composés dans le traitement des troubles liés au [PTK], comme les troubles immunologiques et oncologiques, et les compositions pharmaceutiques de ces composés.

[17]  Le brevet comporte une section consacrée à l’établissement du contexte de l’invention. Je vais résumer uniquement les parties de cette section qui sont pertinentes au présent appel. À cet égard, dans cette section, les inventeurs indiquent les divers types de PTK qui comprendraient :

[TRADUCTION]

[…] des tyrosines kinases réceptrices (TKR), y compris les membres de la famille des kinases de facteur de croissance épidermique (p. ex. HER1 et HER2), le facteur de croissance dérivé des plaquettes (FCDP) et les kinases qui jouent un rôle dans l’angiogenèse (Tie-2 et KDR); ainsi que les tyrosines kinases non réceptrices, y compris les membres des familles Syk, JAK et Src (p. ex. Src, Fyn, Lyn, Lck et Blk) [...].

[18]  La section suivante du brevet est intitulée [traduction] « Sommaire de l’invention ». Le préambule de cette section indique que [traduction] « l’invention fournit les composés cycliques de la formule suivante I et ses sels, pour être utilisés en tant qu’inhibiteurs de [PTK] », et il est suivi d’une longue formule chimique. Les parties ne contestent pas le fait que cette formule comprend des millions de composés.

[19]  Les deux sections suivantes du brevet 932 établissent les composés privilégiés et les méthodes pour les préparer. Ensuite, le brevet 932 contient une section intitulée [traduction« Utilité ». Elle commence ainsi :

[TRADUCTION]

Les composés de la présente invention inhibent les [PTK], en particulier les kinases de la famille Src [suit une liste de plusieurs PTK de ce type] et sont donc utiles dans le traitement, y compris la prévention et la thérapie, des troubles associés à la [PTK], comme les troubles immunologiques et oncologiques. Les composés inhibent également les tyrosines kinases réceptrices, y compris les HER1 et HER2, et sont donc utiles dans le traitement des troubles proliférants, comme le psoriasis et le cancer. La capacité de ces composés à inhiber le HER1 et d’autres kinases réceptrices permettra également qu’il soit utilisé comme agent antiangiogénique afin de traiter des troubles comme le cancer et la rétinopathie diabétique.

[20]  La section sur l’utilité se poursuit en définissant les troubles associés à la PTK, puis continue en précisant que [traduction] « la présente invention prévoit ainsi les méthodes pour le traitement des troubles associés à la PTK, composées de l’étape de l’administration […] d’au moins un composé de la formule I dans une quantité efficace ». La section donne ensuite quelques exemples d’utilisations possibles des composés pour traiter divers troubles et fait remarquer que les [traduction] « composés de la présente invention peuvent également être utilisés dans le traitement de troubles proliférants, y compris le psoriasis et le cancer ». Un paragraphe suivant de la section contient des descriptions des formulations pharmaceutiques possibles ainsi que des détails des épreuves de dosages effectuées. Cinq cent quatre-vingts (580) composés qui auraient fait l’objet d’une épreuve et qui démontreraient qu’ils sont efficaces pour inhiber certaines PTK de la famille Src sont divulgués. L’un des composés divulgués et dosés – l’exemple 455 – est le dasatinib. La section de l’utilité du brevet 932 précise également que [traduction] « les composés de la formule I peuvent être administrés par tout moyen convenable, par exemple, par voie orale […] ».

[21]  La section du brevet 932 qui suit celle intitulée [traduction] « Utilité » présente les revendications. La revendication 1 est la formule chimique de la formule I, qui est composée de millions de composés revendiqués. Les revendications 2 à 7 présentent les revendications en cascade visant divers composés issus de la revendication 1. La revendication 8 porte sur l’utilisation [traduction] « d’au moins un composé » conforme à la formule générique qui diffère à un égard de la formule de la revendication 1 pour ce qui est du [traduction] « traitement d’un trouble associé à la PTK ». Les revendications 9 à 19 mentionnent diverses utilisations de la revendication 8 pour l’inhibition de différentes PTK et le traitement de divers troubles associés à la PTK. Les revendications 10 à 17 mentionnent l’utilisation de la revendication 8 pour l’inhibition des PTK particulières de la famille Src. Les revendications 18 et 19 portent sur l’utilisation de la revendication 8 pour l’inhibition des PTK HER1 et HER2, respectivement. Les revendications 20 à 22 portent sur des utilisations pharmaceutiques précises de la revendication 8.

[22]  Par la suite, le brevet présente des revendications relatives à des composants précis et à leur utilisation. La revendication 27 – la seule revendication en litige dans la présente affaire – est une simple revendication visant la composition du dasatinib. Elle mentionne ce qui suit :

[TRADUCTION]

27. Le composé

ou son sel.

[23]  Le brevet formule ensuite plusieurs revendications qui dépendent de la revendication 27 :

  • La revendication 28 porte sur le dasatinib pour ce qui est du traitement du cancer;

  • La revendication 29 porte sur l’utilisation du dasatinib dans un médicament pour le traitement du cancer;

  • La revendication 30 porte sur une composition pharmaceutique contenant du dasatinib et un [traduction] « excipient ou un entraîneur de qualité pharmaceutique »;

  • La revendication 31 porte sur le dasatinib comme traitement d’un [traduction] « trouble associé à la [PTK] »;

  • La revendication 32 porte sur l’utilisation du dasatinib dans un médicament pour le traitement d’un trouble associé à la [PTK];

  • Les revendications 35 et 36 reprennent les revendications 28 et 29 et remplacent la référence à [traduction] « un composé de la revendication 27 » par une image de la molécule elle-même (comme pour la revendication 27);

  • Les revendications 37 à 43 portent sur l’utilisation de la revendication 35 ou de la revendication 36 en ce qui concerne des types précis de cancer. La LMC n’est pas indiquée comme l’un de ces cancers.

III.  Le brevet 898

[24]  Le brevet 898 a été déposé le 23 mars 2004, il a été publié le 7 octobre 2004 et a été délivré le 10 juillet 2012. Sa date de priorité est le 24 mars 2003. Son titre est [traduction] « Administration orale d’inhibiteurs cycliques de la [PTK] ». Les spécifications du brevet 898 sont pratiquement identiques à celles du brevet 932, la seule différence est que quelques paragraphes supplémentaires apparaissent dans le brevet 898 sur les dosages préférables pour l’administration orale et intraveineuse.

[25]  BMS a mené des essais cliniques sur le dasatinib après le dépôt du brevet 932. Elle dit que les résultats de ces essais l’ont amenée à déposer le brevet 898, qui porte sur les utilisations thérapeutiques orales précises pour le dasatinib. Les revendications 1 et 3 sont en litige dans le présent appel.

[26]  La revendication 1 mentionne :

[TRADUCTION]

1. Utilisation orale pour le traitement du cancer d’un composé de la formule IV ou de son sel :

lorsque le cancer est la [LMC].

Le composé chimique indiqué dans la revendication 1 est le dasatinib.

[27]  La revendication 3 mentionne :

[TRADUCTION]

3. L’utilisation de la revendication 1 […] lorsque la [LMC] est résistante au STI‑571.

Le STI-571 est l’imatinib.

[28]  Ainsi, la revendication 1 du brevet 898 porte sur l’utilisation orale du dasatinib afin de traiter la LMC et la revendication 3 porte sur l’utilisation orale du dasatinib pour traiter la LMC résistante à l’imatinib.

IV.  La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que l’allégation d’Apotex concernant l’inutilité du brevet 932 était justifiée?

[29]  En gardant ce contexte à l’esprit, je vais maintenant examiner le brevet 932 et commencer par revoir les conclusions de la Cour fédérale sur l’utilité de la revendication 27.

A.  Les motifs de la Cour fédérale

[30]  Étant donné que la Cour fédérale a entendu l’affaire avant la publication de la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Ésoméprazole, elle a appliqué le cadre d’analyse qui était appliqué auparavant par elle-même et par notre Cour depuis de nombreuses années. Selon ce cadre, au moment d’évaluer la question de savoir si un brevet respectait l’exigence relative à l’utilité prévue à l’article 2 de la Loi sur les brevets, un tribunal devait d’abord décider si le brevet en litige comportait une promesse et, le cas échéant, quelle en était la portée. Après cette conclusion, le tribunal devait évaluer la question de savoir si cette promesse avait été démontrée ou valablement prédite à la date pertinente. Parfois, les tribunaux ont conclu qu’aucune promesse n’avait été faite dans les revendications en litige, auquel cas la moindre parcelle d’utilité aurait été suffisante pour respecter l’exigence selon laquelle une invention était utile.

[31]  Lorsqu’elle a appliqué le cadre qui précède, la Cour fédérale a d’abord interprété la promesse qui compose la revendication 27 et a conclu que le brevet 932 formulait la promesse d’utilité suivante dans toutes les revendications, y compris la revendication 27 (motifs, par. 97, 110) :

[TRADUCTION]

[…] la promesse est que les composés inhiberont à la fois la PTK de la famille Src et les HER1 et HER2, et qu’ils seront utiles du point de vue thérapeutique pour traiter les troubles associés à la PTK ou utiles comme agents antiangiogéniques.

[32]  Après avoir conclu qu’il s’agissait de la promesse pertinente à la revendication 27 du brevet 932, la Cour fédérale a ensuite examiné la question de savoir si cette promesse avait été démontrée ou valablement prédite à la date pertinente. Elle a à tort établi que la date de priorité du brevet 932 était le 15 avril 1999 en tant que date pertinente pour évaluer l’utilité, alors que la date appropriée pour l’évaluation de l’utilité aurait dû être la date de dépôt au Canada du 12 avril 2000 (voir Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc., 2006 CAF 64, par. 30). Aucun élément pertinent au présent appel ne repose sur cette erreur quant à la date à laquelle l’utilité doit être évaluée.

[33]  Dans son évaluation de l’utilité, la Cour fédérale a formulé trois conclusions. D’abord, comme l’a reconnu Apotex, la Cour a fait remarquer que la capacité du dasatinib à inhiber certaines PTK de la famille Src a été démontrée à la date pertinente. Toutefois, la Cour a également conclu que la capacité du dasatinib à inhiber également le HER1 ou le HER2 n’a été ni démontrée ni valablement prédite à cette date. Enfin, comme l’a reconnu BMS, la Cour a conclu que la capacité du dasatinib à traiter les troubles associés à la PTK ou à agir comme agent antiangiogénique n’a pas été démontrée ou valablement prédite à la date pertinente.

[34]  La Cour fédérale a ainsi conclu que BMS avait omis d’établir que les diverses promesses applicables à la revendication 27 du brevet 932 avaient été démontrées ou valablement prédites à la date pertinente. Par conséquent, elle a conclu que l’allégation d’inutilité d’Apotex en ce qui concerne la revendication 27 du brevet 932 était justifiée.

B.  Discussion – L’incidence de la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Ésoméprazole

[35]  Dans l’arrêt Ésoméprazole, une décision unanime, la Cour suprême a aboli la doctrine de la promesse, pour conclure que cette doctrine est incompatible avec le texte et l’économie de la Loi sur les brevets. Ainsi, pour évaluer la question de savoir si un brevet respecte l’exigence relative à l’utilité prévue à l’article 2 de la Loi sur les brevets, les tribunaux n’ont plus à vérifier si un brevet remplit les promesses qui y sont formulées. Au contraire, selon la Cour suprême, l’utilité requise doit être mesurée en ce qui concerne l’objet de l’invention et elle concerne ce qui suit (arrêt Ésoméprazole, par. 54 et 55) :

54. […] Ils doivent d’abord cerner l’objet de l’invention suivant le libellé du brevet. Puis, ils doivent se demander si cet objet est utile – c’est‑à‑dire, se demander s’il peut donner un résultat concret?

55. La Loi ne prescrit pas le degré d’utilité requis. Elle ne prévoit pas non plus que chaque utilisation potentielle doit être réalisée – une parcelle d’utilité suffit. Une seule utilisation liée à la nature de l’objet est suffisante, et l’utilité doit être établie au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable à la date de dépôt.

[36]  L’application du critère qui précède en ce qui concerne l’utilité de la revendication 27 du brevet 932 comporte donc deux étapes : d’abord, établir l’objet de la revendication, puis décider si cet objet a montré son utilité par démonstration ou prédiction valable à la date du dépôt.

[37]  S’agissant du premier point, contrairement à ce qu’Apotex affirme dans ses écritures supplémentaires, l’objet de la revendication 27 du brevet 932 n’est pas l’utilisation thérapeutique éventuelle du dasatinib. L’objet de la revendication 27 est plutôt simplement le composé lui‑même, le dasatinib. C’est uniquement ce sur quoi porte la revendication 27 et il est erroné d’élargir l’objet de la revendication. Dans l’arrêt Ésoméprazole, la Cour suprême a conclu que l’objet de la revendication d’un composé semblable était simplement le composé lui-même (arrêt Ésoméprazole, par. 61). Ainsi, contrairement à ce qu’Apotex dit, l’objet pertinent en litige est simplement le composé, le dasatinib.

[38]  La deuxième étape de la discussion requise concerne la détermination de la question de savoir si BMS a démontré et valablement prédit à la date pertinente que le dasatinib avait la moindre parcelle d’utilité. À mon avis, BMS en a fait la démonstration puisqu’elle a reconnu qu’elle a démontré qu’à la date du dépôt le dasatinib avait agi pour inhiber les PTK de la famille Src. Cette démonstration est mentionnée dans les spécifications du brevet 932 lui-même (le brevet 932, p. 50 et 51) et confirmée dans la preuve des inventeurs que BMS a produite.

[39]  Tout en reconnaissant que BMS a démontré qu’à la date pertinente le dasatinib agissait pour inhiber les PTK de la famille Src, Apotex affirme néanmoins que cette démonstration n’établit pas la moindre parcelle d’utilité puisqu’elle dit que la démonstration [traduction] « du lien entre le dasatinib et certains enzymes isolés dans une éprouvette […] ne saurait respecter l’exigence relative à l’utilité » (écritures supplémentaires d’Apotex, par. 5).

[40]  Je ne souscris pas à cette affirmation. Le fait d’établir qu’un composé a la capacité d’inhiber une cible biologique sous-entendue dans une maladie est sans aucun doute une découverte utile. En l’espèce, on savait à la date pertinente que l’activité améliorée de la PTK était présente dans de nombreuses maladies, comme l’indiquaient la spécification ainsi que le témoignage de plusieurs des experts. La découverte d’une substance qui agit pour inhiber certaines PTK représente donc un progrès important et respecte certainement les exigences minimales relatives à l’utilité qui s’appliquent maintenant depuis la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Ésoméprazole.

[41]  En passant, je souligne que dans la décision Ésoméprazole et Teva Canada Limited c. Novartis AG, 2013 CF 141, qui porte sur le brevet de l’imatinib, un type semblable de découverte a été jugé conforme à l’exigence d’utilité. Dans cette affaire, la juge Snider, s’exprimant au nom de la Cour fédérale, a conclu que la découverte selon laquelle l’imatinib était un inhibiteur de PTK était utile.

[42]  Ainsi, BMS a établi qu’elle a respecté les exigences d’utilité qui ont été reformulées par la Cour suprême dans l’arrêt Ésoméprazole, puisqu’elle a démontré que le dasatinib agissait comme un inhibiteur de PTK à la date pertinente. Il s’ensuit donc que la décision de la Cour fédérale en ce qui concerne l’inutilité de la revendication 27 du brevet 932 ne saurait être maintenue.

[43]  Malgré cela, Apotex prétend que l’appel de BMS devrait être rejeté puisque, selon elle, le brevet 932 ne respecte pas les exigences du paragraphe 27(3) de la Loi sur les brevets. Toutefois, la Cour fédérale a tiré une conclusion défavorable à Apotex sur cette question et Apotex n’a pas attaqué cette conclusion en appel. Elle ne peut pas maintenant demander de soulever cette question dans ses plaidoiries écrites supplémentaires, lesquelles, selon l’autorisation qu’elle a reçue, ne peuvent comporter que des observations concernant les conséquences de la décision rendue dans l’arrêt Ésoméprazole sur les questions en litige.

[44]  Par conséquent, j’accueillerais l’appel en ce qui concerne le brevet 932.

V.  La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que l’allégation d’Apotex au sujet de l’évidence du brevet 898 était fondée?

[45]  Je me penche maintenant sur les questions concernant le brevet 898 et je commence par examiner les conclusions de la Cour fédérale sur l’évidence qui sont pertinentes au présent appel.

A.  Les motifs de la Cour fédérale

[46]  La Cour fédérale a entamé son analyse en formulant des conclusions quant aux connaissances générales courantes à la date de priorité du brevet 898 (le 24 mars 2003) de la personne versée dans l’art à qui le brevet 898 est adressé. La Cour fédérale a conclu que les connaissances générales courantes comprenaient plusieurs antériorités.

[47]  La première était la demande PCT numéro WO/2000/062778 (la demande 778), la demande PCT qui a mené au brevet 932. Ensuite, la Cour fédérale a conclu que les connaissances générales courantes de la personne versée dans l’art à la date pertinente comprenaient la demande PCT numéro WO 03/013540 (la demande 540). La Cour fédérale a fait remarquer que la demande 540 révélait que les composés (comme le dasatinib) qui inhibent les kinases de la famille Src étaient efficaces dans le traitement de la leucémie, y compris la LMC, et qu’ils pouvaient être utilisés dans le traitement de la LMC résistante à l’imatinib lorsqu’ils étaient utilisés seuls ou en combinaison avec l’imatinib (motifs, par. 157). Enfin, la Cour fédérale a conclu que les antériorités pertinentes comprenaientt plusieurs éléments qui ont révélé, entre autres choses, que les kinases de la famille Src participent à la prolifération des cellules Bcr-Abl et que les composés qui inhibent les kinases de la famille Src (comme le dasatinib) peuvent être utilisés pour atténuer la résistance à l’imatinib (motifs, par. 160 à 164).

[48]  La Cour fédérale établit ensuite les critères applicables pour l’évaluation de l’évidence, de la façon suivante :

165. Le juge Rothstein a énoncé le critère à quatre volets en matière d’examen relatif à l’évidence dans Sanofi-Synthelabo Canada Inc c. Apotex Inc., 2008 CSC 61, au paragraphe 67 [Sanofi-Synthelabo] :

1) Identifier la personne versée dans l’art et déterminer les connaissances générales courantes pertinentes de cette personne.

2) Définir l’idée originale de la revendication en cause, au besoin par voie d’interprétation.

3) Recenser les différences, s’il en est, entre ce qui ferait partie de l’« état de la technique » et l’idée originale qui sous‑tend la revendication ou son interprétation.

4) Abstraction faite de toute connaissance de l’invention revendiquée, ces différences constituent‑elles des étapes évidentes pour la personne versée dans l’art ou dénotent‑elles quelque inventivité?

166. Dans les domaines où les progrès se réalisent souvent par l’expérimentation, le quatrième volet des critères en matière d’examen relatifs à l’évidence peut être formulé autrement de manière à se demander s’il était [TRADUCTION] « évident de tenter toutes ces expériences », en utilisant la liste non exhaustive ci-dessous de facteurs (Sanofi-Synthelabo, précité, au paragraphe 69) :

1) Est‑il plus ou moins évident que l’essai sera fructueux?  Existe‑t‑il un nombre déterminé de solutions prévisibles connues des personnes versées dans l’art?

2) Quels efforts — leur nature et leur ampleur — sont requis pour réaliser l’invention? Les essais sont‑ils courants ou l’expérimentation est‑elle longue et ardue de telle sorte que les essais ne peuvent être qualifiés de courants?

3) L’art antérieur fournit‑il un motif de rechercher la solution au problème qui sous‑tend le brevet?

167. L’allusion utilisée en ce qui trait à ce critère est celle d’un technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; (Beloit Canada Ltd v Valmet OY (1986), 8 CPR (3d) 289, au paragraphe 294). Le critère pour établir l’évidence est difficile à satisfaire, parce qu’il est nécessaire de démontrer que la personne versée dans l’art serait parvenue directement et sans difficulté à l’invention (Sanofi-Synthelabo, par. 71 et 85). Néanmoins, l’existence de plusieurs voies pour parvenir à une invention supposée ne signifie pas que celle‑ci ne soit pas évidente (Shire Biochem Inc c. Canada, 2008 CF 538, au paragraphe 80).

168. Enfin, dans son examen relatif à l’évidence, la Cour doit se rappeler la mise en garde contre les séductions de la sagesse rétrospective (Bridgeview Manufacturing Inc. c. 931409 Alberta Ltd. (Central Alberta Hay Centre, 2010 CAF 188, au paragraphe 50).

[49]  Ensuite, la Cour a examiné la question de savoir si les revendications 1 et 3 du brevet 898 étaient évidentes. Elle a fait remarquer que les parties avaient reconnu que les idées originales liées aux revendications 1 et 3 du brevet 898 sont « l’utilisation par voie orale du dasatinib pour le traitement de la LMC, et l’utilisation par voie orale du dasatinib pour le traitement de la LMC résistante à l’imatinib, respectivement » (motifs, par. 169). Elle a ensuite évalué la question de savoir s’il était évident d’utiliser le dasatinib par voie orale pour traiter la LMC et la LMC résistante à l’imatinib.

[50]  Pour ce qui est de la revendication 1, la Cour fédérale a formulé les conclusions suivantes :

  • La demande 778 révèle que les composés expliqués (y compris le dasatinib) inhibent la tyrosine kinase, plus précisément les kinases de la famille des Src […] (motifs, par. 175);
  • La demande 778 indique que les composés peuvent être administrés par n’importe quelle méthode acceptable, notamment par la voie orale (motifs, par. 175);

  • La demande 540 révèle une méthode de traitement, par la voie orale, de la leucémie, y compris la LMC, chez les humains, soit l’administration d’au moins un composé inhibiteur de la PTK de c-Src (motifs, par. 175).

[51]  Selon ce qui précède, la Cour fédérale a conclu que l’administration orale du dasatinib (comme inhibiteur Src) pour traiter la LMC était une expérience allant de soi. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour fédérale a préféré le témoignage de l’expert d’Apotex plutôt que celui de BMS et a fait remarquer l’absence de preuve établissant que les inventeurs de BMS avaient effectué une expérimentation laborieuse ou excessive pour en arriver à l’invention relative à la revendication 1 du brevet 898 (motifs, par. 185).

[52]  La Cour fédérale est parvenue à une conclusion semblable en ce qui concerne la revendication 3. Encore une fois, elle a accepté le témoignage de l’expert d’Apotex qui, selon elle, établissait que, même si différents composés ciblant la leucémie résistante à l’imatinib étaient examinés, l’art antérieur établissait également que la voie de la famille Src était concernée par la LMC résistante à l’imatinib et que le dasatinib était donc un essai allant de soi parce qu’il ciblait la voie de la famille Src (motifs, par. 189, 190, 192, 196, 198). La Cour fédérale a encore une fois fait remarquer que la preuve ne révélait pas que les scientifiques de BMS avaient dû avoir recours à une expérimentation particulièrement inventive pour parvenir à leur invention (motifs, par. 193 et 194).

[53]  La Cour a donc conclu que les revendications 1 et 3 du brevet 898 étaient évidentes et elle a ainsi rejeté la demande d’interdiction de BMS en ce qui concerne le brevet 898.

B.  Discussion

[54]  BMS attaque quatre éléments du raisonnement de la Cour fédérale sur l’évidence, alléguant qu’elle a commis trois erreurs de droit ainsi qu’une erreur de fait manifeste et dominante, chacune d’entre elles étant suffisante pour annuler le rejet par la Cour fédérale de la demande d’interdiction en ce qui concerne le brevet 898.

[55]  Plus particulièrement, en ce qui concerne les erreurs de droit alléguées, BMS prétend d’abord que la Cour fédérale a commis une erreur de droit lorsqu’elle a appliqué le critère de l’essai allant de soi après avoir fait remarquer que les deux parties étaient d’accord pour dire que l’invention n’était pas évidente. Elle souligne cet égard le paragraphe 173 des motifs, où la Cour fédérale a soutenu ce qui suit :

Les deux parties s’entendent pour dire qu’il n’était pas évident, à la date pertinente, que le dasatinib deviendrait un traitement par la voie orale efficace de la LMC ou de la LMC résistante à l’imatinib, ou des deux. Néanmoins, la défenderesse soutient qu’il eût été évident qu’un clinicien ou un scientifique tente d’améliorer les thérapies existantes relatives à la LMC en administrant un inhibiteur de PTK de la famille des Src. De plus, la défenderesse soutient que, puisqu’il avait été établi dans la demande 778 que le dasatinib était un inhibiteur de PTK pouvant être utilisé pour combattre les maladies associées à la PTK, plus particulièrement le cancer, il eût été évident de vouloir essayer le dasatinib.

[56]  BMS dit qu’il est erroné de penser que le critère de l’évidence et le critère de l’essai allant de soi sont distincts et de procéder sur la base que seul le dernier doit être respecté pour invalider une revendication. BMS appuie ce point en invoquant l’énoncé récent de la Cour dans le jugement Bristol-Myers Squibb Canada Co. c. Teva Canada Limited, 2017 CAF 76, au paragraphe 60 [Atazanavir CAF] selon lequel « le critère de l’“essai allant de soi” n’a pas supplanté tout autre examen de l’évidence ».

[57]  Je ne souscris pas à l’observation de BMS. Tout d’abord, comme elle l’a reconnu, le débat devant la Cour fédérale a porté uniquement sur la question de savoir si les revendications 1 et 3 du brevet 898 étaient évidentes et Apotex n’a jamais admis qu’elles ne l’étaient pas. Cela ressort clairement des motifs de la Cour fédérale, qui portent sur la question de savoir si les revendications 1 et 3 étaient évidentes du point de vue de l’essai allant de soi. Ensuite, selon moi, le passage de l’arrêt Atazanavir de la CAF ne signifie pas que le critère de l’essai allant de soi ne peut pas être appliqué comme façon d’évaluer l’évidence. Dans l’arrêt Sanofi-Synthelabo, la Cour suprême a indiqué que l’application du critère de l’essai allant de soi peut être indiquée « [d]ans les domaines d’activité où les progrès sont souvent le fruit de l’expérimentation » (par. 68). Il était donc loisible à la Cour fédérale d’appliquer le critère de l’essai allant de soi et, à la simple lecture de ses motifs dans leur intégralité, on constate qu’il s’agit précisément de l’analyse que la Cour fédérale a faite. Ainsi, bien qu’il soit difficile de comprendre ce que voulait dire la Cour fédérale dans la première phrase du paragraphe 73, elle n’a pas commis la première erreur qu’invoquait BMS, soit d’avoir formulé des conclusions incohérentes sur la question de l’évidence.

[58]  Pour ce qui est de la deuxième erreur de droit alléguée, BMS dit que la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a désigné à tort le critère de l’essai allant de soi comme un examen reformulé de la question de savoir si les essais nécessaires allaient de soi. Elle affirme précisément que la Cour fédérale s’est fondée sur des considérations erronées lorsqu’elle a examiné la question de savoir si les essais effectués pour établir si le dasatinib était efficace pour traiter la LMC et la LMC résistante à l’imatinib allaient de soi plutôt que d’examiner la question de savoir s’il était plus ou moins évident que ces essais établiraient l’efficacité du dasatinib. Au soutien de son affirmation, BMS invoque le préambule de la première phrase du paragraphe 166 des motifs de la Cour fédérale où celle-ci a soutenu que [traduction] « dans les domaines où les progrès sont souvent obtenus au moyen de l’expérimentation, la quatrième partie du critère de l’évidence peut être reformulée pour demander si les essais ‘‘allaient de soi’’ ».

[59]  Encore une fois, je ne suis pas d’accord avec BMS, puisqu’elle a sorti de son contexte la phrase des motifs de la Cour fédérale. Dans les paragraphes 165 à 168, la Cour fédérale a correctement établi le critère relatif à l’évaluation de l’évidence de l’arrêt Sanofi‑Synthelabo. En outre, le raisonnement de la Cour démontre qu’elle s’est posé la bonne question, à savoir s’il était plus ou moins évident que les essais de routine établiraient l’efficacité du dasatinib pour traiter la LMC, y compris la LMC résistante à l’imatinib.

[60]  Troisièmement, BMS allègue que la Cour fédérale a commis une erreur en appliquant la mauvaise norme d’évaluation de l’évidence en l’assimilant au critère de la prédiction valable, alors qu’il s’agit de concepts différents qui n’auraient pas dû être confondus. BMS dit que cette erreur a été commise au paragraphe 181 des motifs, où la Cour fédérale a indiqué ce qui suit :

[TRADUCTION]

Même si je souscris à l’opinion de [l’expert de BMS] selon lequel l’efficacité de l’administration orale ne pouvait être prévue avant la réalisation des essais cliniques, je ne crois pas que cela tranche la question de savoir si l’invention était un essai qui allait de soi. La première question de la discussion sur le critère de l’essai allant de soi porte sur la question de savoir s’il est plus ou moins évident qu’une approche devrait fonctionner, ce qui est une question très semblable à celle concernant la prévision valable dans la discussion portant sur l’utilité. De nombreux brevets, y compris le brevet 898, ont été accordés en l’absence de données cliniques à la date de la demande. Si l’utilité d’une invention peut être prévue en fonction de données cliniques antérieures, la conséquence logique est qu’une personne dotée de compétences usuelles en art, qui ne dispose que de données cliniques antérieures, pourrait penser que l’invention allait de soi et, en l’espèce, étant donné les connaissances générales courantes, aurait conclu qu’une utilisation orale du dasatinib pour traiter la LMC allait de soi.

[61]  Même si je suis d’accord avec BMS pour dire que les critères servant à évaluer l’évidence et la prédiction valable sont différents, je ne crois pas que la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de révision puisque le paragraphe qui précède n’est pas essentiel à son raisonnement et que le reste des motifs démontre que la Cour fédérale a appliqué le critère de l’évidence approprié énoncé dans l’arrêt Sanofi-Synthelabo.

[62]  Enfin, BMS dit que la Cour fédérale a commis une erreur de fait manifeste et dominante parce qu’elle a mal interprété la preuve et écarté ce qui, selon BMS, constituait des admissions essentielles qu’elle a obtenues pendant le contre-interrogatoire des experts d’Apotex. À l’appui de son affirmation, elle invoque des passages du contre-interrogatoire qui indiquent que les experts ont reconnu qu’au moment pertinent la personne versée dans l’art aurait conclu qu’il n’y avait pas plus qu’une possibilité que le dasatinib soit efficace pour traiter la LMC. Après avoir examiné ces passages, je ne souscris pas à l’opinion selon laquelle une telle admission a été faite et, en tout état de cause, je fais remarquer que les passages invoqués par BMS sont contredits par d’autres éléments de preuve, notamment par de grandes parties du témoignage des experts d’Apotex. La Cour fédérale avait compétence pour évaluer ces éléments de preuve. Selon moi, elle n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle l’a fait, puisqu’elle disposait d’une preuve plus que suffisante à l’appui des conclusions auxquelles elle est parvenue.

[63]  Je suis donc d’avis de rejeter l’appel de BMS en ce qui concerne le brevet 898.

VI.  Dispositif proposé

[64]  À la lumière de ce qui précède, j’accueillerais l’appel en partie, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale en ce qui concerne le brevet 932 et, en rendant la décision que la Cour fédérale aurait dû rendre, je délivrerais une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un AC à Apotex pour son produit APO-Dasatinib avant l’expiration du brevet 932. Comme les deux parties ont partiellement gain de cause, j’ordonnerais que chaque partie assume ses propres dépens devant la Cour et devant la Cour fédérale.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb j.c.a. »

« Je suis d’accord.

D. G. Near j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-106-17

 

 

INTITULÉ :

BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA CO. et BRISTOL-MYERS SQUIBB HOLDINGS IRELAND c. APOTEX INC. et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 juin 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :

LE 18 septembre 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Steven G. Mason

Me David A. Tait

Me Rebecca A. Crane

 

Pour les appelantes

 

Me Harry Radomski

Me Ben Hackett

Me Richard Naiberg

Me Sandon Shogilev

 

Pour l’intimée

(APOTEX INC.)

Me Adrian Bieniasiewicz

POUR L’INTIMÉ

(le ministre de la Santé)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les appelantes

 

Goodmans LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour l’intimée

(APOTEX INC.)

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

POUR L’INTIMÉ

(LE MINISTRE DE LA SANTÉ)

 

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