Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20171030


Dossier : A-48-16

Référence : 2017 CAF 213

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

DAVID RAYMOND AMOS

intimé à l’appel incident
(et anciennement l’appelant)

et

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante à l’appel incident
(et anciennement l’intimée)

Audience tenue à Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 24 mai 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA COUR 

 


Date : 20171030


Dossier : A-48-16

Référence : 2017 CAF 213

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

DAVID RAYMOND AMOS

intimé à l’appel incident
(et anciennement l’appelant)

et

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante à l’appel incident
(et anciennement l’intimée)

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

I.  Introduction

[1]  Le 16 septembre 2015, David Raymond Amos (M. Amos) a déposé une déclaration de 53 pages (la déclaration) à la Cour fédérale contre Sa Majesté la Reine (la Couronne). M. Amos demande des dommages‑intérêts de 11 millions de dollars et des excuses publiques de la part du premier ministre et des premiers ministres provinciaux après avoir été illégalement interdit d’accès aux terrains parlementaires. Il demande également une déclaration du ministre de la Sécurité publique selon laquelle le gouvernement du Canada ne permettra plus à la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) et aux Forces canadiennes de les harceler, lui et son clan (déclaration, par. 96).

[2]  Le 12 novembre 2015 (dossier T‑1557‑15), saisi de la requête déposée par la Couronne, un protonotaire de la Cour fédérale (le protonotaire) a radié la déclaration dans son intégralité sans autorisation de modifier, au motif qu’il était évident et manifeste que la déclaration ne révélait aucune demande raisonnable, qu’elle était essentiellement vexatoire et qu’elle ne pouvait être sauvegardée par une autre modification (l’ordonnance du protonotaire).

[3]  Le 25 janvier 2016 (2016 CF 93), un juge de la Cour fédérale (le juge) saisi de l’appel interjeté par M. Amos à l’encontre de l’ordonnance du protonotaire, a examiné l’affaire de nouveau et a radié toutes les demandes de réparation présentées par M. Amos, sauf la demande de dommages‑intérêts en lien avec son interdiction d’accès par la GRC à l’Assemblée législative du Nouveau‑Brunswick en 2004 (le jugement de la Cour fédérale).

[4]  M. Amos a interjeté appel et la Couronne a déposé un appel incident à l’encontre du jugement de la Cour fédérale. Après la délivrance d’un avis d’examen de l’état de l’instance, l’appel de M. Amos a été rejeté pour cause de retard le 19 décembre 2016. Par conséquent, la Cour n’est saisie que de l’appel incident de la Couronne.

II.  Question préliminaire

[5]  Dans son mémoire des faits et du droit se rapportant à l’appel incident déposé à notre Cour le 6 mars 2017, M. Amos indiquait que plusieurs juges de notre Cour, y compris deux des juges de la présente formation, avaient un conflit d’intérêts dans cet appel. C’était la première fois qu’il nommait dans un document déposé auprès de notre Cour les juges qui, d’après lui, étaient en conflit d’intérêts. Dans son avis d’appel, il avait fait allusion à un conflit avec plusieurs juges, mais il ne les avait pas nommés.

[6]  M. Amos était d’avis qu’il n’était pas tenu de nommer les juges dans un document déposé auprès de notre Cour parce qu’il avait identifié les juges dans divers documents déposés auprès de la Cour fédérale. À son avis, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale sont la même Cour et, par conséquent, tout document déposé auprès de la Cour fédérale serait déposé auprès de notre Cour. Il fonde son opinion sur les paragraphes 5(4) et 5.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7 :

5(4) Les juges de la Cour fédérale sont d’office juges de la Cour d’appel fédérale et ont la même compétence et les mêmes pouvoirs que les juges de la Cour d’appel fédérale.

5(4) Every judge of the Federal Court is, by virtue of his or her office, a judge of the Federal Court of Appeal and has all the jurisdiction, power and authority of a judge of the Federal Court of Appeal.

[…]

5.1(4) Les juges de la Cour d’appel fédérale sont d’office juges de la Cour fédérale et ont la même compétence et les mêmes pouvoirs que les juges de la Cour fédérale.

5.1(4) Every judge of the Federal Court of Appeal is, by virtue of that office, a judge of the Federal Court and has all the jurisdiction, power and authority of a judge of the Federal Court.

[7]  Toutefois, ces dispositions prévoient uniquement que les juges de la Cour fédérale sont également des juges de notre Cour (et vice versa). Ils ne signifient pas qu’il n’existe qu’une seule Cour. Si la Cour fédérale et notre Cour formaient une seule Cour, cette disposition serait inutile.

[8]  Les articles 3 et 4 de la Loi sur les Cours fédérales disposent :

3 La Section d’appel, aussi appelée la Cour d’appel ou la Cour d’appel fédérale, est maintenue et dénommée « Cour d’appel fédérale » en français et « Federal Court of Appeal » en anglais. Elle est maintenue à titre de tribunal additionnel de droit, d’equity et d’amirauté du Canada, propre à améliorer l’application du droit canadien, et continue d’être une cour supérieure d’archives ayant compétence en matière civile et pénale.

3 The division of the Federal Court of Canada called the Federal Court — Appeal Division is continued under the name “Federal Court of Appeal” in English and “Cour d’appel fédérale” in French. It is continued as an additional court of law, equity and admiralty in and for Canada, for the better administration of the laws of Canada and as a superior court of record having civil and criminal jurisdiction.

4 La section de la Cour fédérale du Canada, appelée la Section de première instance de la Cour fédérale, est maintenue et dénommée « Cour fédérale » en français et « Federal Court » en anglais. Elle est maintenue à titre de tribunal additionnel de droit, d’equity et d’amirauté du Canada, propre à améliorer l’application du droit canadien, et continue d’être une cour supérieure d’archives ayant compétence en matière civile et pénale.

4 The division of the Federal Court of Canada called the Federal Court — Trial Division is continued under the name “Federal Court” in English and “Cour fédérale” in French. It is continued as an additional court of law, equity and admiralty in and for Canada, for the better administration of the laws of Canada and as a superior court of record having civil and criminal jurisdiction.

[9]  Les articles 3 et 4 de la Loi sur les Cours fédérales créent deux tribunaux distincts, la Cour d’appel fédérale (article 3) et la Cour fédérale (article 4). Si, comme M. Amos le laisse entendre, les documents déposés auprès de la Cour fédérale étaient également déposés automatiquement auprès de notre Cour, les parties ne seraient alors pas tenues de préparer et de déposer des dossiers d’appel conformément à l’exigence prévue aux articles 343 à 345 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, lors de l’appel d’une décision de la Cour fédérale. L’exigence de déposer un dossier d’appel auprès de notre Cour lors de l’appel d’une décision de la Cour fédérale indique clairement que les seuls documents dont la Cour sera saisie sont ceux qui figurent dans le dossier d’appel.

[10]  Par conséquent, le mémoire des faits et du droit déposé le 6 mars 2017 est le premier document déposé auprès de notre Cour dans lequel M. Amos a nommé les juges qui, selon lui, ont un conflit d’intérêts à l’égard de questions le concernant.

[11]  Le 3 avril 2017, M. Amos a tenté de déposer une requête devant la Cour fédérale pour demander une ordonnance [traduction] « confirmant ou niant le conflit d’intérêts qu’il a » avec un certain nombre de juges de la Cour fédérale. Selon la directive donnée par un juge de la Cour fédérale, si M. Amos sollicitait cette ordonnance à l’égard des juges de la Cour d’appel fédérale, la Cour fédérale n’avait pas compétence. À l’audition du présent appel incident, M. Amos est revenu sur la requête qu’il avait présentée à la Cour fédérale. La requête présentée à la Cour fédérale n’est pas une requête présentée à notre Cour et à ce titre, les observations déposées devant la Cour fédérale ne seront pas examinées. De plus, puisqu’il s’agissait d’une requête déposée devant la Cour fédérale (et non notre Cour), aucun des documents déposés relativement à cette requête ne fait partie du dossier de notre Cour.

[12]  Pendant l’audition de l’appel, M. Amos a soutenu que le troisième membre de la présente formation était également en conflit d’intérêts et a déposé des documents qui, selon lui, étayaient son allégation de conflit. À la suite de l’audition de son appel, M. Amos a également eu l’occasion de fournir un bref résumé du présumé conflit et de déposer des documents supplémentaires qui, selon lui, étayaient ses allégations. M. Amos a déposé plusieurs pages de documents concernant les présumés conflits, qu’il a organisés selon l’ordre suivant : une copie de la biographie du juge en cause, suivie de copies de documents qui, selon lui, étayaient son allégation selon laquelle le juge était en conflit.

[13]  Ainsi, le juge Webb serait en conflit parce qu’avant sa nomination à la Cour canadienne de l’impôt en 2006, il était un associé du cabinet d’avocats Patterson Law, et auparavant de Patterson Palmer en Nouvelle‑Écosse. M. Amos a fait valoir qu’il avait eu un certain nombre de différends avec Patterson Palmer et Patterson Law et que, par conséquent, le juge Webb était en conflit d’intérêts simplement parce qu’il avait été un associé de ces cabinets. M. Amos ne soutient pas que le juge Webb était personnellement mêlé à un litige entre M. Amos et l’ancien cabinet d’avocats du juge Webb ni même qu’il en a eu connaissance, mais simplement qu’il avait été membre de ce cabinet.

[14]  Pendant sa plaidoirie à l’audition de son appel, en ce qui concerne le présumé conflit d’intérêts du juge Webb, M. Amos a mis l’accent sur les échanges entre lui et un certain avocat de Patterson Law. Toutefois, aucun des documents déposés par M. Amos à l’audience ou ultérieurement n’avait trait aux échanges avec cet avocat et il n’a pas non plus été établi clairement quand M. Amos a fait affaire avec cet avocat. Plus particulièrement, il est loin d’être clair si ces échanges ont eu lieu après la nomination du juge Webb à la Cour canadienne de l’impôt il y a plus de 10 ans.

[15]  Les documents se rapportant au présumé conflit d’intérêts du juge Webb portaient largement sur des échanges entre Byron Prior et le bureau de Patterson Palmer à St. John’s, à Terre‑Neuve‑et‑Labrador (T.‑N.‑L.), qui n’est pas dans la même province que celle où le juge Webb a exercé le droit. Le seul document qui indique un échange entre M. Amos et Patterson Palmer est une copie d’un affidavit de Stephen May qui était un associé du bureau de Patterson Palmer à St. John’s, à T.‑N.‑L. L’affidavit est daté du 24 janvier 2005 et renvoie à un certain nombre de courriels envoyés par M. Amos à Stephen May. M. Amos a également inclus une lettre adressée à quatre personnes, parmi lesquelles se trouve John Crosbie qui était avocat-conseil au bureau de Patterson Palmer à St. John’s, T.‑N.‑L. La lettre est datée du 2 septembre 2004 et est adressée à [traduction] « John Crosbie, a/s de Greg G. Byrne, bureau 502, 570, rue Queen, Fredericton (N.‑B.) E3B 5E3 ». Dans cette lettre, M. Amos fait allusion à une poursuite éventuelle contre Patterson Palmer.

[16]  Selon l’argument de M. Amos, le juge Webb est en conflit d’intérêts du simple fait qu’il a pratiqué le droit chez Patterson Palmer. Dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 45, [2003] 2 R.C.S. 259, la Cour suprême du Canada a indiqué que, pour décider si un juge doit se récuser, il convient d’appliquer le critère de la crainte raisonnable de partialité :

60  En droit canadien, une norme s’est maintenant imposée comme critère de récusation. Ce critère, formulé par le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [[1978] 1 R.C.S. 369], p. 394, est la crainte raisonnable de partialité :

[...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

[17]  Il faut donc décider si une personne bien renseignée, considérant la question d’une manière réaliste et pratique et ayant bien réfléchi à la question, conclurait que l’allégation de M. Amos suscite une crainte raisonnable de partialité. Comme la Cour l’a déjà indiqué, « il y a une forte présomption que les juges administreront la justice de façon impartiale » et que cette présomption ne sera pas repoussée en l’absence d’une « preuve convaincante » de partialité (Collins c. Canada, 2011 CAF 140, par. 7 [Collins]. Voir également R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 32).

[18]  La Cour d’appel de l’Ontario, dans la décision Rando Drugs Ltd. c. Scott, 2007 ONCA 553, 86 O.R. (3d) 653 (autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, 32285 (le 1er août 2007)), a tranché la question précise de savoir si un juge doit se récuser de l’instruction d’une affaire simplement parce qu’il avait été membre d’un cabinet d’avocats concerné par le litige dont le juge est maintenant saisi. La Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le juge n’était pas tenu de se récuser s’il n’avait eu aucun échange avec la personne visée ou aucune consultation concernant l’affaire en question lorsqu’il était avocat. Elle a également expliqué que les règles pour décider si un juge doit se récuser diffèrent des règles visant à déterminer si un avocat est en conflit :

[traduction]

27  La récusation n’est donc pas une conséquence naturelle d’une conclusion selon laquelle le juge du procès était concerné d’une manière quelconque par une affaire qu’il préside maintenant. Lorsque le juge n’était aucunement concerné par l’affaire, comme en l’espèce, on ne peut dire qu’il doit se récuser.

28  On peut faire valoir à bon droit que, si l’on avait demandé à M. Patterson de représenter l’appelant en tant qu’avocat avant sa nomination à la magistrature, les règles relatives au conflit l’auraient probablement empêché d’instruire l’affaire parce que son ancien cabinet d’avocats représentait un des défendeurs dans l’affaire. En conséquence, il faut donc décider comment le juge Patterson, à titre de juge du procès, peut instruire l’affaire. Cette question a été examinée par la Cour d’appel (Chambre civile) dans Locabail (U.K.) Ltd. c. Bayfield Properties Ltd., [2000] Q.B. 451. La Cour a conclu, au paragraphe 58, qu’il n’existe aucune règle rigide régissant la récusation d’un juge et que [traduction] « [t]out dépend des circonstances. »

29  À mon avis, ce qui semble à première vue être une incohérence dans l’application des règles peut s’expliquer par les différents contextes et, plus particulièrement, par la présomption forte d’impartialité judiciaire qui s’applique dans le contexte de la récusation d’un juge. Il n’existe aucune présomption de ce genre dans les cas d’allégations de conflits d’intérêts contre un avocat en raison de la participation antérieure d’un cabinet dans l’affaire. Au contraire, comme l’a expliqué le juge Sopinka dans Succession MacDonald c. Martin [1990] 3 RCS 1235, (1990), 77 D.L.R. (4th) 249 (C.S.C.), pour des motifs solides en matière de politiques, il existe une présomption d’intérêt entraînant la récusation qui peut rarement être réfutée. Plus particulièrement, une affirmation non étayée par un avocat selon laquelle il n’avait aucun renseignement confidentiel au sujet de l’affaire ne suffira jamais. Ce sera le contraire si l’allégation de partialité est formulée à l’encontre du juge du procès. Son affirmation selon laquelle il ne savait rien de l’affaire et n’y avait pas participé sera habituellement acceptée telle quelle, sauf s’il existe un motif valable d’en douter : voir Locabail, au paragraphe 19.

30  Cela m’amène à examiner les circonstances particulières de l’espèce et à me demander s’il existe des motifs sérieux permettant de conclure à l’existence d’un conflit d’intérêts entraînant la récusation en l’espèce. À mon avis, deux facteurs importants justifient la décision du juge du procès de ne pas se récuser. Le premier facteur est son affirmation, qui est acceptée par toutes les parties, selon laquelle il ne savait rien au sujet de l’affaire lorsque son ancien cabinet la traitait et qu’il n’y a pas participé. Le deuxième est la longue période écoulée. Tel que cela a été affirmé dans Wewaykum, au paragraphe 85 :

  Selon nous, un seul facteur important se détache nettement des autres et doit éclairer la personne raisonnable dans son appréciation de l’incidence de la participation du juge Binnie sur son impartialité dans les pourvois. Il s’agit en l’occurrence de l’écoulement du temps. Dans la plupart des cas où l’on plaide l’inhabilité du décideur, on invoque des circonstances contemporaines au processus décisionnel ou survenu peu avant celui‑ci.

31  Il existe d’autres facteurs qui éclairent la question. Le cabinet Wilson Walker ne représentait plus aucune des parties au moment du procès. Plus important encore, au moment de la requête, le juge Patterson était un juge depuis six ans et, par conséquent, n’avait aucune relation avec son ancien cabinet depuis une période considérable.

32  Je suis d’avis qu’une personne raisonnable examinant la question de façon réaliste conclurait que le juge du procès pourrait instruire l’affaire de manière équitable et impartiale. J’adopte ce point de vue principalement en raison de la longue période écoulée et du manque de participation du juge du procès à l’affaire ou du manque de connaissance à cet égard lorsque le cabinet d’avocats Wilson Walker était chargé de l’affaire. Dans ces circonstances, on ne peut raisonnablement soutenir que le juge du procès ne pouvait pas demeurer impartial en l’espèce. Le simple fait que son nom figure à l’en‑tête de certaines lettres datant de plus d’une décennie ne pourrait amener une personne raisonnable à croire qu’il favoriserait consciemment ou non l’ancien client de son ancien cabinet. Il n’est tout simplement pas réaliste de croire qu’un juge écarterait son rôle d’impartialité, ne tiendrait pas compte de son serment professionnel et favoriserait un client – à l’égard duquel il ne savait rien – d’un cabinet qu’il a quitté il y a six ans et pour lequel il n’agit plus pour le client, dans le cadre d’une affaire concernant des événements survenus depuis plus de dix ans.

[Non souligné dans l’original]

[19]  Le juge Webb n’a aucunement participé à l’affaire concernant M. Amos alors qu’il était membre de Patterson Palmer ou de Patterson Law, et M. Amos ne suggère pas le contraire. M. Amos a indiqué clairement pendant l’audience de cette affaire que la seule raison du présumé conflit du juge Webb était le fait qu’il avait été membre de Patterson Law et de Patterson Palmer. Cette raison ne suffit simplement pas pour récuser le juge Webb. Toute participation de M. Amos avec Patterson Law alors que le juge Webb était membre de ce cabinet remonterait à plus de 10 ans et encore plus loin lorsqu’il était membre de Patterson Palmer. En plus du manque de toute participation de sa part à toute question ou à tout différend que M. Amos a eu à l’égard de Patterson Law ou de Patterson Palmer (ce qui en soi suffit à trancher la question), la période écoulée depuis que le juge Webb était membre de Patterson Law ou de Patterson Palmer donnerait lieu à la même conclusion – il n’y a aucun conflit à l’égard du juge Webb en l’espèce.

[20]  De même, dans la décision R. c. Bagot, 2000 MBCA 30, 145 Man. R. (2d) 260, la Cour d’appel du Manitoba a conclu qu’il n’existait aucune crainte raisonnable de partialité lorsqu’un juge, qui avait été membre d’un cabinet d’avocats dont les services avaient été retenus par l’accusé, n’avait eu aucun échange avec l’accusé lorsqu’il était un avocat de ce cabinet.

[21]  Dans la décision Del Zotto c. Canada (Ministre du Revenu national), [2000] 4 C.F. 321, la Cour a conclu qu’il existerait une crainte raisonnable de partialité lorsqu’un juge qui, alors qu’il était avocat, a consigné des heures sur un dossier concernant la même personne qui s’était présentée devant ce juge. Toutefois, la présente affaire se distingue de celle‑ci puisque le juge Webb n’avait consigné aucune heure aux dossiers concernant M. Amos lorsqu’il était avocat chez Patterson Palmer ou Patterson Law.

[22]  M. Amos a également inclus un CD avec ses observations. Il a déclaré dans son affidavit du 26 juin 2017 que ce CD comportait une [traduction] « copie certifiée conforme d’un dispositif d’écoute électronique de la police américaine intitulé 139 ». Il a également indiqué qu’il avait [traduction] « fourni une copie certifiée conforme du CD intitulé 139 à de nombreux organismes d’application de la loi américains et canadiens et aucun des corps de police ou des officiers de justice n’étaient disposés à enquêter sur ce sujet ». Puisqu’il a indiqué qu’il s’agit d’un [traduction] « dispositif d’écoute électronique de la police américaine », il s’agit d’une question qui relève des organismes d’application de la loi américains et qui ne peut pas créer, comme le suggère M. Amos, un conflit d’intérêts à l’égard d’un juge à qui il en fournit une copie.

[23]  Par conséquent, il n’existe aucun conflit ni aucune crainte raisonnable de partialité à l’égard du juge Webb et il n’y a donc aucun motif pour qu’il se récuse.

[24]  M. Amos a soutenu que l’expérience professionnelle antérieure du juge Near auprès du gouvernement créait un [traduction] « quasi-conflit » pour trancher l’appel incident. M. Amos n’a fourni aucun détail et le juge Near a confirmé qu’il n’avait aucune connaissance antérieure des questions alléguées dans la réclamation. Le juge Near ne voit aucune raison de se récuser.

[25]  Dans la mesure où il est possible de constater le fondement des allégations de M. Amos contre la juge Gleason, il semble qu’il soutient qu’elle n’est pas en mesure d’instruire le présent appel parce qu’il affirme avoir envoyé une lettre à Brian Mulroney et à Jean Chrétien en 2004. À ce moment‑là, la juge Gleason et M. Mulroney étaient des associés du cabinet d’avocats Ogilvy Renault, s.r.l. La lettre visée, dont le ton était insolent et furieux, commence par [traduction] « Bonjour aux deux méchants et vieux salauds souriants » et [traduction] « Objet : moi qui vous poursuis et vos petits chiens aussi ». Il n’y a aucune indication qu’une réponse à la lettre avait été rédigée ni qu’une poursuite avait été intentée par M. Amos contre M. Mulroney. Dans les circonstances, il n’y a aucune raison justifiant que la juge Gleason se récuse puisque la lettre visée n’entraîne pas une crainte raisonnable de partialité.

III.  Question en litige

[26]  La question en litige dans l’appel incident est la suivante : Le juge a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a annulé dans son intégralité l’ordonnance de radiation de la déclaration rendue par le protonotaire sans autorisation de modifier et lorsqu’il a décidé que l’allégation de M. Amos selon laquelle la GRC lui avait interdit l’accès à l’Assemblée législative du Nouveau‑Brunswick en 2004 pouvait étayer un moyen d’action?

IV.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[27]  À la suite de la décision du juge d’annuler l’ordonnance du protonotaire, la Cour a réexaminé la norme de contrôle à appliquer aux décisions discrétionnaires des protonotaires et des décisions rendues par les juges en appel des décisions des protonotaires dans la décision Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 [Hospira]. Dans la décision Hospira, une formation de cinq juges de la Cour a remplacé la norme de contrôle établie dans la décision Aqua-Gem par la norme énoncée dans Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen]. Par conséquent, il n’est plus approprié pour la Cour fédérale d’examiner de novo une ordonnance discrétionnaire rendue par un protonotaire ayant une influence déterminante sur l’issue de la cause. Au contraire, un juge de la Cour fédérale ne peut intervenir en appel que si le protonotaire a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante quant à une question de fait ou à une question mixte de fait et de droit (Hospira, par. 79). En outre, la Cour ne peut intervenir dans l’examen par un juge de la Cour fédérale d’une ordonnance discrétionnaire rendue par un protonotaire que si le juge a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante quant à une question de fait ou à une question mixte de fait et de droit (Hospira, par. 82 et 83).

[28]  En l’espèce, le juge remplace l’évaluation par le protonotaire de la déclaration de M. Amos par sa propre évaluation. La Cour doit examiner l’ordonnance du protonotaire pour décider si le juge a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante lorsqu’il a choisi d’intervenir.

B.  Le juge a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il est intervenu à l’égard de l’ordonnance du protonotaire?

[29]  L’ordonnance du protonotaire a retenu les paragraphes suivants des observations de la Couronne en tant que fondement pour radier la déclaration dans son intégralité sans autorisation de modifier :

[traduction]

17.  Au paragraphe 96 de la déclaration, le demandeur aborde sa plainte aux paragraphes 14 à 24, inclusivement. Tous ces paragraphes, sauf quatre, portent sur un incident survenu en 2006 et sur la législature au Nouveau‑Brunswick. La compétence de la Cour fédérale ne s’étend pas à Sa Majesté la Reine du chef des provinces. Quoi qu’il en soit, le demandeur n’a pas nommé les provinces participantes ou les intervenants provinciaux en tant que parties à cette action. L’incident allégué ne suscite pas un moyen d’action susceptible d’être invoqué devant la Cour.

[…]

21.  Les quelques paragraphes qui portent directement sur l’intimée n’offrent aucun détail quant aux personnes concernées ou à l’emplacement des présumés incidents ou d’autres détails suffisants pour permettre à l’intimée de répondre. En conséquence, il est difficile, voire impossible, de constater les moyens d’action que le demandeur tente de présenter. Une interprétation libérale de la déclaration ne permet à l’intimée que de spéculer sur le moyen d’action véritable et/ou voulu. Au mieux, l’action du demandeur pourrait être résumée ainsi : il soupçonne être empêché d’avoir accès à la Chambre des communes.

[Les notes infrapaginales ont été omises.]

[30]  Le juge a décidé qu’il ne pouvait pas radier la déclaration selon le même fondement que celui du protonotaire. Il a indiqué que la Cour fédérale a compétence sur les déclarations fondées sur la responsabilité des fonctionnaires de la Couronne fédérale, comme la GRC, et que ceux qui ont empêché M. Amos d’avoir accès à l’Assemblée législative du Nouveau‑Brunswick en 2004 comprenaient la GRC (jugement de la Cour fédérale, par. 23). En examinant de nouveau la viabilité de ces nouvelles allégations, le juge a indiqué que le paragraphe 14 de la déclaration contient une [traduction] « certaine précision » puisqu’il indique la date de l’événement et l’agent de la GRC agissant en tant qu’aide de camp au lieutenant‑gouverneur (jugement de la Cour fédérale, par. 27).

[31]  Le juge a indiqué que l’événement de 2004 pourrait étayer un moyen d’action du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique et a indiqué des éléments du délit en tant qu’extraits de la décision Meigs c. Canada, 2013 CF 389 :

[13]  Comme dans l’arrêt Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69 (Odhavji), et dans la décision Lewis c Canada, 2012 CF 1514 (Lewis), je dois établir si les demandeurs ont exposé, dans leur déclaration, chaque élément du délit allégué de faute dans l’exercice d’une charge publique :

a) le fonctionnaire public doit avoir agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée;

b) le fonctionnaire public doit avoir été conscient du caractère non seulement illégitime de sa conduite, mais aussi de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur;

c) le fonctionnaire doit avoir fait preuve de mauvaise foi ou de malhonnêteté, et la connaissance du préjudice est en soi insuffisante pour conclure qu’il a agi de la sorte.

Odhavji, précité, par. 23, 24 et 28.

(Jugement de la Cour fédérale, par. 28).

[32]  Le juge a décidé que M. Amos avait divulgué suffisamment de faits importants pour répondre aux éléments du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique parce que les intervenants qui lui ont interdit l’accès à l’Assemblée législative du Nouveau‑Brunswick en 2004, y compris la GRC, l’ont fait pour des [traduction] « raisons politiques » (jugement de la Cour fédérale, par. 29).

[33]  La discussion de la Cour sur le caractère suffisant des actes de procédure dans la décision Merchant Law Group c. Canada (Agence du revenu), 2010 CAF 184, est particulièrement à propos :

[...] Lorsqu’on plaide la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir, il ne suffit pas d’utiliser des formulations laconiques et catégoriques telles que [traduction] « délibérément ou négligemment », « indifférence complète » ou « s’est procuré illégalement par le vol ou la fraude ». [...] « La simple affirmation d’une conclusion sur laquelle la Cour est appelée à se prononcer ne constitue pas une allégation d’un fait essentiel. » [...] Faire des déclarations laconiques ou catégoriques qui ne reposent sur aucun élément de preuve constitue un abus de procédure. [...]

J’ajouterais que le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique implique que le fonctionnaire public responsable de l’action contestée ait été dans un état mental particulier, c’est‑à‑dire qu’il doit avoir agi délibérément d’une manière qu’il savait incompatible avec les obligations propres à ses fonctions. Pour ce délit, des précisions doivent être fournies pour chaque allégation. L’article 181 exige explicitement que des précisions soient fournies pour les allégations d’« abus de confiance », de « manquements délibérés », d’« état mental d’une personne », d’« intention malicieuse » ou d’« intention frauduleuse ».

(Par. 34 et 35, les renvois sont omis).

[34]  En appliquant la norme de contrôle énoncée dans la décision Housen à l’ordonnance du protonotaire, nous sommes d’avis que le juge est intervenu en l’absence d’une erreur juridique ou d’une erreur manifeste et déterminante.

[35]  Le protonotaire a décidé que la déclaration de M. Amos ne révélait aucune demande raisonnable et qu’elle était essentiellement vexatoire fondée sur des raisons de compétence et en l’absence de faits importants pour fonder un moyen d’action. Le paragraphe 14 de la déclaration, qui porte sur l’événement de 2004, n’invoque aucun fait important quant à la façon dont l’agent de la GRC s’est livré à une conduite délibérée et illégale, savait que sa conduite était illégale et susceptible de porter préjudice à M. Amos et agissait de mauvaise foi. Même si la déclaration comporte une allégation ailleurs selon laquelle M. Amos a été interdit d’accès à l’Assemblée législative du Nouveau‑Brunswick pour des raisons politiques et/ou des raisons malveillantes, ces allégations ne sont pas précisées et visent des intervenants non fédéraux, comme le sergent d’armes de l’Assemblée législative du Nouveau‑Brunswick et le corps de police de Fredericton. En conséquence, le juge a commis une erreur lorsqu’il a décidé que l’allégation de M. Amos selon laquelle la GRC lui a interdit l’accès à l’Assemblée législative du Nouveau‑Brunswick en 2004 permettait d’étayer un moyen d’action.

[36]  Nous sommes d’avis que la déclaration est composée uniquement de simples allégations, sans aucun détail, de sorte qu’elle ne révèle aucun moyen d’action raisonnable qui relève de la compétence des Cours fédérales. Par conséquent, le juge a commis une erreur lorsqu’il est intervenu pour annuler l’ordonnance du protonotaire qui radie la déclaration dans son intégralité. En outre, nous concluons que le protonotaire n’a commis aucune erreur lorsqu’il a refusé l’autorisation de modifier. Les vices dans les actes de procédure de M. Amos sont si importants qu’une telle modification ne permettrait pas de les corriger (Collins, par. 26).

V.  Conclusion

[37]  Pour ces motifs, nous accueillerions l’appel incident de la Couronne avec dépens, annulant ainsi le jugement de la Cour fédérale du 25 janvier 2016 et rétablissant l’ordonnance du protonotaire du 12 novembre 2015 qui a radié la déclaration de M. Amos dans son intégralité sans autorisation de modifier.

« Wyman W. Webb »

j.c.a.

« David G. Near »

j.c.a.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL INCIDENT D’UNE ORDONNANCE DU JUGE SOUTHCOTT DU 25 JANVIER 2016; DOSSIER NUMÉRO T-1557-15.

DOSSIER :

A‑48‑16

 

 

INTITULÉ :

DAVID RAYMOND AMOS c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Fredericton (NOUVEAU‑BRUNSWICK)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 mai 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 OCTOBRE 2017

 

COMPARUTIONS :

David Raymond Amos

 

Pour l’appelant et L’intimé à l’appel incident

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Me Jan Jensen

 

Pour l’intimée et l’appelante à l’appel incident

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureure générale du Canada

POUR L’intimée ET L’APPELANTE À L’APPEL INCIDENT

 

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