Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20171219


Dossier : A-41-16

Référence : 2017 CAF 250

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

OLEG SHAKOV, LE COMMISSARIAT À LA MAGISTRATURE FÉDÉRALE, MARC GIROUX et NIKKI CLEMENHAGEN

intimés

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 13 juin 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

La juge GLEASON

Y A SOUSCRIT :

Le juge SCOTT

MOTIFS DISSIDENTS :

Le juge STRATAS

 


Date : 20171219


Dossier : A-41-16

Référence : 2017 CAF 250

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

OLEG SHAKOV, LE COMMISSARIAT À LA MAGISTRATURE FÉDÉRALE, MARC GIROUX et NIKKI CLEMENHAGEN

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1]               La Cour est saisie d’un appel interjeté par le procureur général du Canada à l’encontre des jugements de la Cour fédérale (sous la plume de la juge Tremblay-Lamer) rendus dans l’affaire Oleg Shakov c. Procureur général du Canada, 2015 CF 1416, par lesquels la Cour fédérale a accueilli deux demandes de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Commission de la fonction publique (CFP) le 3 novembre 2014 (2014-089-IB). La CFP, dans cette décision, a révoqué la nomination à durée déterminée de M. Oleg Shakov, intimé en l’espèce, au poste de directeur de la Division des programmes internationaux du Commissariat à la magistrature fédérale (CMF), autre intimé en l’espèce, a ôté à M. Marc Giroux et à Mme Nikki Clemenhagen, autres intimés, le pouvoir de procéder à d’autres nominations et a ordonné que ces derniers suivent une formation d’appoint en dotation.

[2]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir l’appel en partie et de modifier le jugement de la Cour fédérale afin de renvoyer certaines questions à la CFP pour qu’elle les tranche à la lumière des présents motifs. M. Shakov a droit aux dépens à hauteur de la somme convenue de 4 500 $, ainsi que devant l’instance inférieure. Les autres parties, ayant succombé sur quelques chefs, n’y ont pas droit. 

I.                    Faits

[3]               Le CMF est un ministère fédéral situé dans la région de la capitale nationale. Il est chargé de procurer des services administratifs aux juges de nomination fédérale pour assurer l’indépendance de la magistrature par rapport au ministère de la Justice. Depuis 1996, le CMF comporte une Division des programmes internationaux qui organise des échanges internationaux à l’intention des juges et participe à des projets de réforme judiciaire à l’étranger.

[4]               En 2011, la Division des programmes internationaux, dont le financement provenait exclusivement de sources externes, battait de l’aile; elle ne dirigeait plus que quelques programmes. En outre, en avril de cette même année, elle a négligé de renouveler une importante source de financement provenant de l’Agence canadienne de développement international (ACDI). Peu de temps après, le directeur a demandé et a obtenu une mutation à un autre poste.

[5]               Aux prises avec la nécessité de remplacer rapidement le directeur pour redynamiser la Division, le commissaire par intérim du CMF, M. Giroux, ainsi que la directrice de la Division de la rémunération, des avantages sociaux et des ressources humaines, Mme Clemenhagen, ont nommé M. Shakov au poste, à titre intérimaire car le CMF ne disposait pas des fonds nécessaires pour procéder à la dotation permanente du poste. Selon eux, M. Shakov avait les compétences et les connaissances pour être en mesure d’assumer les responsabilités de directeur, rapidement et de manière efficace, vu le nombre d’années où il avait travaillé au sein de la Division à titre d’expert-conseil. Toutefois, sa maîtrise du français était limitée.

[6]               De l’avis de M. Giroux et de Mme Clemenhagen, il était essentiel de doter le poste de directeur rapidement, à défaut de quoi la Division des programmes internationaux risquait réellement de disparaître. Selon eux, la nomination et l’intégration dans le poste de directeur d’un autre candidat qualifié prendraient trop de temps s’il fallait procéder par voie de concours. Ainsi, ils estimaient que la seule solution réalisable consistait à nommer M. Shakov au poste à titre intérimaire afin de rétablir la Division. Selon eux, le profil de compétences nécessaires pour ce poste était rare, et peu de fonctionnaires possèderaient les connaissances et les qualités essentielles pour le poste de direction, le rôle de la Division étant unique au sein de la fonction publique fédérale. Rien dans le dossier n’indique que M. Giroux et Mme Clemenhagen avaient tort de penser ainsi.

[7]               M. Shakov travaillait comme expert-conseil auprès de plusieurs organismes, dont le CMF, au moment où M. Giroux et Mme Clemenhagen l’ont pressenti pour une nomination à durée déterminée au poste de directeur au sein du CMF. A priori réticent à l’idée, car une telle nomination emporterait une diminution appréciable de ses revenus, M. Shakov a fini par accepter le poste, vu les difficultés éprouvées par la Division des programmes internationaux du CMF. Il croyait être en mesure d’aider à empêcher la disparition de la Division. Comme il avait fait beaucoup de travail pour cette dernière à titre d’expert-conseil, il partageait l’avis de M. Giroux et de Mme Clemenhagen qu’il fallait tenter de sauver la Division.

[8]               M. Shakov a été nommé au poste, initialement pour une durée d’un an, par le truchement d’un processus non annoncé. Il s’agissait d’un poste PM-06, une classification inférieure aux postes habituels de direction dans la fonction publique, comme le reconnaît l’appelant.

[9]               Ce poste à durée déterminée était assorti du profil linguistique « anglais essentiel ». On exigeait ainsi du candidat retenu qu’il maîtrise seulement l’anglais, et ce même si le poste était auparavant bilingue. À l’époque, la Division ne comptait aucun employé permanent francophone, et toutes les communications dont le directeur était chargé avec l’extérieur se déroulaient en anglais (ou en ukrainien, langue parlée par M. Shakov). Il semble que la Division ait eu, pendant quelques mois en 2011, pour une durée déterminée, une employée possiblement francophone, mais assurément bilingue, qui n’a jamais exprimé le souhait d’être supervisé en français. Toutefois, tous les postes subalternes à l’exception d’un seul au sein de la Division étaient désignés bilingues, et les réunions de gestion au sein du CMF se déroulaient habituellement dans les deux langues officielles.

[10]           Mme Clemenhagen et M. Giroux étaient tous deux d’avis que le profil linguistique dont était assorti le poste de directeur, soit « anglais essentiel », était indiqué et permis, vu les besoins linguistiques des employés de la Division, et le fait que le travail se déroulait en anglais et en ukrainien. Cependant, une gestionnaire subalterne des ressources humaines voyait la situation d’un autre œil. Elle a versé au dossier une note de service dans laquelle elle indiquait qu’il aurait fallu désigner ce poste bilingue. Rien n’indique qu’elle a informé M. Giroux de son opinion.

[11]           À la fin du mandat d’un an, le CMF a renouvelé la nomination de M. Shakov pour une autre année.

[12]           De mai 2011 à septembre 2012, M. Shakov s’est attaché à améliorer son français. En septembre 2012, il a réussi l’examen de langue seconde de la fonction publique, obtenant la note minimale pour un poste de supervision désigné bilingue dans la fonction publique, soit « BBB ».

[13]           En décembre 2012, M. Shakov a été nommé pour une durée indéterminée au poste de dirigeant des Projets internationaux, comme le poste de directeur avait été renommé. Il était admissible à cette nomination seulement s’il détenait déjà un poste au sein du CMF. Le profil linguistique de ce poste était « BBB »; M. Shakov avait les compétences linguistiques nécessaires.

[14]           La CFP a effectué une vérification du processus de dotation externe ayant résulté en la nomination de M. Shakov au poste à durée déterminée. Dans un rapport transmis aux intimés le 11 juillet 2014 (no de dossier 2013-FJA-00011.16335), l’enquêtrice de la CFP a conclu que le CMF, M. Giroux et Mme Clemenhagen avaient pris des décisions équivalant à une conduite irrégulière (dossier d’appel, vol. 1, p. 142) interdite par l’article 66 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13 (LEFP), pour avoir déterminé que ce poste à durée déterminée n’exigeait que la maîtrise de l’anglais et pour avoir choisi de doter le poste par voie d’un processus non annoncé.

[15]           Selon l’enquêtrice, le profil linguistique du poste avait été déterminé irrégulièrement en fonction du résultat souhaité, à savoir la nomination de M. Shakov, et les autres intimés n’avaient pas justifié adéquatement la décision de pourvoir le poste sans concours. Elle a donc recommandé que M. Giroux et Mme Clemenhagen suivent impérativement une formation d’appoint en dotation, que le pouvoir qui leur avait été délégué en matière de nomination soit suspendu le temps qu’ils suivent la formation et que le mandat de M. Shakov soit révoqué rétroactivement au dernier jour où il détenait le poste à durée déterminée.

[16]           Dans son compte rendu de décision daté du 3 novembre 2014 (2014-089-IB), la CFP a souscrit aux conclusions de l’enquêtrice et a ordonné les mesures correctives que cette dernière y avait recommandées. La demande de contrôle judiciaire présentée par les intimés a suspendu la prise des mesures correctives, mais si elles devaient suivre leur cours, il se peut très bien que M. Shakov voit révoquer sa nomination à durée indéterminée à titre de dirigeant des Projets internationaux au CMF. Il en est ainsi parce que l’admissibilité de M. Shakov au poste qu’il occupe actuellement était subordonnée à sa nomination valide au poste antérieur, soit celui de directeur de la Division des programmes internationaux, car le poste à durée indéterminée avait été doté par processus interne.

II.                 Dispositions de lois, règlements et politiques pertinentes

[17]           Pour situer les questions que soulève le présent appel dans leur contexte, il convient tout d’abord de rappeler les dispositions pertinentes de lois, règlements et politiques fédérales. En effet, la Cour est appelée à examiner la portée de certaines dispositions en matière de langues officielles et de dotation ainsi que les rapports entre elles.

A.                 La LEFP

[18]           Le préambule de la LEFP énonce les objectifs de cette loi. Il est ainsi libellé :

Attendu : […]

Recognizing that […]

que le pouvoir de faire des nominations à la fonction publique et au sein de celle-ci est conféré à la Commission de la fonction publique et que ce pouvoir peut être délégué aux administrateurs généraux;

authority to make appointments to and within the public service has been vested in the Public Service Commission, which can delegate this authority to deputy heads;

que ceux qui sont investis du pouvoir délégué de dotation doivent l’exercer dans un cadre exigeant qu’ils en rendent compte à la Commission, laquelle, à son tour, en rend compte au Parlement;

those to whom this appointment authority is delegated must exercise it within a framework that ensures that they are accountable for its proper use to the Commission, which in turn is accountable to Parliament;

que le pouvoir de dotation devrait être délégué à l’échelon le plus bas possible dans la fonction publique pour que les gestionnaires disposent de la marge de manoeuvre dont ils ont besoin pour effectuer la dotation, et pour gérer et diriger leur personnel de manière à obtenir des résultats pour les Canadiens;

delegation of staffing authority should be to as low a level as possible within the public service, and should afford public service managers the flexibility necessary to staff, to manage and to lead their personnel to achieve results for Canadians; and

que le gouvernement du Canada souscrit au principe d’une fonction publique qui incarne la dualité linguistique et qui se distingue par ses pratiques d’emploi équitables et transparentes, le respect de ses employés, sa volonté réelle de dialogue et ses mécanismes de recours destinés à résoudre les questions touchant les nominations

the Government of Canada is committed to a public service that embodies linguistic duality and that is characterized by fair, transparent employment practices, respect for employees, effective dialogue, and recourse aimed at resolving appointment issues;

[19]           Les articles 30 et 31 de la LEFP régissent le processus de nomination à la fonction publique. Ils prévoient :

30 (1) Les nominations — internes ou externes — à la fonction publique faites par la Commission sont fondées sur le mérite et sont indépendantes de toute influence politique.

30 (1) Appointments by the Commission to or from within the public service shall be made on the basis of merit and must be free from political influence.

Définition du mérite

Meaning of merit

(2) Une nomination est fondée sur le mérite lorsque les conditions suivantes sont réunies :

(2) An appointment is made on the basis of merit when

a) selon la Commission, la personne à nommer possède les qualifications essentielles — notamment la compétence dans les langues officielles — établies par l’administrateur général pour le travail à accomplir;

(a) the Commission is satisfied that the person to be appointed meets the essential qualifications for the work to be performed, as established by the deputy head, including official language proficiency; and

b) la Commission prend en compte :

(b) the Commission has regard to

(i) toute qualification supplémentaire que l’administrateur général considère comme un atout pour le travail à accomplir ou pour l’administration, pour le présent ou l’avenir,

(i) any additional qualifications that the deputy head may consider to be an asset for the work to be performed, or for the organization, currently or in the future,

(ii) toute exigence opérationnelle actuelle ou future de l’administration précisée par l’administrateur général,

(ii) any current or future operational requirements of the organization that may be identified by the deputy head, and

(iii) tout besoin actuel ou futur de l’administration précisé par l’administrateur général.

(iii) any current or future needs of the organization that may be identified by the deputy head.

[…]

[…]

Normes de qualification

Qualification standards

31 (1) L’employeur peut fixer des normes de qualification, notamment en matière d’instruction, de connaissances, d’expérience, d’attestation professionnelle ou de langue, nécessaires ou souhaitables à son avis du fait de la nature du travail à accomplir et des besoins actuels et futurs de la fonction publique.

31 (1) The employer may establish qualification standards, in relation to education, knowledge, experience, occupational certification, language or other qualifications, that the employer considers necessary or desirable having regard to the nature of the work to be performed and the present and future needs of the public service.

Qualifications

Qualifications

(2) Les qualifications mentionnées à l’alinéa 30(2)a) et au sous-alinéa 30(2)b)(i) doivent respecter ou dépasser les normes de qualification applicables établies par l’employeur en vertu du paragraphe (1).

(2) The qualifications referred to in paragraph 30(2)(a) and subparagraph 30(2)(b)(i) must meet or exceed any applicable qualification standards established by the employer under subsection (1).

[20]           L’article 2 de la LEFP définit le mot « employeur », pour l’application de cette loi, comme étant le Conseil du Trésor, dans le cas des ministères fédéraux. Par conséquent, pour les besoins du CMF, le paragraphe 31(1) autorise le Conseil du Trésor à énoncer des normes de qualification en matière linguistique.

[21]           En vertu de l’article 33 de la LEFP, les nominations peuvent se faire par voie de processus annoncé ou non annoncé.

[22]           Règle générale, le pouvoir de la CFP de procéder à des nominations prévu aux dispositions mentionnées plus haut est délégué en vertu de l’article 15 de la LEFP aux administrateurs généraux des ministères et organismes fédéraux auxquels cette loi s’applique. (Souvent, en pratique, ce pouvoir est délégué à nouveau au sein de l’organisation, en vertu du paragraphe 24(2) de la LEFP.)

[23]           L’article 66 de la LEFP habilite la CFP à mener des enquêtes sur des processus de nomination externes et à prendre les mesures correctives qui s’imposent :

66 La Commission peut mener une enquête sur tout processus de nomination externe; si elle est convaincue que la nomination ou la proposition de nomination n’a pas été fondée sur le mérite ou qu’une erreur, une omission ou une conduite irrégulière a influé sur le choix de la personne nommée ou dont la nomination est proposée, la Commission peut :

66 The Commission may investigate any external appointment process and, if it is satisfied that the appointment was not made or proposed to be made on the basis of merit, or that there was an error, an omission or improper conduct that affected the selection of the person appointed or proposed for appointment, the Commission may

a) révoquer la nomination ou ne pas faire la nomination, selon le cas;

(a) revoke the appointment or not make the appointment, as the case may be; and

b) prendre les mesures correctives qu’elle estime indiquées.

(b) take any corrective action that it considers appropriate.

[24]           Le paragraphe 67(2) de la LEFP habilite la CFP à mener des enquêtes et à prendre des mesures correctives en cas de nominations internes par l’administrateur général, mais seulement sur demande de ce dernier. Les mesures correctives énoncées sont identiques à celles énumérées à l’article 66.

[25]           La personne qui perd son emploi par suite d’une révocation ordonnée en vertu des articles 66 à 69 de la LEFP peut être nommée à un autre poste convenable en application de l’article 73 de la LEFP, reproduit ci-après :

73 En cas de révocation de la nomination en vertu de l’un des articles 66 à 69, la Commission peut nommer la personne visée à un poste pour lequel, selon elle, celle-ci possède les qualifications essentielles visées à l’alinéa 30(2)a).

73 Where the appointment of a person is revoked under any of sections 66 to 69, the Commission may appoint that person to another position if the Commission is satisfied that the person meets the essential qualifications referred to in paragraph 30(2)(a).

B.                 La Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, ch. 31 (4e suppl.) (LLO) et règlements et politiques connexes

[26]           La partie V de la LLO impose des obligations en matière de langue de travail dans la fonction publique. La disposition pertinente est l’alinéa 36(1)c) (ou le sous-alinéa 36(1)(c)(i) dans la version anglaise) de la LLO, qui est ainsi rédigé :

36 (1) Il incombe aux institutions fédérales, dans la région de la capitale nationale […] :

36 (1) Every federal institution has the duty, within the National Capital Region […] to

[…]

[…]

c) de veiller à ce que, là où il est indiqué de le faire pour que le milieu de travail soit propice à l’usage effectif des deux langues officielles, les supérieurs soient aptes à communiquer avec leurs subordonnés dans celles-ci […].

(c) ensure that,

(i) where it is appropriate or necessary in order to create a work environment that is conducive to the effective use of both official languages, supervisors are able to communicate in both official languages with officers and employees of the institution in carrying out their supervisory responsibility […].

[27]           L’article 91 de la LLO circonscrit la faculté d’imposer certains profils linguistiques en matière de dotation. Il est reproduit ci-après :

91 Les parties IV et V n’ont pour effet d’autoriser la prise en compte des exigences relatives aux langues officielles, lors d’une dotation en personnel, que si elle s’impose objectivement pour l’exercice des fonctions en cause.

91 Nothing in Part IV or V authorizes the application of official language requirements to a particular staffing action unless those requirements are objectively required to perform the functions for which the staffing action is undertaken.

[28]           Le paragraphe 46(1) et l’alinéa 46(2)c) de la LLO habilitent le Conseil du Trésor à énoncer des directives pour donner effet à la partie V de la LLO (dans laquelle se trouve l’alinéa 36(1)c)); ils sont ici reproduits :

46 (1) Le Conseil du Trésor est chargé de l’élaboration et de la coordination générales des principes et programmes fédéraux d’application des parties IV, V et VI dans les institutions fédérales, à l’exception du Sénat, de la Chambre des communes, de la bibliothèque du Parlement, du bureau du conseiller sénatorial en éthique, du bureau du commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique et du Service de protection parlementaire.

46 (1) The Treasury Board has responsibility for the general direction and coordination of the policies and programs of the Government of Canada relating to the implementation of Parts IV, V and VI in all federal institutions other than the Senate, House of Commons, Library of Parliament, office of the Senate Ethics Officer, office of the Conflict of Interest and Ethics Commissioner and Parliamentary Protective Service.

(2) Le Conseil du Trésor peut, dans le cadre de cette mission :

(2) In carrying out its responsibilities under subsection (1), the Treasury Board may

[…]

[…]

c) donner des instructions pour l’application des parties IV, V et VI.

(c) issue directives to give effect to Parts IV, V and VI.

[29]           Le Conseil du Trésor a énoncé des directives sur la détermination des profils linguistiques pertinents applicables aux postes dans la fonction publique. À l’époque des faits, la dotation dans la fonction publique était régie par la Directive sur l’identification linguistique des postes ou des fonctions du Conseil du Trésor, dont un passage est reproduit ci-après :

L'institution s'assure que dans les régions désignées bilingues aux fins de la langue de travail :

•   les employés occupant des postes bilingues […] sont supervisés dans la langue officielle de leur choix […];

•   les employés reçoivent des services personnels et centraux dans la langue officielle de leur choix.

(soulignement omis)

[30]           Il est acquis aux débats que la région de la capitale nationale est une région bilingue pour ce qui est de la langue de travail.

[31]           Au sujet de la connaissance linguistique nécessaire, la Directive dispose ainsi :

Pour assurer des services de qualité dans les deux langues officielles, les compétences linguistiques des postes ou des fonctions qui assurent un service au public ou un service aux employés ainsi que ceux qui incluent la supervision d'employés sont identifiés au niveau de compétence « BBB » ou supérieur.

Afin d'assurer un milieu de travail propice à l'usage effectif des deux langues officielles :

•    [. . .] les postes ou fonctions de sous-ministre adjoint ou autres titres d'administrateur général adjoint partout au Canada sont identifiés au niveau de compétence « CBC »;

•    pour les postes ou fonctions de cadres de direction dans les régions désignées bilingues aux fins de la langue de travail qui incluent un ou plusieurs des éléments suivants, le niveau de compétence est « CBC »  ou supérieur :

ο    la supervision d'employés occupant un poste bilingue […];

 (soulignement omis)

[32]           La Directive dispose également que :

L'administrateur général est imputable de la mise en œuvre de la présente directive dans son institution.

(soulignement omis)

[33]           L’annexe 2 de la Directive portait sur les règles de dotation applicables aux organisations tombant sous le coup de la LEFP. Elle précisait que la nomination non impérative à des postes à durée indéterminée désignés bilingues, d’un niveau inférieur à EX-02, de candidats unilingues était permise en vertu du Règlement sur les langues officielles — nominations dans la fonction publique, DORS/2005-347 (le Règlement sur les nominations) et le Décret d’exemption concernant les langues officielles dans la fonction publique, TR/2005-118 (le Décret d’exemption).

[34]           Le Règlement sur les nominations et le Décret d’exemption prévoient un mécanisme pour la nomination non-impérative de candidats unilingues à des postes à durée indéterminée. Ces textes autorisent pareilles nominations si le candidat retenu respecte tous les autres critères de mérite et que l’administrateur général estime que le poste bilingue n’exige pas, au moment de la nomination, un titulaire bilingue. Dans ce cas, l’employeur est tenu d’offrir de la formation linguistique à la personne nommée au poste pour qu’elle respecte le profil linguistique du poste dans les deux ans de sa nomination. Ce délai peut être prolongé dans certaines circonstances, généralement exceptionnelles. Si elle n’arrive pas à obtenir les cotes linguistiques nécessaires, elle sera mutée à un poste convenable.

[35]           La Directive sur les langues officielles pour la gestion des personnes adoptée par le Conseil du Trésor précise que, dans le cas d’une telle nomination, le gestionnaire est tenu de « [p]rendre des mesures pour assurer les tâches ou fonctions bilingues liées au poste aussi longtemps que la personne qui occupe ce poste ne répond pas aux exigences linguistiques ».

[36]           Cette directive aborde également les situations exceptionnelles de dotation en ces termes :

Voici quelques exemples de situations dans lesquelles il peut y avoir recours à la dotation par un candidat qui ne répond pas aux exigences linguistiques :

•    lorsque le bassin de candidats bilingues possibles est très restreint à cause de la nature hautement spécialisée des fonctions et des connaissances nécessaires pour un poste;

•    lorsque l'institution reçoit un nombre insuffisant de candidatures de membres de l'une ou l'autre communauté de langue officielle.

C.                 Lignes directrices émanant de la CFP

[37]           Enfin, la CFP a adopté ses propres lignes directrices pour la guider dans le choix des mesures correctives visant à pallier les vices dans les processus de nomination. Dans sa Série d’orientation – Mesures correctives et révocation, la CFP prévoit que les mesures correctives visent l’incidence de l’irrégularité et qu’il faut déterminer cette incidence en cherchant à savoir à qui l’erreur ou l’omission a nui et quelles parties du processus, s’il en est, doivent être corrigées. Cette ligne directrice précise que si un processus était vicié du fait que le candidat ne possédait pas une qualité essentielle du poste, « il n'existera peut-être pas d'autres possibilités que de révoquer la nomination ». Cette ligne directrice prévoit également, lorsque les mesures correctives envisagées sont la révocation et une nouvelle nomination, que la décision à cet égard prenne en compte le rôle du titulaire dans toute conduite irrégulière, la période écoulée depuis sa nomination et l’équité. La CFP rappelle la nécessité de tenir compte de l’intégrité globale du processus de nomination et, à l’intention de la personne appelée à décider de révoquer ou non la nomination, de la considération suivante : « [q]uel sera le message envoyé aux autres fonctionnaires de l'organisation si on laisse la personne occuper le poste? »

III.               Décisions de la CFP et de la Cour fédérale

[38]           À la lumière de ce qui précède, examinons les décisions rendues par la CFP et la Cour fédérale en l’espèce.

A.                 Décision de la CFP

[39]           Abordons d’abord la décision de la CFP. Comme cette dernière a souscrit au rapport et aux recommandations de l’enquêtrice, ce rapport constitue l’exposé de ses motifs (par analogie, voir Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, par. 37-38, [2006] 3 R.C.F. 392; Tan c. Canada (Procureur général), 2015 CF 907, par. 48, [2015] A.C.F. no 954; Shaw c. Gendarmerie royale canadienne, 2013 CF 711, par. 44, [2013] A.C.F. no 772).

[40]           Tout d’abord, l’enquêtrice a signalé que [traduction] « le profil linguistique d’un poste doit être déterminé de manière objective, selon les fonctions du poste, et non les préférences linguistiques des employés qui relèvent du titulaire du poste », ainsi qu’il est prévu à l’article 91 de la LLO (dossier d’appel, vol. 3, p. 617). L’enquêtrice a également fait remarquer que l’enquête a révélé que les employés que M. Shakov était appelé à superviser n’avaient pas d’objection à ce que leur supérieur ne parle qu’anglais. Or, vu le roulement important au sein de la Division, l’enquêtrice estimait qu’il était probable qu’au moins un employé exige d’être supervisé par quelqu’un sachant parler français. En outre, M. Shakov a reconnu pendant l’enquête que ses piètres connaissances en français l’empêchaient de participer pleinement aux réunions du comité de gestion, qui se déroulaient dans les deux langues officielles. L’enquêtrice en a conclu qu’il aurait fallu que le poste de directeur soit désigné bilingue.

[41]           Par conséquent, selon l’enquêtrice, on avait ramené le profil linguistique du poste à « anglais essentiel » parce que M. Shakov était incapable de travailler en français. Elle était de cet avis pour plusieurs raisons. En effet, depuis sa création, le poste de directeur était désigné bilingue « CCC », et cette désignation n’avait été modifiée — pour être ramenée à « anglais essentiel » — que juste avant la nomination de M. Shakov à la Division. Une employée des RH avait informé Mme Clemenhagen que la désignation ne saurait être inférieure à « BBB » étant donné que quatre des cinq postes relevant du directeur étaient des postes bilingues. Les réunions du comité de gestion se déroulent en anglais et en français. Tous les autres postes de direction au sein du CMF sont désignés bilingues. M. Giroux et Mme Clemenhagen savaient que M. Shakov ne maîtrisait pas le français. Les exigences linguistiques ont été ramenées à « BBB » moins d’un mois après que M. Shakov eut obtenu ce profil de compétences en français.

[42]           L’enquêtrice a aussi conclu que M. Giroux et Mme Clemenhagen avaient opté pour un processus externe non annoncé sans justification. Mme Clemenhagen a dit à l’enquêtrice — ce que M. Giroux a confirmé — que ce type de processus avait été choisi parce que le directeur précédent avait quitté le poste sans crier gare, que la Division était dans une situation précaire et que M. Shakov détenait les compétences très spécialisées qu’exigeait le poste et possédait par ailleurs les qualités essentielles du poste. L’enquêtrice n’a pas accepté ces explications. Selon elle, rien ne justifiait la tenue d’un processus non annoncé, d’autres candidats étaient susceptibles de posséder les aptitudes requises et rien ne laissait entendre que M. Shakov aurait mis fin à sa collaboration contractuelle avec le CMF s’il n’avait pas été nommé au poste.

[43]           Or, rien dans le dossier dont disposait l’enquêtrice ne permet de conclure que d’autres candidats possédaient les compétences nécessaires. Sa conclusion était étayée par deux faits : M. Giroux et Mme Clemenhagen n’avaient pas organisé de concours pour repérer d’autres candidats possibles et le CMF avait déjà engagé d’autres experts-conseils. Ces faits ne démontrent pas que le CMF aurait pu trouver d’autres candidats qualifiés. En outre, l’enquêtrice n’a pas ajouté foi à la réserve émise par M. Giroux, selon laquelle les honoraires de M. Shakov auraient pu excéder la limite de dépenses applicable si on avait retenu ses services pour qu’il s’acquitte à contrat des fonctions de directeur.

[44]           L’enquêtrice a également signalé, dans une autre partie de son rapport que celle portant sur son analyse, que l’ancien directeur et M. Giroux avaient donné des versions différentes des circonstances du départ du premier. M. Giroux a laissé entendre que le poste de directeur devait être doté sans délai en raison du départ et de l’incapacité de l’ancien directeur. En revanche, l’ancien directeur a dit qu’il était disposé à rester pour assurer la transition et qu’il avait obtenu des évaluations de rendement positives (et une rémunération au rendement) pendant qu’il occupait le poste. Ce que l’enquêtrice ne signale pas, c’est que M. Giroux n’a pas demandé à l’ancien directeur de rester en poste jusqu’à la tenue d’un concours et à la formation d’un remplacement. Vu l’état de la Division sous la houlette de l’ancien directeur, l’absence d’une telle offre n’a rien d’étonnant.

[45]           Selon l’enquêtrice, les deux processus, soit la reclassification du profil linguistique et la décision de tenir un processus de nomination non annoncé, constituaient une conduite irrégulière au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’article 66 de la LEFP. Comme nous le mentionnons précédemment, l’enquêtrice a recommandé, vu ses conclusions, la prise des mesures suivantes :

      Que M. Giroux et Mme Clemenhagen suivent impérativement une formation d’appoint en dotation;

      Que le pouvoir de procéder à des nominations de M. Giroux et Mme Clemenhagen soit révoqué le temps qu’ils suivent la formation;

      Que la nomination à durée déterminée de M. Shakov soit révoquée rétroactivement au jour précédant sa nomination à durée indéterminée à son poste actuel.

[46]           En recommandant la suspension du pouvoir délégué en matière de dotation, l’enquêtrice a recommandé implicitement que le pouvoir de nommer à nouveau M. Shakov à un poste ressortisse à la CFP. Cependant, l’enquêtrice n’a pas recommandé que la CFP exerce un tel pouvoir et nomme M. Shakov à un autre poste.

B.                 Décision de la Cour fédérale

[47]           La Cour fédérale a accueilli les demandes. Elle a fondé sa décision sur trois éléments : l’existence d’une conduite irrégulière, la prétendue adaptation des exigences linguistiques et la justification de la tenue d’un processus non annoncé.

[48]           Reconnaissant la déférence qu’emporte la décision de la CFP, par application de la norme de la décision raisonnable, la Cour fédérale a néanmoins conclu que l’enquêtrice devait également en déférer au pouvoir discrétionnaire de M. Giroux, à titre de sous-commissaire par intérim, pour définir les qualités nécessaires au poste en question. Pour citer la Cour fédérale, « il n’y a pas lieu [pour la CFP] de toucher à l’exercice du pouvoir discrétionnaire accordé au commissaire par intérim, à moins qu’il y ait des éléments de preuve montrant que le décideur a outrepassé les limites de sa compétence en agissant selon des considérations étrangères à l’intérêt du bureau » (motifs, par. 55). Selon la Cour fédérale, essentiellement, tant que les décisions de M. Giroux en matière de dotation étaient raisonnables, l’intervention de la CFP serait déraisonnable. La Cour fédérale était d’avis que la décision de gestion prise par M. Giroux, à savoir assortir le poste de directeur du profil linguistique « anglais essentiel », appartenait aux issues raisonnables et que la décision contraire de la CFP était déraisonnable, et ce pour deux raisons.

[49]           Premièrement, la Cour fédérale a examiné le contexte entourant la décision par la direction du CMF d’assortir le poste de directeur du profil linguistique « anglais essentiel » pour voir si cette décision pouvait être assimilée à une conduite irrégulière interdite par l’article 66 de la LEFP. À la lumière de la jurisprudence, la Cour fédérale est arrivée à la conclusion qu’il y a conduite irrégulière « lorsque les exigences en matière de gestion sont mises de côté pour favoriser les intérêts d’une personne en particulier » et qu’il n’y a pas conduite irrégulière lorsqu’une décision est « fondée sur des impératifs de gestion légitimes et objectifs » (motifs, par. 52). Appliquant ce critère, la Cour fédérale estimait qu’on ne pouvait conclure à une conduite irrégulière, car « [l]a décision d’établir le profil linguistique du poste comme étant “anglais essentiel” a été prise uniquement dans l’intérêt supérieur du CMF et n’a pas été adaptée au profil de M. Shakov » (motifs, par. 62).

[50]           Deuxièmement, la Cour fédérale a vérifié s’il fallait, aux termes d’une disposition légale, que le poste de directeur soit désigné bilingue. De l’avis de cette cour, l’alinéa 36(1)c) de la LLO ne prescrit rien de tel. À ce sujet, la Cour fédérale a exprimé les observations suivantes (motifs, par. 61) :

Il n’existait aucune exigence légale que le poste soit bilingue parce qu’à court terme, la capacité du candidat de superviser les employés dans la langue de leur choix ne posait pas problème. Alors que les autres postes de directeurs au sein du CMF sont des postes bilingues impératifs afin de permettre aux employés bilingues de s’adresser à leur directeur dans la langue officielle de leur choix, au moment du processus de nomination en litige, aucun des employés de la division des Programmes internationaux n’avait besoin d’une supervision en français. À l’audience, l’avocat du CMF a reconnu qu’un des employés n’était pas anglophone, mais il a souligné que cette personne occupait un poste bilingue. Rien n’indique que cet employé n’a jamais eu besoin ou demandé de communiquer avec M. Shakov en français.

[51]           Quant au choix de tenir un processus non annoncé, la Cour fédérale a conclu que la décision de M. Giroux appartenait aux issues raisonnables. L’intervention de la CFP était donc déraisonnable. Selon la Cour fédérale, vu les pressions qui s’exerçaient sur le CMF au moment de la décision, « il n’y avait rien d’irrégulier ou d’inadapté dans le fait de prendre une décision dans l’intérêt supérieur du CMF et de la survie de la division des Programmes internationaux » (motifs, par. 71). À ses yeux, l’enquêtrice n’avait pas tenu compte de l’explication fournie par la direction du CMF pour justifier le choix d’un processus non annoncé. Ainsi, l’enquêtrice a remis en question, de manière déraisonnable, la décision de gestion prise par M. Giroux.

[52]           Les conclusions de la Cour fédérale sur la conduite irrégulière suffisaient pour lui permettre d’accueillir les demandes. Toutefois, elle a également présenté des observations sur les mesures correctives ordonnées par la CFP, qu’elle jugeait déraisonnables. De son avis, aucune des mesures ne résisterait à un examen, car elles ne protègent pas l’intégrité du processus de nomination, tous les actes reprochés ayant servi les intérêts du CMF, et non de M. Shakov.

IV.              Questions en litige

[53]           Le procureur général du Canada, appelant en l’espèce, soulève trois questions.

[54]           Tout d’abord, le procureur général conteste l’entière démarche adoptée par la Cour fédérale. Selon lui, au lieu d’évaluer la décision de la CFP au regard de la norme caractérisée par la déférence, la Cour fédérale s’est mise à la place de la CFP, à tort, et a ré-évalué la décision du CMF en matière de dotation. Le procureur général estime qu’en procédant ainsi, la Cour fédérale a posé la mauvaise question, car les demandes de contrôle judiciaire ne portaient pas sur la décision de gestion de M. Giroux.

[55]           Deuxièmement, le procureur général affirme que la Cour fédérale, dans son examen de la question relative aux langues officielles, a conclu à tort au caractère déraisonnable de la décision de la CFP. Selon le procureur général, l’alinéa 30(2)a) de la LEFP, les paragraphes 36(1) et 46(1), l’alinéa 46(2)c) et l’article 91 de la LLO ainsi que la Directive sur l’identification linguistique des postes ou des fonctions du Conseil du Trésor, pris ensemble, faisaient en sorte d’imposer un profil linguistique minimal de « BBB » pour le poste de directeur. Il en est ainsi parce que le poste est situé dans la région de la capitale nationale et nécessite la supervision de plusieurs employés occupant des postes ayant des profils linguistiques bilingues.  

[56]           Plus particulièrement, le procureur général fait valoir que la Directive a été adoptée par le Conseil du Trésor pour assurer le respect de l’alinéa 36(1)c) de la LLO et qu’elle permet de déterminer une qualification essentielle au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’alinéa 30(2)a) de la LEFP. Le procureur général attaque la conclusion de la Cour fédérale selon laquelle il est possible d’assouplir les exigences linguistiques dans certaines circonstances, opinant qu’une qualification essentielle d’un poste ne saurait être subrogée par une qualification « supplémentaire » que le sous-alinéa 30(2)b)(i) de la LEFP permet de prendre en compte.

[57]           Selon le procureur général, étant donné que la compétence dans les langues officielles est assimilée à une qualification essentielle aux termes de l’alinéa 30(2)a) de la LEFP et qu’il aurait fallu désigner le poste de directeur comme poste bilingue, il était raisonnable pour la CFP de conclure que la décision de ramener le profil linguistique du poste à « anglais essentiel » constituait une conduite irrégulière interdite par la LEFP. Selon le procureur général, une conduite qui [traduction] « nuit [à la dualité linguistique] — y compris les infractions à la législation — peut être assimilée à une conduite irrégulière » (mémoire des faits et du droit de l’appelant, par. 39).

[58]           Troisièmement, le procureur général affirme que la Cour fédérale a conclu à tort au caractère déraisonnable des mesures correctives prises par la CFP. Selon lui, elles ressortissent bel et bien au vaste pouvoir discrétionnaire que confère l’article 66 de la LEFP. Le procureur général fait également remarquer que la sévérité des mesures correctives peut très bien être compensée par la nomination de M. Shakov à son poste actuel, une solution toujours possible, selon le procureur général, en application de l’article 73 de la LEFP.

[59]           Les intimés réfutent tous ces arguments et font valoir que le jugement de la Cour fédérale ne doit pas être annulé. S’ils reconnaissent la possibilité d’un manquement qu’ils qualifient [traduction] « d’un manquement de forme » à la Directive sur l’identification linguistique des postes ou des fonctions, ils affirment néanmoins que la décision de la CFP était déraisonnable, car l’enquêtrice n’a pas tenu compte des circonstances exceptionnelles et pressantes en jeu et a opté pour une application stricte et mécanique de la Directive, faisant fi de la situation précaire dans laquelle la Division se serait trouvée si M. Shakov n’avait pas été nommé. Selon les intimés, les mesures prises — tout particulièrement la révocation de la nomination de M. Shakov — sont déraisonnables, car elles ne servent pas le principe du mérite. M. Shakov ajoute que sa révocation est déraisonnable en ce sens qu’elle ne respecte pas la propre ligne directrice de la CFP intitulée « Mesures correctives et Révocations », la CFP ayant négligé les répercussions indûment négatives de sa révocation sur lui et le fait qu’il n’avait rien à se reprocher.

V.                 Analyse

[60]           La norme de contrôle applicable en l’espèce, en appel d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, est dictée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, par. 45-47, [2013] 2 R.C.S. 559. Selon cette norme, la juridiction d’appel se met à la place du tribunal de première instance, décide si cette cour a employé la norme de contrôle pertinente et l’a bien appliquée. Nous sommes par conséquent appelés effectivement à procéder de nouveau au contrôle judiciaire.  

[61]           En l’espèce, je suis d’accord avec la Cour fédérale pour dire que la norme applicable à la décision de la CFP est celle de la décision raisonnable, qui appelle à la déférence. Il en est ainsi pour deux raisons, à savoir que le législateur a conféré à la CFP la compétence en matière d’interprétation et d’application de l’article 66 de la LEFP et que cette compétence relève nettement de l’expertise de la CFP (Agnaou c. Canada (Procureur général), 2015 CF 523, par. 28; MacAdam c. Canada (Procureur général), 2014 CF 443, par. 50, 77, [MacAdam]; Erickson c. Canada (Commission de la fonction publique), 2014 CF 888, par. 21-22 [Erickson], et, par analogie, Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, par. 54-55 et 68-70, [2008] 1 R.C.S. 190 [Dunsmuir]; Canada (Procureur général) c. Kane, 2012 CSC 64, par. 5-9, [2012] 3 R.C.S. 398).

[62]           La norme de la décision raisonnable, caractérisée par la déférence, invite la cour de révision à décider si la décision administrative est transparente, justifiable et intelligible et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits dont disposait le décideur administratif et du droit applicable (Dunsmuir, par. 47). 

[63]           Je suis d’accord avec le procureur général pour dire que l’analyse du caractère raisonnable doit porter sur la décision de la CFP. Il est utile à cet égard de commencer par l’examen des prétentions du procureur général relatives aux prescriptions des lois, règlements et politiques applicables aux langues officielles, car ces questions sont au coeur de sa thèse.

[64]           À mon avis, l’alinéa 30(2)a) de la LEFP, les paragraphes 36(1) et 46(1), l’alinéa 46(2)c) et l’article 91 de la LLO ainsi que la Directive sur l’identification linguistique des postes ou des fonctions, pris ensemble, pourraient très bien avoir pour effet d’exiger que les postes de supervision au sein de ministères fédéraux dans la région de la capitale nationale soient désignés bilingues. En effet, le paragraphe 36(1) et l’alinéa 46(2)c) de la LLO confèrent au Conseil du Trésor le pouvoir de définir les exigences linguistiques associées aux postes, et, suivant la Directive, le niveau de ces postes ne saurait être inférieur à bilingue « BBB ».

[65]           Toutefois, la CFP n’était pas chargée de déterminer ce qu’exigeait la Directive. Elle était plutôt chargée de décider si la CMF, M. Giroux et Mme Clemenhagen avaient fait preuve d’une conduite irrégulière interdite par l’article 66 de la LEFP. 

[66]           Selon la jurisprudence, s’il n’est pas nécessaire de démontrer l’intention pour conclure à une conduite irrégulière interdite par l’article 66 de la LEFP, il faut néanmoins démontrer l’existence d’une conduite qui bafoue les valeurs consacrées par la LEFP, tout particulièrement le principe du mérite (MacAdam, par. 77-78; Erickson, par. 21, 28-34 et, généralement, Mabrouk c. Canada (Commission de la fonction publique), 2014 CF 166, par. 42-51, [2014] A.C.F. no 202). Pour citer la Cour fédérale dans la décision MacAdam, aux paragraphes 77 et 78, la conduite irrégulière mentionnée à l’article 66 de la LEFP :

[traduction]

77. [. . .] peut raisonnablement consister en une conduite répréhensible à l’égard d’un processus de nomination qui bafoue au moins un principe directeur de la LEFP. [. . .] suivant une interprétation selon le sens ordinaire des mots, la mauvaise foi ne constitue pas un élément de la disposition, même si elle figure dans des décisions précédentes de la CFP.

78. Aux termes des politiques relatives aux nominations, un processus juste est celui où les décisions en matière de dotation sont objectives et indépendantes de toute influence politique ou favoritisme.

[67]           En l’espèce, l’enquêtrice était d’avis qu’une conduite avait bafoué les valeurs consacrées par la LEFP parce que le profil linguistique du poste à durée déterminée avait été ramené à « anglais essentiel » en fonction des compétences de M. Shakov. Or, dans les circonstances inhabituelles de cette affaire, où la survie d’une importante Division était en jeu, l’enquêtrice était tenue d’examiner d’autres facteurs avant de tirer une conclusion quant à la conduite.

[68]           Précisons que le CMF, M. Giroux et Mme Clemenhagen se trouvaient dans une situation où s’affrontaient, d’une part, les valeurs consacrées par la LEFP destinées à assurer la nomination urgente d’un candidat compétent et, d’autre part, le respect des exigences linguistiques applicables à la dotation. Seul M. Shakov était raisonnablement susceptible de répondre aux besoins urgents du CMF et d’assurer la survie de la division des Programmes internationaux.

[69]           Si le CMF avait disposé des fonds nécessaires, il aurait pu pourvoir le poste de directeur pour une durée indéterminée, le désigner bilingue et l’offrir à M. Shakov par voie de nomination non impérative en vertu du Règlement sur les nominations et du Décret d’exemption. Autrement dit, si le CMF avait eu les fonds, il aurait pu faire exactement ce qu’il a fait, et ce sans enfreindre la Directive.

[70]           Or, les fonds qui auraient permis la dotation du poste pour une durée indéterminée brillaient par leur absence, peut être en partie parce que le financement provenant de l’ACDI n’avait pas été renouvelé par négligence. Ainsi, même si la Directive exigeait que le poste soit comblé par un candidat bilingue, la situation était telle que si le CMF, M. Giroux et Mme Clemenhagen respectaient la Directive, la division des Programmes internationaux risquait réellement de disparaître.

[71]           Au lieu d’examiner les choix faits dans ces circonstances inhabituelles et urgentes pour décider s’ils constituaient une conduite irrégulière, l’enquêtrice s’est contentée de tirer des conclusions de fait déraisonnables, et a évité la question. 

[72]           Comme nous le disons plus haut, l’enquêtrice a conclu qu’il existait d’autres candidats compétents qui auraient pu s’acquitter des tâches de directeur. Toutefois, cette conclusion n’est étayée d’aucune preuve. À mon avis, l’enquêtrice ne pouvait tirer pareille conclusion sans preuve, malgré sa compétence comme enquêtrice de la CFP, vu la connaissance directe qu’avaient les intimés des besoins du CMF et des exigences du poste. Bref, en présumant de la sorte, l’enquêtrice a fondamentalement changé l’optique de la situation dans laquelle se trouvaient le CMF, M. Giroux et Mme Clemenhagen, car elle a négligé le fait que le respect de la Directive — à supposer que celle-ci exigeait la désignation bilingue du poste à durée déterminée — emporterait très possiblement la disparition de la Division.

[73]           Selon l’enquêtrice, il aurait été possible de convaincre M. Shakov d’accomplir les fonctions de directeur sur une base contractuelle. Même si les limites financières applicables en matière de contrat l’avaient permis, je vois mal comment un tel scénario aurait protégé les droits linguistiques des employés, car rien n’aurait changé dans les faits.

[74]           L’enquêtrice ne s’est pas prononcée au vu des faits tels qu’ils se présentaient; sa décision est donc déraisonnable. Elle n’a pas répondu à la question qu’elle devait trancher, à savoir si la décision d’assortir de la désignation « anglais essentiel » un poste à durée déterminée de direction dans la région de la capitale nationale en vue d’éviter la disparition probable d’une partie de la fonction publique qui fournit un important service international constituait une conduite irrégulière interdite par l’article 66 de la LEFP.

[75]           En tirant cette conclusion, je suis tout à fait consciente que les droits conférés par la LLO sont fondamentaux et je souscris entièrement aux observations formulées à cet égard par mon collègue, le juge Stratas, aux paragraphes 111 à 116 et 119 à 122 de ses motifs. Cependant, ce n’est pas une raison pour confirmer la décision de la CFP si cette dernière a négligé la principale question dont elle était saisie, car la Cour usurperait ainsi le rôle que le législateur a confié à la CFP. J’estime ainsi que la décision de la CFP doit être annulée.  

[76]           La CFP, en plus d’avoir négligé la question qu’elle était appelée à trancher, a rendu une décision à mon avis déraisonnable dans la mesure où elle a ordonné la révocation de la nomination à durée déterminée de M. Shakov rétroactive au jour précédant sa nomination à son poste actuel, à durée indéterminée. À l’époque où la mesure corrective a été ordonnée, M. Shakov n’occupait plus le poste à durée déterminé et avait satisfait aux exigences linguistiques d’un poste de supervision bilingue. Il avait également été nommé à un poste à durée indéterminée, qu’il occupe actuellement. Par conséquent, ce volet de la mesure ordonnée n’a servi qu’à démettre une personne qualifiée et méritante d’un poste difficile à combler.

[77]           Certes, le pouvoir de réparation des tribunaux administratifs —tout particulièrement dans l’arène du droit du travail et de l’emploi — est vaste, mais il n’est pas absolu. Une ordonnance réparatrice sera déraisonnable si elle va à l’encontre de l’objet de la loi en vertu de laquelle elle a été rendue (Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail), [1996] 1 R.C.S. 369, par. 68; VIA Rail Canada Inc. c. Cairns, 2004 CAF 194, par. 63, [2005] 1 R.C.F. 205).

[78]           J’estime que le volet de l’ordonnance rendue par la CFP dans laquelle elle révoque rétroactivement la nomination de M. Shakov au poste à durée déterminée va à l’encontre de l’objet de la LEFP en ce sens qu’elle a eu pour effet de démettre un candidat qualifié d’un poste difficile à combler. C’est tout le contraire du principe du mérite. 

[79]           D’ailleurs, le procureur général reconnaît, au moins implicitement, que ce volet de l’ordonnance de la CFP était déraisonnable, car il affirme que, même si la décision de cette dernière était confirmée, elle pourrait tout de même nommer M. Shakov au poste à durée indéterminée, qu’il occupe à l’heure actuelle, en vertu de l’article 73 de la LEFP. Une telle nomination évacuerait complètement cette partie de la décision.

[80]           En outre, je conviens avec M. Shakov pour dire que cette mesure prise par la CFP va à l’encontre de sa propre ligne directrice sur les réparations convenables. En effet, elle n’a pas tenu compte du fait que M. Shakov n’y était pour rien dans les décisions contestées et pourtant cette mesure a eu des répercussions très graves pour lui. Il a accepté à contre-cœur cette nomination à durée déterminée, à son détriment sur le plan financier, pour le bien de la Division des programmes internationaux du CMF. Or, la mesure corrective aurait pour effet de le priver d’un emploi, et ce après qu’il ait occupé le poste depuis plusieurs années.

[81]           J’estime donc que cette partie de l’ordonnance réparatrice de la CFP ne peut être maintenue. Il s’ensuit qu’il serait déraisonnable pour la CFP, au moment de réexaminer les questions, de rendre la même ordonnance à l’égard de M. Shakov.

VI.              Dispositif proposé

[82]           Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis d’accueillir l’appel en partie et modifierais le jugement rendu par la Cour fédérale afin de renvoyer l’enquête à la CFP pour réexamen à la lumière des présents motifs.

[83]           Les parties ont convenu que le montant des dépens soit limité à 9 000 $, et que si les deux groupes d’intimés avaient gain de cause, le procureur général soit condamné à en verser la moitié à M. Shakov et l’autre aux autres intimés. 

[84]           Le montant convenu des dépens est raisonnable. Comme M. Shakov a eu gain de cause, je lui adjugerais ses dépens dans l’appel, soit 4 500 $, ainsi que ses dépens devant la Cour fédérale, selon la somme déterminée par cette dernière. Cependant, comme les autres parties ont
succombé sur certains chefs, j’ordonnerais qu’elles supportent leurs dépens dans l’appel et devant la Cour fédérale.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

A.F. Scott j.c.a. »


LE JUGE STRATAS (Motifs dissidents)

[85]           Selon ma collègue, la décision de la Commission de la fonction publique, fondée comme elle l’est sur le rapport de l’enquêtrice, est déraisonnable. Elle laisse entendre (au par. 71) que l’enquêtrice ne s’est pas arrêtée à la question fondamentale en l’espèce : dans les circonstances urgentes et exceptionnelles, la décision de M. Giroux et Mme Clemenhagen de nommer M. Shakov au poste de directeur de la Division des programmes internationaux du Commissariat à la magistrature fédérale constituait-elle une conduite irrégulière interdite par l’article 66 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13?

[86]           Je ne suis pas d’accord. L’enquêtrice s’est arrêtée à cette question même.

[87]           Le rapport de l’enquêtrice énumère certaines circonstances urgentes et exceptionnelles avec lesquelles était aux prises la Division des programmes internationaux à l’époque où M. Shakov a été nommé à sa tête. Le rapport mentionne la situation précaire de la Division, notamment le risque imminent qu’elle perde son financement, et souligne son rendement médiocre (par. 8, 21, 27, 32, 33 et 48). L’urgence de la situation a été exacerbée par le départ soudain de l’ancien directeur (par. 21, 22, 36 et 70). M. Shakov était alors disponible, avec son expérience et ses compétences taillées sur mesure (par. 9, 15, 26 et 71), dans un contexte où les candidats possibles brillaient par leur absence (par. 22 et 34).

[88]           Les circonstances exceptionnelles et urgentes avec lesquelles la division des Programmes internationaux était aux prises à l’époque de la nomination de M. Shakov, outre ces mentions expresses, sont abordées en détail dans l’affidavit de M. Giroux. À moins d’une indication contraire, il faut présumer que la Commission de la fonction publique a pris connaissance du dossier de preuve, dont l’affidavit de M. Giroux (voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708).

[89]           Malgré les circonstances urgentes et exceptionnelles dans lesquelles se trouvait la Division des programmes internationaux, la Commission de la fonction publique a conclu qu’une [traduction] « conduite irrégulière » mentionnée à l’article 66 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique « est intervenue dans la sélection de [M. Shakov] ».

[90]           M. Giroux et Mme Clemenhagen ont ramené au niveau « anglais essentiel » le poste de directeur de la Division des programmes internationaux, un poste de supervision, et ce malgré l’avis des Ressources humaines selon lequel une désignation bilingue s’imposait. Au moment où il a été nommé directeur, M. Shakov parlait une langue officielle, à savoir l’anglais. Il supervisait des employés occupant des postes bilingues, dont une francophone, et les réunions au sein du Commissariat à la magistrature fédérale se déroulaient en anglais et en français (rapport de l’enquêtrice, par. 64 et 66). Les exigences linguistiques du poste de directeur ont été déterminées arbitrairement pour faciliter la nomination de M. Shakov (voir note d’information à l’intention de la Commission; dossier d’appel, p. 596).

[91]           De même, selon l’enquêtrice, M. Giroux et Mme Clemenhagen ont opté à tort pour un processus de nomination non annoncé, et ce afin de favoriser le candidat qu’ils souhaitaient nommer, à savoir M. Shakov. Aux dires de l’enquêtrice, d’autres candidats possédaient probablement les compétences pertinentes et auraient pu postuler, si un concours avait été annoncé.

[92]           Bref, à la lumière des faits, l’enquêtrice a rejeté l’idée selon laquelle, en annonçant le poste, on aurait causé « la disparition probable d’une partie de la fonction publique qui fournit un important service international » comme le dit ma collègue (par. 74).

[93]           Ma collègue met en doute la conclusion de l’enquêtrice selon laquelle des personnes qualifiées auraient postulé si un concours avait été annoncé. Au vu du dossier de preuve, ma collègue fait remarquer que le poste était « difficile » à combler (par. 76 et 78). Elle signale l’absence d’éléments démontrant l’existence d’autres candidats.

[94]           Point n’était besoin pour l’enquêtrice de disposer d’une preuve en ce sens. Le législateur n’a pas conféré le pouvoir décisionnel en la matière à un corps de juges généralistes exigeant, du prétoire, des preuves de chaque élément. Le législateur a choisi de conférer ce pouvoir à la Commission de la fonction publique — et par extension aux enquêteurs qu’elle emploie —, un organe compétent dans le domaine spécialisé de l’emploi, disposant de connaissances expertes de la nature et des rouages de ce domaine.

[95]           La Commission connaît les aptitudes des personnes qui postulent à des emplois variés au sein de la fonction publique et les exigences et tensions opérationnelles qui interviennent dans une décision de dotation. Ainsi, la Commission est à même de décider si un concours annoncé aurait généré des candidats qualifiés à bref délai.

[96]           En insistant que la Commission dispose d’une preuve de la nature de celle qu’une cour de justice exigerait relativement à chaque élément d’une telle conclusion, on ossifie et on judiciarise à outrance une procédure que le législateur voulait au contraire équitable et souple, une procédure qui bénéficie de connaissances et perspectives découlant d’années de spécialisation administrative et d’expertise. Nous ne devrions pas nous écarter du principe de droit administratif, vieux de nombreuses décennies, selon lequel [traduction« [l]es objets d’une loi conférant des avantages ne doivent pas être compromis par une judiciarisation excessive » (Re Downing and Graydon (1978), 92 D.L.R. (3d) 355, p. 373, 21 O.R. (2d) 292, p. 310 (C.A.)).

[97]           En fin de compte, la Commission a ordonné des mesures correctives, à savoir de la formation pour M. Giroux et Mme Clemenhagen et la révocation de la nomination de M. Shakov. Selon les intimés, ces mesures sont exagérées au regard des faits et du droit. Ils prétendent qu’elles ne peuvent résister à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Je ne suis pas d’accord.

[98]           Les arbitres experts en droit du travail et de l’emploi tirent des conclusions de fait et appliquent les normes juridiques connues aux faits et pour ce faire bénéficient en général d’une large marge d’appréciation, et ce encore davantage dans le domaine spécialisé et complexe qu’est l’emploi dans la fonction publique (voir, p. ex. Canada (Procureur général) c. Kane, 2012 CSC 64, [2012] 3 R.C.S. 398; Teti c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 82, par. 5; Baragar c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 75, par. 14-15 et 18; Canada (Procureur général) c. Boogaard, 2015 CAF 150, [2015] A.C.F. no 75 (QL), par. 33; Bergey c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 30, par. 74).

[99]           Pour arriver à ce résultat, la Commission de la fonction publique a tenu compte de la preuve dont elle disposait, tiré les conclusions qui s’imposaient, appliqué les normes juridiques connues aux conclusions de fait et a exercé à bon droit son pouvoir discrétionnaire en matière de réparations. La mesure ordonnée peut sembler sévère, mais elle n’est pas d’une sévérité indue au regard des faits de l’espèce (voir, p. ex., Boogaard, par. 79-81).

[100]       C’est à la lumière du libellé et de l’objet de la loi qui régit la Commission que nous jugeons raisonnable la décision de cette dernière. Aux termes de l’article 66 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, les réparations que la Commission peut ordonner constituent des « mesures correctives ». Si on considère l’objet de cette disposition, les réparations constituent des « mesures administratives » visant à assurer « la probité du processus de nomination à la fonction publique plutôt que [. . .] la discipline des fonctionnaires fautifs » (Seck c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 314, [2014] 2 R.C.F. 167, par. 48-51).

[101]       De plus, l’article 66 s’inscrit dans un contexte pratique. Règle générale, les administrateurs généraux d’organisations relevant du champ de compétence de la Commission, comme M. Giroux, ont gravi les échelons en raison de leur excellence professionnelle; ils sont tout à fait capables de procéder à des nominations valides et justes. Lorsque la Commission ordonne une « mesure corrective », elle ne condamne ni ne punit ces derniers. Elle cherche plutôt à rectifier le tir et à assurer le respect de l’un des objets fondamentaux de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, c’est-à-dire des nominations à la fonction publique fondées sur le mérite et indépendantes de toute influence politique.  

[102]       Il ressort du dossier que, selon l’avis sincère de tous les intéressés, le processus de nomination s’est déroulé de cette manière dans l’intérêt supérieur de l’organisation et pour de bonnes raisons et qu’il s’est soldé par la nomination d’un excellent candidat. Toutefois, la Commission, passant la situation au crible objectif des normes et des objets légaux, était d’avis que le processus avait été biaisé en faveur de ce candidat, sans raison et sans justification. Elle estimait qu’il était nécessaire d’ordonner une réparation pour corriger ce vice de procédure et pour signaler à l’ensemble de la fonction publique que les processus de nomination, même s’ils sont fondés sur de bonnes raisons aux yeux des intéressés, peuvent néanmoins être contestés s’ils ne respectent pas les normes prévues par la Loi. Bref, dans ce régime légal, la fin ne justifie pas toujours les moyens. Le résultat auquel la Commission est parvenue au vu du dossier faisait partie des issues acceptables pouvant se justifier.

[103]       La décision de la Commission résiste au contrôle selon la norme de la décision raisonnable pour un autre motif. Dans le cadre de ce contrôle, la Cour suprême commande d’évaluer le dispositif ordonné par le décideur administratif, pas nécessairement les motifs explicitement énoncés par celui-ci. Si l’issue est acceptable et se justifie au regard de motifs qui auraient pu être donnés ou au regard de motifs qui, au vu du dossier, peuvent être considérés comme implicites, la décision est raisonnable (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 48; Alliance de la fonction publique du Canada c. Société canadienne des postes, 2011 CSC 57, [2011] 3 R.C.S. 572; Newfoundland Nurses, par. 11-12; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 51-55).

[104]       J’estime que les motifs de la Commission de la fonction publique font allusion, implicitement, aux raisons pour lesquelles le processus de nomination n’avait pas respecté les exigences en matière de langues officielles (voir les par. 57 et 64-66 du rapport de l’enquêtrice). Au vu du dossier, la Commission aurait pu les étoffer pour sous-tendre davantage sa décision. À mes yeux, le non-respect des exigences linguistiques dans ce cas constitue un autre pilier, des plus solides, qui vient étayer le caractère raisonnable de la décision rendue par la Commission. En fait, ce pilier est si solide que je doute si la Commission pourrait raisonnablement en arriver à une autre décision au regard des faits et du droit.

[105]       Sur le plan des faits, nous disposons du dossier, au vu duquel la Commission a tiré deux principales conclusions fondées sur les faits. Ces conclusions doivent être jugées raisonnables. Tout d’abord, la Commission estimait qu’à l’annonce de la vacance du poste de directeur, des candidats qualifiés auraient postulé sans délai; elle estimait qu’il était impossible que l’annonce se solde par un échec.  Deuxièmement, les circonstances urgentes et exceptionnelles dans lesquelles se trouvait la Division des programmes internationaux, les prétendus problèmes de dotation et les compétences manifestes de M. Shakov pour le poste ne justifiaient pas la conduite adoptée en matière de dotation en l’espèce.

[106]       Sur le plan du droit, certaines normes légales et administratives relatives aux droits en matière de langues officielles s’appliquent en l’espèce et sont éclairées par la jurisprudence non équivoque de la Cour suprême portant sur la nature et l’importance des droits en matière de droits linguistiques. Sans oublier le mandat légal de la Commission, qui l’appelle à transcender les effets sur le lieu de travail en question lorsqu’il s’agit de décider s’il y a eu conduite irrégulière et, auquel cas, les mesures correctives à imposer. Des explications plus poussées s’imposent à cet égard.

[107]       Les personnes chargées de nommer des fonctionnaires, que la Loi sur l’emploi dans la fonction publique désigne par le terme « administrateur général », sont tenues d’appliquer la Loi, les politiques de la Commission de la fonction publique relatives à la nomination et les normes administratives que le Conseil du Trésor a consacrées dans les lignes directrices (Loi sur l’emploi dans la fonction publique, art. 16 et par. 29(3) et 31(2)).

[108]       Il ressort de ce qui précède nombre de principes. Dans certaines circonstances, le processus de dotation qui nuit à ces principes peut enfreindre l’interdiction contre toute « conduite irrégulière » qui découle de l’article 66 de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique (MacAdam v. Canada (Procureur général), 2014 CF 443).

[109]       En matière de droits relatifs aux langues officielles, les principes applicables sont énoncés ci-après :

                    « le gouvernement du Canada souscrit au principe d’une fonction publique qui incarne la dualité linguistique » (préambule de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique);  

                    « le français et l’anglais sont les langues officielles du Canada et [. . .] ont un statut et des droits et des privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions [. . .] du gouvernement du Canada », « les agents des institutions [. . .] du gouvernement du Canada [ont] l’égale possibilité d’utiliser la langue officielle de leur choix dans la mise en œuvre commune des objectifs de celles-ci », « les Canadiens d’expression française et d’expression anglaise, sans distinction d’origine ethnique ni égard à la première langue apprise, [ont] des chances égales d’emploi dans les institutions [. . .] du gouvernement du Canada », « le gouvernement fédéral s’est engagé à réaliser, dans le strict respect du principe du mérite en matière de sélection, la pleine participation des Canadiens d’expression française et d’expression anglaise à ses institutions » et le gouvernement fédéral « s’est engagé à promouvoir le caractère bilingue de la région de la capitale nationale » (préambule de la Loi sur les langues officielles, L.R.C. 1985, ch. 31 (4e suppl.));

                    Les nominations à la fonction publique sont « fondées sur le mérite » (par. 30(1)); c’est-à-dire entre autres que « la personne à nommer possède les qualifications essentielles — notamment la compétence dans les langues officielles » (al. 30(2)a) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique);

                    Les institutions dans la région de la capitale nationale, comme le Commissariat à la magistrature fédérale, doivent « veiller à ce que, là où il est indiqué de le faire pour que le milieu de travail soit propice à l’usage effectif des deux langues officielles, les supérieurs soient aptes à communiquer avec leurs subordonnés dans celles-ci et à ce que la haute direction soit en mesure de fonctionner dans ces deux langues » (Loi sur les langues officielles, al. 36(1)c));

                    Il existe des moyens précis de déterminer les exigences linguistiques d’un poste; le profil linguistique des postes de supervision doit être établi à un certain niveau, qui était supérieur à celui de M. Shakov au moment de sa nomination; (« Directive sur l’identification linguistique des postes ou des fonctions » et « Directive sur les langues officielles pour la gestion des personnes », dossier d’appel, p. 565-582);

                    L’État a l’obligation de prendre des mesures positives pour créer un milieu de travail qui promeut la dualité linguistique et assure un statut égal aux employés appartenant à la minorité linguistique, peu importe leurs compétences linguistiques (Schreiber c. Canada, 1999 CanLII 8898 (CF), par. 129-130, conf. Schreiber c. Canada, [2000] A.C.F. no 2053 (CAF)).

[110]       Dans les affaires où ces principes s’appliquent, trois autres concepts contextuels peuvent influer sur la teneur et l’application des droits relatifs aux langues officielles en milieu de travail : l’importance de la langue, l’importance du travail et le concept d’égalité réelle.

[111]       Primo, l’importance de la langue. La langue n’est pas qu’un outil. « C’est [. . .] pour un peuple un moyen d’exprimer son identité culturelle. C’est aussi le moyen par lequel un individu exprime son identité personnelle et son individualité » (R. c. Beaulac, [1999] 1 R.C.S. 768, par. 17, citant Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, p. 748-49). La langue est intimement liée à l’identité personnelle et culturelle, à la dignité et à la personnalité.

[112]       Secundo, l’importance du travail. Pour nombre d’entre nous, le travail occupe la plus grande partie de nos journées et constitue la pierre angulaire ou, à tout le moins, un aspect fondamental de nos vies. Le juge en chef Dickson a fait une remarque éloquente à ce sujet :

Le travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel. C’est pourquoi les conditions dans lesquelles une personne travaille sont très importantes pour ce qui est de façonner l’ensemble des aspects psychologiques, émotionnels et physiques de sa dignité et du respect qu’elle a d’elle-même.

(Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 368).

[113]       Il ressort de cette citation que l’intersection de la langue et du travail — soit la langue de travail — n’est pas négligeable. Il n’est pas surprenant que le législateur et le Conseil du Trésor, l’employeur principal de l’État, y aient consacré beaucoup d’attention, sur les plans législatif et administratif. La Commission, qui interprète et applique la législation, les mesures administratives et les politiques, et notre Cour, qui contrôle les décisions de la Commission, devons garder à l’esprit le rôle considérable de la langue de travail.

[114]       Tertio, l’égalité réelle. Ce concept reconnaît qu’une conduite à première vue neutre qui assure un traitement identique « peut fréquemment engendrer de graves inégalités » (Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, par. 17, renvoyant à Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 164). L’analyse relative à l’égalité réelle cherche à voir s’il existe un effet négatif disproportionné sur un groupe précis en raison des antécédents ou des caractéristiques du groupe. Pour savoir s’il y a égalité réelle, il faut creuser sous la surface et examiner « l’effet réel [de la mesure ou décision contestée], compte tenu de l’ensemble des facteurs sociaux, politiques, économiques et historiques » (Withler c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 12, [2011] 1 R.C.S. 396, par. 39).

[115]       Il y a deux décennies, dans l’arrêt Beaulac, la Cour suprême a intégré la notion d’égalité réelle à notre conception des droits linguistiques. Elle y fait les observations suivantes (par. 22 et 24) :

L’égalité n’a pas un sens plus restreint en matière linguistique. En ce qui concerne les droits existants, l’égalité doit recevoir son sens véritable. Notre Cour a reconnu que l’égalité réelle est la norme applicable en droit canadien.

[…]

Ce principe d’égalité réelle a une signification. Il signifie notamment que les droits linguistiques de nature institutionnelle exigent des mesures gouvernementales pour leur mise en œuvre et créent, en conséquence, des obligations pour l’État [références omises]. Il signifie également que l’exercice de droits linguistiques ne doit pas être considéré comme exceptionnel, ni comme une sorte de réponse à une demande d’accommodement.

[116]       Depuis l’arrêt Beaulac, l’interprétation stricte des droits linguistiques a été écartée en faveur d’une approche téléologique fondée sur le principe de l’égalité réelle (Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard, 2000 CSC 1, [2000] 1 R.C.S. 3, par. 31; Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773, par. 22; DesRochers c. Canada (Industrie), 2009 CSC 8, [2009] 1 R.C.S. 194, par. 31; Association des parents de l’école Rose‑des‑vents c. Colombie-Britannique (Éducation), 2015 CSC 21, [2015] 2 R.C.S. 139, par. 29-30; Warren J. Newman, « Understanding Language Rights, Equality and the Charter: Towards a Comprehensive Theory of Constitutional Interpretation », (2004) 15 Nat’l J. Const. L. 363, p. 394).

[117]       Toutes ces considérations nous permettent d’approfondir notre compréhension des faits de l’espèce et de ce qui risque de se produire dans d’autres milieux de travail au sein de la fonction publique si l’affaire en reste là.

[118]       Au moment où il a été nommé, M. Shakov supervisait des employés bilingues en anglais seulement. Ces employés pouvaient comprendre M. Shakov lorsqu’il s’adressait à eux en anglais. Cependant, ils ne jouissaient pas de l’égalité réelle en ce qui concerne la langue de leur choix. Par exemple, à des moments stressants comme l’examen du rendement et la prise de mesures disciplinaires — des moments susceptibles d’influer sur le rapport d’une personne à son travail et, par extension, à son existence — ces employés seraient-ils plus à l’aise de parler à leur supérieur dans la langue qu’ils ont apprise en premier?

[119]       Prenons l’exemple d’un employé qui, contrairement aux autres employés et à leurs superviseurs, est obligé de fonctionner toujours dans la langue qui n’est pas celle qu’il préfère ou dont le milieu de travail le rend mal à l’aise d’utiliser la langue officielle de son choix. Ces employés seront-ils aussi bien placés ou aussi à l’aise que les autres pour persuader leur unité de travail d’adopter un plan audacieux et novateur, par exemple? Seront-ils aussi confiants que leurs collègues pour se proposer à mener des équipes? Seront-ils à l’aise ou en mesure de faire la gymnastique linguistique nécessaire pour aviser les superviseurs, avec tact, professionnalisme et respect, du rendement insatisfaisant d’un collègue dans le cadre d’un projet? Ces employés seront-ils en mesure ou à l’aise d’employer une expression idiomatique qui n’a pas son pendant dans leur culture ou langue? Si leur supérieur les interroge sur une baisse récente dans leur productivité, ces employés seront-ils en mesure ou à l’aise de faire comprendre à leur superviseur qu’ils traversent une épreuve familiale?

[120]       Il se peut que ces employés fonctionnent bien au sein de leur unité de travail. Or, peut-on dire qu’ils jouissent de l’égalité réelle? Les mesures comme la traduction des notes de service et les logiciels bilingues, si elles traitent les employés de manière identique, ne permettent pas forcément d’atteindre le but d’égalité réelle. L’égalité linguistique en milieu de travail ne saurait dépendre simplement du fait qu’un employé est à l’aise de lever la main en cours de réunion, peut comprendre un courriel ou s’entretenir avec un supérieur. En bout de ligne, une dotation juste et bien fondée, sur le plan linguistique, des postes pertinents constitue un pas dans la direction de l’égalité réelle.

[121]       Il ne sert à rien de dire qu’il est possible de prendre des mesures pour accommoder l’employé ou réduire le préjudice, comme faire appel à une personne qui peut parler la même langue officielle que l’employé en cas de besoin. Les mesures d’accommodement et les solutions temporaires ne permettent pas la reconnaissance et le respect des droits linguistiques (Voir Beaulac, par. 24 et 45; Industrielle Alliance, Assurance et services financiers inc. c. Mazraani, 2017 CAF 80, par. 22-23; DesRochers, par. 31; Tailleur c. Canada (Procureur général), 2015 CF 1230, par. 82). Les mesures d’accommodement et les solutions temporaires ne permettent pas non plus d’atteindre ou de respecter le but que constitue l’égalité réelle (ibid. et Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536). En comptant sur des mesures d’accommodement et des solutions temporaires — en traitant l’exercice par une personne de ses droits linguistiques comme s’il s’agissait d’une exception ou d’une anomalie que l’on tolère et gère au besoin — on bafoue les notions d’égalité réelle et d’appartenance qui sont au cœur du concept d’égalité. La vision de l’égalité réelle énoncée dans l’arrêt Beaulac [traduction] « ne peut s’accomplir en [réaction à une situation], en adoptant la moins pire des solutions possibles compte tenu des ressources ». La Cour suprême dans l’arrêt Beaulac exige que « l’État se conduise sur le plan linguistique comme s’il appartenait aux deux communautés de langues officielles » (Denise G. Réaume, « The Demise of the Political Compromise Doctrine: Have Official Language Use Rights Been Revived? », (2002) 47 McGill L.J. 593, p. 620).

[122]       Dans bien des contextes, les langues — officielles ou non — ne sont souvent que tolérées, et ce du bout des lèvres. Or, les langues officielles commandent plus. Pour donner corps à leur statut de langues officielles, il faut que l’anglais et le français soient plus que tolérés; on doit les chérir, les favoriser et les promouvoir (Michel Bastarache, Les Droits linguistiques au Canada, 2e éd. (Cowansville, Éditions Yvon Blais Inc., 2004), p. 7-8; voir également Leslie Green, « Are Language Rights Fundamental? », (1987) 25 Osgoode Hall Law Journal 639, p. 660).

[123]       Bien entendu, à l’instar de tous les droits et libertés, les droits relatifs aux langues officielles en milieu de travail ne sont pas absolus. Certaines circonstances — qui sont définies soit expressément, soit implicitement dans des lois valides sur le plan constitutionnel et lignes directrices qui ne sont pas contestées juridiquement, viennent écarter les impératifs en matière d’égalité linguistique (voir, p. ex., la « Directive sur les langues officielles pour la gestion des personnes », annexe 4; dossier d’appel, p. 580). La Commission de la fonction publique est habilitée par la législation ou les lignes directrices à examiner le dossier de preuve, à mettre dans la balance, d’une part, les facteurs tels les besoins opérationnels d’un ministère donné et, d’autre part, les droits relatifs aux langues officielles et à conclure que la nomination d’un superviseur unilingue à une unité de travail est tout à fait justifiée. Cet exercice d’appréciation soigneusement calibrée relève du mandat et de l’expertise de la Commission, non pas de celle d’une cour siégeant en révision.

[124]       La Commission de la fonction publique a décidé de ne pas énoncer de façon exhaustive les impératifs des principes précédents. Néanmoins, si on analyse le dossier dans son ensemble à la lumière du mandat que la Loi confère à la Commission ainsi que de la nature et de l’importance des droits en matière de langues officielles, on ne peut que conclure que la mesure sévère imposée par la Commission appartient aux issues acceptables pouvant se justifier.

[125]        La Commission n’était pas limitée à un examen restreint du milieu de travail. La Loi sur l’emploi dans la fonction publique et ses objets l’habilitent à tenir compte de la fonction publique dans son ensemble ainsi que de la nature et de l’importance des droits relatifs aux langues officielles. La Commission joue un rôle de surveillance visant « à maintenir et à protéger les valeurs fondamentales de la fonction publique » (Seck, par. 32). Ce rôle fait contrepoids aux décisions relatives à la dotation prises en vertu de pouvoirs délégués et décentralisés dans l’esprit de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique (Seck, par. 32). 

[126]       Il découle de ce qui précède que si la Commission peut axer son intervention sur un milieu de travail donné et corriger la conduite irrégulière relevée dans la dotation, elle devrait également tenir compte des répercussions générales de toute mesure corrective qu’elle ordonne. La mesure corrective va-t-elle signifier à la fonction publique dans son ensemble ce qui constitue en matière de dotation une conduite acceptable et ce qui ne l’est pas? Va-t-elle assurer l’intégrité de la dotation au sein de la fonction publique? Va-t-elle protéger les valeurs fondamentales de celle-ci, au nombre desquelles figure la dualité linguistique (préambule de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique; Seck, par. 23-33)? Les considérations générales qui précèdent, qui jouent en l’espèce, font ressortir le caractère raisonnable de la décision de la Commission.

[127]       Enfin, lorsqu’elle met l’urgence et les circonstances exceptionnelles dans les plateaux de la balance, la Commission tire également profit de son expertise au sujet de la nature des milieux de travail dans la fonction publique, étayée par de nombreuses années d’expérience dans cette matière administrative. La Commission sait que nombre d’institutions ont besoin d’employés possédant un profil de compétences très particulier appelés à s’acquitter de tâches spécialisées et techniques. C’est pourquoi ceux qui procèdent à la dotation au sein de milieux de travail avancent volontiers des raisons qui semblent plausibles expliquant l’urgence, l’exceptionnalité du poste et des difficultés de dotation pour biaiser le processus en faveur d’un candidat en particulier. Si la Commission accepte ces prétentions trop facilement, il existe un risque que de telles voies seront fréquemment empruntées et qu’elles nous écarteront de la destination prévue par la législation et les lignes directives administratives : des nominations fondées sur le mérite et indépendantes de toute influence politique et le respect à l’égard de l’égalité des deux langues officielles.

[128]       Pour conclure, j’estime que la décision de la Commission, qui a conclu à une conduite irrégulière, et la mesure corrective ordonnée étaient acceptables et pouvaient se justifier au regard des principes de droit applicables et des conclusions de fait qu’elle avait tirées.

[129]       Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel, rejetterais les demandes de contrôle judiciaire et adjugerais au procureur général du Canada ses dépens devant notre Cour et la juridiction inférieure.

« David Stratas »

j.c.a.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-41-16

 

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. OLEG SHAKOV ET AL.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

13 juin 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

La juge GLEASON

 

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE SCOTT

 

MOTIFS DISSIDENTS :

Le juge STRATAS

 

DATE :

Le 19 DÉCEMBRE 2017

 

COMPARUTIONS

Me Alain Préfontaine

Me Youri Tessier-Stall

 

pour l’Appelant

 

Me Emily McCarthy

 

pour l’intimé

(Oleg Shakov)

 

Me Jacques A. Emond

Me Sarah Lapointe

pour les intimés

(Commissariat à la magistrature fédérale, Marc Giroux et Nikki Clemenhagen)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Nathalie G. Drouin

Sous procureure générale du Canada

pour l’Appelant

 

Power Law

Ottawa (Ontario)

 

pour l’intimé

(Oleg Shakov)

Emond Harnden LLP

Ottawa (Ontario)

pour les intimés

(Commissariat à la magistrature fédérale, Marc Giroux et Nikki Clemenhagen)

 

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