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Date : 20180118


Dossier : A-323-16

Référence : 2018 CAF 17

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 

ENTRE :

THE ACCESS INFORMATION AGENCY INC.

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 5 septembre 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 18 janvier 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LA JUGE GAUTHIER


Date : 20180118

 

Dossier : A-323-16

Référence : 2018 CAF 17

CORAM :

LE JUGE NADON

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

 

ENTRE :

THE ACCESS INFORMATION AGENCY INC.

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

I.                    INTRODUCTION

[1]               Ces motifs complètent ceux rendus dans le dossier A-329-16 où il est question de la compétence du Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal) d’enquêter lorsqu’un marché public qui donne lieu à une plainte est annulé. Puisque cette Cour a déjà conclu que le Tribunal a la compétence requise, les présents motifs ne traitent que de la demande de révision judiciaire de la décision du Tribunal rejetant la plainte déposée par la demanderesse.

[2]               Ce litige résulte d’une demande de disponibilité (DD) émise par Affaires mondiales Canada (AMC) pour les services d’aide temporaire d’un agent de niveau avancé dans la catégorie de services professionnels portant sur l’accès à l’information et la protection des renseignements personnels. La demanderesse Access Information Agency (AIA) a transmis sa soumission à AMC. Lorsque cette dernière a informé AIA de son intention d’attribuer le contrat à un autre soumissionnaire, AIA a déposé une plainte auprès du Tribunal. Le jour même du dépôt de la plainte, AMC a annulé le marché public et émis une deuxième DD. Malgré le fait que AMC lui a accordé le contrat visé par cette deuxième DD, AIA a décidé néanmoins de poursuivre sa plainte.

[3]               Le Tribunal a conclu que la plainte était fondée au motif que la première soumission d’AIA n’avait pas été évaluée en conformité avec les critères énumérés dans la DD. En revanche, le Tribunal n’a pas voulu recommander qu’AIA soit indemnisée de sa perte de profit parce qu’il était d’avis qu’AIA n’en avait pas subi étant donné qu’AMC lui avait attribué le deuxième contrat. AIA fait valoir que, compte tenu des différences entre les deux contrats, le Tribunal a erré en concluant que le deuxième contrat remplaçait le premier.

[4]               Finalement, le Tribunal a statué que chacune des parties devait assumer ses propres frais, conclusion que conteste AIA au motif que le Tribunal ne l’a pas entendue avant de la priver des dépens auxquels elle aurait pu s’attendre.

[5]               Je suis d’avis que cette demande de révision judiciaire doit être rejetée. AIA n’a pas démontré que l’intervention de cette Cour est justifiée.


II.                 LES FAITS

[6]               Le 9 mars 2016, AMC a émis une DD pour les services d’aide temporaire d’un agent, niveau avancé, dans la catégorie de services professionnels portant sur l’accès à l’information et la protection des renseignements privés.

[7]               Le Tribunal explique le fonctionnement du système d’offre à commandes comme suit dans ses motifs, répertoriés sous la rubrique Dossier no PR-2016-001 (Motifs) :

L’offre à commandes en vigueur stipule que sauf certaines exceptions, l’attribution des commandes subséquentes doit se faire suivant la méthode du       « droit de premier refus ». Cette méthode requiert que les utilisateurs désignés accordent la commande subséquente à l’offrant admissible qui propose le prix le plus bas et répond à toutes les exigences obligatoires décrites par l’utilisateur désigné.

Motifs au para. 12.

[8]               En l’espèce, la DD énonçait certains critères obligatoires, c’est-à-dire les qualifications que les ressources devaient posséder. De plus, elle désignait certaines qualifications à titre d’atouts, notamment le fait d’avoir de l’expérience au sein d’AMC.

[9]               Le 21 mars 2016, AMC a informé AIA que la commande avait été adjugée à un autre soumissionnaire, LRO Staffing, puisque la soumission d’AIA ne satisfaisait pas au critère de l’expérience au sein d’AMC. AIA s’est opposée à la décision d’AMC et a fait valoir que le critère de l’expérience au sein d’AMC n’était qu’un atout et non pas un critère obligatoire.

[10]           Le 6 avril 2016, AIA a déposé sa plainte auprès du Tribunal. Quelques heures plus tard, AMC a informé tous les soumissionnaires que la DD du 9 mars était annulée et « qu’elle publierait une nouvelle demande de soumissions afin de corriger des erreurs commises par inadvertance et des omissions qui figuraient dans la demande de disponibilité, et qu’elle apporterait d’autres changements afin de répondre à certaines lacunes dans les description des exigences » : Dossier conjoint, vol. 1, onglet J, p. 311.

[11]           Le 24 mai 2016, AMC a lancé une nouvelle DD et le 3 juin, le contrat visé par celle-ci a été adjugé à AIA.

III.               LA DÉCISION EN CAUSE

[12]           AMC a avoué au Tribunal que son évaluation des soumissions reçues relativement à la DD du 9 mars n’était pas conforme aux critères énoncés dans celle-ci. Plus précisément, AMC a concédé qu’elle avait appliqué comme critère obligatoire une qualification décrite comme un atout dans la DD et qu’elle avait disqualifié deux soumissionnaires, dont AIA, pour ce motif. À la lumière de cet aveu, le Tribunal a conclu que la plainte d’AIA était fondée.

[13]           AIA demandait, à titre de réparation, que le contrat en cause dans la DD du 9 mars lui soit accordé. AMC alléguait que le contrat de la DD du 24 mai était le remplacement du contrat de la DD du 9 mars et qu’en conséquence, AIA n’avait subi aucune perte. AIA, pour sa part, soutenait que le contrat en cause dans la DD du 24 mai était un tout autre contrat et qu’AMC n’avait pas le droit d’annuler la DD du 9 mars.

[14]           Le Tribunal s’est penché sur ces deux arguments. Relativement au pouvoir d’annulation de la DD, le Tribunal était d’avis que l’existence d’un tel pouvoir était une question d’interprétation des clauses incorporées à la DD, y inclus celles de l’offre à commandes. Parmi celles-ci, le Tribunal a retenu la clause suivante :

2005 02 (2006-08-15) Généralités

L’offrant reconnaît qu’une offre à commandes n’est pas un contrat et que l’émission d’une offre à commandes et d’une autorisation de passer une commande subséquente n’oblige ni n’engage le Canada à acheter les biens, les services, ou les deux énumérés dans l’offre à commandes ou à établir un contrat à cet effet. L’offrant comprend et convient que le Canada a le droit d’acheter les biens, les services ou les deux précisés dans l’offre à commandes au moyen de tout autre contrat, offre à commandes ou méthode d’approvisionnement.

Dossier conjoint, vol. 4, onglet Z, p. 1160, « Conditions générales – offres à commandes – biens ou services », également disponible en ligne : https://achatsetventes.gc.ca/politiques-et-lignes-directrices/guide-des-clauses-et-conditions-uniformisees-d-achat/3/2005/11.

[15]           Selon le Tribunal, cette clause avait pour effet que les soumissionnaires reconnaissaient que l’offre à commandes n’obligeait pas l’institution fédérale à établir un contrat. Le Tribunal a conclu que la portée de cette clause était suffisamment large pour permettre à une institution fédérale qui avait émis une DD de l’annuler si elle l’estimait nécessaire. Toujours selon le Tribunal :

En effet, rien dans la DD n’indiquait qu’AMC avait renoncé à sa discrétion de ne pas accorder de contrat en vertu de l’offre à commandes une fois la DD émise ou s’était par la simple émission de la DD obligé à établir un contrat en vertu de la DD. (références omises)

Motifs au para. 83

[16]           En arrivant à cette conclusion, le Tribunal a rejeté l’argument d’AIA selon lequel l’annulation de la DD avait enfreint une autre clause contractuelle, qui y était supposément incorporée, voulant que « [...] le Canada s’engage sans condition à accepter l’offre de l’offrant pour la prestation des services décrits dans [l’offre à commandes] [...] » : Motifs au para. 81, note 46. Le Tribunal a rejeté l’interprétation proposée par AIA parce que « cette phrase, lue dans son contexte immédiat ainsi qu’à la lumière des clauses de l’offre à commandes incorporées à la DD, n’a pas la portée que veut lui donner AIA et n’oblige pas AMC à passer une commande subséquente » : ibidem.

[17]           À l’appui de son allégation que les contrats visés par les DD du 9 mars et du 24 mai étaient différents, AIA avait souligné, dans ses représentations écrites et orales, certaines différences entre les deux contrats :

-         Le contrat visé par la DD du 24 mai est d’une durée de 17 semaines et d’une valeur de 59 325,75 $ (taxes non comprises) tandis que le contrat du 9 mars était d’une durée de 48 semaines et d’une valeur de 158 059,19 $ (taxes comprises);

-         Les tâches typiques de la ressource recherchée dans les deux demandes sont différentes;

-         Le nombre de ressources qu’un soumissionnaire pouvait proposer n’était pas le même dans les deux cas.

[18]           Afin d’être en mesure de trancher la question à savoir si le contrat visé par la DD du 24 mai était le même contrat que celui visé par la DD du 9 mars, le Tribunal a accepté, exceptionnellement, d’entendre un témoin, monsieur Mucci, le dirigeant de la section de l’accès à l’information et de la protection de la vie privée d’AMC.

[19]           En se fondant sur ce témoignage, le Tribunal est arrivé à la conclusion que les deux DD visaient à combler le même besoin opérationnel au sein d’AMC. Pour ce qui est de la durée et de la valeur des deux contrats visés pas les DD, le Tribunal a retenu que même si le contrat prévu à la DD du 9 mars avait une durée de 48 semaines, celui-ci était susceptible d’annulation en tout temps, sur court préavis. En revanche, le contrat visé par la DD du 24 mai d’une durée de 17 semaines comportait la possibilité de prolongation jusqu’à concurrence de 48 semaines. Donc, malgré les différences de forme, les deux contrats avaient potentiellement la même durée maximale; la durée réelle dépendait des aléas d’extension ou d’annulation des contrats accordés.

[20]           Le Tribunal a aussi décidé que monsieur Mucci avait donné une explication raisonnable des différences entre les tâches typiques dans les deux DD. En effet, monsieur Mucci a témoigné que, suivant la plainte d’AIA, AMC avait constaté qu’elle n’était pas obligée d’utiliser la description des tâches typiques provenant du ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux. Elle a donc modifié la description des tâches pour mieux refléter les exigences réelles du poste qui, de toute façon, étaient les mêmes dans les deux cas.

[21]           À la lumière de tous les éléments de preuve dont il disposait, le Tribunal a conclu que le contrat attribué à AIA suivant la DD du 24 mai remplaçait le contrat visé par la DD du 9 mars. Le Tribunal a exprimé sa conclusion quant à la réparation appropriée en l’espèce dans les termes suivants :

Somme toute, à la lumière des éléments de preuve, et compte tenu de la valeur relative des contrats et des éléments aléatoires, y compris les besoins opérationnels changeants d’AMC, qui auraient pu affecter le contrat qui aurait été accordé à AIA si les critères de la DD avaient été correctement appliqués, le Tribunal considère que l’octroi du contrat du 3 juin 2016 à AIA couvre de façon adéquate toute perte de profit qu’elle aurait pu tirer si le contrat au terme de la DD lui avait été accordé.

Motifs au para. 115.

[22]           Pour replacer AIA dans la position dans laquelle elle se serait trouvée si les violations de la DD du 9 mars et des accords commerciaux n’avaient pas eu lieu, le Tribunal a accordé à celle-ci le remboursement des frais raisonnables entrainés par sa réponse à cette DD. En revanche, compte tenu du succès partagé, le Tribunal n’a accordé les dépens à aucune des parties.

IV.              LES QUESTIONS EN LITIGE

[23]           Dans son mémoire des faits et du droit, AIA précise trois grandes catégories de questions en litige : l’équité procédurale, les erreurs de faits et les erreurs dans l’interprétation des documents contractuels. Cela étant dit, il importe de rappeler que le Tribunal a donné raison à AIA quant à l’évaluation de sa soumission en réponse à la DD du 9 mars. À la lecture du mémoire des faits et du droit déposé par AIA, il appert que la véritable question en litige, et l’objet de cette demande de contrôle judiciaire, est la conclusion du Tribunal selon laquelle AIA n’a pas subi de perte de profit en raison de cette évaluation fautive parce qu’elle s’est vu accorder le contrat visé par la DD du 24 mai. Qui plus est, AIA est d’avis que la mauvaise foi et le manque de franchise de la part d’AMC qu’elle allègue n’ont pas été pris en compte dans l’appréciation de l’indemnité que le Tribunal aurait dû recommander.

[24]           Il est peut-être utile de rappeler aux justiciables que la révision judiciaire n’est pas une reprise du processus qui s’est déroulé devant le tribunal administratif. La révision judiciaire permet au justiciable de préciser les erreurs qui justifient l’intervention de la Cour, compte tenu de la norme de contrôle applicable. Il est peut-être également utile de rappeler que le législateur a confié certaines questions aux tribunaux administratifs en raison de leur expertise dans le domaine concerné. Il n’est donc pas surprenant que la grande majorité de leurs décisions ne contiennent pas d’erreur justifiant l’intervention d’une cour. Lorsqu’il y a des erreurs, en général elles ne sont pas nombreuses et elles n’ont pas toutes les mêmes conséquences.

[25]           Ces principes exigent une certaine rigueur de la part du justiciable qui intente une demande de contrôle judiciaire. En effet, le justiciable ne peut pas se contenter d’alléguer une multitude d’erreurs en espérant que la Cour se chargera de faire le tri entre celles qui sont pertinentes et déterminantes et celles qui ne le sont pas. La multiplication des allégations d’erreur à chaque étape du raisonnement du tribunal administratif est à toutes fins utiles une invitation à la Cour à refaire le travail du tribunal administratif, ce qui n’est pas son rôle. Face à une telle situation, la Cour se réserve le droit d’énoncer les questions en litige qui lui semblent correspondre le mieux au véritable nœud du litige.

[26]           En l’espèce, le mémoire des faits et du droit déposé par AIA allègue des dizaines d’erreurs touchant chacune des questions abordées par le Tribunal, allégations appuyées par une abondance de références à la preuve. On doit en conclure qu’AIA cherche à imposer à la Cour le fardeau de refaire jusque dans les moindres détails le travail du Tribunal. Cela étant, et compte tenu du fait que le Tribunal a donné raison à AIA sur le mérite de sa plainte, la Cour est d’avis que les véritables questions en litige dans ce dossier sont les suivantes :

-         AMC avait-elle le droit d’annuler la DD du 9 mars?

-         Le contrat visé par la DD du 24 mai est-il le même que celui visé par la DD du 9 mars?

-         Le Tribunal a-t-il erré dans son appréciation du comportement d’AMC au cours du traitement de la plainte.

-         Les dépens

V.                 LA NORME DE CONTRÔLE

[27]           Les décisions d’un tribunal administratif portant sur l’interprétation de sa loi constitutive jouissent d’une présomption selon laquelle la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable : McLean c. Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67 au para. 21, [2013] 3 R.C.S. 895; Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16 au para. 46, [2015] 2 R.C.S. 3; Monroe Solutions Group Inc. v. Canada (Attorney General), 2016 FCA 277 au para. 6, [2016] F.C.J. No 1283. Il en est de même pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au para.53; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, au para. 50. L’interprétation des documents contractuels soulève des questions mixtes de fait et de droit (Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp., 2014 CSC 53, [2014] 2 R.C.S. 633 au para. 50) qui sont donc soumises à la norme de la décision raisonnable.

VI.              ANALYSE

A.                 AMC avait-elle le droit d’annuler la DD du 9 mars?

[28]           La question de savoir si AMC avait le droit d’annuler la DD du 9 mars est pertinente parce qu’AIA fait valoir que le Tribunal devait recommander que le contrat visé par cette DD lui soit accordé, ce qui n’est pas possible si la DD est annulée.

[29]           Le Tribunal s’est penché sur cette question. Il a fondé son analyse sur la disposi­tion 2005-02, citée plus haut, incorporée aux DD, et qui prévoit qu’une institution fédérale n’est pas obligée de passer une commande à l’issue du processus d’offre à commandes. Il s’est aussi penché sur la  disposition sur  laquelle  s’appuyait  AIA et  selon laquelle le Canada  s’engageait à accepter  « l’offre de l’offrant pour la prestation des services décrits dans [l’offre à commandes] ». Le  Tribunal a conclu que cette disposition « lue dans son contexte immédiat ainsi qu’à la lumière des clauses de l’offre à commandes incorporées à la DD n’a pas la portée que veut lui donner AIA » : Motifs au para. 81, note 46.

[30]           AIA souligne que le Tribunal n’a cité qu’une portion du texte sur lequel elle fonde son argument et que le texte, pris dans son ensemble, a un sens autre que celui que lui a donné le Tribunal. Le texte complet est le suivant :

Un contrat distinct intervient chaque fois qu’on passe une commande subséquente pour la prestation de services dans le cadre d’une offre à commandes. Lorsqu’on passe une commande subséquente, le Canada s’engage sans condition à accepter l’offre de l’offrant pour la prestation de services décrits dans l’OC dans la mesure précisée. La responsabilité du Canada sera limitée à la valeur réelle des commandes subséquentes passées par les utilisateurs désignés en bonne et due forme représentant le Canada dans le délai précisé dans l’OC.

Mémoire des faits et du droit de la demanderesse à la p. 19 au para. 18.

[31]           La Cour suprême nous enseigne qu’une disposition contractuelle « ne doi[t] pas être considérée isolément mais en harmonie avec les autres et à la lumière de son objet et du contexte commercial dans lequel elle s'inscrit » : Tercon Contractors Ltd. c. Colombie-Britannique (Transports et Voirie), 2010 CSC 4 au para. 64, [2010] 1 R.C.S. 69. C’est bien ce que le Tribunal a fait en l’espèce lorsqu’il a conclu que le contexte immédiat et les clauses de l’offre à commandes incorporées à la DD ne lui permettaient pas de conclure que la clause sur laquelle se fondait AIA avait la portée que celle-ci lui prêtait.

[32]           Ce travail d’analyse et d’interprétation est au cœur de la vocation du Tribunal qui est chargé d’assurer l’intégrité des marchés publics. Le Tribunal a une connaissance approfondie des documents en cause et une appréciation des objectifs visés par le système de passation des marchés publics. AIA n’a pas réussi à démontrer que le Tribunal est arrivé à une conclusion déraisonnable en ce qui concerne le droit d’annuler un marché public.

[33]           D’ailleurs, il serait pour le moins surprenant que le Canada n’ait pas le droit d’annuler une DD entachée d’erreurs, soit dans l’évaluation des soumissions, soit dans la rédaction de la DD. Les DD ne sont pas des pièges que le Canada se tend afin de s’encombrer de services mal définis ou inutiles. Cela étant dit, l’indemnisation de ceux lésés par une annulation est une toute autre question.

B.                 Le contrat visé par la DD du 24 mai est-il le même que celui visé par la DD du 9 mars?

[34]           Le Tribunal a conclu que malgré « certaines différences dans la description des tâches typiques de la ressource recherchée », le contrat attribué à la suite de la DD du 24 mai remplaçait le contrat visé par la DD du 9 mars : Motifs au para. 112. Cette conclusion repose sur son appréciation de la crédibilité de monsieur Mucci qui a témoigné viva voce quant au processus suivi lors de la rédaction de la DD du 9 mars, de son annulation et de l’émission de celle du 24 mai.

[35]           Le représentant d’AIA a contre-interrogé monsieur Mucci et relevé certaines incohérences dans son témoignage. AIA fait valoir qu’à la lumière de ces incohérences, le Tribunal avait tort de prêter foi à monsieur Mucci. Or, il est de jurisprudence constante que celui qui entend un témoin est le mieux placé pour apprécier ce témoignage et faire la juste part des choses : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 au para. 12, [2002] 2 R.C.S. 235; Schwartz c. Canada, [1996] 1 R.C.S. 254, 133 D.L.R. (4e) 289  au para. 32. En l’espèce, le Tribunal a entendu monsieur Mucci  et conclu que les explications qu’il mettait de l’avant étaient crédibles et raisonnables : Motifs au paras. 105 et 112.

[36]           En se fondant sur ce témoignage et son analyse des autres éléments de preuve, le Tribunal a conclu que « […] les deux demandes de disponibilité visaient en substance à combler le même besoin, celui d’une ressource pouvant livrer des services professionnels au niveau avancé dans la section de la protection de la vie privée d’AMC » : Motifs au para. 113.

[37]           AIA n’a pas réussi à faire la démonstration que cette conclusion est déraisonnable.

C.                 Le Tribunal a-t-il erré dans son appréciation du comportement d’AMC au cours du traitement de la plainte?

[38]           AIA allègue que le Tribunal a erré en ne condamnant pas le manque de franchise d’AMC au cours des procédures et sa divulgation défectueuse et incomplète de la preuve. De fait, ces motifs figurent dans les conclusions recherchées par AIA. Celle-ci demande que sa demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que cette Cour :

Émet[te] une ordonnance afin que la décision du Tribunal dans le dossier PR-2016-001 soit annulée ou infirmée et renvoyée pour une nouvelle détermination, en donnant au Tribunal canadien du commerce extérieur des directives appropriées pour la tenue d’une audience de novo incluant des directives relativement à l’étendue des obligations de franchise et de transparence de la Couronne et relativement à la divulgation des documents détenus par celle-ci.

Mémoire des faits et du droit de la demanderesse au para. 25.

[39]           Il ne fait aucun doute que le Tribunal doit tenir compte de « la gravité des irrégularités qu’il a constatées dans la procédure des marchés publics » et de « la bonne foi des parties » dans l’élaboration de sa décision à la conclusion de son enquête. C’est ce que les alinéas 30.15(3) (a) et (d) de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.R.C. 1985, c. 47 (4e suppl.) lui commandent de faire.

[40]           Le Tribunal n’a pas passé sous silence le manque de rigueur d’AMC dans le traitement de la plainte d’AIA. Il a pris acte de l’allégation qu’AMC ne s’est pas conformée entièrement à l’ordonnance de production des documents, tout en notant qu’AMC a manqué de rigueur dans la gestion de ce dossier. Cette absence de rigueur de la part d’AMC était, selon le Tribunal, à l’origine des « incohérences apparentes » (Motifs au para. 120) dans le dossier, ce qui expliquait que certains documents n’ont pas été produits en réponse à l’ordonnance du Tribunal.

[41]           Qui plus est, le Tribunal était très conscient du fait qu’il y avait eut, en cours de route, une modification à un document qui faisait partie de ceux joints par AMC à son Rapport de l’institution fédérale, modification qui laissait entendre que la soumission d’un autre fournisseur avait été reçue à l’intérieur des délais prévus dans la DD, ce qui n’était pas le cas. Le Tribunal a rappelé à AMC « que toute modification d’un élément de preuve, qu’elle soit ou non intentionnelle, soulève d’importantes préoccupations » et a souligné qu’il incombait aux parties et à leurs conseillers juridiques « de s’assurer que les éléments de preuve sont complets et qu’ils n’ont pas été modifiés » : Motifs au para. 120, note 77.

[42]           Malgré le manque de rigueur qu’il a constaté et les préoccupations soulevées par la modification d’un document, le Tribunal n’a pas pour autant mis en question la bonne foi d’AMC. Il est utile de reproduire le raisonnement du Tribunal :

Malgré les nombreuses allégations de mauvaise foi lancées par AIA, le Tribunal est convaincu que toutes les parties visées ont agi de bonne foi. La bonne foi des parties est un des facteurs dont le Tribunal doit tenir compte au moment de recommander une mesure corrective appropriée. Des allégations de mauvaise foi sont toutefois des accusations graves qui vont bien au-delà d’irrégularités ou de manquements aux procédures. La bonne foi se présume et le Tribunal ne s’attend à devoir tenir compte de l’absence de bonne foi d’une des parties que dans des cas très rares et exceptionnels. En particulier, le Tribunal réitère que de telles allégations portées sans fondement sont malencontreuses, ne servent pas à un débat productif, ni ne peuvent ouvrir la voie à une réparation accrue quelconque.

Motifs au para. 119.

[43]           AIA conteste cette conclusion, se fondant sur les constats du Tribunal quant aux manque­ments d’AMC au cours de la divulgation de la preuve, constats qui soulèvent, selon AIA, « une apparence de mauvaise foi ». AIA renchérit en alléguant que le Tribunal « a créé l’excuse de la confusion » afin de minimiser les violations de l’ordonnance de divulgation « […] et de justifier le fait qu[e le Tribunal] ne considère pas les éléments de preuve prima facie et non-contredits soumis par AIA » : Mémoire des faits et du droit de la demanderesse au para.17.

[44]           La conclusion qui s’impose à la lecture de l’exposé que fait AIA de ce motif d’appel est que ce ne sont pas les faits qui sont en cause mais plutôt la valeur probante que le Tribunal leur a accordé. Là où AIA voit de la mauvaise foi et une tentative de minimiser les erreurs d’AMC, le Tribunal voit un manque d’organisation et un manque de rigueur. Le Tribunal a entendu le témoignage de monsieur Mucci et en a retenu les éléments qu’il estimait dignes de foi. C’est ce qu’il devait faire et c’est ce qu’il a fait : Canada Safeway Ltd. c. Syndicat des détaillants, grossistes et magasins à rayons, section locale 454, [1998] 1 R.C.S. 1079, 160 D.L.R. (4e) 1 aux paras. 26-27, 47.

[45]           Ce n’est pas parce qu’AIA a une autre perspective à l’égard de ces faits que le Tribunal a agi de mauvaise foi (« a créé l’excuse de la confusion ») ou a agi déraisonnablement. Ce motif d’appel est sans fondement.

D.                 Les dépens

[46]            AIA allègue que le Tribunal a enfreint son droit à l’équité procédurale en ne pas lui accordant le droit d’être entendu avant de la priver des dépens auxquels elle pouvait s’attendre. Le fait de ne pas accorder les dépens dans un cas de succès partagé ne soulève aucune question d’équité procédurale.

VII.            CONCLUSION

[47]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée avec dépens.

 « J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Marc Nadon, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-323-16

Appel d’une décision du Tribunal canadien du Commerce extérieur émise le 19 août 2016

INTITULÉ :

THE ACCESS INFORMATION AGENCY INC. c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 septembre 2017

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NADON

LA JUGE GAUTHIER

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 JANVIER 2018

 

 

COMPARUTIONS :

Thomas Dastous

 

Pour la demanderesse

THE ACCESS INFORMATION AGENCY INC.

 

Alexandre Kaufman

 

Pour le défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

The Access Information Agency Inc.

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse

THE ACCESS INFORMATION AGENCY INC.

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour le défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

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