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Date : 20180216


Dossier : A‑46‑17

Référence : 2018 CAF 38

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE NEAR

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

CHRISTOPHER JOHN WHALING

intimé

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 30 janvier 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 février 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LA JUGE WOODS

 


Date : 20180216


Dossier : A‑46‑17

Référence : 2018 CAF 38

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE NEAR

LA JUGE WOODS

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

CHRISTOPHER JOHN WHALING

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]  Le procureur général interjette appel d’une décision rendue par la Cour fédérale du Canada qui a radié les déclarations produites dans deux recours collectifs projetés pour les motifs publiés sous la référence Whaling c. Canada (Procureur général) et Liang c. Canada (Procureur général), 2017 CF 121, 374 C.R.R. (2d) 249 (motifs). Bien qu’il ait eu gain de cause, le procureur général porte la décision en appel parce que la Cour fédérale a radié l’intégralité des déclarations tout en accordant aux demandeurs (les intimés dans les appels) l’autorisation de les modifier. Le procureur général soutient que les déclarations ne sauraient être modifiées de façon à révéler une cause d’action valable.

[2]  Dans ces déclarations, les demandeurs sollicitaient des dommages‑intérêts sur le fondement du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés en raison du caractère inconstitutionnel de l’application rétrospective de la Loi sur l’abolition de la libération anticipée des criminels, L.C. 2011, ch. 11 (la Loi). Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Whaling, 2014 CSC 20, [2014] 1 R.C.S. 392, la Cour suprême a conclu que l’application rétrospective de la Loi contrevenait au droit de M. Whaling, garanti par l’alinéa 11h) de la Charte, de ne pas être puni deux fois pour la même infraction.

[3]  Dans le cas de M. Liang, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu que la perte rétrospective du droit à la libération anticipée avait pour effet d’accroître la peine qui lui avait été infligée pour l’infraction dont il avait été déclaré coupable. La Cour a conclu qu’il s’agissait d’une violation du droit que garantit l’alinéa 11i) de la Charte de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l’infraction est modifiée entre le moment de la perpétration de l’infraction et celui de la sentence : Liang c. Canada (Attorney General), 2014 BCCA 190, 311 C.C.C. (3d) 159.

[4]  MM. Whaling et Liang ont tous les deux introduit un recours collectif projeté devant la Cour fédérale, chacun ayant déposé une déclaration dans laquelle il soutenait être un représentant demandeur. Ces déclarations étaient essentiellement identiques. Chacun réclamait des dommages‑intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte au motif que la loi dont l’effet rétrospectif était inconstitutionnel avait été adoptée avec insouciance, que le défendeur avait fait preuve de négligence, de mauvaise foi et d’abus de pouvoir en adoptant cette loi dont il savait ou aurait dû savoir qu’elle était inconstitutionnelle et qu’elle porterait atteinte aux droits des personnes auxquelles elle s’appliquait, et qu’il l’avait fait pour des considérations politiques intéressées.

[5]  Le procureur général a présenté une requête en radiation à l’égard de chacune des déclarations, en vertu du paragraphe 221(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), au motif qu’elles ne révélaient aucune cause d’action raisonnable et constituaient un abus de procédure.

[6]  La Cour fédérale a convenu que les faits invoqués ne laissaient pas voir l’insouciance, la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir pouvant justifier une demande de réparation fondée sur le paragraphe 24(1) de la Charte : motifs, au paragraphe 12. En clair, la Cour fédérale n’a pas conclu que la cause d’action des demandeurs n’était pas reconnue en droit; elle a conclu que les actes de procédure étaient lacunaires sur le plan des faits et qu’ils devaient en conséquence être radiés. Toutefois, la Cour a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire alors que le procureur général plaidait la préclusion fondée sur la cause d’action ou l’abus de procédure, estimant qu’il en résulterait une injustice pour les membres éventuels du groupe, si les recours collectifs étaient autorisés. La Cour a rejeté la prétention du procureur général que le délai applicable avait expiré. Elle a conclu que ce délai de prescription était de six ans, conformément au paragraphe 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, parce que le fait générateur n’était pas survenu dans une province. Finalement, la Cour fédérale a radié l’intégralité des déclarations, mais a accordé aux demandeurs l’autorisation de les modifier.

[7]  Devant la Cour, le procureur général soutient que la Cour fédérale a commis une erreur en accordant aux demandeurs l’autorisation de modifier les déclarations. Le procureur général invoque l’arrêt de notre Cour Collins c. Canada, 2011 CAF 140, 418 N.R. 23 (Collins) à l’appui de la proposition voulant que, pour accorder l’autorisation de modifier une déclaration, il faut que celle‑ci puisse être corrigée par une modification : voir Collins, au paragraphe 26.

[8]  Le procureur général soutient que ces demandes ne peuvent pas être corrigées parce qu’elles sont vouées à l’échec. Il fait valoir cinq motifs à l’appui de sa thèse. Il soutient que les demandes sont non justiciables et qu’elles sont assujetties au privilège législatif. Il soutient ensuite que les demandes sont prescrites, le délai applicable étant le délai provincial de deux ans. Il fait également valoir que les demandes sont visées par les principes de la préclusion fondée sur la cause d’action et de l’abus de procédure, en grande partie parce que les demandeurs n’ont rien réclamé sur le fondement du paragraphe 24(1) de la Charte dans leur action en inconstitutionnalité de la Loi. Il soutient que les demandeurs étaient tenus de formuler toutes les conclusions possibles dans leur acte de procédure initial et que, puisqu’ils ne l’ont pas fait, ils ne peuvent présenter leurs demandes fondées sur paragraphe 24(1) dans le cadre d’une instance distincte. Enfin, le procureur général soutient que ces demandes constituent un abus de procédure en ce qu’elles l’obligent à débattre de nouveau une question qui a déjà été tranchée, avec le risque de verdicts incompatibles susceptibles de déconsidérer l’administration de la justice que cela comporte : voir Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77 (S.C.F.P.).

[9]  La norme de contrôle applicable à une décision interlocutoire de la Cour fédérale, qui statue en première instance, est établie dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 : la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit et la norme de l’erreur manifeste et dominante, s’applique aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit, à moins qu’il soit possible de dégager une question de droit, auquel cas, la norme de la décision correcte s’applique. Lorsque la décision en litige est une décision discrétionnaire, la même norme s’applique : voir Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, au paragraphe 83, [2017] 1 R.C.F. 331.

[10]  Les deux premiers arguments présentés par le procureur général, soit la justiciabilité et l’immunité législative, renvoient à deux principes de droit distincts qui, selon les faits de l’espèce, sont interreliés. La justiciabilité renvoie à la réticence des tribunaux à intervenir lorsqu’il s’agit de questions ne pouvant faire l’objet d’un examen et être tranchées. Dans Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada, [1991] 2 R.C.S. 525, à la page 546, 83 D.L.R. (4th) 297, la Cour suprême du Canada a conclu qu’« une question qui présente un aspect suffisamment juridique pour justifier qu’une cour y réponde » est, dans cette mesure, une question justiciable.

[11]  En ce qui concerne l’immunité législative, la Cour suprême a conclu, dans l’arrêt Mackin c. Nouveau‑Brunswick (Ministre des Finances), 2002 CSC 13, aux paragraphes 78 à 82, 209 D.L.R. (4th) 564 (Mackin), qu’« en l’absence de comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir, les tribunaux n’accorderont pas de dommages‑intérêts pour le préjudice subi à cause de la simple adoption ou application d’une loi subséquemment déclarée inconstitutionnelle […] » [non souligné dans l’original.] La règle générale selon laquelle l’adoption d’une mesure législative inconstitutionnelle n’ouvre pas droit à action ne s’applique pas lorsque le demandeur peut démontrer un « comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir ».

[12]  Pour décider si la déclaration du demandeur devrait être radiée, il faut se demander s’il est « évident et manifeste » que la déclaration du demandeur est vouée à l’échec : Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, à la page 980, 74 D.L.R. (4th) 321. Si on applique l’arrêt Mackin au pied de la lettre, il n’est pas évident et manifeste que le principe de l’immunité législative constitue un obstacle absolu à l’action du demandeur. En outre, il faut se demander si la question de savoir si des dommages‑intérêts seront octroyés en vertu de la Charte en raison d’un « comportement clairement fautif, de mauvaise foi ou d’abus de pouvoir » dans l’adoption d’une loi qui est par la suite jugée inconstitutionnelle « présente un aspect suffisamment juridique » pour être justiciable. Ces arguments ne tiennent pas.

[13]  Le procureur général soutient ensuite que les demandes ne pouvaient pas être corrigées parce qu’elles sont prescrites. Comme nous l’avons mentionné, la Cour fédérale a conclu que le fait générateur n’était pas survenu dans une province de sorte que le délai prévu au paragraphe 39(2) de la Loi sur les Cours fédérales s’appliquait. La Cour fédérale a mis l’accent sur l’extrait suivant de l’arrêt Markevich c. Canada, 2003 CSC 9, au paragraphe 40, [2003] 1 R.C.S. 94 (Markevich) :

Si on concluait que le fait générateur est survenu dans une province, le délai de prescription applicable au recouvrement par le gouvernement fédéral de créances fiscales pourrait varier considérablement selon la province dans laquelle le revenu a été gagné et ses délais de prescription. En plus des difficultés administratives qui pourraient survenir à cause de l’obligation de répartir les dettes fiscales selon la province où elles ont été contractées, l’application différente des délais de prescription aux contribuables canadiens pourrait porter atteinte à l’équité en matière de recouvrement des créances fiscales.

Motifs, au paragraphe 32.

[14]  De plus, la Cour fédérale a été particulièrement influencée par le fait que les actions des demandeurs faisaient suite à l’adoption par le législateur d’une loi inconstitutionnelle entraînant la perte de droits garantis par une loi fédérale. La Cour a conclu qu’on pouvait uniquement considérer de manière téléologique que ces demandes n’étaient pas survenues « dans une province » : voir les motifs, au paragraphe 33.

[15]  Le procureur général s’appuie sur une jurisprudence selon laquelle une demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte n’est pas de nature sui generis; une demande qui est assujettie à un délai de prescription provincial demeure assujettie à ce délai même si elle est présentée en tant que demande de dommages‑intérêts fondée sur la Charte : voir notamment St. Onge c. Canada, 2001 CAF 308, au paragraphe 2, 288 NR 3; Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27, au paragraphe 43, [2010] 2 R.C.S. 28; Ravndahl c Saskatchewan, 2009 CSC 7, au paragraphe 17, [2009] 1 RCS 181.

[16]  Même si le procureur général énonce correctement le droit, la proposition sur laquelle il se fonde ne permet pas de trancher la question du délai de prescription. En l’espèce, la question porte sur l’interprétation de l’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales, plus particulièrement sur les circonstances dans lesquelles le fait générateur ne survient pas « dans une province ». Aucune jurisprudence portant sur l’interprétation de ces termes à l’article 39 dans le contexte d’une instance découlant de l’adoption d’une loi inconstitutionnelle n’a été invoquée.

[17]  L’arrêt Markevich, sur lequel s’est fondée la Cour fédérale, portait sur la question du délai de prescription. La Cour suprême y examinait l’effet sur la Couronne de l’application des délais de prescription provinciaux aux instances visant à recouvrer des créances fiscales en vertu de lois fédérales. Aucune telle question ne se pose en l’espèce. L’application de délais de prescription fédéraux ou provinciaux n’aura aucune incidence sur l’administration fédérale des pénitenciers. La question du délai de prescription ne se pose que dans les cas d’action découlant de l’adoption de mesures législatives inconstitutionnelles.

[18]  Je ne suis pas nécessairement en désaccord avec la Cour fédérale quant à l’opportunité d’appliquer un délai de prescription fédéral, mais quoi qu’il en soit les motifs qu’elle a exposés ne me permettent pas de déterminer l’endroit où le fait générateur est survenu dans ces affaires.

[19]  Un « fait générateur » est un état de fait qui fonde une action en justice : voir Markevich, au paragraphe 27. Un fait générateur survient dans une province lorsque tous les éléments du fait générateur sont présents dans cette province : voir Canada c. Maritime Group (Canada) Inc., [1995] C.F. 124, à la page 129; Apotex c. Sanofi‑Aventis, 2013 CAF 186, au paragraphe 105, [2015] 2 R.C.F. 644. La question de savoir quels faits constituent les faits générateurs sur lesquels se fondent les demandeurs et où ils sont survenus ne semble pas avoir été examinée par la Cour fédérale et elle n’a pas été débattue dans le présent appel. Vu l’importance de la question pour ces justiciables et la jurisprudence, j’accueillerais en partie l’appel et renverrais la question à la Cour fédérale pour qu’elle puisse être tranchée selon les directives du juge chargé de la gestion de l’instance.

[20]  Les deux derniers motifs d’appel avancés par le procureur général sont que la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire de conclure que les actes de procédure étaient voués à l’échec parce qu’ils étaient visés par les doctrines de la chose jugée et de l’abus de procédure. La Cour fédérale a conclu que l’application de ces doctrines relevait de son pouvoir discrétionnaire et que ce dernier devait être exercé de sorte que les exigences de la justice soient respectées et qu’il n’y ait pas d’abus des procédures judiciaires : motifs, au paragraphe 36.

[21]  Selon moi, la Cour fédérale n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en exerçant son pouvoir discrétionnaire comme elle l’a fait. Bien que les recours en cause n’aient pas encore été autorisés, je ne crois pas que la Cour fédérale a commis une erreur en tenant compte de la situation dans laquelle se trouveraient les membres éventuels du groupe lorsqu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire. Cet aspect est assurément important pour ce qui est de satisfaire aux exigences de la justice. Quant à la question de l’abus de procédure, ces recours ne visent pas à rouvrir une question qui a été définitivement tranchée dans le cadre d’une autre instance, comme c’était le cas dans S.C.F.P. En l’espèce, il n’y a aucun risque de conclusions incompatibles.

[22]  Pour ces motifs, je ne suis pas convaincu que la décision de la Cour fédérale devrait être annulée, sauf en ce qui concerne la question du délai de prescription applicable. J’accueillerais donc l’appel en partie et renverrais l’affaire à la Cour fédérale afin qu’elle puisse statuer sur la question du délai de prescription conformément aux présents motifs et aux directives du juge chargé de la gestion de l’instance. En raison du succès mitigé de l’appel, chacune des parties devrait supporter ses propres dépens.

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

« Je suis d’accord

D.G. Near, j.c.a. »

« Je suis d’accord

J. Woods, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑46‑17

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. CHRISTOPHER JOHN WHALING

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 JANVIER 2018

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LA JUGE WOODS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 février 2018

 

COMPARUTIONS :

Cheryl D. Mitchell

Matt Huculak

 

POUR L’APPELANT

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Stephan J. Thliveris

 

Pour l’intimé

CHRISTOPHER JOHN WHALING

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureure générale du Canada

 

POUR L’APPELANT

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

Grace Snowdon & Terepocki LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour l’intimé

CHRISTOPHER JOHN WHALING

 

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