Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180130


Dossier : A-45-17

Référence : 2018 CAF 27

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

L.P. ROYER INC.

défenderesse

Audience tenue à Montréal (Québec), le 16 janvier 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20180130


Dossier : A-45-17

Référence : 2018 CAF 27

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

L.P. ROYER INC.

défenderesse

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire vise une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur (le Tribunal) rendue le 10 janvier 2017 et dont les motifs ont été publiés le 25 janvier 2017 (Motifs). Le Tribunal a conclu que la plainte déposée par L.P. Royer Inc. (la défenderesse ou Royer) suite au rejet de sa soumission dans le cadre d’une procédure de marché public administrée par le Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (TPSGC) était fondée. Le Procureur général du Canada (le demandeur) s’adresse à cette Cour pour obtenir l’annulation de la décision du Tribunal au motif que ce dernier aurait erré dans son interprétation de la Demande de Proposition (DP) en adoptant une approche littérale et disjonctive faisant fi de l’objectif principal de cette demande. Plus particulièrement, le demandeur soutient que TPSGC pouvait tenir compte de l’usure prématurée des bottes soumises au cours de la dernière étape du processus d’évaluation pour conclure à l’irrecevabilité de la proposition de la défenderesse.

[2]  Je suis d’avis que la décision du Tribunal selon laquelle l’équipe d’évaluation n’avait pas le pouvoir, une fois amorcées les évaluations sur le terrain, de déclarer qu’une soumission était irrecevable sur la base d’un critère non énoncé dans la DP, est raisonnable. De même, je ne vois aucune raison d’écarter la conclusion du Tribunal selon laquelle TPSGC a eu tort de considérer que la défenderesse voulait modifier sa soumission en cours de processus et que ses bottes n’étaient pas prêtes à être fabriquées en série. Je rejetterais donc la demande de contrôle judiciaire avec dépens.

I.  Faits

[3]  Le 6 mai 2015, TPSGC a publié au nom du Ministère de la Défense nationale (MDN) la DP no W8486-151946/A pour l’achat de bottes d’hiver de type « mukluk » devant être portées par les militaires des Forces armées canadiennes par temps froid extrême, soit à des températures de 0 à -51 degrés Celsius. Les soumissionnaires avaient jusqu’au 11 août 2015 pour déposer leurs soumissions.

[4]  Les procédures d’évaluation et la méthode de sélection sont décrites à la partie 4 de la DP. En ce qui concerne plus particulièrement l’évaluation technique, l’article 4.1.1 prévoit trois phases. La phase 1 (article 4.1.1.1) vise à déterminer la capacité du soumissionnaire à respecter les exigences techniques obligatoires au moyen d’échantillons préalables. On précise plus particulièrement que les échantillons préalables à l’adjudication seront évalués en fonction de leur qualité de fabrication et de leur conformité aux dimensions et aux matériaux prescrits à l’annexe I. Le soumissionnaire doit fournir avec les échantillons préalables une analyse en laboratoire du produit offert comportant les résultats d’essais énumérés à l’annexe I, ainsi que les certificats de conformité des produits. Je note qu’au nombre des exigences mentionnées à cette annexe, on trouve la résistance à la rupture et à la déchirure des matériaux de la tige de la botte ainsi que la résistance à l’abrasion de la semelle d’usure. Les spécifications de rendement sont précisées à l’annexe B.

[5]  Les soumissions jugées conformes à la première phase font ensuite l’objet, dans le cadre de la phase 2, d’une évaluation technique cotée par points dont les détails se retrouvent à l’annexe E (article 4.1.1.2). Cette évaluation technique porte sur les coordonnées trichromatiques et la luminance pour le blanc utilisé pour la tige, le temps de séchage pour la doublure amovible, le taux de transmission de la vapeur d’eau, la facilité d’allumage pour la doublure amovible et la résistance au glissement. Encore une fois, les spécifications de rendement pour chacune de ces évaluations techniques se retrouvent à l’annexe B.

[6]  Au terme de la phase 2, les soumissions recevables avec le coût par point le plus faible sont recommandées pour l’attribution d’un contrat d’essai (jusqu’à un maximum de trois contrats) (article 4.2.1). Il appert que la proposition de la défenderesse a satisfait à l’ensemble des critères de ces deux premières phases et n’a fait l’objet d’aucune infraction critique, infraction ou observation de la part de TPSGC. Le 17 septembre 2015, la défenderesse s’est donc vue octroyer un contrat d’essai, de même que l’entreprise AirBoss Produits d’Ingénierie Inc. (AirBoss).

[7]  Suivant l’octroi des contrats d’essai, l’entrepreneur doit fournir 50 paires de bottes extérieures mukluks et 100 paires de doublure(s) amovible(s), de composant(s) de l’assise plantaire amovible(s) et de lacets de remplacement. La phase 3 se subdivise en deux étapes. Les soumissions doivent d’abord faire l’objet d’une évaluation technique de la qualité d’exécution et de la conformité aux technologies requises conformément à l’annexe F, qui elle-même réfère à l’annexe B. Dans un deuxième temps, les bottes sont testées sur le terrain par les militaires conformément aux critères établis à l’annexe G (article 4.1.1.3).

[8]  Lors de l’évaluation technique, tous les échantillons sont examinés pour confirmer la qualité d’exécution de ces échantillons et la capacité du soumissionnaire à se conformer aux technologies requises mentionnées à l’annexe B (voir l’article 1.2 de l’annexe F, ainsi que l’article 1.3.2 de l’annexe B). À ce stade, l’équipe d’experts du MDN peut formuler des infractions critiques, des infractions ou des observations. L’article 1.3.1.4 de l’annexe F précise ce qui suit :

1.3.1.4 Infractions maximales. Aucune infraction critique ni infraction liée à la qualité de l’exécution du travail ou à la fabrication ne seront acceptées pour les échantillons soumis aux essais. Un maximum de trois (3) infractions liées à la qualité d’exécution du travail et à la fabrication sera accepté pour tout échantillon soumis aux essais. Les observations seront prises en note et incorporées dans l’évaluation de préadjudication pour être corrigées pendant la production. Les problèmes de qualité d’exécution ou de fabrication qui auront été incorporés à la soumission, mais qui ne figurent pas au tableau II, seront considérés comme des observations.

[9]  Le tableau II, qui porte sur l’évaluation de la qualité d’exécution du travail et de la fabrication, prévoit un certain nombre de critères qui renvoient à l’annexe B. Au nombre de ceux-ci, deux sont pertinents pour les fins de la présente affaire. Le premier vise les « coupures, déchirures, trous, plis, piqûres, bosses, grumeaux, cassures, endroits moins résistants ou autres défauts nuisant gravement […] à la tenue en service », tandis que l’autre réfère aux « défauts du matériau, entre autres, cuir inégal, lâche, flancheux, de qualité inférieure, moins résistant par endroits ou piqué, décoloré, etc. ». On classe par ailleurs ces infractions comme des observations, c’est-à-dire « un problème de qualité d’exécution du travail ou de fabrication jugé comme étant une non-conformité ne nuisant pas nécessairement à la tenue en service des bottes mais ayant des incidences sur l’assurance de la qualité générale » (article 1.3.1.3 de l’annexe F).

[10]  L’essai d’évaluation par l’utilisateur, qui constitue l’étape finale du processus d’évaluation, permet de « confirmer que les systèmes proposés par les soumissionnaires satisfont aux exigences de rendement établies pour le personnel des Forces armées canadiennes » (article 1.1 de l’annexe G). Cette évaluation est faite par un groupe représentatif de soldats bien entraînés de l’armée canadienne; elle se déroule pendant quatre semaines « environ », la première leur permettant de se familiariser avec l’évaluation et de bien comprendre les tâches à faire et les mesures à prendre, les trois autres d’évaluer les mukluks proposés par les soumissionnaires (article 1.3.3 de l’annexe G). L’évaluation se fait en fonction de 17 critères de rendement obligatoires et/ou critères de conception; chacun des critères est noté sur une échelle de 7 points et la note totale est calculée en additionnant ces résultats (article 1.5 de l’annexe G). L’article 1.6.3 précise par ailleurs ce qui suit :

1.6.3 Pour confirmer si les systèmes de mukluks satisfont aux critères de rendement définis pour le personnel des Forces armées canadiennes, les systèmes de mukluks proposés doivent satisfaire à tous les critères suivants pour être considérés conformes :

a. La note moyenne pour les systèmes de mukluks proposés doit être supérieure à la note moyenne attribuée aux mukluks actuellement utilisés en service;

b. La note moyenne attribuée au système de mukluks proposé doit être égale ou supérieure à 57% de la note maximale possible de 119 (7 points x 17 questions).

(soulignement dans l’original)

[11]  Enfin, l’article 4.2 de la DP prévoit la méthode de sélection du soumissionnaire. Cette disposition prévoit qu’une soumission « doit satisfaire à toutes les exigences de l’invitation à soumissionner et doit rencontrer tous les critères d’évaluation techniques et financiers obligatoires pour être jugée recevable ». L’article 4.2.1 établit comment les contrats d’essai sont octroyés (voir le paragraphe 6 des présents motifs). L’article 4.2.2, enfin, réfère à l’octroi du contrat principal. Voici comment il est libellé :

4.2.2 Contrat principal

Pour être déclarée recevable, une soumission doit rencontrer les critères mentionnés à l’annexe G.

La soumission recevable avec le résultat le plus élevé dans l’évaluation par l’utilisateur sera recommandé[e] pour l’attribution du Contrat principal.

[12]  Tel que mentionné plus haut, TPSGC a octroyé un contrat d’essai à la défenderesse le 17 septembre 2015. Le 4 novembre 2015, Royer a écrit à TPSGC concernant une « demande de modification du chausson extérieur » accompagnée d’une explication illustrée pour lui proposer de modifier le chausson à ses frais afin d’améliorer sa résistance aux conditions de froid extrême auxquelles sont confrontées les soldats (Pièce 9 du Rapport de l’Institution fédérale révisé joint à la pièce R de l’affidavit de Sylvie Hayes, Dossier du demandeur, volume 1, onglet R à la p. 402). Il appert de la preuve que TPSGC n’a pas répondu à ce courriel. Conformément au contrat d’essai, la défenderesse a livré ses mukluks à TPSGC le 17 décembre 2015. N’ayant reçu aucune nouvelle de TPSGC, la défenderesse a communiqué par courriel avec l’autorité contractante désignée dans la DP à deux reprises pour faire un suivi, soit le 20 avril et le 1er juin 2016. Dans le premier de ces deux courriels, le directeur général de la défenderesse en profite pour indiquer ce qui suit:

Nous tenons à vous informer que ROYER a également réalisé des essais intensifs du produit en décembre, janvier et février dernier[s]. Suite aux commentaires reçus de nos utilisateurs, nous avons amélior[é] la résistance à l’abrasion du laminé extérieur des chaussons isolants. Ainsi, dans l’éventualité o[ù] l’autorité technique du MDN émet une observation à cet effet, nous tenons à vous informer de l’amélioration que nous souhaitons apporter, au moment opportun, aux chaussons isolants.

Pièce 9 du Rapport de l’Institution fédérale révisé joint à la pièce R de l’affidavit de Sylvie Hayes, Dossier du demandeur, volume 1, onglet R à la p. 406.

[13]  Le 8 juillet 2016, TPSGC a informé la défenderesse qu’il avait octroyé le contrat à AirBoss, qui avait obtenu un résultat de 76% lors des essais sur le terrain. Le rapport de l’équipe d’évaluation joint à la lettre de TPSGC précisait que la soumission de Royer avait été rejetée pour les motifs suivants :

i. Les matériaux utilisés pour la doublure qui a été soumise n’ont pas « tenu le coup dans les conditions extrêmes des opérations sur le terrain, de garnison et de combat »;

ii. La soumission proposée par le soumissionnaire B n’est pas « prête pour production de masse » puisque la doublure amovible nécessite des améliorations additionnelles, les matériaux et la chaussure utilisés nécessiteraient que de nouveaux essais soient effectués pour être conformes avec les exigences de rendement obligatoires, et l’assemblage de la chaussure nécessiterait l’évaluation de la performance avec acceptation par l’utilisateur (ÉPAU) pour déterminer la conformité. (traduction non-officielle)

Pièce 4 du Rapport de l’Institution fédérale révisé joint à la pièce R de l’affidavit de Sylvie Hayes, Dossier du demandeur, volume 1, onglet R à la p. 325. 

[14]  La défenderesse a fait parvenir une lettre d’opposition à TPSGC le 18 juillet 2016, dans laquelle elle demandait essentiellement que l’on complète la phase 3 du processus d’évaluation et qu’aucun contrat ne soit conclu avant que ne soit terminée l’évaluation liée aux essais par les utilisateurs.

[15]  TPSGC a rejeté cette opposition dans une lettre datée du 19 août 2016. La lettre précise que la soumission de la défenderesse n’a pas été jugée recevable parce que les matériaux utilisés dans la fabrication des bottes n’avaient pas résisté aux conditions extrêmes décrites à l’annexe B, que les bottes soumises devraient subir des changements jugés importants par l’équipe d’évaluation et qu’elles n’étaient donc pas prêtes pour la production conformément aux exigences de l’annexe B. Dans cette même réponse, TPSGC a indiqué avoir compilé les résultats des essais par les utilisateurs; la note globale attribuée par les utilisateurs aux bottes proposées par la défenderesse était de 79,8%.

[16]  Le 31 août 2016, la défenderesse a déposé une plainte auprès du Tribunal. Ce dernier a informé les parties le 6 septembre 2016 qu’il avait décidé d’enquêter sur la plainte, puisqu’elle satisfaisait aux exigences de l’article 30.13 de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, L.C.R. 1985 (4e supp.), c. 47 et aux conditions énoncées au paragraphe 7(1) du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics, D.O.R.S./93-602.

II.  La décision contestée

[17]  Analysant le processus d’évaluation et les raisons données par TPSGC pour rejeter la soumission de la défenderesse, le Tribunal s’est d’abord interrogé sur l’affirmation de TPSGC voulant que la doublure des bottes soumises par la défenderesse n’ait pas tenu le coup dans les conditions extrêmes où elles ont été utilisées, compte tenu du fait que les militaires avaient préféré ces bottes à celles d’AirBoss et leur avaient attribué une note supérieure (Motifs au para. 44).

[18]  Le Tribunal a ensuite conclu que TPSGC n’avait pas accordé le contrat suivant les critères d’évaluation de la DP. En effet, l’article 4.2.2 de la DP (cité au paragraphe 11 des présents motifs) prévoyait que la soumission recevable ayant obtenu la note la plus élevée des utilisateurs serait recommandée pour l’attribution du contrat principal. Il s’agissait là, selon le Tribunal, du « critère d’évaluation ultime » (Motifs au para. 48). Royer ayant obtenu une moyenne plus élevée qu’AirBoss, elle aurait dû se voir octroyer le contrat. La décision contraire de TPSGC était donc déraisonnable et le Tribunal se devait d’intervenir.

[19]  Le Tribunal a également déterminé que le demandeur avait appliqué un critère non divulgué, ce qui va à l’encontre du paragraphe 506(6) de l’Accord sur le commerce intérieur, Gaz. C. 1995.I.1323 qui prévoit que les documents d’appel d’offres « doivent indiquer clairement les conditions du marché public, les critères qui seront appliqués dans l’évaluation des soumissions et les méthodes de pondération et d’évaluation des critères ». En effet, TPSGC a allégué que les bottes présentaient des signes d’usure, ce qui impliquait que les matériaux utilisés dans la confection des bottes ne résistaient pas aux conditions extrêmes décrites à l’annexe B et ne satisfaisaient donc pas aux exigences de la spécification de rendement de cette annexe. Or, c’est à la phase 3(a) que la qualité d’exécution et la conformité aux spécifications requises devaient être évaluées, c’est-à-dire de façon préalable aux essais. Les essais par les militaires n’étaient pas régis par l’annexe B, mais bien uniquement par l’annexe G. Comme l’explique le Tribunal au paragraphe 54 de ses Motifs:

[…] l’examen des mukluks eu égard aux spécifications de rendement de l’annexe B, y compris la présence d’abrasions, ne [devait] pas avoir lieu après l’essai par les utilisateurs, mais bien avant – sur des échantillons qui n’avaient pas encore été portés. Suivant les termes de la DP, les mukluks ne pouvaient donc pas être réévaluées de la sorte après qu’elles aient subi les effets de l’usage sur le terrain.

(soulignements dans l’original)

[20]  En invoquant des signes d’usure qui surpassaient ceux tolérés dans l’invitation, TPSGC se trouvait donc soit à ne pas respecter la séquence des étapes du processus d’évaluation, soit à ajouter arbitrairement une nouvelle procédure d’évaluation; ni l’un ni l’autre de ces procédés n’est conforme à la DP (Motifs au para. 56). Le Tribunal convient que l’absence d’un tel procédé d’élimination peut paraître curieuse, mais ajoute qu’il ne lui appartient pas de pallier la méthode d’évaluation choisie par TPSGC et clairement énoncée à la DP.

[21]  Le Tribunal a également rejeté l’argument de TPSGC selon lequel la note moyenne de Royer était invalide puisque l’évaluation des mukluks a été interrompue. Le Tribunal, s’appuyant sur le libellé très large utilisé pour définir la durée de l’évaluation au cours de la phase 3(b), n’a pas retenu cette justification ex post facto. L’article 1.3.3 de l’annexe G parle d’une évaluation qui se déroulera pendant quatre semaines « environ » (une semaine de familiarisation et trois semaines d’évaluation), tandis que la version anglaise prévoit une période d’évaluation de « up to three weeks » (Motifs au para. 60). Dans ce contexte, les trois semaines d’évaluation des mukluks de la défenderesse ont été jugées suffisantes (Motifs aux paras. 59-63).

[22]  Enfin, le Tribunal a considéré que TPSGC n’avait pas évalué la soumission de la défenderesse « telle que reçue », ce qui constitue un vice de procédure. En effet, TPSGC a inféré que Royer avait modifié sa proposition après la fermeture des soumissions, alors que ce n’était pas le cas. Le fait d’aviser unilatéralement TPSGC qu’elle pourrait améliorer les mukluks à ses frais, alors même qu’aucune suite n’a été donnée à cette correspondance, ne pouvait constituer une tentative de réparation de la soumission ou un aveu que son produit n’était pas prêt pour la production. Le devoir de TPSGC se limitait à évaluer la proposition originale de Royer, sans plus.

[23]  Au niveau des réparations, le Tribunal a laissé 30 jours aux parties pour s’entendre sur une indemnisation appropriée pour la défenderesse, à défaut de quoi il accepterait les observations quant au montant de l’indemnité à verser à Royer. Il a néanmoins recommandé un dédommagement pour perte de profits raisonnables sur chaque paire de mukluks livrée à TPSGC en vertu contrat avec AirBoss, ainsi que l’octroi d’un nouveau contrat à la défenderesse équivalent au reste des mukluks au contrat avec AirBoss non encore livrées.

III.  Questions en litige

[24]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève les deux questions suivantes :

  1. Le Tribunal a-t-il erré en concluant que l’équipe d’évaluation n’avait plus le pouvoir, une fois amorcées les évaluations sur le terrain, de déclarer qu’une soumission était irrecevable au motif que l’une des exigences obligatoires mentionnées à l’annexe B n’était plus respectée?

  2. Le Tribunal a-t-il erré en déclarant que TPSGC avait eu tort de considérer que la défenderesse voulait modifier sa soumission en cours de processus et que les bottes n’étaient pas prêtes à être fabriquées en série?

IV.  Analyse

[25]  Les deux parties s’entendent, avec raison, pour dire qu’une décision du Tribunal en matière d’appel d’offres est révisable selon la norme de la décision raisonnable. Cette Cour a en effet confirmé à plus d’une reprise que les décisions du Tribunal eu égard à des plaintes concernant une demande de proposition devaient faire l’objet d’une grande déférence en révision judiciaire (voir notamment Saskatchewan Polytechnic Institute c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 16 au para. 6, [2015] F.C.J. No. 45; Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193 aux paras. 4 et 33, 405 N.R. 91; Construction de Défense (1951) Limitée c. Zenix Engineering Ltd., 2008 CAF 109 au para. 20, 377 N.R. 47; Ready John Inc c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2004 CAF 222 au para. 29, 324 N.R. 54). Par conséquent, cette Cour n’interviendra pas dans la mesure où la décision du Tribunal appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para. 47, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir)).

A.  Le Tribunal a-t-il erré en concluant que l’équipe d’évaluation n’avait plus le pouvoir, une fois amorcées les évaluations sur le terrain, de déclarer qu’une soumission était irrecevable au motif que l’une des exigences obligatoires mentionnées à l’annexe B n’était plus respectée?

[26]  Le demandeur soutient que le Tribunal a erré en retenant que les évaluateurs étaient forclos d’invoquer les critères obligatoires énoncés à l’annexe B à l’étape de l’essai par les utilisateurs pour conclure que la soumission de la défenderesse était irrecevable. De l’avis du demandeur, ces exigences obligatoires devaient être rencontrées tout au long de la procédure d’évaluation et tout au long du contrat principal. Or, les signes d’abrasion importants sur les chaussons isolants des bottes proposées suite à leur essai par les utilisateurs permettaient aux évaluateurs de juger que les mukluks de Royer ne rencontraient plus la première des exigences de rendement essentielles mentionnées à l’annexe B, à savoir que les bottes soient d’une qualité supérieure à ce qui est offert sur le marché et puissent résister aux conditions extrêmes dans lesquelles les bottes sont destinées à être utilisées.

[27]  La défenderesse ayant choisi d’être régie par les lois en vigueur au Québec dans sa soumission, comme l’y autorisait l’article 2.4 de la DP, le demandeur soutient que le Tribunal devait tenir compte de l’intention des parties dans son interprétation du contrat. Les articles 1425 et 1427 du Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64 prévoient en effet ce qui suit :

1425. Dans l’interprétation du contrat, on doit rechercher quelle a été la commune intention des parties plutôt que de s’arrêter au sens littéral des termes utilisés.

1425. The common intention of the parties rather than adherence to the literal meaning of the words shall be sought in interpreting a contract.

[…]

1427. Les clauses s’interprètent les unes par les autres, en donnant à chacune le sens qui résulte de l’ensemble du contrat.

1427. Each clause of a contract is interpreted in light of the others so that each is given the meaning derived from the contract as a whole.

[28]  Cette Cour a d’ailleurs reconnu l’importance de recourir à l’objet et aux objectifs globaux d’une demande de proposition lorsqu’il s’agit d’interpréter ses exigences essentielles, plutôt que de les considérer de façon isolée et disjonctive (Siemens Westinghouse Inc. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux du Canada), [2000] F.C.J. No. 999 au para. 18, 260 N.R. 367). Or, c’est précisément ce que le Tribunal aurait omis de faire, aux dires du demandeur, en concluant que les exigences de l’annexe B n’avaient à être rencontrées que lors des premières étapes de la procédure d’évaluation, mais qu’il ne pouvait plus en être tenu compte une fois amorcées les évaluations sur le terrain. D’après le demandeur, il serait déraisonnable de prétendre que les essais sur le terrain ne peuvent permettre au gouvernement d’écarter un produit dont la qualité est manifestement déficiente. Cela irait à l’encontre de l’article 4.2, aux termes duquel une soumission n’est recevable que dans la mesure où toutes les exigences essentielles de la DP sont rencontrées, et irait à l’encontre du besoin que la DP visait à combler, soit la fourniture de mukluks dont tous les matériaux doivent résister aux conditions extrêmes que l’on retrouve sur le terrain et dont la qualité de fabrication est censée dépasser celle des bottes comparables offertes sur le marché (article 6.B.2 de la DP, référant à l’annexe A et article 2.1 de l’annexe B).

[29]  Pour avoir gain de cause, il ne suffit pas pour le demandeur de démontrer que son interprétation alternative du contrat est raisonnable; il se doit plutôt de convaincre cette Cour que l’interprétation retenue par le Tribunal est déraisonnable. Or, il n’a pas fait cette démonstration. Se basant sur une lecture globale de la DP, le Tribunal en est arrivé à la conclusion que l’évaluation des mukluks devait procéder de façon séquentielle, de telle sorte que seules les bottes ayant franchi les phases 1 et 2 de l’évaluation étaient soumises à la phase 3, et que la qualité d’exécution et la conformité aux spécifications requises à l’annexe B devaient faire l’objet d’une évaluation préalable aux essais par les utilisateurs. Cette lecture de la DP me paraît tout à fait raisonnable et trouve appui non seulement dans le libellé de la disposition prévoyant la méthode de sélection, mais également dans la structure même du processus d’évaluation retenu par le demandeur.

[30]  L’emploi même du terme « phase » à l’article 4.1.1 pour décrire les trois étapes de l’évaluation technique laisse supposer un processus séquentiel. Le Petit Robert définit le mot « phase », dans son sens courant, comme « [c]hacun des états successifs d’une chose en évolution ». D’autre part, il est clair à la lecture de l’article 4.1.1.2 que seules les soumissions recevables de la phase 1 feront l’objet de l’évaluation requise par la phase 2.

[31]  Il en va de même pour la phase 3. Aux termes de l’article 4.2.1, seules les soumissions recevables (c’est-à-dire celles qui satisfont aux critères de la phase 1) ayant le coût par point le plus faible (jusqu’à un maximum de trois) suite à l’évaluation faite dans le cadre de la phase 2 sont recommandées pour l’attribution d’un contrat d’essai.

[32]  Finalement, l’annexe F précise à son article 1.3 que l’évaluation de la qualité d’exécution et de la fabrication effectuée sur tous les échantillons soumis à l’étape des essais se soldera par une réussite ou un échec. Il convient de préciser que c’est à cette première étape de la phase 3 que la qualité d’exécution et la conformité aux technologies requises mentionnées à l’annexe B doivent être évaluées. Je reviendrai plus loin sur ce tableau; qu’il suffise de mentionner ici que les infractions pour les divers critères d’évaluation retenues sont classées en infractions critiques, en infractions et en observations. Tandis qu’aucune infraction critique ne sera acceptée, un échantillon soumis aux essais pourra faire l’objet d’un maximum de trois infractions sans être rejeté. Quant aux observations, elles sont prises en note « et incorporées dans l’évaluation de préadjudication pour être corrigées pendant la production » (article 1.3.1.4 de l’annexe F).

[33]  La dernière étape, soit celle de l’essai d’évaluation par l’utilisateur, a pour objet de « confirmer » que les échantillons fournis satisfont aux exigences de rendement établies pour le personnel des Forces armées canadiennes (article 1.1 de l’annexe G). L’emploi du mot « confirmer » suggère qu’il s’agit bel et bien de la dernière étape du processus d’évaluation, et que l’objectif n’est plus de vérifier la conformité des mukluks aux critères techniques de l’annexe B, mais bien de s’assurer qu’elles sont adaptées aux conditions de vie des militaires sur le terrain. Il est significatif de constater que les critères de rendement obligatoires et les critères de conception sur lesquels doivent se prononcer les militaires qui participent à cette évaluation sont énumérés de façon exhaustive à l’article 1.4.5 de l’annexe G, et que l’on n’y retrouve aucune mention de la durabilité ou de la résistance à l’usure des mukluks. L’article 1.5 se lit par ailleurs comme suit :

1.5 Évaluation finale : Les participants effectueront une évaluation finale pendant la réunion du groupe de discussion. L’évaluation finale consistera en un questionnaire conçu pour permettre aux participants d’évaluer le rendement des mukluks proposés en fonction de chaque critère susmentionné. L’évaluation sera faite selon un barème de notation en sept (7) points […]

[34]  Tel que mentionné précédemment (au paragraphe 11 des présents motifs), la DP prévoit à son article 4.2.2 que le soumissionnaire ayant reçu la plus haute note des évaluateurs se verra octroyer le contrat principal une fois l’évaluation finale complétée. Nulle mention n’est faite d’une intervention quelconque par des évaluateurs ou des experts du MDN à ce stade-ci du processus, ou de la possibilité d’une évaluation additionnelle ou globale de la soumission ayant obtenu le meilleur résultat. Il est vrai, comme l’a relevé le procureur du demandeur, que l’article 4.2.2 prévoit que c’est la soumission « recevable » avec le résultat le plus élevé qui sera recommandée pour l’attribution du contrat principal. L’emploi de ce terme n’a cependant pas pour objet de réintroduire indirectement une nouvelle exigence de conformité aux critères de l’annexe B; il s’agit plutôt d’un renvoi au premier alinéa de cet article, qui précise qu’une soumission doit satisfaire aux critères mentionnés à l’annexe G pour être déclarée recevable.

[35]  Bref, je suis d’avis que le Tribunal n’a pas erré en concluant que les mukluks de la défenderesse ne pouvaient être éliminés pour cause d’usure lors de leur utilisation par les militaires pendant la période d’essai. Aux yeux du Tribunal, la raison invoquée par TPSGC constituait un non-respect de la séquence des étapes du processus d’évaluation, ou encore l’ajout arbitraire d’une nouvelle procédure d’évaluation. Compte tenu de la structure et du libellé de la DP et de ses annexes, j’estime que cette lecture fait partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir au para. 47).

[36]  Le demandeur a fait valoir que l’interprétation retenue par le Tribunal n’était manifestement pas conforme à l’intention des parties et mènerait à un résultat absurde, dans la mesure où elle ferait fi de l’objectif principal de la DP qui était d’obtenir des bottes d’hiver de grande qualité pour permettre aux militaires d’affronter des temps froids extrêmes. Cette argumentation appelle un certain nombre de commentaires.

[37]  Je note tout d’abord que l’on ne retrouve nulle part à l’annexe B une quelconque mention d’une exigence de durabilité ou de résistance à l’usure. L’accent est plutôt mis sur le confort des bottes et leur résistance aux conditions extrêmes que l’on retrouve sur le terrain. De fait, une lecture attentive des exigences de rendement de la botte entière (article 2 de l’annexe B) et de la doublure amovible (article 5 de l’annexe B) ne fournit aucun indice eu égard à l’usure prématurée. Dans le Rapport de l’institution fédérale révisé (joint à la pièce R de l’affidavit de Sylvie Hayes, Dossier du demandeur, volume 1, onglet R aux pp. 106 et ss.) déposé devant le Tribunal, le demandeur s’appuie sur certains extraits de l’article 2.1 de l’annexe B pour faire valoir que les matériaux utilisés dans la confection des bottes de la défenderesse ne sont pas suffisamment durables pour servir les fins auxquelles elles sont destinées et ne rencontrent donc pas les exigences de rendement décrites. On allègue également que les abrasions constatées sont plus que mineures et démontrent que les bottes proposées ne sont pas prêtes à être fabriquées en série. Or, une lecture globale de cette disposition ne soutient pas cette interprétation :

2.1 Généralités : La conception des MTFEA doit inclure des tissus et des matériaux qui font en sorte que le pied (jusqu’à la hauteur de la cheville) reste sec malgré des sources d’humidité externes. On s’attend à ce que les matériaux utilisés dans la production de ces articles respectent la norme commerciale, mais qu’ils soient modifiés, si nécessaire, pour répondre aux besoins des militaires des FC dans l’environnement d’utilisation cible des articles. On s’attend également à ce que tous les matériaux utilisés pour satisfaire aux exigences de rendement résistent aux conditions extrêmes que l’on retrouve sur le terrain, à la garnison et dans les opérations de combat menées dans le type d’environnement extrême décrit ci-après. Les matériaux devraient être sélectionnés de façon à optimiser le rendement global des bottes dans l’environnement en question, et non pour répondre précisément à un indicateur de rendement en particulier (p. ex. le poids, le confort, l’absorption d’eau, etc.). La qualité de fabrication de ces articles est censée dépasser celle des articles comparables offerts sur le marché, étant donné l’environnement d’utilisation cible. Tout modèle proposé doit être prêt à être fabriqué en série selon les méthodes habituelles de production de masse.

(Soulignements dans l’original)

[38]  L’objectif de rendement recherché en est clairement un de confort et de résistance optimale au climat et à l’environnement extrême dans lesquels seront utilisées les bottes. Il en va de même des exigences de rendement pour la doublure amovible, qui mettent également l’accent sur la facilité d’utilisation, la souplesse, la capacité d’être lavée et séchée rapidement, ainsi que sur les matériaux permettant l’isolation et la gestion de l’humidité des pieds (article 5 de l’annexe B). L’usure prématurée, si tant est qu’elle puisse être démontrée, n’apparaît pas constituer une exigence de rendement importante, voire pertinente, au vu des spécifications de rendement que l’on a jugé bon de préciser à l’annexe B de la DP. Pourtant, il aurait été facile d’en faire une exigence essentielle, ou à tout le moins souhaitable, dans le cadre de cette annexe, si l’on voulait y attacher un tant soit peu d’importance.

[39]  L’annexe F n’est guère plus explicite à ce chapitre. On y énumère effectivement quelques critères à partir desquels on pourrait inférer une exigence de durabilité (par exemple « coupures, déchirures, trous, plis, piqûres, bosses, grumeaux, cassures, endroits moins résistants ou autres défauts nuisant gravement […] à la tenue en service », « défauts du matériau, entre autres, cuir inégal, lâche, flancheux, de qualité inférieure, moins résistant par endroits ou piqué, décoloré, etc. », « montage non résistant ou inégal susceptible de nuire à la tenue en service »). Tous ces critères ne peuvent cependant faire l’objet que d’observations, et par conséquent, peuvent être corrigés pendant la production.

[40]  Bref, je ne vois rien dans l’interprétation faite de la DP par le Tribunal qui irait à l’encontre de l’intention des parties. Comme le souligne le Tribunal au paragraphe 57 de ses Motifs, il peut paraître curieux que le demandeur n’ait pas jugé bon de prévoir explicitement la possibilité pour le comité d’évaluation du MDN de rejeter une soumission au motif que les essais par les utilisateurs ont révélé une usure prématurée des bottes. Une telle exigence aurait pu faire partie de la phase 3(b) du processus actuel, ou encore être insérée dans le cadre d’une évaluation finale et globale. La DP n’est cependant pas structurée de cette façon et il n’appartenait pas au Tribunal d’ajouter un critère qui ne s’y retrouvait pas.

[41]  Le demandeur a finalement soutenu que l’interprétation préconisée par le Tribunal entraînerait une situation incongrue, du fait que les exigences de l’annexe B cesseraient temporairement d’être applicables pendant la phase 3(b) pour ensuite le redevenir sitôt le contrat principal octroyé. Il en résulterait un résultat absurde, dans la mesure où la défenderesse serait en défaut de respecter les conditions essentielles énoncées à l’annexe B dès l’instant où le contrat principal lui serait attribué.

[42]  L’article 6.B.23 de la DP prévoit effectivement que l’entrepreneur dont la soumission a été retenue doit fournir des échantillons de pré-production avant de procéder à la production selon les besoins du contrat. Le contrat peut d’ailleurs être résilié si le responsable technique rejette les deuxièmes échantillons de pré-production (article 6.B.23(4)). Un autre paragraphe du même article précise que l’avis d’acceptation complète ou d’acceptation conditionnelle ne dégage pas l’entrepreneur de sa responsabilité de respecter toutes les exigences des spécifications du contrat (article 6.B.23(7)).

[43]  Ceci étant dit, la prétention du demandeur repose sur la prémisse que les bottes de la défenderesse ne répondent effectivement pas aux conditions obligatoires de rendement de l’annexe B et que les signes d’abrasion décelés lors des essais sur le terrain démontrent qu’elles ne peuvent remplir les fonctions auxquelles elles sont destinées. Or, rien n’est moins sûr au vu de la preuve qui était devant le Tribunal. Je note d’ailleurs que le Tribunal s’est « interrogé » sur l’affirmation de TPSGC à l’effet que la doublure des bottes soumises n’avait pas tenu le coup, compte tenu du fait que les militaires ont attribué aux mukluks de la défenderesse la meilleure note; il n’a cependant pas jugé bon d’élaborer davantage sur cette question.

[44]  La défenderesse soutient en effet que l’usure du laminé extérieur des chaussons n’a qu’un impact esthétique et n’affecte pas de façon significative les propriétés fonctionnelles des bottes. Le fait que les militaires qui ont procédé à l’essai de ces bottes sur le terrain leur aient attribué la meilleure note tendrait à confirmer cette prétention. La défenderesse ajoute qu’elle a elle-même procédé à des essais intensifs de son produit subséquemment au dépôt de sa soumission et serait en mesure d’améliorer la résistance à l’abrasion du laminé extérieur des chaussons dans l’éventualité où l’autorité technique aurait formulé une observation à cet effet.

[45]  Il n’appartient pas à cette Cour de se prononcer sur l’argument hypothétique du demandeur. D’une part, la preuve au dossier est largement insuffisante pour évaluer l’ampleur des signes d’usure décelés sur les bottes mises à l’essai. D’autre part, et plus fondamentalement, ce n’est pas la question que devait trancher le Tribunal et il n’entre pas dans les attributions d’une cour de révision d’aller au-delà de ce qui a été décidé par un tribunal administratif. Tout au plus cette question démontre-t-elle que le demandeur n’aurait pas nécessairement été sans recours si la qualité des bottes livrées par la défenderesse n’avait pas été au rendez-vous.

[46]  Je suis donc d’avis que le Tribunal n’a pas erré dans son interprétation de la DP. Il pouvait raisonnablement conclure que TPSGC a retenu un critère non divulgué pour rejeter la proposition de la défenderesse. Cette dernière ayant obtenu le meilleur résultat lors des essais par les militaires, elle était en droit d’être recommandée pour l’attribution du contrat principal conformément à l’article 4.2.2 de la DP. En décidant de rejeter sa soumission et d’attribuer le contrat à AirBoss, le demandeur a enfreint l’article 506(6) de l’Accord sur le commerce intérieur.

B.  Le Tribunal a-t-il erré en déclarant que TPSGC avait eu tort de considérer que la défenderesse voulait modifier sa soumission en cours de processus et que les bottes n’étaient pas prêtes à être fabriquées en série?

[47]  Le demandeur a soutenu devant nous que le Tribunal avait erré en concluant que les courriels envoyés par la défenderesse les 4 novembre 2015 et 20 avril 2016 ne devaient pas être interprétés comme des demandes de modification de la soumission initiale et que TPSGC avait en conséquence eu tort de ne pas évaluer la proposition de la défenderesse telle que reçue. Dans le premier de ces courriels, la défenderesse présentait une « explication illustrée pour une demande de modification du chausson extérieur » en précisant que « [c]es modifications seraient très bénéfiques pour les soldats lorsqu’ils sont dans un environnement de froid extrême ». Dans le deuxième, reproduit au paragraphe 12 des présents motifs, la défenderesse réitérait qu’elle pourrait apporter une modification aux chaussons pour améliorer la résistance à l’abrasion du laminé extérieur des chaussons « dans l’éventualité où l’autorité technique du MDN émet une observation à cet effet ».

[48]  À mon avis, le Tribunal était tout à fait justifié de conclure que le demandeur était tenu d’évaluer la soumission originale de la défenderesse et ne pouvait tenir compte des modifications que cette dernière pouvait vouloir lui apporter par la suite. Il est en effet bien établi, comme l’a souligné le Tribunal au paragraphe 70 de ses Motifs, que le demandeur ne pouvait permettre à la défenderesse (ni d’ailleurs à aucun autre soumissionnaire) de modifier sa proposition après la fermeture de l’appel d’offres. S’il en va ainsi, comme l’a rappelé la Cour suprême dans l’arrêt Double N Earthmovers Ltd. c. Edmonton (Ville), 2007 CSC 3 au para. 52, [2007] 1 R.C.S. 116, c’est par souci d’équité pour l’ensemble des soumissionnaires. En supposant même, par conséquent, que les deux courriels mentionnés plus haut constituaient bel et bien des modifications à la soumission, TPGSC se devait de ne pas en tenir compte et d’évaluer la proposition de Royer telle que déposée le 10 août 2015.

[49]  J’estime au surplus que le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que le demandeur a eu tort de présumer que la défenderesse voulait modifier sa proposition en s’appuyant sur la correspondance de cette dernière. Tel que mentionné précédemment, l’annexe F prévoit que l’équipe chargée de l’évaluation technique des échantillons à la phase 3(a) peut formuler des observations dont il faudra tenir compte à l’étape de la production. Le courriel du 20 avril 2016 avait clairement pour but de signaler à l’autorité contractante que la défenderesse avait en quelque sorte pris les devants en procédant elle-même à des essais et qu’elle était prête à apporter des améliorations dans l’éventualité où une observation serait formulée.

[50]  Le demandeur ne pouvait inférer de deux brefs courriels que la défenderesse entendait modifier sa proposition, et encore moins y voir une admission que le chausson de la botte nécessitait des modifications importantes et que le modèle de botte proposé par la défenderesse n’était pas prêt à être fabriqué en série. Ce ne sont là que pures spéculations, nullement appuyées par la preuve. Dans ces circonstances, la conclusion du Tribunal selon laquelle les améliorations proposées par la défenderesse n’étaient qu’une proposition unilatérale et informelle n’entraînant aucun coût pour le demandeur était entièrement raisonnable. Et en tout état de cause, il incombait au demandeur de procéder à l’évaluation complète du produit soumis par la défenderesse en suivant le processus prescrit par la DP, sans tenir compte ou inférer quoi que ce soit de la correspondance qui a pu faire suite à la proposition initiale.

V.  Conclusion

[51]  Pour tous les motifs qui précèdent, je rejetterais donc la demande de contrôle judiciaire avec dépens en faveur de la partie défenderesse. Conformément à l’entente intervenue entre les parties, les dépens (incluant les débours) sont fixés à 4 000$.

 «Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Richard Bovin, j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-45-17

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. L.P. ROYER INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 janvier 2018

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

la juge gauthier

LE JUGE BOIVIN

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 janvier 2018

 

 

COMPARUTIONS :

Vincent Veilleux

Michèle Plamondon

 

Pour le demandeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Dominique Gilbert

 

Pour la défenderesse

L.P. ROYER INC.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

Pour le demandeur

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

BGO Légal inc.

Sherbrooke (Québec)

 

Pour la défenderesse

L.P. ROYER INC.

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.