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Date : 20180322


Dossier : A-258-17

Référence : 2018 CAF 61

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

 

 

Entre :

AHLUL-BAYT CENTRE, OTTAWA

demandeur

et

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 22 mars 2018.

Jugement rendu à l’audience à Toronto (Ontario), le 22 mars 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20180322


Dossier : A-258-17

Référence : 2018 CAF 61

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

 

 

Entre :

AHLUL-BAYT CENTRE, OTTAWA

demandeur

et

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR

(Jugement rendu à l’audience à Toronto (Ontario), le 22 mars 2018).

LE JUGE LASKIN

[1]  En septembre 2017, le ministre du Revenu national a informé l’Ahlul-Bayt Centre, Ottawa (le Centre ou ABCO) qu’il révoquerait son enregistrement à titre d’organisme de bienfaisance sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) après 30 jours en publiant une copie de son avis d’intention de révoquer l’enregistrement dans la Gazette du Canada. Le Centre a rapidement déposé la présente demande devant la Cour en vertu de l’alinéa 168(2)b) de la Loi et de l’alinéa 300b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Dans son avis de demande, le Centre sollicite une ordonnance interdisant la publication d’une copie de l’avis d’intention de révoquer l’enregistrement – et donc de  la révocation – avant l’expiration d’une période de 30 jours à compter de la date à laquelle le ministre se sera prononcé sur l’opposition du Centre à l’avis de révocation ou le 30 juin 2018, selon la plus tardive de ces deux dates. En octobre 2017, la juge Gleason de notre Cour a accordé une suspension provisoire de l’instance, interdisant au ministre de publier l’avis jusqu’à ce qu’il ait été statué sur la présente demande.

[2]  En plaidoirie, le Centre a informé la Cour qu’il sollicitait maintenant une ordonnance interdisant au ministre de publier l’avis d’intention jusqu’à la plus tardive de trois dates – soit les dates mentionnées dans son avis de demande ou 30 jours après que le ministre aura rendu sa décision sur la demande du Centre de transférer son école à un autre organisme de bienfaisance.

[3]  Le Centre dirige une école islamique offrant des cours depuis la prématernelle jusqu’à la huitième année. L’école compte 160 élèves et 16 enseignants à temps complet. Elle adhère à la philosophie chiite. Elle a été classée meilleure école primaire d’Ottawa par l’Institut Fraser, et l’une des meilleures de la province. Le Centre offre aussi des programmes communautaires aux enfants et aux adolescents.

[4]  L’enregistrement du Centre à titre d’organisme de bienfaisance lui confère, comme aux autres organismes de bienfaisance enregistrés, un avantage important : il peut offrir un incitatif fiscal à ses donateurs. Les particuliers obtiennent un crédit d’impôt alors que les sociétés bénéficient d’une déduction fiscale pour leurs dons au Centre.

[5]  La Loi et le Règlement énoncent les exigences que doivent respecter les organismes de bienfaisance enregistrés pour préserver l’équité et l’intégrité du régime d’enregistrement. Lorsqu’un organisme de bienfaisance enregistré ne satisfait pas à ces exigences, le ministre peut l’aviser de son intention de révoquer l’enregistrement. Lorsque l’avis est donné, le ministre peut, 30 jours après sa mise à la poste ou après une période plus longue que peut fixer la Cour ou un juge de la Cour, publier une copie de l’avis dans la Gazette du Canada. Dès la publication, l’enregistrement est révoqué. Si le ministre confirme ultérieurement sa décision après avoir pris connaissance des objections de l’organisme de bienfaisance, ce dernier a néanmoins le droit d’interjeter appel de la révocation auprès de la Cour. Si l’appel est accueilli, le statut d’organisme de bienfaisance est rétabli.

[6]  Il revient à la Direction des organismes de bienfaisance de l’Agence du revenu du Canada (la Direction) de veiller à ce que les organismes de bienfaisance enregistrés respectent leurs obligations légales. La Direction a procédé à la vérification des registres comptables du Centre pour les années 2009 et 2010. Elle a conclu que le Centre avait gravement manqué à ses obligations légales, et notamment qu’il :

  • n’avait pu démontrer qu’il était constitué exclusivement à des fins de bienfaisance;

  • n’avait pu démontrer qu’il consacrait ses ressources à des activités de bienfaisance du fait qu’il était devenu propriétaire d’un immeuble à Montréal pour l’usage principal d’un autre organisme non enregistré, et avait accordé des avantages indus;

  • n’avait pas tenu ni présenté des registres comptables adéquats;

  • avait contrevenu aux exigences légales relatives aux reçus en remettant des reçus vierges à l’organisme non enregistré afin de l’aider à recueillir des fonds, en délivrant des reçus officiels de dons pour le paiement de frais de scolarité d’une valeur excédant la partie admissible de ces paiements, et en délivrant des reçus de dons non conformes à la Loi et au Règlement.

[7]  Le Centre a eu l’occasion de dissiper les préoccupations susmentionnées, et a présenté deux lettres en réponse. Après avoir examiné ces observations, la Direction a conclu que le statut d’organisme de bienfaisance du Centre devait être révoqué. Elle a délivré un avis d’intention de révoquer en date du 7 septembre 2017, indiquant que l’enregistrement serait révoqué 30 jours plus tard. Un cadre supérieur de la Direction a indiqué dans sa déposition que la décision de révoquer l’enregistrement dès l’expiration du délai de 30 jours, plutôt que d’attendre le résultat des processus d’opposition et d’appels, tenait compte de la gravité des manquements du Centre à ses obligations légales et du préjudice ainsi causé au grand public.

[8]  Il ressort des décisions de la Cour, et les parties en conviennent, que le critère applicable dans le cadre de l’examen de la demande présentée par le Centre en vue de proroger la période de publication de l’avis d’intention de révoquer l’enregistrement est le critère applicable à l’octroi d’un sursis ou d’une injonction établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, 1994 CanLII 117 (CSC), à la page 314, adapté au présent contexte; voir, par exemple, Cheder Chabad c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 196, aux paragraphes 12 et 13. Le critère comporte trois volets auxquels il doit être satisfait pour que la prorogation soit accordée.

[9]  En premier lieu, il faut se livrer à une évaluation préliminaire du bien-fondé de l’opposition de l’organisme de bienfaisance à la révocation proposée par le ministre afin de s’assurer qu’il y a une question sérieuse à trancher. À cet égard, les conditions minimales sont peu exigeantes.

[10]  En deuxième lieu, il faut déterminer si l’organisme de bienfaisance qui demande la prorogation subira un préjudice irréparable advenant un refus et si, ultimement, il obtient gain de cause sur le fond. Le préjudice irréparable est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié. L’intérêt des personnes qui dépendent de l’organisme de bienfaisance peut aussi être pris en compte à ce stade : Glooscap Heritage Society c. Canada (Revenu national), 2012 CAF 255,  au paragraphe 34.

[11]  En troisième lieu, il faut déterminer si la prépondérance des inconvénients penche vers l’organisme de bienfaisance ou le ministre selon que la prorogation est accordée ou refusée. Tout préjudice que causerait l’octroi de la prorogation à l’intérêt public est aussi une considération pertinente à ce stade de l’analyse. Le public a un intérêt légitime à ce que les exigences auxquelles sont assujettis les organismes de bienfaisance enregistrés soient appliquées : Glooscap Heritage Society, précité, aux paragraphes 51 à 54.

[12]  Bien entendu, les trois volets du critère doivent tous être examinés en tenant compte du dossier de preuve dont la Cour dispose. Chaque affaire doit être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres : Cheder Chabad, précité, au paragraphe 27.

[13]  Nous avons minutieusement examiné le dossier de preuve dans la présente instance pour apprécier chacun des trois volets du critère et écouté attentivement les observations des avocats. Nous convenons que le premier volet du critère est rempli, tout en relevant que le Centre n’a présenté aucun élément de preuve ni aucune observation dans son mémoire sur le fond de sa contestation des conclusions de la Direction.

[14]  Cependant, nous sommes d’avis que la preuve est loin d’établir l’existence d’un préjudice irréparable. La demande ne satisfait donc pas au deuxième volet du critère.

[15]  Selon un principe bien établi, le préjudice irréparable ne peut pas être inféré, mais doit plutôt être démontré par des éléments de preuve clairs et concrets : Cheder Chabad, précité, au paragraphe 26. Des affirmations générales ne peuvent établir l’existence d’un préjudice irréparable. De même, « [l]es hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante »; elles n’ont aucun poids. Au contraire, il faut « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de [prorogation], un préjudice irréparable sera inévitablement causé » : Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, 445 N.R. 360, aux paragraphes 15 et 16.

[16]  Au paragraphe 52 de son mémoire, le Centre fait valoir ce qui suit en ce qui concerne le préjudice irréparable :

[traduction] L’ABCO subira un préjudice irréparable parce que l’école sera forcée de fermer ses portes après un ou deux mois si la publication n’est pas reportée. La publication cristallisera la révocation du statut d’organisme de bienfaisance de l’ABCO et il lui sera interdit de délivrer des reçus pour dons de bienfaisance. Les parents qui n’ont pas les moyens de payer les frais de scolarité de l’école sans reçu pour don de bienfaisance devront retirer leurs enfants de l’école. La publication nuira à la réputation de l’ABCO dans la collectivité, ce qui selon toute vraisemblance poussera d’autres élèves encore à cesser de fréquenter l’école. Ces départs réduiront les revenus provenant des frais de scolarité ainsi que le bassin de donateurs de l’école et, par le fait même, les fonds disponibles pour subventionner les frais de scolarité des familles à plus faible revenu. En fin de compte, un plus grand nombre de parents ne seront pas en mesure de payer les frais de scolarité, et devront retirer leurs enfants de l’école. La perte de revenus tirés des frais de scolarité et la réduction du bassin de donateurs de l’école rendront l’ABCO financièrement incapable de gérer l’école, ce qui mènera à sa fermeture.

[17]  En plaidoirie, le Centre a informé la Cour qu’elle n’invoquait plus le fait que la révocation nuirait à la réputation du Centre dans la collectivité pour établir le préjudice irréparable qu’elle subirait, tout en faisant valoir que cela demeurait un facteur que la Cour devrait prendre en compte dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients. Il convient néanmoins de souligner que le Centre pourrait tenter de dissiper les préoccupations que les membres de la collectivité peuvent avoir au sujet des raisons ayant amené le ministre à adopter sa position en les informant de la nature des préoccupations du ministre et des démarches entreprises pour y répondre.

[18]  À notre avis, les éléments de preuve que le Centre a présentés pour établir la chaîne des événements menant au préjudice irréparable ne satisfont pas à la norme applicable. Entre autres choses, la preuve sur la situation financière du Centre n’est pas claire ou est incomplète. La preuve qu’un grand nombre de parents retireraient leurs enfants de l’école après un ou deux mois n’est ni claire ni convaincante.

[19]  Voici des exemples.

  • Le Centre n’a présenté aucun document pour faire connaître sa situation financière actuelle et donner des précisions à ce sujet. Son budget de l’exercice en cours n’a pas été mis en preuve et nous ne disposons non plus d’aucun des documents suivants : états des flux de trésorerie pour la période considérée, rapports sur les dons, énoncés des besoins de financement futurs.

  • Les affidavits sur lesquels le Centre se fonde pour affirmer que l’école devra fermer après un ou deux mois en raison du nombre élevé d’élèves qui cesseront de la fréquenter ont été souscrits en septembre et en octobre 2017. Il restait alors environ huit mois à l’année scolaire. Nous sommes maintenant en mars 2018 et il ne reste qu’environ trois mois avant la fin de l’année scolaire. D’après la preuve, les élèves qui quittent l’école avant la fin de l’année scolaire doivent donner un préavis écrit de deux mois et payer les frais de scolarité pour ces deux mois. Aucun élément de preuve ne permet d’apprécier dans quelle mesure le moment de l’année où nous nous trouvons influera sur la décision des parents. Il semble peu plausible qu’un grand nombre de parents retireront leurs enfants de l’école si cela les oblige à payer deux mois de frais de scolarité et à trouver de nouvelles écoles pour leurs enfants alors que l’année scolaire s’achève. La fin imminente de l’année scolaire est une circonstance qui permet de distinguer la présente affaire de l’arrêt Cheder Chabad, précité, sur lequel le Centre s’est fortement appuyé.

  • Un seul parent – ayant trois enfants inscrits à l’école – a offert un témoignage concernant le fait que des élèves cesseraient de fréquenter l’école si le Centre ne pouvait plus délivrer de reçus fiscaux. Dans son témoignage, il affirme que sans reçus fiscaux il [traduction] « devra vraisemblablement retirer au moins un de [ses] enfants, » et qu’il « ne [sait] pas si [sa] famille serait admissible à de l’aide financière ». Son témoignage ne donne aucun détail sur sa situation financière, et n’évoque aucunement la fin prochaine de l’année scolaire.

  • En outre, un seul parent a témoigné concernant l’incidence qu’aurait la perte de soutien financier. Il s’en est tenu à dire que, si l’aide financière cessait, il [traduction] « ne [croyait] pas qu’[il] pourrait continuer d’envoyer ses enfants à [cette] école ». Lui non plus ne donne aucun détail sur sa situation financière.

  • La preuve semble indiquer que 23 familles ont demandé de l’aide financière, à hauteur de 140 $ par élève par mois. L’octroi d’un soutien financier pour le reste de l’année scolaire, même dans l’hypothèse où tous les demandeurs en bénéficieraient, n’entraînerait qu’une dépense relativement modeste.

  • Le Centre affirme que [traduction] « [l]a perte de revenus tirés des frais de scolarité et la réduction du bassin de donateurs de l’école rendront l’ABCO financièrement incapable de gérer l’école, ce qui mènera à sa fermeture », mais, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, il n’a pas mis en preuve son budget de l’exercice en cours ni aucun autre renseignement financier à l’appui. Il ne donne non plus aucune explication quant à la conclusion de la Direction selon laquelle l’école a enregistré un surplus net de 2009 à 2015. Ses états financiers pour 2016 indiquent aussi un excédent de 307 242 $. Aucun élément de preuve n’explique de manière satisfaisante comment cet excédent est compatible avec la preuve par affidavit présentée par le Centre selon laquelle l’école est déficitaire.

  • La preuve indique que le Centre détient des biens immobiliers non grevés dont la valeur a été établie à environ 2,9 millions de dollars. Bien que la preuve démontre qu’il serait difficile et coûteux en temps de vendre l’un ou l’autre de ces biens et de les utiliser comme source de financement, rien ne permet de conclure que le Centre a déployé des efforts en ce sens, notamment depuis que le ministre a délivré son avis en septembre 2017.

[20]  D’autres exemples pourraient être donnés. Considérée dans son ensemble, la preuve est, à notre avis, insuffisante pour établir un préjudice irréparable. Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner le troisième volet du critère portant sur la prépondérance des inconvénients.

[21]  Pour ces motifs, la demande est rejetée avec dépens.

« John B. Laskin »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-258-17

Contrôle judiciaire d’une décision relative à une demande d’ordonnance interdisant au ministre du Revenu national de publier, dans la Gazette du Canada, une copie de l’avis d’intention du ministre de révoquer l’enregistrement de l’Ahlul-Bayt Centre (ABCO), à titre d’organisme de bienfaisance sous le régime de la Loi de l’impôt sur le revenu.

INTITULÉ :

AHLUL-BAYT CENTRE, OTTAWA c. MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 mars 2018

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :

LE JUGE RENNIE

LA JUGE WOODS

LE JUGE LASKIN

PRONONCÉS À L’AUDIENCE :

LE JUGE LASKIN

COMPARUTIONS :

Jenny Mboutsiadis

Zohar R. Levy

Pour LE DEMANDEUR

April Tate

Pour LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour LE DEMANDEUR

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

Pour LE DÉFENDEUR

 

 

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