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Date : 20180327


Dossier : A‑200‑16

Référence : 2018 CAF 62

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

 

 

RONALD BAUER

 

 

appelant

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

intimée

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), le 6 décembre 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 27 mars 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 

 


Date : 20180327


Dossier : A‑200‑16

Référence : 2018 CAF 62

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

 

 

RONALD BAUER

 

 

appelant

 

 

et

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE WEBB

[1]  Le présent appel soulève la question de savoir s’il est évident et manifeste que, dans une instance devant la Cour canadienne de l’impôt portant sur la validité d’une nouvelle cotisation, certains éléments de preuve ne peuvent pas être exclus sur le fondement de l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). La preuve en cause a été obtenue par l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) par suite de demandes péremptoires de fourniture de renseignements délivrées en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e suppl.), ch. 1 (la LIR). Avant la délivrance des demandes péremptoires, une enquête avait été entamée afin de déterminer si des accusations devaient être portées relativement à une infraction visée à l’article 239 de la LIR, et la même personne qui menait l’enquête avait aussi délivré les demandes péremptoires.

[2]  L’affaire découle d’une requête présentée par la Couronne en vue de faire radier certaines parties d’un avis d’appel modifié que M. Bauer avait déposé auprès de la Cour canadienne de l’impôt. La juge de la Cour canadienne de l’impôt a accueilli la requête de la Couronne (2016 CCI 136) et a radié plusieurs paragraphes de l’avis d’appel modifié de M. Bauer. L’appel de M. Bauer porte uniquement sur les paragraphes radiés qui ont trait à son argument selon lequel les renseignements obtenus par suite des demandes péremptoires ne sont pas admissibles dans l’instance devant la Cour canadienne de l’impôt relative à l’appel de ses nouvelles cotisations, car, à son avis, les droits qui lui sont garantis par l’article 8 de la Charte ont été violés.

I.  Contexte

[3]  M. Bauer s’est installé au Canada en 2004. À la suite d’une recommandation faite par un organisme d’application de la loi, la Division des enquêtes spéciales de l’ARC a entamé une enquête le 1er décembre 2010. Pour les besoins du présent appel, on suppose que cette enquête visait à déterminer si M. Bauer devait être accusé d’une infraction prévue à l’article 239 de la LIR. Dans le contexte de cette enquête, des demandes péremptoires ont été délivrées à deux banques en vertu du paragraphe 231.2(1) de la LIR. Fondée dans une large mesure sur des documents ainsi obtenus auprès des banques, une cotisation de la valeur nette a été préparée. L’ARC a déterminé que M. Bauer avait des revenus d’entreprise non déclarés et une dette fiscale pour 2007 et 2008. À la suite de certaines déclarations faites par M. Bauer à l’ARC, cette dernière a établi de nouvelles cotisations à son égard au motif qu’il avait des revenus d’entreprise non déclarés de 5 855 773 $ pour 2007 et de 4 815 601 $ pour 2008. C’est à l’égard de ces nouvelles cotisations que M. Bauer a interjeté appel auprès de la Cour canadienne de l’impôt.

[4]  M. Bauer a déposé un avis d’appel modifié auprès de la Cour canadienne de l’impôt relativement à ces nouvelles cotisations. Dans le contexte de l’avis d’appel modifié, il a allégué que l’enquête relative à l’article 239 de la LIR avait commencé avant le début de la vérification. Il a donc allégué qu’il faisait l’objet d’une enquête au moment où les demandes péremptoires ont été délivrées en vertu du paragraphe 231.2(1) de la LIR. Il fait valoir, dans cet avis d’appel modifié, que tout renseignement obtenu en vertu de ces demandes péremptoires est inadmissible dans l’instance devant la Cour canadienne de l’impôt parce que les droits que lui garantit l’article 8 de la Charte ont été violés. La Couronne a présenté une requête en radiation de ces parties de l’avis d’appel modifié ainsi que d’autres parties qui ne sont plus contestées.

II.  Décision de la Cour canadienne de l’impôt

[5]  Comme la juge de la Cour canadienne de l’impôt l’a fait observer, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt R. c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 R.C.S. 45, au paragraphe 17, a confirmé que « l’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable » ou que « la demande doit n’avoir aucune possibilité raisonnable d’être accueillie ».

[6]  La juge de la Cour canadienne de l’impôt a accueilli la requête de la Couronne et a radié les paragraphes faisant l’objet du présent appel en se fondant sur l’arrêt R. c. Jarvis, 2002 CSC 73, [2002] 3 R.C.S. 757 (Jarvis), rendu par la Cour suprême du Canada et les arrêts Romanuk c. Sa Majesté la Reine, 2013 CAF 133 (Romanuk) et Piersanti c. Sa Majesté la Reine, 2014 CAF 243(Piersanti), rendus par notre Cour. L’autorisation d’interjeter appel devant la Cour suprême du Canada des arrêts Romanuk et Piersanti a été refusée.

III.  Question en litige et norme de contrôle

[7]  L’argument de M. Bauer dans le présent appel est juridique, à savoir si, en droit, il est évident et manifeste que la preuve obtenue par suite de la délivrance d’une demande péremptoire en vertu du paragraphe 231.2(1) de la LIR, à un moment où une enquête est en cours, ne peut pas être exclue de la procédure devant la Cour canadienne de l’impôt en raison de l’application de l’article 8 de la Charte. Comme il s’agit d’une question de droit, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235).

IV.  Analyse

[8]  Pour trancher la question de savoir si certains actes de procédure devraient être radiés, nous tenons les faits allégués dans ces actes pour avérés. Par conséquent, en l’espèce, il faut supposer que la personne qui a mené l’enquête pénale pour le compte de l’ARC était la même personne qui a délivré la demande péremptoire en vertu du paragraphe 231.2(1) de la LIR aux deux banques. On doit également supposer qu’au moment où les demandes péremptoires ont été délivrées, l’enquête visait principalement à établir s’il était possible de porter des accusations contre M. Bauer pour des infractions prévues à l’article 239 de la LIR.

[9]  En fonction des hypothèses susmentionnées, la question est de savoir s’il est manifeste et évident que M. Bauer ne peut pas réussir, sur le fondement de l’article 8 de la Charte, à obtenir que les éléments de preuve provenant des banques soient exclus de son audience devant la Cour canadienne de l’impôt relativement aux nouvelles cotisations qui ont été établies.

[10]  Dans l’arrêt Romanuk, la Cour devait déterminer si la contribuable aurait dû être autorisée à modifier son avis d’appel pour ajouter certains actes de procédure. Dans les plaidoiries supplémentaires, il était allégué que l’ARC avait violé les droits de Mme Romanuk garantis par les articles 7 et 8 de la Charte en utilisant ses pouvoirs de vérification que lui confère l’article 231.1 de la LIR après qu’une enquête avait été lancée relativement à l’article 239 de la LIR. Mme Romanuk demandait à ce que la preuve obtenue par suite de l’exercice des pouvoirs de vérification par l’ARC soit exclue de son audience devant la Cour canadienne de l’impôt.

[11]  En confirmant la décision de la juge de la Cour canadienne de l’impôt dans l’affaire Romanuk selon laquelle l’autorisation de modifier l’avis d’appel n’aurait pas dû être accordée, la Cour a formulé les observations suivantes :

6  Si je tiens pour avérés les faits additionnels proposés, j’estime qu’ils ne fournissent aucune cause d’action à l’appelante. Dans l’arrêt R. c. Jarvis, [2002] 3 R.C.S. 757, la question était de savoir si les droits d’examen et de vérification prévus au paragraphe 231.1(1) de la Loi et si les demandes péremptoires de documents et de renseignements au titre du paragraphe 231.2(1) de la Loi pouvaient être invoqués pour recueillir des renseignements ou des documents dans le but de poursuivre un contribuable relativement à une infraction fondée sur l’article 239 de la Loi. La Cour suprême a établi une distinction entre une vérification liée à l’administration de la Loi (qui peut comprendre l’imposition de pénalités au titre des paragraphes 162(1) et 163(2) de la Loi) et une enquête pouvant mener à des accusations fondées sur l’article 239 de la Loi. Du moment que l’examen a pour « objet prédominant » une enquête et une poursuite au titre de l’article 239 de la Loi, l’ARC ne peut plus utiliser les mécanismes d’inspection et de demande péremptoire que lui confèrent les paragraphes 231.1(1) et 231.2(1) de la Loi pour recueillir des renseignements ou des documents susceptibles d’être utilisés lors de l’enquête et de la poursuite (paragraphes 46 et 88 de l’arrêt Jarvis).

7  Au paragraphe 103 de l’arrêt Jarvis, la Cour suprême a également confirmé qu’« il est évident que l’on peut continuer d’avoir recours aux pouvoirs de vérification, même après le commencement d’une enquête, quoique les résultats de cette vérification ne puissent pas servir pour les besoins de l’enquête ou de la poursuite ». Comme les pouvoirs de vérification peuvent encore être exercés, les résultats obtenus, quoiqu’ils ne puissent servir aux fins d’une enquête ou d’une poursuite, peuvent encore servir à des fins administratives, comme une nouvelle cotisation.

8  L’usage de tels renseignements ou documents pour les besoins de l’administration de la Loi et l’établissement des nouvelles cotisations de l’appelante ne porte pas atteinte à ses droits garantis par les articles 7 et 8 de la Charte, puisque l’ARC a le droit de continuer à utiliser ses pouvoirs de vérification, pour autant que les renseignements ou documents ainsi recueillis ne soient utilisés qu’aux fins d’administration de la Loi. S’ils doivent servir à une enquête ou à une poursuite au titre de l’article 239 de la Loi, le tribunal saisi de la poursuite devra alors déterminer si l’exercice de ces pouvoirs avait pour objet prédominant de recueillir des renseignements ou des documents aux fins d’une telle enquête ou poursuite.

[12]  M. Bauer soutient qu’il est possible d’établir une distinction entre son affaire et l’affaire Romanuk en se fondant sur le fait que, même si les pouvoirs de vérification peuvent toujours être exercés après le début d’une enquête, ces pouvoirs ne peuvent pas être exercés par la même personne qui mène l’enquête visée à l’article 239 de la LIR. À mon avis, cette distinction n’est pas importante. Si les pouvoirs peuvent être exercés par deux personnes différentes à l’ARC, il ne semble pas y avoir de raison pour laquelle les mêmes pouvoirs ne peuvent pas être exercés par la même personne à l’ARC. Dans chaque cas, la question sera de savoir si les documents obtenus doivent être utilisés pour des besoins administratifs ou pour engager des poursuites en vertu de l’article 239 de la LIR.

[13]  À mon avis, même si une enquête qui avait été entamée pouvait déboucher sur des accusations portées au titre de l’article 239 de la LIR, cela n’empêche pas l’ARC de présenter des demandes péremptoires pour obtenir des renseignements ou des documents qui pourraient seulement être utilisés relativement aux nouvelles cotisations. Les nouvelles cotisations et toute accusation portée en vertu de l’article 239 de la LIR se rapportent en fin de compte à l’obligation fiscale sous‑jacente du contribuable. Par conséquent, il existe un élément commun dans les deux affaires, soit l’établissement du revenu non déclaré du contribuable pour une année donnée. Des faits communs seront nécessaires à la fois pour la nouvelle cotisation administrative et les accusations pénales en vertu de l’article 239 de la LIR.

[14]  Bien que le recours à des demandes péremptoires en vertu de l’article 231.2 de la LIR pour obtenir des renseignements ou des documents après le début d’une enquête puisse faire en sorte que ces renseignements ou ces documents ne soient pas admissibles dans une poursuite relative à des infractions visées à l’article 239 de la LIR, cela n’empêche pas que ces renseignements ou documents soient admissibles dans une instance devant la Cour canadienne de l’impôt lorsqu’il s’agit de la validité d’une cotisation établie en vertu de la LIR. C’est l’utilisation des renseignements ou des documents qui est pertinente, et non la personne, à l’ARC, qui a délivré la demande péremptoire de renseignements ou de documents.

[15]  Dans l’arrêt Piersanti, il était question de l’admissibilité de certains documents lors d’une audience devant la Cour canadienne de l’impôt relativement à la responsabilité de M. Piersanti au titre de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C 1985, ch. E‑15. Les documents avaient été obtenus par suite de demandes péremptoires qui avaient été délivrées en vertu de cette loi pendant que l’ARC menait une enquête à l’égard de M. Piersanti pour déterminer si des accusations criminelles devaient être portées contre lui. En confirmant l’admissibilité de tels documents, la Cour a fait observer, au paragraphe 5, que « [l]es droits qui sont garantis au contribuable par la Charte sont en jeu lorsqu’une vérification devient une enquête criminelle. » Puisque ces droits garantis par la Charte sont en jeu lorsque cette enquête criminelle est lancée, ces droits garantis par la Charte, qui pourraient avoir une incidence sur la recevabilité des documents dans une procédure judiciaire, doivent se rapporter à la procédure découlant de cette enquête criminelle et non à la procédure criminelle qui n’est pas liée à la commission d’une infraction criminelle prévue à la LIR ou à la Loi sur la taxe d’accise.

[16]  En ce qui concerne l’appel interjeté à l’égard de sa nouvelle cotisation, M. Bauer se trouve dans la même situation que tout autre contribuable qui interjette appel à l’égard d’une cotisation fondée sur la valeur nette qui repose sur des documents reçus après la délivrance d’une demande péremptoire prévue à l’article 231.2 de la LIR. Il ne devrait pas être dans une meilleure position simplement parce qu’il faisait aussi l’objet d’une enquête relativement à l’article 239 de la LIR.

[17]  À mon avis, il est évident et manifeste que le pouvoir de l’ARC de délivrer des demandes péremptoires en vertu de l’article 231.2 de la LIR pour obtenir des renseignements ou des documents qui seront utilisés pour les besoins administratifs liés à l’établissement d’une nouvelle cotisation à l’égard d’un contribuable n’est pas suspendu par le lancement d’une enquête. Par conséquent, les renseignements ou les documents obtenus par suite de la délivrance des demandes péremptoires en l’espèce ne peuvent être exclus, sur le fondement de l’article 8 de la Charte, de la procédure devant la Cour canadienne de l’impôt concernant la validité des nouvelles cotisations relatives à l’obligation fiscale de M. Bauer pour 2007 et 2008.

[18]  Par conséquent, je rejetterais l’appel avec dépens.

« Wyman W. Webb »

j.c.a.

« Je suis d’accord

D. G. Near j.c.a. »

« Je suis d’accord

J.B. Laskin j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


APPEL D’UN JUGEMENT DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT DATÉ DU 31 MAI 2016, NO (2015‑413(IT)G)

DOSSIER :

A‑200‑16

 

INTITULÉ :

RONALD BAUER c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 DÉCEMBRE 2017

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

DATE DES MOTIFS :

LE 27 MARS 2018

COMPARUTIONS :

Me Alistair G. Campbell

Me John A. Dickieson

POUR L’APPELANT

Me David Everett

Me Max Matas

POUR L’INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Legacy Tax + Trust Lawyers

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR L’APPELANT

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureure générale du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

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