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Date : 20180601


Dossier : A-317-17

Référence : 2018 CAF 103

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

appelant

et

ROBERT LANGLOIS HARDY

intimé

Audience tenue à Montréal (Québec), le 29 mai 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 1er juin 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE BOIVIN

 


Date : 20180601


Dossier : A-317-17

Référence : 2018 CAF 103

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

appelant

et

ROBERT LANGLOIS HARDY

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GAUTHIER

[1]  Le ministre du Revenu national (l’appelant) se pourvoit à l’encontre d’une décision de la juge Lafleur de la Cour canadienne de l’impôt (la CCI) (2016-3104(EI)). La CCI a accueilli l’appel de monsieur Robert Langlois Hardy (l’intimé) à l’encontre d’une décision de l’appelant voulant qu’il n’occupait pas un emploi assurable auprès de Réalisation Jade Construction Inc. (RJC) durant les périodes du 2 novembre 2009 au 2 avril 2010 et du 22 novembre 2010 au 26 février 2011.

I.  CONTEXTE

[2]  Comme l’indique la CCI dans sa décision, l’intimé avait le fardeau de prouver qu’il occupait un emploi assurable auprès de RJC.

[3]  Cette preuve s’est limitée à un bref témoignage de sa part et au dépôt d’une lettre de monsieur Gérard Boudreau, son comptable, qui était, selon ses dires, son intermédiaire avec RJC. De fait, il ne savait pas où était situé le bureau de RJC et n’a rencontré un de ses dirigeants, monsieur Steve Morin, qu’une fois en 2010 sur un chantier qu’il ne peut, par ailleurs, pas identifier. L’intimé a aussi témoigné qu’il faisait des ménages (ramasser les bouts de bois et rentrer les matériaux) sur des chantiers de construction de RJC, une compagnie de rénovation, pendant les périodes en question. Comme il était payé comptant par une ou des personnes qu’il n’a pu les identifier par leurs noms car il n’avait aucun talon de paye. De plus, il n’a jamais déposé ses payes dans un compte de banque.

[4]  L’intimé a expliqué que monsieur Boudreau, qui selon lui travaillait aussi pour RJC, lui indiquait d’abord sur quel chantier il devait travailler. Par la suite, le contremaître du chantier lui indiquait où se rendre le lendemain. C’est monsieur Boudreau qui lui a remis deux relevés d’emploi apparemment signés par monsieur Morin. L’intimé a aussi déposé une lettre de monsieur Boudreau envoyée à la Régie de l’assurance maladie du Québec où celui-ci confirme que l’intimé a été à l’emploi de RJC depuis 2008 et par la suite à l’emploi d’une autre compagnie qui, comme RJC, faisait l’objet d’une enquête majeure effectuée par Service Canada qui soupçonnait certaines entreprises d’émettre de faux relevés d’emploi (sans prestation de travail) dans le but de réclamer des prestations d’assurance-emploi. L’intimé dit aussi que c’est monsieur Boudreau qui a préparé ses déclarations d’impôts pour les années 2009, 2010 et 2011. S’il y a eu des erreurs, c’est la faute de ce dernier et, selon l’intimé, il a été floué. En effet, l’appelant a établi que les gains inscrits sur les deux relevés d’emploi et les montants déclarés dans lesdites déclarations d’impôts ne correspondent pas; les montants indiqués sur les relevés d’emploi étaient bien supérieurs aux revenus déclarés.

[5]  Pour sa part, l’appelant a présenté comme témoin madame Courcy, une agente des appels à l’Agence du revenu du Canada (l’ARC). Selon cette dernière, les deux dossiers de monsieur Langlois qui lui furent attitrés faisaient partie d’un ensemble de 22 dossiers liés à l’enquête majeure de Service Canada. Ce témoin a déposé une copie de son rapport dans lequel elle relate, entre autres choses, la déclaration que lui a faite monsieur Morin, l’actionnaire principal de RJC, lors d’une entrevue téléphonique. Celui-ci lui aurait indiqué que même si la compagnie n’a pas été dissoute, RJC aurait cessé ses opérations en 2009. Madame Courcy a vérifié cette information en confirmant que RJC n’avait pas déposé de déclaration de TPS après cette date et que la dernière déduction à la source avait été faite le 19 juin 2009. Elle a aussi obtenu confirmation que les derniers rapports d’inspection de chantiers de construction impliquant RJC par la Commission de la construction du Québec dataient de juillet 2009. RJC n’a de plus fait aucune déclaration d’impôt pour la période en cause. Pour ce qui est du Registre des entreprises, il n’y a eu aucune déclaration de renseignement depuis 2009.

[6]  Monsieur Morin aurait aussi indiqué qu’il travaillait à l’extérieur du Canada de 2009 à 2013 dans une usine en Amérique du Sud. Ceci a été corroboré par une copie de son passeport indiquant les dates de ses entrées et sorties en Amérique du Sud. Madame Courcy a aussi témoigné que les signatures de monsieur Morin qui apparaissent sur les deux relevés d’emploi de l’intimé (toutes deux assez similaires) ne correspondent pas du tout à celle qui apparaît sur son passeport. Outre cette signature douteuse, rien n’indique que monsieur Morin aurait été au Canada lorsque ces relevés ont été émis. Bien qu’une copie des relevés T4 présumément émis par RJC à l’intimé n’était pas devant la CCI, comme je l’ai noté précédemment, il appert du rapport de madame Courcy que les montants inscrits ne correspondaient pas à ceux que l’on retrouve dans les relevés d’emploi. En fait, madame Courcy a témoigné que RJC n’avait pas envoyé de relevés T4 à l’ARC.

[7]  Madame Courcy a aussi déposé une lettre de monsieur Boudreau à l’ARC reçue en réponse à des questions qu’elle avait soulevées. Il y indique n’avoir rendu à RJC que des services de consultation et de préparation de formulaires de TPS et TVQ et qu’il n’a pas été autrement impliqué dans la comptabilité ou les affaires de cette société.

[8]  À l’audience devant la CCI, l’intimé n’a pas soulevé d’objection quant à la recevabilité de la déclaration de monsieur Morin et de la lettre de monsieur Boudreau à l’ARC pour cause de ouï-dire. La CCI avait accepté le dépôt du rapport de madame Courcy et de cette lettre, indiquant quant à ce dernier élément de preuve qu’elle déciderait de la valeur probante à y accorder. Aucun commentaire à cet effet n’a été fait lors du dépôt par l’intimé de l’autre lettre de monsieur Boudreau.

II.  DÉCISION DE LA CCI

[9]  Dans sa décision, la CCI se penche d’abord sur la recevabilité de deux éléments de preuve de l’appelant : i) la partie du témoignage et du rapport de madame Courcy qui traite de la déclaration de monsieur Morin; et ii) la lettre de monsieur Boudreau à l’ARC. La CCI conclut que l’appelant ne l’a pas convaincue que la déclaration de monsieur Morin rapportée par ouï-dire était nécessaire et fiable. Elle l’a donc déclarée irrecevable.

[10]  Par ailleurs, la CCI a admis en preuve la lettre de monsieur Boudreau à l’ARC mais elle note qu’elle ne lui a accordé que très peu de poids. La CCI n’a pas commenté le poids accordé à la lettre de monsieur Boudreau à la Régie de l’assurance maladie du Québec déposée par l’intimé.

[11]  Ayant déterminé que l’intimé était un témoin crédible, la CCI conclut qu’il avait effectivement établi par prépondérance de preuve qu’il détenait un emploi assurable auprès de RJC pendant les périodes en cause. Outre les commentaires traitant de la recevabilité de la preuve par ouï-dire, la CCI n’offre que peu de commentaires sur le reste de la preuve déposée par l’appelant. Elle note qu’elle ne voit pas la pertinence de cette preuve indiquant que RJC n’a pas envoyé de relevés T4 à l’ARC et n’a fait ni déclaration d’impôt ni déclaration de taxes pour les périodes en litige.

III.  QUESTIONS EN LITIGE

[12]  L’appelant prétend qu’en rejetant sa preuve dans sa décision sans préavis, la CCI a enfreint son droit d’être entendu et a erré en droit en déclarant cette preuve irrecevable. Il ajoute que la CCI a aussi commis des erreurs manifestes et dominantes dans son analyse de la preuve. Compte tenu de ma conclusion quant aux premières questions, il n’est pas nécessaire de décrire ces erreurs en détail.

IV.  ANALYSE

[13]  Aux termes de l’article 40 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C-5, c’est le droit du Québec en matière de preuve qui s’applique dans les procédures exercées au Québec qui relèvent de l’autorité législative du Parlement du Canada.

[14]  Contrairement à la common law et au droit criminel où la Cour peut en principe soulever d’office l’irrecevabilité d’une preuve, ceci n’est pas toujours le cas au Québec. Le législateur québécois a expressément prévu la recevabilité d’une déclaration extra-judiciaire lorsque les parties y consentent (article 2869 du Code civil du Québec, R.L.R.Q., c. CCQ-1991) (C.c.Q.). Or, une partie qui omet de s’objecter à la preuve d’une déclaration extra-judiciaire consent ou est réputé consentir à sa production. Dans Lorrain c. St-Pierre, 2014 QCCA 1793 aux paragraphes 30-31, la Cour d’appel du Québec a clairement indiqué qu’un juge ne peut déclarer dans son jugement que le témoignage relativement à des échanges entre un témoin et un tiers est irrecevable pour cause de ouï-dire en l’absence d’une objection soulevée à l’audience. Bien entendu, comme l’indique la Cour d’appel du Québec dans 9055-6473 Québec inc. c. Montréal Auto Prix, 2006 QCCA 627 au paragraphe 41, même si en l’absence d’une objection cette preuve est recevable, sa force probante peut être faible. Elle dépendra des autres éléments de preuve, entre autres, ceux qui la corroborent.

[15]  Il est opportun de noter que dans Gestions Shilaem inc. c. Agence du revenu du Québec, 2017 QCCA 1568 aux paragraphes 58-63, la Cour d’appel du Québec a déterminé que même lorsqu’une objection à la preuve est faite, cette objection doit normalement être tranchée avant la fermeture de l’enquête (phase d’administration de la preuve de l’instruction). Le cas échéant, la Cour doit donner l’occasion aux parties de compléter leur preuve ou encore de plaider sur les conséquences de la décision. La Cour rappelle que la prise d’objections sous réserve jusqu’au jugement sur le fond ne devrait s’appliquer qu’aux objections mineures qui ne sont pas susceptibles de causer un préjudice irréparable à l’une des parties.

[16]  En l’espèce, la CCI ne discute pas de l’article 2869 C.c.Q. et de l’absence d’objection. Elle applique plutôt par analogie les règles de preuve prescrites pour les procédures informelles devant la CCI. Le but recherché par l’assouplissement des règles de preuve est de faciliter et de simplifier la tenue de telles procédures informelles et non de permettre à la CCI de soulever d’office l’irrecevabilité d’un élément de preuve dans son jugement.

[17]  De toute façon, même si l’on acceptait que la CCI pouvait soulever cette question d’office, elle devait le faire à l’instruction de façon à permettre à l’appelant de présenter ses arguments et sa preuve, s’il en est, quant à la nécessité et la fiabilité de la déclaration de monsieur Morin. Je note que la discrétion de la CCI dans une procédure informelle est plus large que celle décrite dans l’arrêt R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531. La CCI n’est pas tenue à l’application stricte du critère de nécessité énoncé dans cet arrêt (Selmeci c. Canada, 2002 CAF 293 au para. 8; L’Univers Gym Fitness Inc. c. Canada, 2015 CCI 216 au para. 37).

[18]  Ceci est en soi suffisant pour intervenir compte tenu du fait que cette erreur porte sur un élément central du litige. Selon moi, cette erreur à elle seule justifie d’infirmer la décision et de renvoyer le dossier pour une nouvelle audition devant la CCI. Dans les circonstances, il n’est donc pas utile de discuter de l’effet de l’article 2873 C.c.Q.; je me limiterais à référer aux affaires Manoir du Fleuve inc. c. Services de santé du Québec, [2000] R.J.Q. 2203 aux paragraphes 21-22, 27-28 (C.A.); et Construction DJL inc. c. Conex Construction routière inc., 2014 QCCS 3437 aux paragraphes 22-23.

[19]  Bien qu’il ne soit pas nécessaire de traiter des erreurs manifestes et dominantes soulevées par l’appelant, il m’apparaît important de réitérer le principe que la crédibilité d’un témoin s’évalue à la lumière de l’ensemble de la preuve devant la Cour. En effet, un témoignage peut difficilement être crédible s’il est invraisemblable à la lumière de toute la preuve. En l’espèce, plusieurs éléments relevés par madame Courcy sont corroborés par ses vérifications (éléments de preuve objectifs) et soulèvent suffisamment d’interrogations qui ne peuvent être ignorées de la part du décideur. Finalement, quant à la pertinence de certains éléments de preuve, il ne s’agit pas de savoir si l’intimé pouvait ou non vérifier certains faits mais plutôt de déterminer si, au regard de l’ensemble de la preuve, il est vraisemblable et probable que RJC opérait effectivement sur des chantiers pendant les périodes en cause.

[20]  Je propose donc que l’appel soit accueilli, sans dépens. La décision de la CCI devrait être cassée et le dossier renvoyé pour une nouvelle audition.

« Johanne Gauthier »

j.c.a.

« Je suis d’accord

J.D. Denis Pelletier j.c.a. »

« Je suis d’accord

Richard Boivin j.c.a. »

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-317-17

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL c. ROBERT LANGLOIS HARDY

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 mai 2018

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GAUTHIER

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE BOIVIN

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er JUIN 2018

 

 

COMPARUTIONS :

Mounes Ayadi

 

Pour l'appelant

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur générale du Canada

Pour l'appelant

 

 

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