Date : 20180606
Dossier : A-210-17
Référence : 2018 CAF 113
[TRADUCTION FRANÇAISE]
CORAM :
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LE JUGE NEAR
LA JUGE GLEASON
LE JUGE LASKIN
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ENTRE :
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SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA
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appelante
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et
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SHAWN SOMERVILLE MILNE
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intimé
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Audience tenue à Toronto (Ontario), le 29 mai 2018.
Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 juin 2018.
MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE LASKIN
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE NEAR
LA JUGE GLEASON
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Date : 20180606
Dossier : A-210-17
Référence : 2018 CAF 113
CORAM :
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LE JUGE NEAR
LA JUGE GLEASON
LE JUGE LASKIN
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ENTRE :
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SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA
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appelante
|
et
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SHAWN SOMERVILLE MILNE
|
intimé
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MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE LASKIN
[1]
La Couronne interjette appel de l’ordonnance rendue par le juge Gleeson de la Cour fédérale (2017 CF 569). Dans cette ordonnance, le juge des requêtes a rejeté la requête en jugement sommaire présentée par la Couronne en vue d’obtenir le rejet de l’action pour dommages-intérêts intentée par M. Milne devant la Cour fédérale au titre de la Loi sur l’expropriation, L.R.C. 1985, ch. E‑21, par suite de l’expropriation de biens-fonds à Belleville, en Ontario.
[2]
La requête reposait sur l’affirmation selon laquelle l’action était prescrite, parce qu’elle avait été engagée plus de deux ans après l’enregistrement par le procureur général du Canada d’un avis de confirmation de l’expropriation au bureau d’enregistrement immobilier. La Couronne a fait valoir que, par application du paragraphe 39(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, la règle de droit sur la prescription des actions de l’Ontario (la Loi de 2002 sur la prescription des actions, L.O. 2002, chap. 24, annexe B) s’appliquait et établissait un délai de prescription de deux ans. Aux termes du paragraphe 39(1), les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance devant la Cour fédérale dont le fait générateur est survenu dans cette province, sauf disposition contraire d’une autre loi.
[3]
Le juge des requêtes devait trancher la question centrale de l’interprétation à donner au sous alinéa 31(1)a)(i) de la Loi sur l’expropriation : soit le sous-alinéa ne prévoit aucun délai de prescription, et le paragraphe 39(1) de la Loi sur les Cours fédérales ne s’applique donc pas, soit il établit simplement un moment après lequel une action peut être engagée, sous réserve du délai de prescription fixé en conformité avec le paragraphe 39(1) (en l’espèce, le délai de prescription fixé par la loi de l’Ontario). L’alinéa 31(1)a) de la Loi sur l’expropriation est rédigé ainsi (non souligné dans l’original) :
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[4]
Le juge des requêtes a adopté l’« approche moderne » en matière d’interprétation législative, approuvée par la Cour suprême dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21, 1998 CanLII 837. Il a interprété le terme « après »
utilisé au sous‑alinéa 31(1)a)(i) dans son contexte législatif et à la lumière de l’objet de la législation sur l’expropriation.
[5]
En adoptant cette approche, il a constaté que le libellé était clair et sans ambiguïté. Il a fait mention de l’arrêt Régie des transports en commun de la région de Toronto c. Dell Holdings Ltd., [1997] 1 R.C.S. 32, à la page 46, 1997 CanLII 400, dans lequel la Cour suprême a déclaré que la législation sur l’expropriation (en l’occurrence la loi de l’Ontario) « devrait recevoir une interprétation large et compatible avec son objet, qui consiste à indemniser pleinement le propriétaire foncier dont le bien a été exproprié »,
et il a fait remarquer que, si elle était acceptée, la position de la Couronne pourrait priver un propriétaire foncier d’une indemnité. Selon son interprétation, la disposition indique expressément qu’aucun délai de prescription ne s’applique, de sorte que le paragraphe 39(1) de la Loi sur les Cours fédérales n’incorpore pas par renvoi les dispositions législatives ontariennes sur la prescription des actions. Il a également tenu compte de l’arrêt Calgary (City) c. Lafarge Canada Inc., 1995 ABCA 313, au paragraphe 15, 169 A.R. 363, dans lequel la Cour d’appel de l’Alberta a donné aux termes « at any time »
[« après »
dans la version française] le même sens que celui qui apparaît dans les lois albertaines sur l’expropriation. À son avis, l’action n’était donc pas prescrite.
[6]
De plus, le juge des requêtes s’est demandé s’il y avait une divergence entre la version anglaise du sous-alinéa 31(1)a)(i), qui utilise les termes « at any time after »
, et la version française, qui utilise « après »
. Se fondant sur les définitions du dictionnaire, il a conclu qu’il n’y a pas de divergence : les deux versions ont le sens de « peu importe le moment »
. Il a donc jugé inutile d’appliquer les règles énoncées dans R. c. Daoust, 2004 CSC 6, aux paragraphes 26 à 31, [2004] 1 R.C.S. 217, qui régissent l’interprétation des lois bilingues dont les deux versions comportent des antinomies.
[7]
La Couronne interjette maintenant appel devant la Cour d’appel; elle prétend que le juge des requêtes a commis une erreur d’interprétation en concluant que le sous-alinéa 31(1)a)(i) ne prévoit aucun délai de prescription et en n’interprétant pas le sous-alinéa comme établissant simplement un moment après lequel une action en indemnité peut être engagée, sous réserve du délai de prescription visé par le paragraphe 39(1) de la Loi sur les Cours fédérales. La question de l’interprétation législative soulevée par l’appel est une question de droit, sous réserve de la norme de contrôle de la décision correcte.
[8]
Je suis d’avis que la conclusion du juge des requêtes était correcte, essentiellement pour les motifs qu’il a donnés. J’aborderai brièvement un seul élément de ses motifs, ainsi qu’un aspect des observations présentées par la Couronne devant la Cour, qui représente un changement de position par rapport aux arguments soulevés devant le juge des requêtes.
[9]
S’agissant de la conclusion tirée par le juge des requêtes dans ses motifs au sujet de l’absence d’antinomie entre les deux versions du sous-alinéa 31(1)a)(i), je tiens à préciser que je n’aurais pas nécessairement conclu que les termes « at any time after »
et « après »
ont à première vue le même sens, étant donné notamment que le législateur, pour rendre les termes « at any time after »
utilisés dans la version anglaise de certaines lois, a utilisé dans la version française non seulement « après »
, mais les termes « à tout moment après »
(par exemple au paragraphe 88(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, L.C. 2001, ch. 6) ou les termes « en tout temps après »
(par exemple à l’article 71 de la Loi sur l’accise, L.R.C. 1985, ch. E‑14).
[10]
Toutefois, la Couronne n’a pas contesté cet élément des motifs, et je suis convaincu que l’application des règles qui régissent l’interprétation des lois bilingues dont les deux versions comportent des antinomies aurait donné le même résultat : voir par exemple Alexander College Corp. c. Canada, 2016 CAF 269, par. 16 à 19, [2017] 2 R.C.F. 527.
[11]
Devant le juge des requêtes, la Couronne a prétendu que le délai de prescription visé par le paragraphe 39(1) de la Loi sur les Cours fédérales s’applique non seulement au droit d’un propriétaire foncier d’engager une action en indemnisation, mais aussi au droit du propriétaire foncier d’accepter une offre d’indemnisation faite au titre de l’article 16 de la Loi sur l’expropriation (droit visé aux sous-alinéas 31(1)a)(i) et (ii) de la Loi), que le ministre est tenu de faire en vertu de la Loi. Devant notre Cour, la Couronne est revenue sur sa position, et elle a reconnu que le droit d’accepter une offre visée à l’article 16 n’était pas assujetti à un délai de prescription. La Couronne a soutenu que cela devrait apaiser la crainte exprimée par le juge des requêtes, selon qui l’interprétation du sous-alinéa 31(1)a)(i) par la Couronne pourrait priver un propriétaire foncier d’une indemnisation.
[12]
Je ne suis pas d’accord. Comme la Cour suprême l’a affirmé dans l’arrêt Dell Holdings, mentionné plus haut, l’objet de la législation sur l’expropriation est d’offrir non seulement une indemnisation juste, mais aussi une indemnisation complète. Le fait que le propriétaire foncier conserve le droit d’accepter l’offre visée à l’article 16 ne permet pas d’atteindre un tel objectif dans les cas où l’offre ne correspond pas à une indemnisation complète.
[13]
Je rejetterais donc l’appel. J’accorderais à M. Milne les dépens de l’appel, que le juge de première instance fixera en conformité avec le paragraphe 39(2) de la Loi sur l’expropriation.
« J.B. Laskin »
j.c.a.
« Je suis d’accord.
D.G. Near, j.c.a. »
« Je suis d’accord.
Mary J. L. Gleason, j.c.a. »
COUR D’APPEL FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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A-210-17
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(APPEL D’UNE ORDONNANCE DE MONSIEUR LE JUGE GLEESON DATÉE DU 9 JUIN 2017, DOSSIER NO T-697-16)
INTITULÉ :
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SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA c. SHAWN SOMERVILLE MILNE
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Toronto (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 29 mai 2018
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LE JUGE LASKIN
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Y ONT SOUSCRIT :
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LE JUGE NEAR
LA JUGE GLEASON
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DATE DES MOTIFS :
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Le 6 juin 2018
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COMPARUTIONS :
Me Jacqueline Dais-Visca
Me Wendy Wright
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Pour l’appelante
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Me Sean Gosnell |
Pour l’intimé
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Nathalie G. Drouin
Sous-procureur général du Canada
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Pour l’appelante
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Borden Ladner Gervais LLP
Toronto (Ontario)
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Pour l’intimé
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