Décisions de la Cour d'appel fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20180629


Dossier : A-147-18

Référence : 2018 CAF 130

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

demandeur

 

 

et

 

 

HARRIS CORPORATION

 

 

 

défenderesse

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 28 juin 2018.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 juin 2018.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 


Date : 20180629


Dossier : A-147-18

Référence : 2018 CAF 130

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

 

 

ENTRE :

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

demandeur

 

 

et

 

 

HARRIS CORPORATION

 

 

 

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE WEBB

[1]  La présente demande découle d’une enquête sur une plainte en cours devant le Tribunal canadien du commerce extérieur (TCCE). Harris Corporation a déposé une plainte relative au processus d’approvisionnement en jumelles de vision nocturne. Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (TPSGC) affirme que l’approvisionnement est soumis à l’exception au titre de la sécurité nationale (ESN) et que le TCCE ne peut donc connaître de la plainte. Comme l’énonce le paragraphe 1 de son avis de demande modifié, le procureur général du Canada cherche à obtenir ce qui suit :

a)  une ordonnance délivrant un bref de prohibition, interdisant au [TCCE] de poursuivre l’enquête liée à la plainte numéro PR-2018-001;

b)  une ordonnance délivrant un bref de certiorari annulant les directives provisoires du [TCCE] des 12, 20 et 27 avril 2018;

c)  une ordonnance déclarant que la compétence sur la plainte du [TCCE] a pris fin dès lors que [l’ESN] a été soulevée;

d)  une ordonnance accordant une suspension provisoire et interlocutoire de l’instance devant le [TCCE] dans la plainte numéro PR-2018-001, jusqu’à ce que la présente demande soit tranchée;

e)  une ordonnance sur le traitement accéléré de l’audition de la présente demande;

f)  les dépens relatifs à la demande, y compris les taxes applicables;

g)  toute autre réparation que la Cour estime juste.

I.  Contexte

[2]  Le 10 avril 2018, Harris Corporation a déposé une plainte auprès du TCCE concernant l’approvisionnement en jumelles de vision nocturne par TPSGC. Le 12 avril 2018, le TCCE a informé TPSGC par voie de lettre que le TCCE ouvrait une enquête sur la plainte déposée par Harris Corporation et l’a avisé de ses obligations en matière de dépôt de documents. La lettre indiquait également ce qui suit :

[traduction]

La plainte soulève également des questions sur la portée de la confidentialité, l’application des accords commerciaux aux biens achetés, la question de savoir si la plaignante est un fournisseur canadien et l’application de [l’ESN] dans les accords commerciaux. Par conséquent, le [TCCE] demande que TPSGC :

1.  indique au [TCCE] au plus tard le mardi 17 avril 2018, s’il conteste la publication de documents ou de renseignements contenus dans la version publique de la plainte et des pièces de Harris, ou la forme et la teneur de l’ébauche de l’avis d’enquête du [TCCE] publié dans la Gazette du Canada (ci-joint);

2.  dépose sa réponse à la requête en divulgation visant la plainte ainsi que toute autre requête préliminaire relative à ce qui précède ou à toute question qu’il souhaite soulever au plus tard le jeudi 19 avril 2018 à midi.

(Non souligné dans l’original, en gras dans l’original.)

[3]  TPSGC a demandé et a obtenu une prorogation de délai jusqu’au 3 mai 2018 pour déposer les requêtes préliminaires. Par lettre datée du 26 avril 2018, il a confirmé qu’il déposerait auprès du TCCE [traduction] « une requête en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant au tribunal de cesser son enquête au motif que l’ESN a été soulevée dans la demande de soumissions ». Par lettre datée du 27 avril 2018, le TCCE a prorogé le délai pour le dépôt des [traduction] « requêtes préliminaires (y compris en matière de compétence) » jusqu’au 18 mai 2018. Le TCCE a toutefois signalé qu’il ne pouvait accéder à la demande de TPSGC de traiter d’abord la question de la compétence avant de poursuivre l’enquête étant donné le délai légal maximum d’enquête de 135 jours à compter du dépôt de la plainte (une fois les prorogations de délai permises accordées), prévu à l’article 12 du Règlement sur les enquêtes du Tribunal canadien du commerce extérieur sur les marchés publics, DORS/93-602.

[4]  Plutôt que de contester par voie de requête auprès du TCCE le droit de ce dernier de poursuivre l’enquête, le procureur général a présenté la demande dont la Cour se voit saisie.

[5]  Le procureur général a annexé au dossier de demande quatre lettres qui démontrent à son avis que l’ESN a été invoquée à bon droit. Ces lettres ne sont toutefois pas assorties d’un affidavit. Ces documents n’ont pas été dûment déposés à la Cour, qui n’en tiendra pas compte dans la présente demande.

[6]  À l’audience, le procureur général a reconnu se pourvoir devant la Cour parce que le TCCE a refusé de suspendre la plainte le temps que la question de « compétence » ait été résolue. Par conséquent, le procureur général reconnaît que le TCCE peut se prononcer sur sa compétence pour poursuivre l’enquête, mais conteste essentiellement le refus du TCCE d’isoler la question de savoir si l’enquête peut se poursuivre dans le cas où une ESN est soulevée.

[7]  Dans l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 R.C.F. 332 (C.B. Powell), la Cour confirme qu’une personne doit avoir épuisé le processus administratif de règlement des différends avant de demander une intervention judiciaire, à moins de circonstances exceptionnelles. C’est aussi le cas lorsqu’une partie soulève ce qu’on appelle une question de « compétence ». Elle affirme ce qui suit :

[45]  Il n’est donc pas étonnant que, partout au Canada, les tribunaux ont soigneusement évité de s’immiscer dans les décisions administratives intermédiaires ou interlocutoires et qu’ils ont interdit le recours aux tribunaux judiciaires lorsque le processus administratif est encore en cours, et ce, même lorsque la décision semble porter sur ce qu’il est convenu d’appeler une question « de compétence » (voir, par ex. Bande indienne de Matsqui, précité; Aéroport international du Grand Moncton, précité, paragraphe 1; Lorenz c. Air Canada, [2000] 1 C.F. 452 (C.F. 1re inst.), paragraphes 12 et 13; Delmas, précité; Myers c. Law Society of Newfoundland (1998), 163 D.L.R. (4th) 62 (C.A. Terre-Neuve); Canadian National Railway Co. c. Winnipeg City Assessor (1998), 131 Man. R. (2d) 310 (C.A.); Dowd c. Société dentaire du Nouveau-Brunswick, (1999), 210 N.B.R. (2d) 386, 536 A.P.R. 386 (C.A.)).

[46]  Je conclus donc que le fait de qualifier de décision « en matière de compétence » la décision que le président de l’ASFC a rendue en l’espèce en vertu du paragraphe 60(1) de la Loi ne change rien. En particulier, le fait de qualifier de décision « en matière de compétence » la décision du président ne permettait pas à C.B. Powell de s’adresser à la Cour fédérale et de contourner l’étape suivante prévue par le processus administratif, à savoir l’appel au TCCE prévu au paragraphe 67(1) de la Loi.

[8]  Dans l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364 (Halifax), la Cour suprême du Canada confirme également que les tribunaux judiciaires doivent hésiter à intervenir à une étape précoce du processus administratif. L’organe administratif doit avoir l’occasion de trancher la question et d’expliquer sa conclusion avant qu’une partie en demande le contrôle judiciaire. Autrement, la cour n’a pas de motifs à examiner.

[9]  Dans l’arrêt Halifax, la Cour suprême du Canada affirme qu’il y a lieu de rompre avec son jugement dans l’affaire Bell c. Ontario Human Rights Commission, [1971] R.C.S. 756 (Bell (1971)). Plus particulièrement, la Cour suprême du Canada opine ainsi :

[35]  Le second élément à retenir de l’arrêt Bell (1971) est l’approche préconisée à l’égard d’une intervention judiciaire avant l’achèvement du processus administratif ou pour un motif que n’a pas examiné le tribunal administratif. À partir de cet arrêt, même si elles se reconnaissaient un pouvoir discrétionnaire d’intervention, les cours de justice l’ont exercé avec retenue (voir, p. ex., la jurisprudence examinée dans l’arrêt C.B. Powell, par. 30-33; Irvine c. Canada (Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1987] 1 R.C.S. 181, p. 235; Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 R.C.S. 440, par. 60 et 72; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 51; Violette c. New Brunswick Dental Society, 2004 NBCA 1, 267 R.N.-B. (2e) 205, par. 14; Air Canada c. Lorenz, [2000] 1 C.F. 494 (1re inst.), par. 13-15.

[36]  Même si une telle intervention peut parfois être indiquée, la retenue se justifie sur les plans pratique et théorique : D. J. Mullan, Administrative Law (3e éd. 1996), §540; P. Lemieux, Droit administratif : Doctrine et jurisprudence (5éd. 2011), p. 371-372. Une intervention judiciaire hâtive risque de priver le tribunal de révision d’un dossier complet sur la question en litige, elle ouvre la porte à l’assujettissement à la norme de la « décision correcte » de questions de droit qui, si elles avaient été tranchées par le tribunal administratif, auraient pu commander la déférence judiciaire, elle nuit à l’efficacité des recours par la multiplication des procédures administratives et judiciaires et elle risque de compromettre un régime législatif complet que le législateur a soigneusement conçu : voir, p. ex., Szczecka c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 170 N.R. 58 (C.A.F.), par. 3-4; Zündel (1999), par. 45; Psychologist Y c. Board of Examiners in Psychology, 2005 NSCA 116, 236 N.S.R. (2d) 273, par. 23-25; Potter c. Nova Scotia Securities Commission, 2006 NSCA 45, 246 N.S.R. (2d) 1, par. 16 et 36-37; Vancouver (City) c. British Columbia (Assessment Appeal Board) (1996), 135 D.L.R. (4th) 48 (C.A.C.-B.), par. 26-27; Mondesir c. Manitoba Assn. of Optometrists (1998), 163 D.L.R. (4th) 703 (C.A. Man.), par. 34-36; U.F.C.W., Local 1400 c. Wal-Mart Canada Corp., 2010 SKCA 89, 321 D.L.R. (4th) 397, par. 20-23; Mullan (2001), p. 58; Brown et Evans, par. 1:2240, 3:4100 et 3:4400. Les tribunaux de révision manifestent donc de nos jours une retenue accrue lorsqu’il s’agit de court-circuiter le rôle décisionnel du tribunal administratif, spécialement lorsqu’on leur demande de réviser une décision rendue à l’issue d’un examen préalable comme celle en cause dans l’affaire Bell (1971).

[37]  Qui plus est, le droit administratif contemporain reconnaît une valeur accrue à l’opinion réfléchie d’un tribunal administratif sur une question de droit, et ce, que la décision de ce dernier soit ultimement susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable : Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650, par. 89; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 25; C.B. Powell, par. 32; Brown et Evans, par. 3:4400.

[38]  C’est pourquoi l’arrêt Bell (1971) ne devrait plus être suivi pour ce qui est du sort réservé aux questions préliminaires de compétence et des conditions auxquelles une cour de justice est admise à intervenir dans un processus administratif en cours.

[10]  En l’espèce, en acceptant d’enquêter sur la plainte, le TCCE ne tranchait pas nécessairement la question de savoir si l’ESN l’empêcherait de se prononcer sur la plainte au fond; il ne faisait qu’exercer sa fonction de sélection. Le procureur général aurait tout d’abord dû présenter sa requête au TCCE ou lui présenter des observations sur cette question pour obtenir une décision à cet égard. En l’absence d’une décision du TCCE sur sa compétence à l’égard de cette enquête, nous n’avons aucun motif à examiner. Le refus du TCCE d’isoler cette question de la plainte au fond ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant l’intervention de la Cour. En empêchant le TCCE de se prononcer sur cette question, on porte un coup fatal à la présente demande dans les circonstances en l’espèce. La demande visant le bref de prohibition devrait être rejetée.

[11]  Au paragraphe 97 de son mémoire, le procureur général énonce que [traduction] « pour se conformer à la troisième ordonnance provisoire, TPSGC doit déposer son RIG [Rapport de l’institution gouvernementale] et sa réponse à la requête en divulgation, qui contiendront dans les deux cas des renseignements relatifs aux intérêts en matière de sécurité nationale [...] ». Toutefois, comme il a été mentionné au cours de l’audience, les dispositions de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C- 5, s’appliquent s’il s’agit de renseignements sensibles au sens de l’article 38 de cette loi. Les dispositions relatives aux renseignements confidentiels de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur (L.R.C. (1985), ch. 47 (4e suppl.)) pourraient également suffire à trancher les questions de confidentialité.

[12]  Le procureur général a sollicité un bref de certiorari annulant les directives provisoires du [TCCE] du 12 avril 2018, mais n’en a pas demandé le contrôle judiciaire. Le délai à cet égard a expiré avant la présente demande. Rien ne justifie d’accorder ce bref.

[13]  Je n’annulerais également pas les autres décisions du TCCE, de nature procédurale, puisqu’elles établissaient simplement des délais applicables à certaines étapes de l’instance.

[14]  En ce qui concerne la déclaration demandée portant « que la compétence sur la plainte du [TCCE] a pris fin dès lors que [l’ESN] a été soulevée », puisque cette question devrait être traitée par le TCCE avant que la Cour intervienne, il n’y a pas lieu de prononcer cette déclaration.

[15]  Le seul sursis demandé par le procureur général dans son avis de demande modifié est une suspension « jusqu’à ce que la présente demande soit tranchée ». Puisque la demande est désormais réglée, aucun sursis n’est nécessaire.

[16]  À l’audience portant sur la présente demande, le procureur général a demandé la suspension de la plainte devant le TCCE jusqu’à ce que ce dernier ait décidé s’il pouvait connaître de la plainte. Cette réparation ne figurait pas dans l’avis de demande modifié et, quoi qu’il en soit, le TCCE devrait pouvoir déterminer sa propre procédure.

[17]  Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter la présente demande, avec dépens.

« Wyman W. Webb »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D.G. Near, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

J.B. Laskin, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

Marie-Luc Simoneau, jurilinguiste

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DEMANDE EN VUE D’OBTENIR UNE ORDONNANCE DÉLIVRANT UN BREF DE PROHIBITION ET CERTAINES AUTRES ORDONNANCES.

DOSSIER :

A-147-18

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. HARRIS CORPORATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 JUIN 2018

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE WEBB

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE LASKIN

DATE DES MOTIFS :

LE 29 JUIN 2018

COMPARUTIONS :

Peter J. Osborne

Brendan F. Morrison

POUR LE DEMANDEUR

R. Benjamin Mills

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lenczner Slaght Royce Smith Griffin LLP

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Conlin Bedard LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.