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Date : 20040109

Dossier : A-260-03

Référence : 2004 CAF 5

CORAM :       LE JUGE STONE

LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGESHARLOW

ENTRE :

                                                              REALSEARCH INC. et

                                       DINGWELL'S MACHINERY & SUPPLY LTD.

                                                                                                                                                     appelantes

                                                                                   et

                         VALON KONE BRUNETTE LTD. et BDR MACHINERY LTD.

                                                                                                                                                         intimées

                                    Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 10 décembre 2003.

                                       Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 9 janvier 2004.             

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                          LE JUGE STONE                 

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                   LE JUGE ROTHSTEIN

    LE JUGE SHARLOW


Date : 20040109

Dossier : A-260-03

Référence : 2004 CAF 5

CORAM :       LE JUGE STONE

LE JUGE ROTHSTEIN

LE JUGE SHARLOW

ENTRE :

                                                              REALSEARCH INC. et

                                       DINGWELL'S MACHINERY & SUPPLY LTD.

                                                                                                                                                     appelantes

                                                                                   et

                         VALON KONE BRUNETTE LTD. et BDG MACHINERY LTD.

                                                                                                                                                         intimées

                                                           MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STONE


[1]                 Le présent appel d'une ordonnance rendue par la Section de première instance le 28 mai 2003 soulève deux questions. Premièrement, il s'agit de savoir si la Cour doit intervenir relativement à l'ordonnance en question vu sa nature discrétionnaire. Deuxièmement, la Cour doit se prononcer quant à savoir si le juge des requêtes s'est trompé en permettant que la question de l'interprétation d'une revendication du brevet soit tranchée séparément avant l'instruction au fond.

[2]                 L'ordonnance a été prononcée en vertu de la règle 107 des Règles de la Cour fédérale (1998). La règle 107 est ainsi rédigée :

107.(1) La Cour peut, à tout moment, ordonner l'instruction d'une question soulevée ou ordonner que les questions en litige dans une instance soient jugées séparément.

(2) La Cour peut assortir l'ordonnance visée au paragraphe (1) de directives concernant les procédures à suivre, notamment pour la tenue d'un interrogatoire, préalable et la communication de documents.

107.(1) The Court may, at any time, order the trial of an issue or that issues in a proceeding be determined separately.

(2) In an order under subsection (1), the Court may give directions regarding the procedures to be followed, including those applicable to examinations for discovery and the discovery of documents.

[3]                 Puisque la règle confère un pouvoir discrétionnaire, l'ordonnance ne devrait pas être modifiée à moins qu'il soit évident que le juge, en rendant celle-ci, n'a pas « suffisamment accordé d'importance à toutes les considérations pertinentes » : Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394, p. 404. C'est là la norme applicable à la présente révision judiciaire. Pour les motifs qui suivent, il appert que, en rendant l'ordonnance, le juge des requêtes n'a pas accordé suffisamment d'importance à toutes les considérations pertinentes.

[4]                 La question qui était soumise au juge des requêtes consistait à savoir si l'interprétation de certains termes employés dans la revendication 1 du brevet canadien n ° 2,106,950 portant sur un


[traduction] « transformateur de débris de fibres de bois » devait être séparée de l'action en contrefaçon et traitée séparément avant l'instruction au fond. Les questions d'interprétation visent les expressions [traduction] « disques répartis spatialement et radialement » et [traduction] « dispositifs d'abrasion des débris de fibres de bois placés sur la circonférence » de la revendication 1d), e), f) et g). La revendication 1 est ainsi rédigée :   

[traduction] OBJET DE LA REVENDICATION :

1. Un transformateur de débris de fibres de bois comprenant :

a) un cadre creux fermé;

b) au moins un arbre d'abrasion pivotant du premier type disposé d'une extrémité à l'autre de l'intérieur du cadre;

c) au moins un arbre d'abrasion pivotant du deuxième type disposé latéralement et près de l'arbre d'abrasion du premier type d'une extrémité à l'autre de l'intérieur du cadre, ledit arbre d'abrasion du deuxième type étant disposé de façon à pouvoir pivoter à un niveau supérieur à celui de l'arbre d'abrasion du premier type;

d) au moins deux premiers disques disposés spatialement et radialement sur l'arbre d'abrasion du premier type;

e) au moins deux deuxièmes disques disposés spatialement et radialement sur l'arbre d'abrasion du deuxième type, les positions espacées de plusieurs premiers disques sur l'arbre d'abrasion du premier type étant décalées relativement aux positions espacées de plusieurs deuxièmes disques sur l'arbre d'abrasion du deuxième type, une portion des circonférences approximatives de plusieurs premiers disques et deuxièmes disques se croisant dans un plan commun entre les premiers et les deuxièmes disques;

f) au moins un premier dispositif d'abrasion des débris de fibres de bois respectif placé sur la circonférence de chacun des premiers disques de l'arbre d'abrasion du premier type; et

g) au moins un deuxième dispositif d'abrasion des débris de fibres de bois respectif placé sur la circonférence de chacun des deuxièmes disques de l'arbre d'abrasion du deuxième type.


[5]                 La requête fondée sur la règle 107 a été présentée dans le contexte d'une poursuite en matière de brevet, instituée le 12 août 2002, dans laquelle les appelantes allèguent l'atteinte à leurs droits. Comme l'a souligné le juge des requêtes, il y a eu clôture des actes de procédure le 9 décembre 2002. En mars 2003, les parties avaient déposé et signifié leurs listes respectives de documents, avaient produit les documents aux fins des interrogatoires préalables, et s'étaient entendues pour que la question de la réparation soit tranchée séparément une fois que la Cour aurait jugé la question de la responsabilité pour contrefaçon. Selon les appelantes, l'étape logique suivante consistait à procéder aux interrogatoires préalables. Selon le bref historique du litige avant la présentation de la requête fondée sur la règle 107, il semble qu'aucune requête interlocutoire contestée ne soit intervenue entre les parties.

[6]                 À l'appui de la requête fondée sur la règle 107, il y avait un affidavit conforme aux exigences de l'alinéa (2)c) de la règle 353. Était joint à l'affidavit une copie du brevet en litige de même qu'une copie d'un dessin et d'une photographie de la machine arguée de contrefaçon. Selon l'affidavit, cette machine [traduction] « est équipé de tambours avec tenons, ayant des dents d'écorçage attachées au tambour » , ce qui soulève la question de savoir [traduction] « si le tambour avec tenons [...] est une écorçeuse comprenant des arbres équipés de disques » .

[7]                 De plus, l'affidavit donne à penser que les possibilités de règlement pourraient augmenter si l'on donnait rapidement une interprétation aux mots utilisés dans la revendication 1. C'est ce qui ressort des paragraphes 4, 6, 7 et 10 de l'affidavit :

[traduction] 4. Sans règlement, il faut compter plusieurs années avant que la Cour fédérale du Canada tranche les actions en contrefaçon de brevet. Dans bien des cas, statuer rapidement sur les questions d'interprétation relatives à une revendication facilitera la conclusion d'un règlement.


...

6. Un obstacle significatif à la conclusion d'un règlement résidait dans le fait que la question de l'interprétation de revendications demeurait non résolue.

7. Si, au début du litige, les revendications avaient été interprétées, les parties auraient pu plus facilement apprécier le bien-fondé de leurs positions. Chaque partie aurait été à même de mieux évaluer ses chances de succès ou d'échec [...]

...

10. Une décision rapide sur le sens à donner à certains mots-clés des revendications permettra aux parties à une action en matière de brevet de mieux évaluer leur chance de succès. Conséquemment, pareille décision rapide sur l'interprétation des revendications favorisera la conclusion d'un règlement dans des affaires en matière de brevet qui, autrement, auraient pris des années avant d'être tranchées ou réglées.


[8]                 Le juge des requêtes a d'abord noté qu'une procédure de ce type est possible aux États-Unis en matière de brevet et ce, depuis l'arrêt de la Cour suprême des États-Unis Markman c. Westview Instruments, Inc., 517 U.S. 370 (1996). Il s'est ensuite reporté à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et d'autres tribunaux, jurisprudence selon laquelle, dans une affaire qui porte tant sur la validité d'un brevet que sur sa contrefaçon, l'analyse doit « débuter » par l'interprétation des revendications (Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, 2000 CSC 66; Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, 2000 CSC 67; Polansky Electronics Ltd. c. AGT Ltd., 277 A.R. 43, 2001 ABCA 36. Le juge des requêtes a conclu ainsi aux paragraphes 13 et 14 :

En l'absence de règlement, il faut souvent compter plusieurs années avant que les actions en contrefaçon instituées devant notre Cour parviennent à terme. J'imagine qu'avec de tels délais, plusieurs ont pensé que cette nouvelle procédure était l'occasion pour les parties d'accélérer le dénouement des litiges dans ce type d'action. Si les revendications sont interprétées dès les premières étapes du litige, les parties pourront plus aisément évaluer le bien-fondé de leur point de vue respectif. Chaque partie serait à même de mieux évaluer ses chances de succès ou d'échec. L'argument relatif à la contrefaçon pourrait être considérablement renforcé, ou affaibli, selon l'interprétation que la Cour aura faite de la revendication. De la même manière, l'argument se rapportant à l'invalidité pourrait s'en trouver renforcé ou affaibli.

Bien sûr, rien ne garantit qu'un tel procédé aurait l'effet recherché, ni même qu'il parviendrait à éliminer des procès en contrefaçon les innombrables procédures. Toutefois, je suis convaincu que si les parties travaillaient main dans la main pour régler le problème de l'interprétation des revendications, elles n'en retireraient que des avantages. Dans cette optique, je pense qu'il serait opportun d'examiner ce litige dans le cadre d'une procédure de gestion spéciale et de soumettre la question de l'interprétation des revendications au juge responsable de la gestion de l'instance, avec la collaboration des parties.


[9]                 Aucune partie ne prétend que l'arrêt Markman, précité, soit en lui-même, d'une quelconque utilité en ce qui concerne l'applicabilité de la règle 107 dans la présente instance. Dans l'arrêt Markman, il a été décidé que l'interprétation d'une revendication donnée par un juge seul n'est pas incompatible avec le septième amendement de la constitution américaine, lequel protége le droit d'une partie, dans une instance en common law à l'instruction devant jury lorsque la valeur en litige excède vingt dollars. À la suite de l'arrêt Markman, on a pris l'habitude, dans les poursuites en contrefaçon aux États-Unis, de faire trancher par un juge d'une cour de district, avant l'instruction, les questions touchant l'interprétation des revendications. Suivant cette pratique, l'interprétation ne peut être contestée par voie d'appel qu'après l'instruction relative à la contrefaçon alléguée. Il appert qu'un appel interlocutoire à la Cour d'appel des États-Unis pour le circuit fédéral est irrecevable sur une question d'interprétation des revendications : Flores c. Union Pacific Railroad Company et al., 1996 U.S. App. LEXIS 31117. En revanche, un jugement de la Cour fédérale sur une question de droit tranchée avant l'instruction peut être portée en appel de plein droit devant notre Cour en vertu de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F-7, art. 27, telle qu'elle a été modifiée par la Loi sur le service administratif des tribunaux judicaires, L.C. 2002, ch. 8, art. 34.

[10]            La règle 107 a été adoptée en 1998dans le cadre d'une révision générale des anciennes règles de la Cour fédérale du Canada. La règle prévoit la disjonction d'une ou de plusieurs questions aux fins de l'instruction. Avant cette révision, les alinéas 480(1)b) et c) prévoyaient la disjonction sur « un point relatif aux dommages qui découlent d'une atteinte à un droit, et un point relatif aux profits tirés d'une atteinte à un droit » . De plus, alinéa 474(1)a) investissait la Cour d'un pouvoir discrétionnaire général pour « statuer sur un point de droit qui peut être pertinent pour la décision d'une question » et « une telle décision est finale et péremptoire aux fins de l'action sous réserve de modification en appel » . En outre, l'ancienne règle 475 permettait aux parties à une action intentée ou envisagée « de s'entendre pour exposer dans un mémoire spécial des points à décider dans cette action, en vue de faire statuer ces points avant l'instruction ou pour remplacer l'instruction » . La règle 220 actuelle reprend essentiellement le contenu des anciennes règles 474 et 475. Enfin, il était aussi possible de faire trancher des questions de droit avant l'instruction en vertu de l'ancienne règle 419, laquelle prévoyait la radiation des plaidoiries pour diverses raisons. Un recours équivalent est maintenant prévu à la règle 221.


[11]            Les règles qui autorisent la disjonction de l'instruction font partie des règles de notre Cour et, de celles de la Cour de l'Échiquier depuis de nombreuses années. Ces règles découlent probablement des règles des cours britanniques. Assez tôt, ces cours ont pris soin de limiter la disjonction des questions à des circonstances exceptionnelles, les juges étant conscients de l'intérêt de traiter toutes les questions en même temps. Ainsi, dans la décision Piercy c. Young (1880), 15 Ch. D. 475, p. 479, le maître des rôles Jessel s'exprime ainsi :

[traduction] L'objet de la Judicature Act était d'assurer l'instruction commune de tous les points litigieux, et cette fin était considérée salutaire. L'instruction séparée de questions distinctes coûte presque aussi cher que des actions indépendantes; la disjonction ne doit certainement pas être encouragée, et ne saurait être accordée que pour des motifs extraordinaires.

Bien que la présente affaire doive être tranchée selon nos règles, il importe de tenir compte de la mise en garde suivante : [traduction] « Des points de droit préliminaires donnent trop souvent lieu à des raccourcis dangereux. Le prix à payer peut être [...] un délai, de l'anxiété et des frais » : Tilling c. Whiteman, [1980] 1 A.C. 1 (H.L.), lord Scarman, p. 25. Cette mise en garde semble s'appliquer avec encore plus de force à une requête fondée sur la règle 107 en l'absence d'entente quant aux faits pertinents.


[12]            Comme l'a énoncé le juge Evans (tel était alors son titre) dans la décision Illva Saronno S.p.A. c. Privilegiata Fabbrica Maraschino « Excelsior » , [1999] 1 C.F. 146 (1re inst.), par. 12, « en vertu de la règle 107 des nouvelles Règles, la cour a plus de latitude en ce sens que, contrairement à l'ancienne règle 480, elle peut maintenant ordonner la disjonction des questions et ce, même s'il ne s'agit peut-être pas de questions qu'il convient de régler au moyen d'un renvoi parce que, par exemple, elles soulèvent à la fois des questions de fait et des questions de droit » . Cela ne veut pas dire que, en matière de brevet, on ait jamais tenté devant la Cour fédérale ou la Cour de l'Échiquier de séparer une question de droit pour qu'elle soit jugée avant l'instruction. Toutefois, toutes les tentatives ont échoué. Dans Morenco Industries Inc. c. Creations 2000 Inc. (1984), 1 C.P.R. (3d) 407 (C.F. 1re inst.), la défenderesse sollicitait une ordonnance en vertu de l'ancienne règle 474 en vue de faire trancher une question de contrefaçon soit jugée comme point de droit préliminaire à l'instruction. Auparavant, dans Rohm & Haas Company of Canada c. Sherwin-Williams Company of Canada Ltd. and Fraser, [1956] Ex. C.R. 274, 25 C.P.R. 1, la Cour de l'Échiquier a refusé d'ordonner que soit tranchée, avant l'instruction, la question de savoir si certaines allégations contenues dans les actes de procédure de la demanderesse pouvaient, si elles étaient établies, constituer une contrefaçon des droits conférés par brevet à cette partie. Dans une décision plus ancienne encore, Berliner Gram-O-Phone Company, Limited c. The Columbia Phonograph Company (1908), 12 Ex. C.R. 240, la Cour de l'Échiquier a refusé de mettre au rôle le point de savoir si la question de la contrefaçon avait déjà été tranchée par une cour de circuit des États-Unis. La requête avait été présentée suivant la règle 66 des Règles de la Cour de l'Échiquier, laquelle règlepermettait qu'un point de droit relatif à des actes de procédure [traduction] « soit inscrit pour instruction et tranché en tout temps avant le procès » .


[13]            Néanmoins, il faut encore déterminer si, dans la présente affaire, le juge des requêtes a accorder suffisamment de poids à toutes les considérations pertinentes en rendant son ordonnance frappée d'appel. Les appelantes soutiennent qu'en l'espèce le juge n'a pas accordé le poids nécessaire aux considérations en question. Elles font valoir que le dossier n'établit aucunement que l'ordonnance permettra d'épargner temps et argent. Au contraire, disent-elles, même avec l'aide du juge responsable de la gestion de l'instance, résoudre les questions touchant l'interprétation des revendications nécessitera probablement beaucoup de temps. Pour l'instruction de la question à juger séparément, nos Règles ne prévoient pas de procédure spécifique concernant les témoignages d'opinion pertinents de personnes versées dans l'art. De plus, une telle preuve appellerait fort probablement la tenue d'un contre-interrogatoire par la partie adverse. Les appelantes allèguent aussi que l'interprétation d'une revendication avant l'instruction donnerait quasi certainement lieu à un appel devant notre Cour, occasionnant frais et retard. Elles prétendent que cela pourrait également conduire à un « exercice stérile » étant donné que l'examen préalable avant l'instruction au fond peut faire ressortir une lecture différente de la revendication 1. Elles font aussi valoir qu'il faut d'abord procéder à l'interrogatoire préalable des intimées pour déterminer si une interprétation éclairée de la teneur des revendications permettrait l'interchangeabilité d'éléments non essentiels (voir Free World Trust, précité, par. 52). De toute manière, les appelantes avancent qu'il n'y a pas suffisamment de preuve que l'ordonnance de disjonction sollicitée par les intimées augmenterait les chances de règlement. Enfin, les appelantes soutiennent que l'adoption d'une procédure de type Markman constituerait un changement si fondamental dans la pratique du droit canadien des brevets qu'on ne saurait y procéder en l'absence d'une disposition expresse des règles.


[14]            Les intimées font valoir que l'ordonnance est bien fondée, et que des ordonnances de ce type ne peuvent que profiter globalement aux plaideurs et à la Cour elle-même. Selon la pratique actuelle, suivant la règle 279, les questions d'interprétation des revendications ne sont pas soumises par les parties avant l'échange des opinions des experts, soit un peu avant l'instruction de l'action. En disposant de l'interprétation d'une revendication à un stade antérieur, les parties seraient mieux placées pour évaluer leurs forces et faiblesses respectives. Cela ne pourrait qu'encourager un règlement rapide et avoir pour conséquence de ménager des ressources judiciaires limitées en plus de permettre d'économiser le temps et l'argent des parties. Les intimées affirment que tous les faits nécessaires se trouvent dans l'affidavit déposé à l'appui de la requête, et que, de toute manière, les actes de procédure et la nature du litige (une affaire de brevet) fournissent tous les renseignements devant être présentés au juge des requêtes appelé à trancher une requête fondée sur la règle 107. Selon la prétention des intimées, la probabilité que le premier procès constitue un exercice stérile pourrait être réduite avec l'aide du juge responsable de la gestion de l'instance, lequel se chargerait d'élargir l'éventail des mots à interpréter.


[15]            Dans la décision Illva Saronno, précitée, le juge Evans s'est fondé sur le libellé de la règle 3 pour interpréter la règle 107. La règle 3 exige que les Règles de la Cour fédérale (1998) soient interprétées et appliquées « de façon à permettre d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » . Cette affaire portait sur la question de savoir si, en vertu de la règle 107, les questions touchant la réparation devaient être disjointes et jugées séparément après l'instruction de la question de la responsabilité pour violation de la marque de commerce de la demanderesse. Le juge Evans conclut au paragraphe 20 que la partie requérante ne s'était pas acquittée « de l'obligation qui lui incombait d'établir selon la prépondérance des probabilités que la possibilité d'effectuer des économies de temps et d'argent et d'apporter une solution juste au litige est telle qu'est justifiée une dérogation au principe général voulant que toutes les questions qui se posent dans une instance soient examinées ensemble » . Pour en arriver à cette conclusion, le juge Evans a appliqué le critère formulé au paragraphe 14 de sa décision :

[D]ans le cadre d'une requête présentée en vertu de la règle 107, la Cour peut ordonner l'ajournement des interrogatoires préalables et de la détermination des questions de redressement tant que les interrogatoires préalables et l'instruction concernant la question de la responsabilité n'auront pas eu lieu, si elle est convaincue selon la prépondérance des probabilités que, compte tenu de la preuve et de toutes les circonstances de l'affaire (y compris la nature de la demande, le déroulement de l'instance, les questions en litige et les redressements demandés), la disjonction permettra fort probablement d'apporter au litige une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible.                                

[16]            Même si le juge Evans ne s'est pas attardé à la signification de tous les mots utilisés dans les règles 3 et 107, la terminologie y employée semble indiquer que la règle 107 visait à permettre à la Cour d'apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible et non à permettre aux parties de conclure un règlement hors cour de leur différend.


[17]            La règle 3 vise non seulement à permettre d'apporter une solution au litige qui soit la plus expéditive et économique possible, mais aussi, de façon tout aussi importante, à faire en sorte que la solution retenue soit « juste » . En l'espèce, il ne semble pas qu'on ait prêté suffisamment d'attention à ce facteur ou, en supposant qu'il y ait une économie de temps et d'argent, à la question de savoir si les appelantes subiraient une injustice du fait de cette ordonnance. Les appelantes risquent de perdre l'avantage de voir trancher l'ensemble de l'action au même moment et par un seul juge. Les questions relatives à l'interprétation et à la contrefaçon d'une revendication sont intimement liées même si, selon la jurisprudence, il est erroné d'interpréter un brevet « en fonction du mécanisme que l'on prétend contrefait lorsqu'il est question de contrefaçon » : Whirlpool Corp., précité, par. 49. Néanmoins, la terminologie utilisée dans une revendication doit être interprétée de manière éclairée et téléologique : Free World Trust, précité, par. 31e). Encore une fois, comme les appelantes le prétendent, l'affidavit déposé à l'appui de la demande ne fournit aucune preuve particulière au litige pour ce qui est de la durée des interrogatoires préalables et celle de l'instruction. Aussi, il n'est pas certain que l'ordonnance rendue en vertu de la règle 107 permettra de diminuer le temps consacré aux interrogatoires préalables et à l'instruction.


[18]            Les tribunaux ayant tranché des affaires en matière de brevet ont dit douter que la disjonction d'une question de droit pour qu'elle soit jugée avant l'instruction au fond entraîne nécessairement une économie de temps et d'argent. Cette préoccupation a d'abord été exprimée dans la décision Berliner Gram-O-Phone, précitée, dans laquelle le juge Riddell, qui siégeait à cette occasion à titre de juge de la Cour de l'Échiquier, a souligné aux pages 241 et 242 que l'affaire était telle qu' [traduction] « une cour d'appel serait appelée à se prononcer sur une partie du litige pendant qu'une instance distincte en trancherait une autre, ce qui constituerait une démarche inutile, coûteuse et source d'inconvénients » . Le juge Cameron a tenu un raisonnement comparable dans la décision Rohm & Haas, précitée, p. 278 et 279, lorsqu'il a dit craindre [traduction] « la multiplicité des appels et les coûts excessifs engendrés » du fait de la disjonction d'une question de contrefaçon occasionnant [traduction] « délais et coûts inutiles » . Le juge Dubé abonde dans le même sens dans Morenco, précité, p. 410. Cette préoccupation est justifiée. Non seulement est-il possible qu'il n'y ait pas d'économie de temps et d'argent dans la présente affaire, mais l'instruction au fond serait retardée et il y a risque que certains éléments de preuve importants ne parviennent pas à la Cour pour cause des pertes de mémoire ou de mort d'un témoin. De telles considérations demandent qu'on réfléchisse sérieusement avant de se prononcer sur une requête en disjonction d'instance fondée sur la règle 107.


[19]            Cela ne veut pas dire qu'une ordonnance de type Markman ne serait jamais possible en vertu de la règle 107, laquelle, il est vrai, est formulée en termes généraux. En l'espèce, cependant, la question de la contrefaçon soulevée paraît relativement simple. Comme il a été indiqué précédemment, l'action a suivi son cours sans difficultés apparentes entre le mois d'août 2002 (introduction de l'action) et le mois de mars 2003. En l'absence de preuve contraire, on pourrait penser que cette action se poursuivra sans difficultés et que les interrogatoires préalables, les échanges d'opinions d'expert et l'instruction seront menés à bien en relativement peu de temps, selon la diligence des parties. Les parties ont indiqué à l'audience que l'instruction de toutes les questions devrait prendre une semaine. Même si les affaires de brevet demandent beaucoup de temps, certaines en requièrent plus que d'autres compte tenu de leur complexité. Il n'y a pas de preuve que la disjonction des questions relatives à l'interprétation des revendications ferait économiser temps et argent en l'espèce.

[20]            Une observation supplémentaire semble nécessaire. La preuve par affidavit met l'accent sur la possibilité accrue de règlement dans l'éventualité où l'ordonnance serait maintenue, non seulement pour les parties à la présente affaire, mais également pour d'autres parties à un litige en brevet. Cet élément de preuve n'a pas échappé à l'attention du juge des requêtes. Toutefois, il est loin d'être clair que la règle 107 vise, même implicitement, à favoriser un règlement et ce, même si la conclusion d'un règlement pourrait bien être une conséquence positive d'une ordonnance de ce type. L'avocat des appelantes fait observer que la partie 4 des Règles (règles 257 à 267) encourage expressément la conclusion de règlements hors cour. D'autres règles semblent viser le même objectif comme, par exemple, les règles régissant les « services de règlement des litiges » que l'on retrouve à la partie 9 (règles 386-391) et les « offres de règlement » prévues à la partie 11 (règles 419-422). Si encourager un règlement hors cour était un objectif visé par la règle 107 comme le prétend la preuve par affidavit, il est toutefois important de garder à l'esprit que, même si la règle 107 est muette à cet égard, les autres règles mentionnées ne le sont pas et qu'il est possible de les invoquer en vue de favoriser un règlement rapide qui permettra aux parties de même qu'à la Cour d'économiser temps et argent.


[21]            Les appelantes soutiennent que, si l'ordonnance du 28 mai 2003 est maintenue malgré l'absence de preuve qu'elle permettra une économie de temps et d'argent, et malgré l'incertitude au sujet des questions spécifiques d'interprétation de brevet qui résulteront des interrogatoires préalables, il n'y aura plus aucun moyen efficace de contrer les ordonnances de type Markman dans les affaires de brevet. Elles prétendent que cela entraînerait sûrement un changement fondamental dans la pratique actuelle en droit canadien des brevets, et qu'un tel changement ne devrait pas être initié par les cours au cas par cas. L'argument n'est pas dénué de fondement. Il serait en effet préférable qu'un changement de cette envergure fasse l'objet de débats dans le milieu juridique de la propriété intellectuelle, en vue d'être éventuellement présenté au comité des règles de la Cour. Ainsi, cette mesure procédurale serait examinée avec soin et attention avant d'être adoptée par la Cour.

[22]            Pour les motifs qui précèdent, l'appel devrait être accueilli avec dépens en appel et en première instance, et l'ordonnance en date du 28 mai 2003 devrait être annulée.

                                                                                         « A.J. STONE »                             

Juge   

« Je souscris aux présents motifs,

Marshall Rothstein, juge »

« Je souscris aux présents motifs,

K. Sharlow, juge »

Traduction certifiée conforme

Évelyne Côté, LL.B., D.E.S.S. trad.


                              COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                                 A-260-03

APPEL D'UN JUGEMENT OU D'UNE ORDONNANCE DE LA COUR FÉDÉRALE DU CANADA EN DATE DU 28 MAI 2003, COUR FÉDÉRALE DU CANADA DOSSIER NO T-1300-02

INTITULÉ :                                                                      REALSEARCH INC. ET AL. c. VALON KONE BRUNETTE LTD. ET AL.

LIEU DE L'AUDIENCE :                                            Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        le 10 décembre 2003

MOTIFS DU JUGEMENT :                                      LE JUGE STONE     

Y ONT SOUSCRIT :                                                    LES JUGES ROTHSTEIN ET SHARLOW

DATE DES MOTIFS :                                                 le 9 janvier 2004

COMPARUTIONS :

David W. Aitken                                                             pour les appelantes

Ronald E. Dimock                                                          pour les intimées

Michael D. Crinson

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osler Hoskin & Harcourt LLP                                     pour les appelantes

Ottawa (Ontario)

Dimock Stratton Clarizio LLP                                     pour les intimées

Toronto (Ontario)


Date : 20040109

Dossier : A-260-03

OTTAWA (ONTARIO), LE 9 JANVIER 2004

CORAM :       LES JUGES STONE

          ROTHSTEIN

          SHARLOW

ENTRE :

                                    REALSEARCH INC. et

             DINGWELL'S MACHINERY & SUPPLY LTD.

                                                                                                 appelantes

                                                         et

VALON KONE BRUNETTE LTD. et BDR MACHINERY LTD.

                                                                                                     intimées

                                              JUGEMENT

L'appel est accueilli avec dépens en appel et en première instance, et l'ordonnance de la Section de première instance, en date du 28 mai 2003, est annulée.

                                                                                         « A.J. STONE »                    

Juge

Traduction certifiée conforme

Évelyne Côté, LL.B., D.E.S.S. trad.


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